Revue littéraire - 15 décembre 1856

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Revue littéraire - 15 décembre 1856
Revue des Deux Mondes, 2e période2e période, tome 6 (p. 948-950).

Le célèbre teutomane Frédéric-Ludwig Jahn, né à Lanz, près Lenzen, en Prusse, le 11 août 1778, était un niais de la plus méchante espèce, un niais politique. C’était un don Quichotte qui se croyait un Goetz de Berlichingen : il réunissait même en lui les deux caractères principaux du roman de Miguel de Cervantes, deux contrastes frappans : il joignait le bon sens philistin de Sancho Pança à l’enthousiasme stérile du chevaleresque hidalgo de la Manche. Il représentait admirablement bien toutes les extravagances du vieux parti anti-français, sa petitesse d’esprit, son orgueil tranchant, son patriotisme sec, inintelligent et égoïste. Le patriotisme de ce parti était un composé d’ignorance et d’orgueil, d’envie et d’impuissance. Une haine aveugle et violente pour la France était le fond de ce sentiment soi-disant patriotique. Rempli de souvenirs confus de la domination de Napoléon et des guerres de délivrance, il tentait de lutter contre la nature des choses, contre le génie de la civilisation. La plupart des membres influens du parti anti-français appartenaient aux classes privilégiées de la Prusse, de la Saxe et de la Bavière. Ennemis du progrès social des peuples, rêvant le rétablissement des institutions féodales, ils abhorraient la France comme le foyer des lumières et des révolutions politiques et sociales. Rien n’était plus logique ; mais, chose étrange, le chef du parti gallophobe, l’illustre Frédéric-Ludwig Jahn, était imbu lui-même des opinions libérales de la révolution, et pourtant sa haine contre la France était la religion de sa vie, son cheval de parade, son moyen de parvenir à la popularité. Il était partisan enthousiaste de la liberté, et il passait sa vie à insulter la nation française, à dénigrer son caractère et ses mœurs, à combattre ses institutions comme son influence extérieure. En 1814, nous le voyons prêcher la vengeance aux souverains alliés contre l’ennemie héréditaire de l’Allemagne. En 1815, il demanda hautement le partage de la France. Il alla plus loin encore. Dans un accès de délire sauvage, il proposa de dévaster les provinces françaises limitrophes de l’Allemagne, et d’y créer une forêt vierge remplie de tigres, de léopards et d’autres gentilles bêtes, pour empêcher à l’avenir tout contact entre la candeur loyale des Germains et la corruption perfide des Gaulois !

Comment expliquer ce phénomène moral, ce contraste énigmatique entre l’amour de la liberté et la haine contre une nation qui a si vaillamment combattu pour le progrès de l’intelligence, de la justice, de la civilisation européenne ? Nous avons eu beau étudier les œuvres de cet Anacharsis Clootz du patriotisme teutonique, nous n’avons pu parvenir à en débrouiller l’idée principale. Hélas ! toutes les idées du pauvre teutomane sont embrouillées comme des toiles d’araignée, toutes ses vues politiques sont enveloppées dans un épais nuage ultra-germanique. Son style est en parfaite harmonie avec l’originalité de ses tendances nationales : il jure avec toute élégance française. Il est à la fois lourd et ampoulé, incompréhensible et somnifère ; le vague y est complet. Il y a des Français qui prétendent qu’on ne peut pas être clair en allemand ; ceux qui liront les écrits de Frédéric-Ludwig Jahn ne reviendront pas de cette erreur. Ces écrits sont heureusement peu volumineux : ils sont au nombre de six. Le premier, publié en 1800, est intitulé : De l’encouragement du patriotisme dans l’empire allemand, dédié à tous les Prussiens, par O.-C.-C. Hoepimer. C’est à un nommé Hoepffner en effet qu’il avait vendu sa qualité et ses droits d’auteur pour la modique somme de 10 thalers. Tout en plaignant ce pauvre Jahn d’avoir été réduit à vendre sa petite gloire littéraire, je ne puis m’empêcher d’admirer M. Hoepffner d’avoir payé dix écus une pauvreté pareille. L’Encouragement du patriotisme dans l’empire allemand est un dithyrambe guerrier en faveur des héros de l’armée prussienne ; l’auteur s’y démène d’une manière effrayante pour prouver qu’un Prussien est plus fort que « trois Saxons, trois Hanovriens, trois Mecklembourgeois et trois Suédois. » Rien n’est plus ennuyeux que la lecture de cette brochure, si ce n’est la lecture des autres ouvrages de M. Jahn. Ces ouvrages sont signés de son nom et se distinguent par des titres pompeux ou mystiques. En 1806, il publia l’Enrichissement du trésor de langue du haut-allemand. C’est un traité sur les synonymes qui prétend compléter l’excellent dictionnaire du savant professeur Eberhard. L’auteur ne se doute ni du génie de la langue allemande, ni de la grammaire, ni des monumens du passé, ni des recherches étymologiques. L’unique mérite du livre est d’avoir émis le vœu de former à Berlin une société de linguistes allemands, vœu utile et qui s’est réalisé quelques années plus tard.

Les autres écrits de Frédéric-Ludwig Jahn sont un Essai sur la nationalité allemande[1], un ouvrage intitulé Caractères runiques, une suite à cet ouvrage, puis des Notes pour servir de supplément aux recherches sur la nationalité allemande. Ces livres reflètent parfaitement la physionomie de l’auteur, un mélange d’affectation et de naïveté, d’ignorance et d’orgueil souffrant, de pensées vulgaires et d’aspirations idéales, de philistinisme et d’enthousiasme politique. Un seul ouvrage que M. Jahn a publié en collaboration avec son ami, M. Ernest Eiselen, mérite une mention favorable. C’est l’Art de la gymnastique allemande. Ce traité sert encore aujourd’hui de manuel aux directeurs des exercices gymnastiques en Allemagne.

Ce qui est plus surprenant encore que les œuvres littéraires et politiques du pauvre teutomane, c’est le livre de M. le docteur Proehle. Y want a hero, an uncommon want ! s’écria dans le temps lord Byron. M. Proehle, lui aussi, avait besoin d’un héros, mais son choix n’a pas été heureux, il s’est fait non-seulement le biographe, mais le panégyriste d’un personnage ridicule ; il a pris au sérieux les rodomontades de ce don Quichotte du Nord ; il a glorifié les égaremens déplorables de son patriotisme burlesque. Il nous permettra de lui rappeler les belles paroles de Henri Heine : « Ce qui nous frappe d’abord, c’est que le grand levier que des princes ambitieux et avides savaient faire si bien jouer autrefois, la nationalité, avec ses vanités et ses haines, est émoussé et usé ; chaque jour s’éteint un de ces sots préjugés nationaux, toutes les âpres singularités des peuples sont écrasées sous l’action de la civilisation générale européenne. Il n’y a plus de nations en Europe, mais seulement des partis, et c’est chose curieuse de voir comme ceux-ci se reconnaissent tout de suite malgré la différence des couleurs, et s’entendent en dépit de la multiple confusion des langues. Alors même que les têtes se trompent, les cœurs n’en sentent pas moins ce qu’ils veulent, et le temps marche toujours vers l’accomplissement de sa grande tâche. »

Ferdinand Goldschmidt.

  1. Ce livre a été traduit en français en 1825 par P. Lortet.