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Revue littéraire - 28 février 1849

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Revue littéraire - 28 février 1849

REVUE LITTÉRAIRE.




LES THÉÂTRES, LES LIVRES.




Il n’est pas toujours juste, nous sommes prêt à en convenir, d’exiger de la littérature qu’elle s’assouplisse et se transforme à chaque direction nouvelle que lui indiquent les péripéties soudaines de la vie publique. Le théâtre lui-même, qui tient de plus près à la société et ne perdrait rien à nous donner plus souvent le libre et piquant contrôle de ces incidens imprévus qui assombrissent ou égaient les mœurs contemporaines, ne peut se prêter à ces volte-faces subites, et changer ses points de vue assez rapidement pour éviter de montrer des tableaux de la veille à des spectateurs du lendemain. Les conditions, en effet, ne sont pas égales dans un pays aussi inconstant que le nôtre, vingt-quatre heures suffisent à bouleverser chacun de ces traits dont l’ensemble forme la physionomie sociale, politique et mondaine d’une époque. L’art dramatique peut-il procéder avec autant de promptitude ? Ne lui faut-il pas plus de préparations et de lenteurs pour suivre, dans ses métamorphoses, ce modèle changeant qui défie l’œil du peintre par les variations incessantes de ses attitudes ? On doit se résigner à cette inégalité d’allure, et ne pas trop crier à l’anachronisme, si, pour déguiser le retard et combler la lacune, l’art continue quelque temps encore la veine où il rencontrait naguère la sympathie et le succès.

Ces réflexions, nous les appelions à notre aide l’autre soir pour nous défendre de certaines préoccupations importunes, provoquées par la pièce nouvelle de M. Alfred de Musset. Dans Louison, la forme n’est pas moins élégante qu’autrefois ; ce qui empêche d’en ressentir aussi bien le charme, c’est une sorte de contrariété négative, de comparaison involontaire entre cette délicate esquisse et ce qu’on eût voulu trouver dans le premier ouvrage écrit tout exprès pour la scène par un homme que les succès de théâtre sont venus chercher jusque dans ses livres. Nous avions beau nous redire que c’était une exigence prématurée de demander à M. de Musset un vigoureux croquis d’Hogarth au lieu d’un gracieux pastel de Latour : l’admiration a ses injustices, comme tous les sentimens sincères, et malgré nous, nous regrettions qu’après plusieurs années de silence, heureusement remplies par des triomphes rétrospectifs, le poète de Rolla et de la Paresse n’eût à donner à des esprits douloureusement retrempés par une révolution que cette succession de scènes agréables dont l’inspiration primitive remonte en partie au charmant proverbe du Caprice, et en partie au joli conte de Margot. Une fille de fermier, reçue dans une grande maison du XVIIIe siècle une soubrette ou gouvernante, courtisée par un duc, et lui répondant par des tirades démocratiques sur la légèreté des grands seigneurs et la vertu des paysannes, est-ce bien là ce qu’un des esprits les plus fins, les plus exquis de notre siècle, devait extraire des enseignemens offerts à l’intelligence par l’année que vient de clore un Te Deum officiel ?

En n’acceptant la donnée de la pièce nouvelle, en nous résignant à voir M. de Musset préférer les paillettes de la comédie de genre à l’or pur de la vraie comédie, pouvons-nous au moins approuver et applaudir sans réserve ? Ce qui a fait le succès du Caprice et d’une Porte ouverte, ce n’est pas seulement le gracieux atticisme qui anime ces jolies scènes ; c’est encore l’harmonie parfaite des détails de l’exécution avec l’idée primitive. Remarquez, en effet, qu’il n’y a pas dans l’art de grandeur ni de petitesse absolue, que tout dépend de l’accord et de l’ensemble des différentes parties, et qu’un proverbe où rien ne dépasse le but, où chaque personnage et chaque incident ont leur valeur relative, peut occuper un rang beaucoup plus élevé qu’une tragédie gonflée d’alexandrins et de coups de théâtre. Malheureusement le nouvel ouvrage de M. de Musset n’est pas tout-à-fait, sous ce rapport, aussi irréprochable que ses aînés. On dirait parfois qu’il a été composé et écrit par couches successives, que l’auteur a commencé avec une idée, celle de personnifier en Louison la condition délicate et pénible d’une soubrette d’esprit et de cœur luttant contre les frivolités et les séductions du dernier siècle, et qu’il a fini par se laisser entraîner à un sujet qui lui plaît et où il excelle : la passion sincère et dévouée triomphant d’un fugitif caprice. Entre ces deux sujets, sa main, d’ordinaire si leste et si sûre, a constamment hésité, abrégeant ce qui aurait dû être développé davantage, allongeant ce qu’il n’eût fallu qu’indiquer. Ainsi le personnage du garçon de ferme, qui arrive à Paris pour retrouver Louison et qui l’épouse au dénoûment, tient trop de place et revient trop souvent en scène, et comme il n’est ni assez spirituel, ni assez bête, le sourire qu’il provoque se fige parfois sur les lèvres. En revanche, rien ne convenait mieux au talent de M. de Musset que le caractère de la duchesse, de cette jeune femme qui sent que le bonheur lui échappé, et dont la tristesse pudique prend aisément un air de froideur et d’indifférence aux yeux de son brillant époux. Eh bien ! ce rôle est si peu indiqué, cette nuance est tellement laissée dans l’ombre, que, lorsque le duc, rentrant du bal, retrouve sa femme qui s’est endormie en l’attendant, on s’explique mal le brusque changement qui s’accomplit en lui, et l’on se demande comment un fait aussi insignifiant peut lui suffire pour deviner que cette femme qu’il croyait froide l’aime avec passion. M. de Musset, on le voit, n’a pas su se décider et prendre un parti dans ces modifications successives de sa pensée. Renonçant à nous peindre (et nul ne pouvait s’en acquitter avec plus de verve et de grace) cette dernière soubrette, ce type aujourd’hui perdu d’un temps où l’on avait beaucoup d’esprit dans les antichambres, ce qui n’empêchait pas, dit-on, d’en avoir quelque peu dans les salons l’auteur de Louison aurait pu chercher le principal intérêt de sa pièce dans contraste de ce caprice en cornette et en tablier avec la passion rêveuse, mélancolique, à demi voilée, reprenant à la fin possession d’un cœur volage par ton plutôt que par goût. Ce n’eût pas été bien neuf, surtout pour M. de Musset ; mais un esprit tel que le sien a, tant qu’il reste jeune, le secret de tout rajeunir, et un souffle de poésie, circulant à travers tout cela, eût achevé de donner à ces figures le piquant et le charme de la nouveauté. Grace aux hésitations du poète, ces élémens divers, au lieu de se combiner et de se faire valoir, se mêlent et se nuisent ; ces scènes semblent juxtaposées plutôt qu’unies entre elles par une idée nettement conçue, délibérément suivie. Aussi qu’arrive-t-il ? Le spectateur, qui n’avait jamais songé à se plaindre de la ténuité de l’action dans le Caprice et la Porte ouverte, parce que tout y avait sa place et sa mesure, s’aperçoit ici qu’au-dessous de ce dialogue sémillant et fin il n’y a pas assez de tissu pour que toutes ces broderies y puissent tenir. Dès-lors ces ingénieux détails, ces vers d’un tour poétique et charmant, n’étant plus, pour ainsi dire, inhérens à la pièce même, ne s’en exhalant pas comme ces mélodies qui semblent naître et jaillir d’une situation musicale, mais s’y ajoutant après coup comme des morceaux détachés, n’exercent plus le même prestige. Ce ne sont plus des beautés, mais des ornemens ; et si l’on voulait s’inspirer de ce marivaudage qui n’est que la moindre partie du talent de M. de Musset, on pourrait dire qu’il a mis trop de mouches pour les figures, trop de guipures pour les épaules et trop de falbalas pour les robes. Enfin, comme un malheur n’arrive jamais seul, comme il est facile de se laisser entraîner trop loin et de perdre le ton juste et vrai, lorsqu’on substitue à l’inspiration naturelle l’enjolivement factice, il y a dans Louison des passages où ce talent si fin a poussé au noir, ou ce crayon si net s’est écrasé sur la pierre ; et lorsque le duc, à la dernière scène, prend des airs de paladin, entonne le dithyrambe et parle de son hermine ducale pour un fait aussi simple que celui d’aimer sa femme et de lui donner le bras en public, l’on se souvient involontairement d’un des plus ravissans proverbes de M. de Musset, et l’on se dit tout bas que, puisque l’auteur de Fantasio et de Namouna a pu côtoyer un moment l’emphase, il ne faut jurer de rien

Pourtant, que la malice ou l’envie n’essaient pas de s’y tromper : dans cette œuvre un peu décousue, un peu languissante, où le fond est plus léger que la forme n’est exquise, il y a plus de talent que dans toutes les pièces jouées depuis six mois à la Comédie-Française, à commencer par cette Amitié des Femmes, qui a révélé un nouvel inconvénient des révolutions, celui de rendre à la littérature des esprits long-temps concentrés dans les travaux administratifs. Dans les critiques que nous inspire Louison, ce qui domine, c’est moins le blâme que l’exigence ; nous nous plaignons d’autant plus que nous attendions davantage, que, d’heureuses circonstances ayant enfin donné à M. de Musset la popularité, on voudrait voir cette muse, débarrassée maintenant de tout noviciat et de tout obstacle, entrer résolûment dans une nouvelle phase, aborder de front la vraie poésie, la vraie comédie du siècle, laisser là l’ambre et les paniers, et se souvenir que, dans des temps comme les nôtres, un esprit supérieur comme le sien a mieux à faire qu’à raviver d’un pinceau délicat et indolent les portraits de nos grand’mères. Grace à un rare et précieux privilège, M. de Musset réunit, dans sa manière, les mérites les plus différens : par le bon sens et l’esprit, il est aussi Français que les écrivains de nos grandes époques ; par la fantaisie idéale, par ce poétique rayon dont il baigne les contours de sa pensée, il se rattache aux littératures modernes dans tout ce qu’elles ont d’aventureuse rêverie. Comme Hélène, sa poésie verse la joie au cœur et le sourire aux lèvres des vieillards, pendant qu’elle fait passer sur les fronts de vingt ans les brises tièdes et embaumées de la jeunesse, de l’illusion et de l’amour. Par Namona et la Coupe et les Lèvres, il touche à Byron ; à Régnier, par ce crû généreux et pur qui échauffe et vivifie la satire sur la Paresse. La Confession d’un Enfant du siècle est de la famille d’Adolphe et d’Obermann ; Barberine et Marianne donnent la main à Cymbeline, à Comme il vous plaira, aux plus étincelantes créations de Shakspeare. Enfin ses proverbes, remplis de distinction et d’élégance, accréditent M. de Musset auprès de la bonne compagnie, en même temps que ses ballades, d’un tour si leste et si cavalier, ont fait leur chemin et couru, le monde, portées sur les ailes rapides d’un refrain. Ainsi, l’heureux poète a sa part dans tout ce qui attire ou charme les imaginations contemporaines ; il s’est préparé toutes les voies, ouvert toutes les issues. Qu’il s’adresse aux étourdis ou aux sages, aux rêveurs ou aux positifs, il est sûr d’être écouté. Si, malgré les conseils de la vraie critique et les intérêts de sa gloire, la réalité l’effraie ; s’il ne se sent pas de force et d’audace à incruster un plomb brûlant sur les ridicules et les travers de notre temps ; s’il a quelque raison de respecter ces nouvelles faces de la vanité humaine, à la fois désorientée et fécondée par les austérités démocratiques ; s’il recule enfin devant ce rôle si grand, cette tâche si belle, d’être le poète comique d’une époque dont rien n’égale les comédies, il doit au moins, en poursuivant l’idéal ou le passé à travers les tristes préoccupations du réel et du présent, s’imposer une condition rigoureuse c’est de se montrer supérieur à lui-même, de se surpasser en se répétant, de donner à ses œuvres cette perfection, cet éclat auxquels rien ne résiste, et qui permettent à l’art, à la fantaisie, de rivaliser d’entraînement avec les plus entraînantes réalités.

Pour l’art moderne, dont M. de Musset est à nos yeux le plus aimable représentant, il n’y a pas de milieu : ou instruire ou charmer, avoir ou assez de vigueur pour se prendre corps à corps avec les monstres nouveaux dont le déluge démagogique a peuplé la terre, ou assez de magie pour ramener les imaginations attristées vers le radieux Éden des rêveries heureuses et des visions fleuries. Nous croyons M. de Musset au niveau de ces deux tâches, dont la moindre a de quoi contenter les ambitions les plus hautes ; mais, pour les remplir, il ne faudrait pas que cette maturité fût moins féconde que cette adolescence qui a tant promis, que cette jeunesse qui a tant donné. Si la critique a le droit de généraliser ses attributions et de faire un peu de morale, n’est-ce pas lorsqu’elle aperçoit chez des poètes justement aimés une tendance à s’oublier en des œuvres légères, parfois même à se compromettre sur des scènes secondaires, et à donner, par ces imprudences, un prétexte trop commode aux malveilans ?

Nous axions lieu de signaler récemment ; comme un désastreux symptôme de notre siècle, le culte de soi-même ; mais le respect de soi-même est bien différent : l’un est aussi salutaire que l’autre est funeste, et peut-être est-il permis d’ajouter, sans trop de paradoxe, que c’est là encore une des maladies morales ce temps-ci, qu’on s’y respecte un peu moins à mesure qu’on s’y adore un peu plus. L’écrivain qui a de sa dignité personnelle une idée assez juste pour ne rien vouloir ni en-deçà ni au-delà, mêle sans cesse la crainte de faire mal au désir de bien faire, et cherche sa conscience littéraire dans le sentiment de l’exigence publique ; il pourra s’abuser sur son œuvre ou sur sa force ; il ne jouera jamais ni du contrôle qui mesure cette force, ni de la curiosité qui attend cette œuvre. L’homme qui se divinise, au contraire, n’aura jamais de ces doutes et de ces craintes ; c’est bien le moins, quand on se croit dieu, qu’on se croie infaillible. Comment s’imaginerait-il pouvoir faire quelque chose d’inférieur aux conditions de son talent, aux promesses de sa renommée ? Le privilège de la divinité, c’est d’être toujours égale à elle-même, et l’on n’a que faire de se préserver des faiblesses, lorsqu’on possède, pour les cacher, ce nuage d’or dont parle Homère. À quoi bon se respecter ? le respect est une précaution : et contre qui se précautionner ? contre soi ? on est dieu ; contre les autres ? ils s’agenouillent.

Hâtons-nous de le dire, ces réflexions chagrines seraient bien injustes, si nous voulions les appliquer à l’auteur de Louison. L’extrême justesse de son esprit, parfois évaporé, parfois insouciant, jamais faux, l’a garanti de cette contagion raphaélesque et olympienne ; mais peut-être est-il tombé dans l’excès contraire, peut-être n’a-t-il pas toujours de sa personnalité littéraire ce soin qui fait partie de l’hygiène morale, et qui est à la vanité ce que l’élégance native est à la recherche efféminée. Quelle source d’observations mélancoliques ne trouverait-on pas dans ce contraste ! Hélas ! glorification et insouciance, apothéose et abandon, partent du même principe. C’est qu’aujourd’hui ce n’est pas l’art qu’on aime ; c’est que les hautes intelligences se dégoûtent de ces joies austères qu’on rencontre dans l’exercice de la pensée, dans l’emploi de facultés brillantes au service du vrai, à la recherche du beau. Ces jouissances sublimes sont trop maigre chère pour les génies modernes ; il leur faut des satisfactions plus friandes, qui chatouillent plus agréablement la sensualité de leur orgueil. Le beau, le vrai, n’existent plus pour eux qu’à la condition d’entrer dans le cercle lumineux que tracent leur rêverie et leur gloire. Cette vérité ou cette beauté qui les avait passionnés d’abord se mêle si intimement à leur propre personne, qu’ils ne les séparent plus. Alors, s’ils ont reçu du ciel ce don d’optimisme personnel, ce contentement solide et carré que rien n’ébranle et qui leur persuade que le plus noble exercice du talent est de se servir perpétuellement à soi-même d’idéal et de modèle, ils se formulent en œuvres superbes d’où l’art et le goût sont absens, mais où l’auteur apparaît à chaque page. S’ils ont assez d’esprit, de finesse et de tact pour comprendre tout ce qu’il y a de misérable et de stérile dans cette idolâtrie du moi se substituant à la religion de l’art, ils se détournent également de l’art et du moi ; ils passent à la période du désenchantement et de la nonchalance. Mais que disons-nous ? Des natures bien douées peuvent-elles s’attarder long-temps dans cette phase ? Et, en insistant, n’aurions-nous pas l’air de donner raison à ces critiques charitables qui se hâtent de proclamer la décadence du poète, sans doute pour s’indemniser de la violence qu’ils s’étaient faite en rendant hommage à ses triomphes ? Pour nous, si nous avens parlé de Louison avec autant de franchise, c’est parce que nous aurions cru, par des réticences ou des subterfuges, manquer à la vive sympathie que nous inspire M. de Musset, c’est parce qu’un talent aussi pur et aussi vrai repousse la flatterie ; c’est, enfin, parce que nul ne nous sembla jamais plus capable d’écrire la comédie contemporaine, et qu’en l’y appelant, nous lui donnons la plus haute marque d’estime que la critique sérieuse puisse décerner à un poète éminent qui n’a pas dit son dernier mot.

Du moins, en essayant de faire nos réserves à propos de Louison, nous restons dans le domaine de la littérature. Où descendrions-nous, si nous voulions parler de la Jeunesse des Mousquetaires ? Jeunesse, dites-vous ? c’est décrépitude qu’il faudrait dire. Les auteurs ont tant fait, ils ont tellement fatigué le public de ces éternelles figures, de ces Quatre fils Aymon du feuilleton-roman, qu’ils ont fini par détruire même cette impression d’amusement qui avait accueilli d’Artagnan et Porthos. Aujourd’hui Porthos et d’Artagnan sont plus vieux que Théramène. Il est vrai que jamais on ne traita plus lestement cette loi, pourtant imprescriptible, qui veut que les procédés du drame diffèrent de ceux du roman. Les fournisseurs patentés du Théâtre-Historique n’y mettent pas tant de façons. Ils coupent dans les dix volumes autant de morceaux qu’il leur convient, et ces morceaux s’appellent, suivant leurs dimensions, des actes, des tableaux ou des scènes. Aussi c’est chose curieuse que d’observer les transitions de l’ennui au plaisir parmi les spectateurs de pareilles pièces. Tant qu’on en est aux grands coups d’épée, aux violens coups de théâtre, à ce mouvement matériel qui est surtout l’affaire du machiniste, le public s’amuse, comme il s’amuserait quelques pas plus loin au Cirque-Olympique. Dès que les auteurs ont l’air de-lui dire : Paulò majora canamus, et qu’ils amènent bravement une scène de politique entre Louis XIII et Richelieu, ou une scène d’amour entre Buckingham et Anne d’Autriche, comme rien de tout cela n’est préparé ni lié, comme chacun de ces incidens semble tiré d’un compartiment spécial et transporté tant bien que mal sur le théâtre, il n’y a plus moyen de s’entendre ni surtout de s’amuser. Rien n’égale la fatigue de ces soirées qui commencent en plein jour et finissent le lendemain. Les cordes même vulgaires du cœur n’y sont pas touchées, comme dans le bon vieux mélodrame, que ces pièces-là réhabilitent par comparaison, et l’on y passe incessamment de ces effets scéniques, obtenus par une trappe qui s’ouvre ou une fenêtre qui se brise, à cette phraséologie d’autant plus intolérable qu’elle est plus prétentieuse ; comme ces faux nobles qui sont mille fois inférieurs à d’honnêtes et simples bourgeois. Le théâtre où ces mousquetaires étalent ainsi leur vieille jeunesse nous fait l’effet de la nécropole, ou, mieux encore, de la cité Dès expiations du drame moderne, et l’on éprouve, en y entrant, une impression analogue à celle qu’ont dû ressentir, depuis un an, les libéraux de la restauration en voyant à quelles équipées pouvaient conduire leurs sages idées d’émancipation intellectuelle et politique.

C’est encore la musique qui a le mieux réussi, dans ces derniers temps, à nous ramener, au moins pour quelques heures, de ces agitations qui subsistent dans les esprits, même quand elles s’effacent dans les rues, aux récréations exquises, aux calmes jouissances de l’art. À l’opéra, les débuts de Masset, combinés avec le succès du Violon du Diable, font patiemment attendre le Prophète. Nous nous souvenions d’avoir entendu Masset à l’Opéra-Comique ; c’était alors un chanteur un peu gauche, que son extrême timidité empêchait de tirer parti d’une voix très belle et très étendue. Aujourd’hui, Masset, grace à un séjour de quelques années en Italie, a acquis assez d’assurance et d’aplomb pour qu’il soit facile d’apprécier les rares qualités de cette voix qui parcourt deux octaves en pleine poitrine, et qui, dans les notes de tête, a autant, de sonorité que de charme. Que ce brillant ténor donne maintenant à son chant l’expression et la vie, qu’il le nuance surtout de ces demi-teintes où il excelle, mais dont il amoindrit l’effet par des transitions trop rapides aux notes éclatantes, et il arrivera bien vite au premier rang, surtout s’il choisit, pour continuer ses débuts des partitions plus mélodieuses que Jérusalem. Il faut que Masset aborde franchement le répertoire de Duprez, dont la voix ressemble à ces fragmens de chapiteaux et de colonnes à l’aide desquels les érudits et les architectes reconnaissent le style d’un monument magnifique, mais écroulé.

Si la critique sincère n’a pas de plaisir plus réel que celui de pouvoir louer sans réserve un artiste ou une œuvre, il semble que ce plaisir soit plus vif encore dans ces momens de langueur et de souffrance où il faut, à celui qui déploie les ressources de son art, autant de courage que de talent. C’est à ce titre que nous avons suivi, avec une sympathie profonde, les généreux efforts du Théâtre-Italien depuis sa réouverture, et que nous avons applaudi avec enthousiasme à la belle reprise de la Gazza Ladra. Tout a été dit sur cette musique que M. de Stendhal, il y a vingt-cinq ans, caractérisait dans des pages si spirituellement admiratives, et qui est restée aussi jeune, aussi fraîche que si Rossini l’avait écrite hier. Mlle Alboni, qui avait chanté Pippo l’an dernier, paraissait cette fois dans le rôle de Ninetta. On a dû transposer pour elle certaines parties de ce rôle, écrit pour un mezzo soprano ; mais, bien qu’il y ait perdu, dans quelques passages, un peu de son éclat et de son effet, nous ne croyons pas que l’ensemble ait jamais été chanté avec une perfection plus exquise. Mme Malibran poétisait Ninetta ; elle s’élevait au pathétique le plus admirable dans la scène du signalement, dans le finale de l’arrestation, dans le beau sextuor du jugement. Mlle Alboni a eu le bon esprit de ne pas demander à son talent et à ses moyens physiques ce qu’il lui eût été difficile d’en obtenir, et cependant, dans la scène de la condamnation, la beauté de son chant a atteint jusqu’à l’expression dramatique. Actrice suffisante, elle a été cantatrice incomparable. Pour mentionner les morceaux où elle s’est fait applaudir, il faudrait citer la partition tout entière. Rappelons seulement le trio célèbre : O nume benefico ! le délicieux duo de la prison, le sextetto, la prière, où, sans mouvemens et sans gestes, elle a su émouvoir et attendrir par l’indicible suavité de ses accens. À côté d’elle, trois artistes ont mérité d’avoir une large part d’encouragemens et de bravos. Mlle de Méric, qui chantait le rôle de Pippo, est un contralto d’une distinction extrême ; sa voix manque encore un peu de force et de rondeur, mais elle a ce timbre frais et sonore, ce grain moelleux et charmant que rien ne remplace. Dans le ravissant andante du duo de la prison, povero Pippo ! ces deux voix se mariaient si bien, que la mélodie semblait portée sur deux ailes. Morelli n’a pas été au-dessous du sublime rôle de Fernando ; le genre sérieux lui convient mieux que le bouffe ; dans la Gazza, sa physionomie s’est animée ; sa belle voix de basse a pris une expression et une ampleur qui rappelait Tamburini. Enfin, Ronconi a interprété en acteur et en virtuose consommé le personnage du podestat ; à force d’art et d’esprit, il s’est joué des difficultés de ce rôle, qui exige une voix d’une sonorité et d’une souplesse juvénile, et, si le ténor eût été au niveau de ces artistes d’élite, rien n’eût manqué à l’éclat de cette magnifique représentation.

Quel que soit notre respect pour les révolutions et même pour les républiques, il nous est impossible, en écoutant ces mélodies délicieuses, de ne pas nous dire tout bas que la terre où les citronniers fleurissent s’entend mieux aux enchantemens de l’art qu’au aventures de la politique. Cette impression à la fois douce et mélancolique, on l’éprouve aussi en lisant les grands poètes de l’Italie, et nous devons remercier ceux qui, par des études patientes ou des interprétations habiles, concourent à populariser parmi nous ces admirables génies. Deux touristes de poésie et d’art, deux de ces mondains lettrés dont l’influence et l’exemple ne pourraient être qu’utiles à notre pauvre bohème littéraire, MM. Ernest et Edmond Lafond, viennent de publier en un beau volume la traduction des sonnets de Dante et de Pétrarque, de Michel-Ange et de Tasse, précédée d’études ingénieuses sur chacun de ces grands hommes. Nous aimons assez, pour notre part, cette façon de puiser aux vraies sources, au lieu d’apporter soi-même son contingent de poésie à ce fleuve qui roule tant d’oubli sous ses ondes et ne laisse guère surnager que trois ou quatre noms par siècle ; ce n’est qu’aux élus de la Muse qu’il est permis de s’écrier :

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre !


Mieux vaut, quand le verre n’est pas bien solide ou quand on n’est pas sûr d’avoir rien à y mettre, mieux vaut emprunter à Pétrarque son pur cristal, à Dante sa coupe d’or.

Il n’est pas rare d’entendre dire que les poètes et les vers trouvent aujourd’hui peu d’accueil, parce que le siècle est trop positif, trop prosaïque ; nous oserions presque affirmer le contraire, et prétendre que, s’il est difficile à des poésies d’attirer l’attention, c’est parce que notre siècle est trop poétique, parce qu’en face de tant d’agitations et de souvenirs, d’émotions et de douleurs, l’inspiration de chacun est dépassée par la tristesse, l’inquiétude ou la rêverie de tous. L’ame qui s’ouvre aux impressions du monde extérieur, aux voix de la prière et de l’amour, à tout ce que chante au dedans et au dehors l’immortel dialogue de l’imagination et de la nature, est aisément dupe d’elle-même ; elle croit être seule à regarder ce que tout le monde voit, à écouter ce que tout le monde entend ; et, lorsqu’elle essaie de donner un langage à ses premiers rêves, de faire acte de propriété sur ce fonds commun de poésie que notre siècle achète, hélas ! assez cher, la note individuelle se perd dans l’hymne, j’allais dire le sanglot universel. Il est donc plus sage de recourir aux maîtres, à ceux qui ont su donner à la passion et à la tendresse une forme assez belle pour participer de l’immortalité même des sentimens qu’ils ont chantés. Ce qui nous frappe dans ces poètes, Pétrarque, Dante, le Tasse, Michel-Ange, Corneille, Shakspeare, c’est que, chez eux, ce qui souffre, aime, espère, pleure, prie, c’est l’homme, c’est l’humanité ; chez les modernes, c’est un homme, c’est une individualité brillante, rattachant toute souffrance à ses douleurs, toute félicité à ses joies. Aussi l’imitation des uns est salutaire et féconde, celle des autres est dangereuse et stérile. Il est donc permis d’applaudir à la preuve de bon goût qu’ont donnée MM. Ernest et Edmond Lafond en choisissant aussi bien leurs modèles. Leurs traductions des quatre grands poètes italiens sont d’une élégance d’autant plus remarquable, qu’il s’agissait de faire entrer, dans les étroites limites du sonnet, toutes ces qualités de grace, de passion, d’enthousiasme, de mélancolie, et qu’il a fallu assouplir notre pauvre langue française pour lui apprendre à chanter, d’une page à l’autre et sous cette forme concise, avec la rude et naïve vigueur du statuaire florentin, l’élan chevaleresque du poète d’Armide, la grace mystique de l’amant de Laure et l’idéale grandeur du visionnaire immortel de la Divine Comédie.

N’y a-t-il pas en ce moment quelque chose d’instructif et de piquant pour les peuples émancipés que tourmente ou égare l’excès même des biens qu’ils ont conquis, à voir le goût des lettres trouver une place et un refuge sous ces gouvernemens absolus contre lesquels l’esprit moderne aurait plus de raison de se révolter, s’il était lui-même plus sûr de modérer et de civiliser ses victoires ? M. le comte Ouvaroff, ministre de l’instruction publique en Russie, vient de publier des Esquisses politiques et littéraires. Dans ce livre, la politique coudoie la littérature, mais d’une façon fort inoffensive, et sans que celle-ci y perde de sa courtoisie ou celle-là de sa sécurité. Une appréciation des vues de Napoléon sur l’Italie, une spirituelle notice sur le prince de Ligne, un examen critique sur la fable d’Hercule, un discours académique sur Goethe, un mémoire sur les tragiques grecs, des impressions de voyage à Venise et à Rome, tels sont les divers morceaux dont se compose ce volume, et qui révèlent chez l’auteur une grande variété de connaissances, en même temps qu’un maniement très habile et très correct de notre langue. Penser et écrire ainsi, c’est, pour un étranger de distinction, s’unir à la France, à celle d’autrefois du moins, par la plus douce, et la plus solide des alliances celle du bon style, du bon sens et du bon goût.

C’est trop de pessimisme pourtant de ne parler que de la France d’autrefois à propos de ces qualités distinctives de l’esprit français. Il suffirait pour nous démentir de quelques-uns de ces travaux qui se poursuivent, se continuent, ou se réimpriment à travers tant de collisions bruyantes. Le huitième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, contient un récit animé, entraînant, de cette guerre d’Espagne aux épisodes si dramatiques, aux conséquences si funestes, et, loin d’avoir rien perdu de sa verve, on dirait qu’en se multipliant sur tous les points d’attaque, cet esprit si pratique s’est retrempé, aiguisé et affermi. En même temps, l’éloquent initiateur de la critique moderne, M. Villemain, vient de publier une édition nouvelle de son Tableau de l’Eloquence chrétienne au quatrième siècle. Que de réflexions ne suggérerait pas ce bel ouvrage, qui semble rajeuni par les circonstances, par ces luttes d’opinions et de systèmes, moins enthousiastes, hélas ! mais aussi ardentes que dans ce monde du Bas-Empire, travaillé, régénéré, transformé par le christianisme ? Et quel guide plus sûr, à travers les différens théâtres de ces polémiques passionnées, que cet homme éminent qui a gardé, au milieu des variations de notre littérature, l’autorité magistrale, la place incontestée d’un écrivain du bon temps ? Tout près de lui, et comme si la voix du maître avait été réveillée par celle du plus brillant de ses successeurs, nous rencontrons M. Saint-Marc Girardin et le second volume de son Cours de Littérature dramatique. Nous n’avons pas à apprendre aux lecteurs de la Revue avec quel art M. Saint-Marc Girardin, renouvelant les procédés de la critique, renonçant à l’analyse aride et pédantesque des pièces de théâtre, va chercher dans le cœur humain, dans les diverses affections de l’homme, la source même de toutes les beautés dramatiques, la comparaison féconde des tableaux avec le modèle. On comprend sans peine combien l’ingénieux écrivain a dû vivifier son sujet, en lui donnant pour auxiliaire cette psychologique, dont les ressources sont inépuisables, infinies, comme l’ame humaine dont les mystérieux replis ont toujours quelque chose à révéler à l’observation attentive. Par ses inductions pénétrantes, par ses esquisses du sentiment filial et fraternel dont il poursuit l’expression dans les chefs-d’œuvre du théâtre ancien et moderne, M. Saint-Marc Girardin touche à toutes les questions de philosophie et de morale ; il y touche d’une main si sûre, avec tant de droiture et de sagesse, que, loin de multiplier pour ses auditeurs les occasions de s’égarer sur cette route agrandie et au milieu de ces nouvelles perspectives, il leur ménage sans cesse, comme des fils conducteurs, ces vérités pratiques et saines hors desquelles tout est folie dans le monde intellectuel, tout est désordre dans le monde moral, tout est désastre dans le monde politique. Parlerons-nous du style de cet ouvrage ? Le style de M. Saint-Marc Girardin est de la bonne école ; il a cette netteté qui sculpte la pensée sous l’expression au lieu de l’y étouffer, cette allure vive et piquante qui donne à l’idée la pénétration et la rapidité du trait. Il tient du XVIIe siècle par la raison, du XVIIIe par la clarté, et du notre par cette faculté toute moderne de mettre dans la critique autre chose que la critique même.

De pareils livres, publiés en des temps comme celui-ci, nous causent à la fois un sentiment de joie et un sentiment de tristesse : ils nous attristent, parce qu’on se dit, malgré soi, que c’est dommage, et que cet atticisme, cette élégance et ce goût méritaient mieux que l’attention distraite d’un pays trop inquiet du nécessaire pour s’occuper du superflu. Le superflu, avons-nous dit ! nous nous trompons, et c’est là ce qui nous réjouit ou nous rassure. Non, ces œuvres où des esprits d’élite trouvent moyen de consigner tant d’idées justes, réparatrices, salutaires, ne seront jamais pour nous une superfluité brillante, un accessoire inutile ; elles sont inhérentes au pays ; elles font partie de son génie ou plutôt de son existence. « Je pense, donc je suis, » a dit Descartes, et ce mot a été la formule de sa philosophie tout entière. Ce que Descartes a dit de lui-même, il est permis de le dire aussi de la France au moment où les révolutions et les sophismes peuvent faire douter de son salut. Elle pense, donc elle est. Sans doute il est regrettable que l’art n’y concoure pas pour sa part, que le théâtre soit muet, qu’il laisse aux esprits critiques le soin de perpétuer et de maintenir ce signe de vie intellectuelle ; et cependant on peut répéter avec complaisance, en lisant des ouvrages comme ceux dont nous parlons : Tant que la France pensera, tant que la vérité s’y traduira, sous la plume d’hommes éminens, en livres ingénieux et solides, instructifs et élégans, il sera clair qu’elle existe, qu’il y a encore en elle assez de vie, d’activité, d’intelligence, pour résister aux secousses et conjurer les tempêtes.


ARMAND DE PONTMARTIN.