Revue littéraire - 30 avril 1886

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Revue littéraire - 30 avril 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 214-225).
REVUE LITTERAIRE

Le Théâtre en liberté, par Victor Hugo. Paris, 1886 ; Hetzel et Quantin.

Lorsque la postérité, — si toutefois la postérité que l’on nous prépare se soucie encore d’art et surtout de poésie, car on peut en douter, — prononcera sur Victor Hugo ce jugement définitif qui met les hommes, et les dieux mêmes à leur vrai rang, elle en usera, selon toute apparence, avec l’auteur des Contemplations et de la Légende des siècles, comme nous faisons de nos jours, et nos pères avant nous, avec celui de Polyeucte et du Cid. Le vieux Corneille, en son temps, n’a pas composé moins de trente-trois comédies, tragédies et tragi-comédies : combien de Français les lisent, les ont lues, en connaissent les sujets ou les titres seulement, ont entendu parler de Pertharite, roi des Lombards, ou de Suréna, général des Parthes ? Et cependant Corneille est Corneille, il est Pierre et non pas Thomas, c’est-à-dire l’auteur du Cid et de Polyeucte, contre lesquels ne sauraient prévaloir ni ce Pertharite ni ce Suréna, ni son Attila ni son Agésilas, et pour qu’il le soit, et pour qu’il le demeure, c’est assez qu’il ait atteint trois ou quatre fois en sa vie les sommets de son art. On passe, en effet, quelque chose à l’humaine faiblesse ; à ceux qui les ont touchés, on ne demande pas d’avoir habité constamment les sommets ; et on a bien raison, puisqu’après tout l’histoire prouve qu’il n’en serait ni plus ni moins de leur réputation : dix autres chefs-d’œuvre n’ajouteraient rien à la gloire de Corneille et dix autres Attila n’en retrancheraient pas une parcelle. Victor Hugo pareillement : nos neveux s’étonneront que nous ayons pu supporter à la scène Marion Delorme et Ruy Blas, ils se demanderont ce que nous avons pu discerner d’admirable dans l’Ane ou dans le Pape, et ils ne se répondront point ; ils ne voudront peut-être seulement pas croire qu’aucun de nous ait la jusqu’au bout Quatre-vingt-treize ou l’Homme qui rit, — et, au fait, moi-même qui les nomme ici, suis-je bien sûr d’avoir en ce courage ? — mais, après cela, Victor Hugo n’en sera pas moins ce qu’il est, tout ce qu’il est, et ce que l’on peut prédire qu’il sera bien longtemps encore : le plus grand de nos poètes lyriques, mais surtout le plus extraordinaire et le plus merveilleusement doué.

C’est ce qui nous met à l’aise, tandis qu’il en est encore temps, pour parler en toute franchise de son Théâtre en liberté. Dans sa longue et glorieuse carrière, il est bien certain que ce grand poète ne nous avait rien donné d’aussi bouffon que Mangeront-ils ? ou d’aussi puéril que la Forêt mouillée ; mais, puisqu’il est maintenant entendu que sa gloire n’en saurait souffrir, ni même de bien pis que cela, nous pouvons le dire, et nous le disons. Tout de même, si les éditeurs de ce théâtre « idéal » avaient compris le sens du volume qu’ils viennent de publier, ils ne l’eussent pas intitulé le Théâtre en liberté, mais le Théâtre en goguettes ; mais, puisque les licences que le maître y a prises ne nuiront sana doute jamais à la beauté des Contemplations ou des Feuilles d’automne, et je viens d’en faire tout exprès la remarque, il est permis de croire que ce sont de fortes licences. Car on peut, on doit ménager l’auteur de Tragaldabas et des Funérailles de l’honneur, M. Auguste Vacquerie, ou l’auteur de Fanfan la Tulipe et de François les Bas bleus, c’est M. Paul Meurice ; — et aussi bien qu’en resterait-il si l’on ne les ménageait point ? — mais l’auteur de la Rose de l’Infante et de la Tristesse d’Olympio, puisqu’il sera toujours placé plus haut que la critique, nous ne lui devons que la vérité, et c’est même la seule façon qu’il y ait de l’honorer. Ajouterai-je que si l’avenir, comme je le crains, jette un jour la Grand’Mère et l’Epée dans le gouffre d’oubli où gisent déjà, toutes meurtries de leur chute, Marie Tudor et Lucrèce Borgia, il sera bon à tout hasard que quelqu’un en ait dit quelques mots, pour mémoire, et afin qu’au besoin on s’y puisse reporter plutôt que de les aller lire ? Mais j’aime mieux faire observer que ce sont surtout les erreurs du génie qui nous instruisent de sa vraie nature ; que la « critique des beautés » est stérile, quand encore elle n’est pas dangereuse, en précipitant sur les traces d’un maître le troupeau des imitateurs ; et qu’enfin, s’il n’y a pas plus de qualités sans défauts qu’il n’y a d’endroit sans envers, on ne connaît que la moitié d’un homme quand on ne le connaît que par ses beaux côtés. Le Théâtre en liberté, comme les Chansons des rues et des bois, dont j’imagine qu’il doit être contemporain et qu’il rappelle en plus d’un passage, — la Forêt mouillée notamment, n’est qu’une transposition ou une autre version de l’Église :

Tout était d’accord dans les plaines,
Tout était d’accord dans les bois,
Avec la douceur des baleines,
Avec le mystère des voix.
Tout aimait, tout faisait la paire,
L’arbre à la fleur disait : Nini
Le mouton disait : Notre père,
Que votre sainfoin soit béni ! —


le Théâtre en liberté est à peine moins utile que les Contemplations elles-mêmes à l’intelligence entière de Victor Hugo, de la nature de son génie poétique, de la longue décadence de ses dernières années. Qui n’aurait pas lu la Grand’Mère, Mangeront-ils ? ou la Forêt mouillée, ne connaîtrait pas bien « le monstre, » son genre d’esprit, — car il en eut, et du plus gros, — son badinage énorme et, si je puis ainsi parler, la qualité cyclopéenne de sa plaisanterie.

On ne saurait avoir la prétention de rien dire de neuf en disant que la faculté maîtresse de Victor Hugo fut l’imagination : une imagination de visionnaire ou de voyant, dans le demi-jour de laquelle, les objets, éclairés d’une lumière fantastique, se déformaient démesurément ; une imagination singulière et puissante ; et une imagination servie par une capacité, une fécondité, une variété d’invention verbale dont je ne crois pas qu’il y eût en d’exemple en notre langue. Ce n’est pas ici le lieu d’étudier plus avant cette nature d’imagination ; aussi bien Victor Hugo lui-même, avec une complaisance visible, et cependant inconsciente, l’a-t-il plusieurs fois décrite, soit en vers, soit en prose ; et il ne s’agirait que d’un peu de patience et de temps pour en réunir les principaux traits. Mais, dans la plupart des hommes, et des poètes même, tandis que l’imagination n’est pas tellement prépondérante, n’exerce pas si tyranniquement l’empire qu’elle n’admette avec elle au partage le sens commun, la raison, la logique ; Victor Hugo, dans notre littérature, est peut-être le seul poète qui n’ait jamais reconnu d’autre loi ni subi d’autre servitude que celle de son imagination. Tandis que tous les autres, et, — sans parler de nos classiques, — Lamartine, Musset, Vigny dans ce siècle même, selon l’antique tradition de la race, achèvent, réalisent, éclairent l’idée par l’image ; Hugo, seul, n’a jamais pensé qu’autant qu’il imaginait, et, comme c’est la rime qui fait la raison de ses vers, de même, jusque dans sa prose, on peut dire littéralement que c’est l’image qui crée l’idée. Aussi, n’en donne-t-elle souvent que le fantôme, l’illusion, le mirage, et l’on s’étonne également que quelques-uns de ses plus beaux vers, quand on les presse, contiennent au fond si peu de sens, et qu’au contraire, dans une image étrange, inattendue, grandiose, il réussisse parfois à enfermer tant de pensée.

Le grand danger de ceux nui se laissent ainsi guider à l’imagination, c’est que, si l’imagination se relire d’eux, n’ayant plus rien qui les soutienne, ils tombent au-dessous d’eux-mêmes ; et l’imagination se retire d’eux, comme de tout le monde, avec les années qui viennent, les cheveux qui blanchissent, les sens qui s’émoussent, qui se blasent ou qui se pervertissent. Malheur alors au poète qui n’a pas su se faire un fond de bon sens et d’expérience ; il devient la victime de son propre triomphe. Hugo, tout Hugo qu’il fût, n’évita pas la loi commune. Il y aura bientôt quarante ans de cela, quand il eut quitté la France, donnant libre carrière à cette prodigieuse imagination dont le contact du monde, le souci de sa réputation, quelque crainte aussi du ridicule avaient réprimé la fougue et contenu les écarts, il atteignit d’abord, dans quelques pièces des Châtimens et quelques chapitres des Misérables, puis, avec les Contemplations et la Légende des siècles, plus loin et plus haut qu’il n’avait jamais fait. Si ce n’est pas de 1852 à 1865 qu’il produisit ses œuvres les plus parfaites, j’entends celles qui prêtent le moins à la critique et qui n’ont jamais divisé l’opinion, c’est alors certainement qu’il donna, comme l’on dit, toute sa mesure, celle de sa puissance et de son originalité poétiques. Mais les Chansons des rues et des bois marquèrent presque aussitôt le commencement de la décadence ; et insensiblement, de cette imagination de poète il ne demeura chez le solitaire de Hauteville-House qu’un incomparable versificateur, un étonnant rhéteur, et le vieux satyre qui, s’il perçait déjà dans les Chansons des rues et des bois, s’étale plus cyniquement encore peut-être dans le Théâtre en liberté.

Le rhéteur, depuis déjà longtemps, les vrais juges l’avaient reconnu et signalé dans l’auteur, non pas même de Ruy Blas ou des Orientales, mais de Marion Delorme et des Odes et Ballades. Rien, en effet, ne ressemblait plus à de l’excellent Jean-Baptiste Rousseau que quelques pièces des Odes et Ballades. Il y avait là, chez un tout jeune homme, ce que j’appelais tout à l’heure une fécondité d’invention verbale, une abondance de moyens de rhétorique, une ampleur de développement absolument extraordinaire. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier qu’en France, avant tout et par-dessus tout, le romantisme a été une révolution de la langue,


Pour mettre un bonnet rouge au vieux dictionnaire,
Et nommer le cochon par son nom…


A la vérité, sous l’excès de la rhétorique, dans les Odes et Ballades, quelque chose d’autre se montrait, et d’assez neuf, et d’assez considérable en son genre. On pouvait disputer si la Grèce, l’Italie, l’Espagne du poète étaient les véritables, comme plus tard son Égypte, sa Palestine ou sa Chaldée. Ce qui du moins était certain, c’est qu’il avait trouvé, pour les peindre et les représenter, des couleurs originales, des traits caractéristiques, et que, si peut-être elles ne ressemblaient pas à la réalité, elles se ressemblaient encore moins entre elles. Mais ce qui dominait tout, c’était bien le rhéteur ou le déclamateur, habile à épuiser les mots de ce qu’ils contiennent de sens, à les tourner et les retourner en mille manières différentes, à déguiser ou à dissimuler sous la splendeur des rimes et l’éclat des images la pauvreté ou l’absence d’idées. Les Vierges de Verdun, la Naissance du duc de Bordeaux, la Bande noire, les Deux Iles, le Chant du Cirque, Moïse sur le Nil, — je cite à peu près au hasard, — on dirait autant de « matières » mises en vers français par un brillant élève de rhétorique, dont on eût pu deviner dès lors, avec un peu de perspicacité, qu’il ne lui importerait guère d’accorder sa lyre au nom de Charles X ou de Napoléon, du roi de Rome ou du duc de Bordeaux, si seulement le thème offrait un abondant prétexte aux mûries variations de sa virtuosité.

Ce qu’il était alors, aux environs de 1822, Hugo l’est toujours demeuré. Plus tard, sans doute, dans ses grandes œuvres, dans les Feuilles d’Automne, dans les Chants du crépuscule, dans les Contemplations, dans la Légende des siècles, le rhéteur s’est surpassé lui-même, est sorti de sa rhétorique, a traduit dans quelques-uns des plus beaux vers de la langue française quelques-unes des plus étonnantes visions qu’un grand poète ait jamais eues ; il n’a jamais complètement triomphé de sa nature déclamatoire, et, s’il est vrai qu’en fait de figures il ait commencé par abuser de l’antithèse, il a bien plus encore abusé de la répétition. L’abus de la répétition, qui rend insupportable la lecture de ses dernières œuvres, a gâté de tout temps plusieurs de ses plus belles pièces. Et quel énumérateur, que l’auteur du discours de Ruy-Blas et du monologue de Charles-Quint !

C’est peut-être ce goût impérieux de la rhétorique et de la déclamation qui en ont fait un jour l’insulteur que l’on sait. Du moins, quand il insulte, est-ce comme quand il décrit, pour le plaisir de décrire et d’insulter, parce qu’un mot en appelle un autre, une rime une autre rime, une injure une autre injure. Dans le Roi s’amuse et dans Ruy Blas, dans les Châtimens et dans Napoléon le Petit, dans le Pape et dans l’Ane, ce sont toujours des thèmes qu’il développe ou plutôt qu’il amplifie, et qu’on ne peut tout au plus lui reprocher que de s’être donnés comme thèmes, car, une fois donnés, c’est à peine sa faute si, pour dire souvent si peu de choses, il emploie toujours tant de mots. Les noms d’Empereur et de Roi, par exemple, ceux de Pape et de Prêtre, comme aussi, par contraste, ceux de République et de Liberté, ceux de Révolution et d’Humanité rouvrent en lui, naturellement, toutes les sources de sa rhétorique, et il le voudrait lui-même qu’il ne pourrait arrêter le torrent de grossières injures ou de platitudes rimées qui commencent aussitôt à couler de sa plume.


LE ROI

Je te fais prince. Viens.

AÏROLO.

Non. Faites-vous voleur.

LE ROI.

Crûment ? Non. Je suis roi. Ça suffit…

Voilà le thème ; ou encore :

Moi Je plains Dieu ; peut-être on le calomnia,
Je voudrais l’opérer ; il a pour ténia
La religion. Rome exploite son mystère ;

et là-dessus, il va, cent, deux cents, trois cents vers durant, n’ajoutant rien à ce qu’il a dit, mais épuisant les synonymes, en inventant au besoin de nouveaux, se répandant en épithètes, en périphrases, en calembredaines jusqu’à ce que le dictionnaire lui manque, en quelque sorte, avec le souffle, et les gros mots avec l’haleine. Évidemment, dans cet état d’esprit, n’étant qu’à demi conscient, il n’est aussi qu’à moitié responsable des choses qu’il dit. Ce n’est qu’un accès de cette manie d’amplification et de grandiloquence à laquelle tout rhéteur est sujet. Et si ce n’est pas sans doute un Dieu, c’est un démon qui l’échauffé et qui s’agite en lui, qui parle par sa bouche et qui l’empêche de la taire, le démon de la phrase et de l’exagération, celui qui préside aux paroles inutiles, aux phrases creuses et aux déclamations sonores. C’est ce cacodémon qui lui a dicté jadis les Châtimens, et depuis, sans parler du reste, une bonne partie du Théâtre en liberté.

Un autre lui en a dicté l’autre ; et c’est le démon qui lui avait soufflé les Chansons des rues et des bois. Et, en effet, ce grand poète aura bien été dans notre siècle un poète de l’amour, mais de l’amour sensuel, bas et grossier. Il y avait en lui du « satyre » ou de « l’égipan, » si peut-être, comme je le pense, il eût préféré ce nom plus mythologique. Déjà, dans les Feuilles d’automne, dans les Chants du crépuscule, un peu partout dans son œuvre, on eût pu signaler de singulières aberrations du sens moral, mais elles y sont cependant assez rares, et, après tout, pour les y trouver, il fallait les y chercher. Dans les Xhansons des rues et des bois, on dirait que celui qui fut Olympio, connaissant désormais le néant de toutes choses, a décidément placé, pour parler la langue de M. Zola, dans la satisfaction de a l’instinct génésique » la grande ou plutôt l’unique affaire de l’humanité, et qu’il a pris pour unique devise le distique justement fameux :

Le craquement du lit de sangle
Est un des bruits du paradis.

Si, d’ailleurs, l’étonnement de voir sous ce nouvel aspect et dans ce rôle de Roger Bontemps « l’être incliné » qui naguère

Demandait à la nuit le secret du silence,

l’inventeur triste et le puiseur d’ombre, le mage, le pontife des ténèbres et le pape de l’infini ; si la drôlerie d’une certaine verve bouffonne, si des rimes rares, si le sentiment profond et ardent des tentations de la pure nature, que sais-je encore ? y déguisaient peut-être assez bien l’obscénité de l’inspiration, le Théâtre en liberté achèvera de donner leur vrai sens à ces Chansons, et avec elles d’éclairer, je le crois, tout un côté relativement obscur de cet étrange tempérament poétique.

Trois pièces, au moins, y roulent en effet sur ce thème : Sur la lisière d’un bois, Être aimé, et la Forêt mouillée. La première est, si l’on veut, une transcription de l’Oaristys, — à la manière de Victor Hugo. La seconde est le monologue d’un roi quelconque, d’un tyran vague et anonyme, qui se désole de n’être aimé que pour sa royauté ou, comme il dit encore, que pour la sentinelle qui veille aux barrières du Louvre. Posez le cent-garde, on aime le roi ; ôtez le cent-garde, plus d’amour, partant plus de joie. La troisième, dont j’ai déjà dit deux mots, est une sorte de féerie sans poésie, sans grâce et sans esprit, plus courte, mais dans le goût de celles de feu Clairville, et qui se termine par ces deux vers que prononce un ruisseau bavard :


Sans nous, si nous n’avions fait retrousser Goton,
Ce Jocrisse risquait de devenir Platon.


Mais ce que l’on ne saurait dire, c’est le ton de plaisanterie grave dans lequel sont traités ces sujets, l’importance que le poète y attache, la certitude qu’il a d’y donner le mot de l’énigme où les « penseurs blêmes » s’étaient inutilement acharnés jusqu’à lui :


… Ah ! le couple est saint, le nid est vénérable ;
Le fond de la nature est un immense hymen,
J’en veux ma part ! ..


Ou encore :


Lumière et pensée !
O ciel époux, reçois la terre fiancée.
Êtres, l’amour est flamme et l’amour est rayon,
Il tend d’en haut la lèvre à la création,
Et la nature pose, en entr’ouvrant son aile,
L’universel baiser sur la bouche éternelle.


Ou encore :


Mais tu dis : Quelque chose existe. J’en conviens.
Quoi ? Le sexe. Eve, aux temps antédiluviens,
Daphnis suivant Chloé, Jean pourchassant Jeannette… C’est le libertinage placé sous l’invocation du dieu de Béranger, la grossièreté rétablie dans les droits dont la civilisation l’avait dépossédée, l’homme rendu au culte de Priape. Et la conclusion est : — d’Être aimé, qu’il n’y a qu’une chose de désirable au monde, l’amour de Javotte ou de Goton, à défaut de celui de Chloé ; de Sur la lisière d’un bois, que sous le nom d’amour il ne faut entendre que le plaisir avec ses réalités solides ; enfin, de la Forêt mouillée, qu’entre Platon et Casanova, toute la différence ne tient qu’à un jupon habilement relevé sur la cheville d’une lingère de la rue aux Ours ou d’une actrice de Bobino. C’était bien la peine d’avoir versé tant de Pleurs dans la nuit, et de s’appeler Hugo, pour finir comme « le chantre de Lisette, » sans en avoir d’ailleurs jamais en la gaîté.

Cette façon de traiter l’amour, assez indélicate, et médiocrement poétique, a, si je ne me trompe, quelque chose de plus déplaisant encore chez un vieillard. Il nous devient difficile, en effet, de respecter sincèrement celui qui ne se respecte pas lui-même, et je crains que de pareils aveux, qu’il n’était pas forcé de faire, n’aient quelque chose de fâcheux pour la mémoire du poète. Mais, en revanche, au point de vue de la critique, ils éclairent d’un jour très vif le vrai caractère d’un homme, et ils m’expliquent assez bien ici ce manque de vraie délicatesse et de goût qui ne s’expliquerait guère autrement dans l’œuvre de Victor Hugo. Avant ces aveux, comme avant les Chansons des rues et des bois, on ne voyait pas bien d’où procédait la grossièreté dont il y a chez lui tant d’exemples, cette rudesse et cette brutalité de manières qu’il ne pouvait tenir ni de sa naissance, ni de son éducation, ni du monde au milieu duquel il avait toujours vécu. Nous le savons maintenant : c’était ce que l’on appelle une idiosyncrasie, l’effet en lui de son tempérament d’athlète, une opposition de sa vraie nature avec l’attitude qu’il avait d’abord prise et gardée si longtemps. L’exil, cet exil volontaire, ou volontairement prolongé ; l’exil, dont il tira le parti que l’on sait ; l’exil, sans lequel il ne fût jamais devenu ce que nous l’avons vu dans ses dernières années, mais, comme l’a dit je ne sais plus qui, le Fontanes du second empire ; l’exil, en le délivrant de toutes les contraintes qu’il avait impatiemment supportées, le rendit lui-même. Sur son rocher de Guernesey, n’ayant plus rien à ménager, il se montra tel qu’il était, moins « fatal » et plus « rabelaisien » qu’on ne le pouvait croire. En ce sens, le Théâtre en liberté, comme les Chansons des rues et des bois, vaut à bien des égards une longue confession. Parmi beaucoup d’étranges visions ce « voyant » ne laissa pas d’en avoir d’assez matérielles, et il semble que ce ne fût point celles ou son œil, quoique « empli de brume, » s’arrêtât d’ordinaire avec le moins de complaisance. Plusieurs grands hommes de notre temps ont fini de cette manière, plus jeunes en quelque sorte à soixante-dix ans qu’à vingt-cinq, et comme inconsolables, alors qu’ils le pouvaient, de n’avoir pas choisi jadis, au lieu du leur, le lot de Restif de la Bretonne.

Ajoutez maintenant l’incomparable versificateur, et il s’en faudra de très peu que vous n’ayez Victor Hugo tout entier. Quelques qualités du poète ont bien pu lui manquer, et j’en viens d’indiquer quelques-unes : le goût, la légèreté, la grâce ; mais je ne vois pas de parties du versificateur qu’il n’ait pleinement possédées, — et sans en excepter cette harmonie même qu’on lui a si souvent refusée. Ce qui est vrai, c’est qu’à force de briser le vers, de rompre la mesure, et de joncher le Pinde, selon son expression, de césures d’alexandrins, il a fini, dans ses dernières œuvres, par écrire en prose rimée.


Roi, vous files heureux ! C’est bien facile à dire
Un roi n’a qu’à vouloir ! un roi peut tout ! Eh bien,
Retiens ceci, je peux tout, mais je ne peux rien.


Toutes les plus belles théories du monde sur « la discordance » ne feront jamais que cette ligne soit un vers français, mais il convient de ne pas oublier que c’est Hugo qui l’a voulu ainsi, qu’il n’a jamais manqué que sciemment et de parti-pris aux lois de son art, pour en tirer des effets qu’il n’a pas toujours atteints, et que, si l’harmonie de ses vers, plus complexe, plus savante, n’a pas la mollesse de celle de Lamartine ou la facilité de celle de Musset, elle a d’autres qualités, des qualités de résonance et de profondeur, par exemple, que nul, dans notre langue, n’a eues au même degré.


La borne du chemin, qui vit des jours sans nombre
Où jadis pour m’attendre elle aimait à s’asseoir
S’est usée en heurtant, lorsque la route est sombre
Les grands chars gémissans qui reviennent le soir…


Longtemps après qu’on les a lus, de tels vers continuent de vibrer dans l’oreille, et l’écho s’en prolonge pour aller toucher jusqu’au fond de nous-mêmes les cordes les plus secrètes.

Quant aux aptitudes essentielles du versificateur, en est-il vraiment une seule qu’on lui puisse disputer, et laquelle ? Cette imagination de la rime, d’abord, dont ses disciples, en faisant le tout du poète, ne se sont peut-être trompés que d’un mot, — ils devaient dire, plus modestement, du versificateur, — qui l’a jamais possédée plus riche, plus féconde et plus variée que lui ? Mais si la rime est d’autant plus parfaite que les deux mots qui la forment sont « plus étonnés, comme disait un homme d’esprit, de se trouver ensemble, » quel autre, et en quel temps, nous a procuré en ce genre de plus vifs ou de plus réjouissans étonnemens ? Et non-seulement personne, en français, n’a rimé d’une façon plus heureuse et plus audacieuse, mais personne, comme lui, n’a sa renouveler jusqu’aux rimes les plus banales, ni trouver de plus secrets accords entre les idées et les sons. Je recommande vivement aux curieux de ce genre de questions les quelques pages qu’y ont consacrées, dans son Petit Traité de poésie française, M. Théodore de Banville, et M. Becq de Fouquières, dans son Traité général de versification. À ce qu’ils en disent l’un et l’autre, et beaucoup mieux que je ne le saurais faire, j’ajouterai seulement un mot. C’est qu’il y aurait peut-être lieu de signaler d’instructifs rapports entre cette préoccupation de la richesse de la rime et ce goût du calembour qui semblent avoir également caractérisé Victor Hugo. L’extrême diversité du sens dans l’extrême identité du son, voilà le triomphe de l’extrême richesse de la rime ; c’est aussi le triomphe du calembour, c’en est même la définition.

Avec l’imagination de la rime peut-être eut-il encore à un plus haut degré colle du rythme et du mouvement. Je crois bien l’avoir dit autrefois, mais il ne saurait y avoir d’inconvénient à le redire : rien n’est plus beau que quelques pièces d’Hugo, dont une critique exacte ne laisserait pourtant pas subsister un seul vers, si même on ne prouvait avec la plus grande facilité qu’au fond elles ne signifient absolument rien. Je choisirais des exemples, s’il fallait en donner, dans la Légende des siècles et dans les Contemplations. Une idée générale assez vague et même un peu confuse, entrevue plutôt que vue et sentie plutôt que pensée ; un thème presque plus musical que poétique où vraiment littéraire ; de loin en loin, pour marquer les temps de l’idée, une image hardie, grandiose, un éclair dans la nuit, une brusque déchirure de l’ombre, aussitôt reformée ; puis un torrent de mots, dont on dirait volontiers qu’ils enferment plus de son que de sens, roulant les uns sur les autres, se heurtant, s’entre-choquant, hurlant de se voir accouplés, mais finissant par se soumettre à la toute-puissance du rythme qui les enchaîne, — il ne lui en faut pas davantage pour nous procurer quelques-unes des plus rares et des plus fortes sensations que la poésie ait jamais éveillées. Soumettez cependant ces pièces, vers par vers, strophe par strophe, à la critique vétilleuse d’un grammairien de profession, ou même à la critique déjà plus libérale que Voltaire a exercée sur Corneille ; je le répète, j’ai grand’peur qu’il n’en restât rien. Mais, précisément, la qualité que j’essaie ici de définir, étant de celles qui échappent à la compétence du grammairien, ne serait-elle pas, pour cette raison même, une qualité proprement poétique, et peut-être, s’il en est une, la qualité « lyrique » par excellence ? Je serais tenté de le croire. Nous avons l’habitude en France, nous l’avons toujours eue, nous l’avons encore, de ne demander à la poésie que la multiplication des effets dont la prose est capable. Elle a le droit pourtant, même en français, de se proposer quelque chose de plus, et le rythme, qui a sa valeur, sa beauté, son pouvoir propre, est, avec la rime, par lui-même et de lui-même, un des moyens qu’elle ait pour y atteindre. Dans aucun poète français, il faut bien le savoir, on ne trouverait de rythmes comparables, pour l’ampleur du mouvement, l’aisance et la puissance d’effet, aux beaux rythmes de Victor Hugo.

Mais les qualités lyriques ne vont guère avec les dramatiques, ou plutôt on peut dire, et au besoin démontrer qu’elles s’excluent les unes les autres, qu’elles sont incompatibles, qu’elles ne se rencontrent pas plus dans un même poète que chez un même peintre le génie de la couleur et celui du dessin ; et c’est pour cela que l’on chercherait vainement, dans ce Théâtre en liberté, ce que le poète avait affecté la prétention d’y mettre : une action dramatique libérée des contraintes ordinaires et des conventions accoutumées de la scène. Il Des courtes pièces qu’on va lire, disait un projet de préface, deux seulement pourraient être représentées sur nos scènes telles qu’elles existent. Les autres sont jouables seulement à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit. » Il voudrait nous faire croire, avec son « théâtre idéal » qu’il avait autant qu’homme du monde l’instinct dramatique, et que les conditions de nos scènes « telles qu’elles existent, » ont seules gêné la liberté de ses sublimes conceptions. Mais nous, si quelque directeur avait un jour l’idée de monter la Grand’mère ou la Forêt mouillée, nous osons bien lui conseiller, dès maintenant, de n’en rien faire, et de se rappeler seulement l’accueil que recevaient naguère, du public cependant le plus respectueux, Marion Delorme ou le Roi s’amuse. Il faut que MM. Vacquerie et Paul Meurice en prennent enfin leur parti : Victor Hugo fut un génie lyrique, peut-être même, à beaucoup d’égards, le plus puissant qu’il y ait eu chez les modernes, sans en excepter ni Goethe ni Byron ; mais il y a un instinct dramatique plus sûr dans le moindre vaudeville de Duvert ou de Bayard que dans tout le théâtre de ce grand poète, — et je ne fais pas plus d’exception ici pour Hernani que pour Ruy Blas.

Après cela, qu’il y ait de beaux vers dans l’Epée, par exemple, et dans Mangeront-ils ? des scènes assez divertissantes, j’y consens volontiers, comme aussi, d’une manière générale, que l’on retrouve dans le Théâtre en liberté quelque ombre des qualités que nous avons tant admirées jadis dans les Chansons des rues et des bois ou dans la Légende des siècles ; mais elles y sont malheureusement sans âme, et la grande imagination d’autrefois ne les vivifie plus. Rien de nouveau du reste ; et, pour le fond, trois ou quatre idées, pas davantage, qui sont celles dont le poète a vécu cinquante ou soixante ans, qui n’étaient pas bien neuves quand sa rhétorique s’en empara pour les développer à son tour, et dont il a fait, par sa façon de les développer, la banalité même. C’est ce qui me dispensera d’y insister longuement : nous savons tous qu’un roi n’est qu’un bandit, quand il n’est pas un idiot, qu’un prêtre n’est qu’un charlatan, à moins qu’il ne soit qu’une bête, et que la grandeur d’âme, la générosité, la noblesse de cœur, la « pitié suprême, » exilées du reste des hommes, se seraient réfugiées tout entières sous la souquenille d’un laquais, s’il n’y en avait une plus grande part encore sous la casaque du galérien. L’unique originalité de ce Théâtre en liberté n’est que pour la critique, puisqu’elle ne consiste qu’à rassembler sous un seul point de vue tout ce qui, depuis tant d’années, avait tour à tour ou simultanément défrayé l’énorme production du poète.

Je ne saurais terminer sans faire une dernière remarque. Supposez que Victor Hugo fût un plus grand poète encore, il ne serait pas Victor Hugo, s’il n’avait en par-dessus tous ses autres mérites, le mérite plus rare de mourir à quatre-vingt-trois ans. Tel est le pouvoir de la durée sur les esprits des hommes. A ceux qui vivent longtemps, nous avons tellement peur de mourir qu’on dirait que nous savons gré du bon exemple qu’ils donnent, et le plus grand poète qu’il y eût au monde, s’il avait fait des vers, ce serait sans doute Mathusalem. Toujours est-il qu’un octogénaire, qu’il s’appelle Voltaire ou Victor Hugo, finit par avoir raison de tous ceux qu’il enterre, quand encore il n’hérite pas de ceux mêmes de ses contemporains qu’il a le plus cruellement injuriés. C’est bien le cas de Victor Hugo. S’il fût mort au lendemain de la publication des Misérables ou des Chansons des rues et des bois, ayant ainsi donné tous ses chefs-d’œuvre, mais aucune des élucubrations de sa vieillesse, il serait certainement moins grand dans l’estime ou l’opinion populaire ; de telle sorte que c’est à l’Homme qui rit et à Quatre-vingt treize, à l’Art d’être grand-père et aux Quatre Vents de l’esprit qu’il doit, non sans doute la meilleure, ni la plus pure surtout, mais la plus grosse part de sa gloire. Oui, son nom serait moins fameux s’il l’avait moins compromis dans les pires aventures littéraires ; la politique toute seule, — et quelle politique ! — a plus fait pour lui que tout son génie ; et dans l’avenir, comme déjà de nos jours, la critique et l’histoire, en dépit qu’elles en aient, devront compter et compteront avec ce grossissement factice que les circonstances ont donné au nom de Victor Hugo. La pire partie de son œuvre aidera ainsi la meilleure à se perpétuer d’âge en âge, bien loin, comme l’on croit, qu’elle puisse lui nuire. Ce qui prouve une fois de plus l’ironie qui se joue dans les choses humaines, et que ce n’est pas tout que d’avoir du génie, mais qu’il faut de plus en trouver le placement. On sait assez que le poète de la Légende des siècles et des Contemplations, avec tout le reste, eut encore le génie du placement.


F. BRUNETIERE.