Revue littéraire - 30 novembre 1840

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REVUE
LITTÉRAIRE.

HISTOIRE DES CLASSES NOBLES ET DES CLASSES ANOBLIES,
PAR M. A. GRANIER DE CASSAGNAC[1].

Le règne du paradoxe est un signe certain de décadence littéraire : il annonce que les esprits, fatigués et flétris, ne prétendent plus à cette originalité qui est le fruit tardif des études consciencieuses, et se contentent de spéculer sur la paresse et la curiosité puérile des lecteurs. On ne se doute guère du nombre d’idées fausses en tous genres, de systèmes absurdes ou monstrueux, qui sont mis journellement en circulation. Les discuter serait une faute de tactique ; mieux vaut les laisser mourir, comme des bruits sans échos. Mais la protestation devient un devoir, lorsqu’un paradoxe est lancé dans le monde par un homme qui a de l’esprit et du savoir assez pour se faire écouter. À cet égard, M. Granier de Cassagnac est un des écrivains les plus dangereux de notre temps. Les défauts de sa manière, et ils sont nombreux, sont tous effacés par un genre de mérite qu’il possède à un degré remarquable, celui de tenir son lecteur constamment en éveil. Quand il ne commanderait pas l’attention par la grandeur des problèmes qu’il soulève et par le piquant des solutions qu’il hasarde, ce serait encore un spectacle assez curieux que de le voir glisser si lestement entre les contradictions, trancher un débat scientifique par une saillie, ou noyer une fantaisie dans un débordement de notes grecques et latines. Il rappelle un peu ces gens qu’une trop grande impatience d’être remarqués rend importuns : telle notion qu’on croyait parfaitement assise, il la déplace sans façon ; il donne des démentis aux siècles passés avec une intrépidité vraiment chevaleresque. Dans ses digressions capricieuses il se heurte aux sujets les plus divers, s’y meurtrit quelquefois, souvent aussi fait jaillir des étincelles lumineuses. Même intempérance dans l’exécution. Une page bien frappée est terminée par un cliquetis d’antithèses. Un trait spirituel conduit à une naïveté, et le sourire, d’approbation qu’avait obtenu l’auteur finit en un sourire ironique. En somme, après tant d’évolutions, il a fait peut-être un mauvais livre, à le considérer comme étude historique ; mais ce livre, on l’a lu jusqu’au bout et sans ennui, résultat qu’obtiennent fort rarement les très estimables auteurs de la plupart des bons livres qu’on ne lit pas du tout, parce qu’ils sont ennuyeux à périr.

M. Granier de Cassagnac a pris à tâche de démontrer que l’humanité a été divisée par le créateur en deux races dissemblables par leur essence et par leurs instincts, l’une faite pour le commandement et pour les loisirs féconds, l’autre condamnée à l’obéissance et aux travaux pénibles. L’Histoire des classes ouvrières a été le premier point de cette thèse : l’Histoire des classes nobles en est la contre-épreuve. Il n’eût pas suffi à l’auteur de montrer qu’à l’origine des sociétés, les plus dévoués, les plus intelligens ou les plus forts, prennent nécessairement la direction des affaires communes, et fondent naturellement des aristocraties, en transmettant à leurs descendans la légitime influence qu’ils ont acquise. Ces faits ressortent de toutes les histoires connues, et les répéter ne serait pas dire du nouveau. M. Granier de Cassagnac avait mieux à faire en entrant en lice : il a soutenu envers et contre tous que la noblesse est une distinction naturelle, ineffaçable, un droit de suprématie conféré par la Providence à des êtres d’élite. Dans la crainte d’un malentendu il répète jusqu’à satiété que la noblesse est indépendante des qualités auxquelles elle se trouve souvent associée. « Il importe beaucoup, dit-il, de faire cette distinction entre la noblesse et la gloire, entre la noblesse et la vertu, entre la noblesse et le talent : c’est que la gloire, la vertu et le talent, dépendent des appréciations humaines, et que la noblesse ne dépend de rien ; c’est qu’il y a ou qu’il n’y a pas gloire, vertu, talent, selon les mœurs, les religions et les principes, et que rien au monde ne peut faire qu’il y ait noblesse quand il n’y en a pas, et qu’il n’y en ait pas quand il y en a ; en un mot, c’est que la gloire, la vertu, le talent, sont des opinions, et que la noblesse est un fait. » Pour ne laisser aucun doute, l’auteur établit nettement la distinction entre la noblesse type, la noblesse incréée et existant par elle-même, et l’anoblissement, qui n’est à ses yeux, qu’une triste contrefaçon. Le noble ne doit sa qualité qu’à Dieu ; l’anobli, esclave émancipé, peut bien obtenir, à force de mérite ou d’intrigues, un titre et des prérogatives nobiliaires, mais aucun pouvoir humain ne saurait lui conférer la noblesse réelle, « qui est un avantage fait par la Providence à certaines familles. »

C’est revenir sans détour à la doctrine des castes. Au moins, dans l’Inde, cette doctrine est-elle conforme à la loi religieuse. Il est écrit dans le code de Manou que les brahmanes sont nés de la tête de Brahma, les guerriers de sa poitrine, les ouvriers de son ventre, les esclaves de ses pieds. On croit encore que la terre est un lieu d’expiation pour les anges déchus, et que les plus coupables ayant beaucoup plus à expier, sont justement relégués dans les castes inférieures. Ce plan théologique justifie la hiérarchie rigoureuse de la société indienne. Mais comment concilier un système qui pose en principe l’inégalité originelle des hommes, avec la tradition biblique, qui déclare tous les hommes fils du même père céleste, avec le code évangélique, d’après lequel tous les chrétiens sont égaux devant Dieu, avec les travaux philosophiques, les maximes législatives de toutes les nations modernes, qui tendent à faire prévaloir l’égalité politique, en vertu du dogme religieux qui accorde des droits égaux à tous les membres de la famille humaine ? Nous nous attendions à une discussion piquante, à une sortie chevaleresque ; malheureusement, M. Granier de Cassagnac ne s’est pas trouvé en humeur de guerroyer sur ce terrain. « Nous laissons de côté, a-t-il dit (page 25), les idées du mosaïsme et du christianisme sur la noblesse, parce qu’elles veulent être longuement discutées à part, et nous passons directement aux opinions des poètes et des moralistes païens. »

Appel est donc fait à l’antiquité païenne. Homère, Euripide, Ménandre, Platon, Aristote, Horace, Ovide, Juvénal, Sénèque et plusieurs autres font cercle autour de M. Granier de Cassagnac. Mais il se trouve que ces conseillers, convoqués pour appuyer une thèse favorite, professent tous des opinions contraires. Euripide, « païen sceptique et sans religion, » déclare brutalement qu’être noble, cela revient à être riche. Socrate croit que la vraie noblesse consiste dans la sagesse ; Platon, dans la saine intelligence. Ménandre ose dire qu’on est toujours noble quand on est homme de bien, et toujours bâtard quand on est méchant. Aristote, toujours merveilleux dans ses définitions, dit que la noblesse est une ancienne tradition de puissance et de vertus. On est homme de qualité quand on a du mérite, suivant Ovide ; quand on a de l’argent, suivant Horace. Peu satisfait sans doute des païens, qui se permettent d’avoir sur la noblesse d’autres idées que les siennes, M. Granier de Cassagnac leur tourne le dos comme à des gens mal appris, et couronne son idée fixe par cette conclusion à laquelle il n’y a rien à répondre : « La noblesse est évidemment un fait. Or, il est loisible à chacun de se former sur ce fait l’opinion qui lui paraît convenable. Tout cela n’empêchera pas la noblesse d’exister et d’être ce qu’elle est. »

M. Granier de Cassagnac croit démontrer jusqu’à l’évidence le grand fait qu’il a découvert, en prouvant qu’un corps nobiliaire se forme à l’origine de toutes les sociétés, que partout il revêt les mêmes caractères extérieurs, les mêmes signes de distinction, que partout il accomplit les mêmes fonctions sociales, et en est récompensé par les mêmes prérogatives. Il est clair, et personne ne songerait à le contester, que, dans toute réunion d’hommes, ceux qui ont des facultés éminentes ne tardent pas à se faire accepter pour chefs, et qu’ensuite ils commandent le respect à la foule, en exposant à ses yeux des signes distinctifs de leur qualité. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont nobles de nature qu’ils gouvernent les peuples : c’est au contraire parce qu’ils ont acquis des droits à la reconnaissance populaire qu’ils font souche de noblesse. M. Granier de Cassagnac a pris constamment l’effet pour la cause. Les dissertations qui viennent à l’appui d’un système qui choque le bon sens ne sauraient pas être fort concluantes, et pourtant on perdrait à ne pas les lire. L’auteur pousse l’art de grouper les notes à un degré d’habileté qui nous a paru souvent suspect. Son érudition, trop abondante pour être toujours bien choisie, est néanmoins alerte, dégagée, fréquemment relevée par des saillies, bien employée dans la trame correcte d’un bon style, assez spirituelle, nous le répétons, pour être dangereuses puisqu’elle donne de l’importance à des faits insignifians, et une apparence de nouveauté à des notions généralement répandues.

Par, exemple, dans son énumération des caractères extérieurs de la noblesse, M. de Cassagnac avance que : « le blason est un fait de tous les pays et de tous les temps. » Il est en effet assez naturel, surtout aux époques où l’art d’écrire est peu répandu, que les chefs choisissent un emblème qui leur serve de cachet dans les transactions civiles, et de signe de ralliement dans les combats. Mais ces emblèmes (insignia) constituent-ils une véritable science héraldique, comme celle qui, suivant l’opinion commune, ne se développa que vers le XIe siècle ? Les armoiries antiques avaient-elles, comme celles du moyen-age, une signification précise et en rapport avec la hiérarchie sociale ? M. Granier de Cassagnac ne paraît pas en douter. Pour lui, le blason est encore un fait naturel et nécessaire, et par conséquent vieux comme le monde. Il aurait pu s’appuyer du témoignage de certains voyageurs qui affirment que le tatouage des insulaires de la mer du Sud est de tous les blasons le plus expressif et le plus compliqué. Les devises et les emblèmes des gentilshommes grecs et romains constituaient donc un véritable langage héraldique, et il est bien entendu qu’Agamemnon portait d’azur à quarante-deux vires concentriques, avec trois guivres en sautoir. Mais, dans la revue des écussons complaisamment décrits par les poètes épiques et tragiques, il se trouve trois boucliers qui sortent de toutes les règles : c’est celui d’Hercule, dépeint par Hésiode, celui d’Achille, poème épisodique ciselé sur l’airain, et celui d’Énée, où Virgile a gravé prophétiquement les destinées de Rome. Ce n’est pas là une difficulté pour l’auteur. « Il faut observer, dit-il (pag. 48), qu’Hercule et Achille étaient bâtards, et par conséquent qu’ils ne pouvaient pas avoir des armes de famille Nous en devons dire autant à l’occasion du bouclier d’Énée, bâtard aussi… » L’argument nous paraîtrait sans réplique, si M. Granier de Cassagnac n’avait dit à plusieurs reprises que la descendance divine était un signe de grande noblesse, et que, dans les bonnes maisons, on se rappelait avec orgueil que le sang des ancêtres avait été anobli par un mélange avec celui des dieux. « La plupart des familles royales, a même ajouté l’auteur (pag. 23), les Érechtides à Athènes, les Héraclides à Sparte, les Pélopides à Argos, les Éacides à Phthie, descendaient des dieux. Romulus en descendait ; Jules César croyait en descendre etc. » Faut-il conclure que tous les princes de l’antiquité classique étaient issus de bâtards ? Il y a là une difflculté dont le nœud nous échappe ; mais, n’en doutons pas, il suffirait de la signaler à M. Granier de Cassagnac pour qu’il trouvât sur-le-champ une solution.

« La manière de se nommer, dit ensuite l’historien de la noblesse, est aussi une manière de se blasonner, car un gentilhomme n’est pas moins reconnaissable au nom dont il s’appelle qu’aux armes dont il se couvre. » Il y avait donc nécessité d’écrire deux chapitres sur les noms propres, et ce ne sont pas les moins riches en révélations. Par exemple, tout le monde admet qu’un nom commun ou substantif est celui qui indique la qualité de toute une espèce, et que le nom propre est celui qui sert à désigner un individu. Il y a près de vingt siècles, hélas ! que Varron a débité cette hérésie, reproduite par tous les faiseurs de grammaire, et que l’Université laisse encore enseigner aux petits enfans. « Eh bien ! s’écrie M. Granier de Cassagnac, malgré l’autorité de Varron et des philologues qui l’ont suivi, la prétendue différence signalée entre les noms propres et les noms communs est un préjugé sans fondement et une erreur de fait ! Cette différence n’existe pas. Les noms propres et les noms communs sont absolument une seule et même chose. Cela vient de ce que les noms propres sont tous significatifs par eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils désignent des choses avant de désigner des personnes. » Nous avions cru jusqu’ici que la valeur grammaticale d’un mot est moins déterminée par sa signification intrinsèque que par son emploi dans le discours : nous étions dans l’erreur, et l’erreur est bien permise en pareille matière. Écoutez ce qu’en pense M. Granier de Cassagnac (page 122) : « Peu de gens se font une idée exacte de ce que c’est qu’un nom propre. Si nous prenons pour exemple l’auteur du Cid, Pierre Corneille, il n’est presque personne qui ne s’imagine que son nom propre c’est Corneille. Eh bien ! c’est là une erreur. Corneille n’est pas le nom propre et personnel de l’auteur du Cid, puisque ce nom désigne également son frère, l’auteur du Comte d’Essex, comme il avait désigné son père et comme il a désigné ses descendans. Le nom propre de Corneille, c’est Pierre, parce que ce nom le désigne personnellement, directement, proprement, parmi les membres de sa famille. »

M. Granier de Cassagnac, qui tient à prouver que tous les noms appellatifs ont été dans l’origine des épithètes appropriées aux individus, entonne une interminable histoire de noms hébreux, grecs et latins avec leur interprétation littérale. Il nous révèle, par exemple, qu’Eusèbe veut dire pieux, et Mélanie, noire. Quant aux noms français, il les divise en sept catégories bien distinctes, applicables à trois classes d’hommes. La première est celle des gentilshommes ; les deux autres sont fournies par les esclaves ruraux, ancêtres de nos agriculteurs et par les esclaves industriels, dont l’affranchissement a fait les marchands et les ouvriers de nos villes. L’auteur prend la peine de nous expliquer comment les gentilshommes qui possédaient des provinces, des villes, des châteaux, des domaines, ont fait du nom de leur propriété celui de leur famille en y ajoutant la particule de. Les noms pris par les esclaves, à l’époque de leur affranchissement, forment les quatre dernières catégories. Les affranchis ruraux ont tiré leurs noms des localités où ils ont fait élection de domicile, comme Du mont ou De l’orme. Les affranchis industriels ont choisi les noms de leur métier, comme Maçon, Boucher, Barbier, etc. Les affranchis domestiques, n’ayant ni possessions ni métiers, ont été désignés par leurs qualités morales ou physiques : de là tant de Lebon, Ledoux, Leroux, de Legrand. Enfin, la dernière catégorie comprend ceux qui ont fait de leur nom de baptême celui de leur famille, comme Vincent, Laurent, Thomas, etc. Les noms dont on ne retrouve pas la signification sont ceux dont l’étymologie se perd dans quelque patois oublié. Telle est, suivant M. Granier de Cassagnac, la loi générale qui régit les noms propres, et d’après laquelle on peut décider souverainement si un individu est de bonne souche.

N’est-ce pas un temps fort regrettable que celui où le seigneur ne daignait pas reconnaître la personnalité de ses inférieurs en leur accordant un nom particulier, et se contentait d’appeler Boulanger celui qui pétrissait son pain, et Vigneron celui qui taillait sa vigne ? Mais les choses ont bien changé depuis ! M. Granier de Cassagnac fait remarquer judicieusement qu’il suffit de jeter les yeux sur le panorama des enseignes de Paris pour voir « qu’une foule de Charpentier sont devenus boulangers, et qu’une foule de Boulanger sont devenus charpentiers. » Et il ajoute, avec un soupir de regret sans doute « Il y a même des Leblanc qui sont parfaitement noirs et des Legras qui sont parfaitement secs. » Funeste effet des révolutions !

Après avoir décrit à sa manière les signes caractéristiques de la noblesse, l’auteur raconte le rôle qu’elle joue à l’origine des sociétés. Il montre la fille aînée des nations, c’est ainsi qu’il l’appelle, civilisant les peuples par des enseignemens religieux, organisant les armées, distribuant le travail par l’institution de la hiérarchie féodale, écrivant les langues et inaugurant les littératures. Cette seconde section, beaucoup plus estimable que la précédente, provoque moins audacieusement la critique. On y trouve bien encore quelques fantaisies paradoxales, comme la révision du procès de Socrate, et l’incroyable explication de la guerre du Péloponèse, qui fut, non pas, ainsi qu’on l’a pensé jusqu’ici, une lutte politique, mais une croisade de vingt-sept ans, dans laquelle « il s’agissait pour Sparte de venger Minerve, et pour Athènes de venger Neptune. » Les lecteurs de M. Granier de Cassagnac savent qu’il faut, avec lui, glisser de temps en temps sur quelques feuillets pour arriver aux pages sérieuses et instructives. Celles-ci sont en assez bon nombre dans les six chapitres consacrés au sacerdoce antique et aux institutions militaires. La triple face de la théologie païenne, prêchée par les prêtres, controversée par les philosophes et chantée par les poètes, l’organisation du clergé romain, le recrutement des armées primitives, et surtout le système d’armement usité à diverses époques, ont donné lieu à des recherches fécondes, à des aperçus vraiment nouveaux et attachans.

Les chapitres suivans, qui ne promettent pas moins qu’une théorie nouvelle du système féodal, sont moins irréprochables. L’auteur, qui paraît avoir pris la plume dans l’intérêt d’un dogme social plutôt que pour produire un livre vraiment historique, revient à sa méthode habituelle, qui consiste à prouver que la noblesse, élément providentiel et nécessaire, fleurit toujours et partout dans les mêmes conditions. De là, cette déclaration emphatique (page 476) : «Il faut reconnaître que la féodalité est un fait de tous les pays et de tous les temps, de l’histoire ancienne et de l’histoire moderne, un fait juif, un fait grec, un fait romain, un fait barbare ! » Cette affirmation est surprenante, beaucoup moins pourtant que le commentaire. M. Granier de Cassagnac, persuadé que le globe appartient en toute propriété aux nobles, déclare que la féodalité commence le jour où les nobles donnent leurs terres à bail. Nous n’exagérons pas. « Ce qui caractérise le fief dans sa valeur historique et dans sa fonction sociale, est-il dit (page 398), c’est de débarrasser les propriétaires des soucis de l’exploitation directe, et de les ériger à l’état de rentiers. » Or, comme les puissans de ce monde ont naturellement peu de goût pour l’exploitation directe et trouvent beaucoup plus commode de vivre de leurs revenus, il s’ensuit que la féodalité est un fait universel, et que nous-mêmes, sans nous en douter, nous sommes encore en plein régime féodal. Si, au lieu de s’en tenir à l’écorce, M. Granier de Cassagnac allait plus souvent jusqu’au cœur du sujet qu’il aborde, il trouverait moins facilement des analogies et des ressemblances entre les faits et les ages les plus divers. La liberté qu’il prend sans cesse d’intervertir les classifications acceptées, de refondre les définitions, de frapper à son empreinte les notions qui ont eu cours avant lui, ne tarderait pas, si elle devenait générale, à replonger la science historique dans le chaos. Non, la féodalité n’est pas seulement une création de rentiers, et la location des terres, circonstance inévitable, aussi bien chez les anciens que chez nous-mêmes, n’est pas une constitution de fief. Ce qu’on est convenu d’appeler la féodalité, c’est un ensemble d’institutions en vertu, desquelles une hiérarchie générale des terres et des personnes devient la loi souveraine d’une nation. Sous le régime féodal, le territoire, au lieu d’être morcelé comme d’ordinaire en propriétés indépendantes, est concédé à des individus d’élite, à charge, acceptée par eux, d’accomplir certaines fonctions publiques et d’acquitter des redevances proportionnées à leur grade dans la hiérarchie sociale. Suivant ce système, la possession de la terre, quoique transmise héréditairement en réalité, n’est, aux termes de la constitution, qu’un usufruit révocable dès que le contrat est violé, ce qui constitue le cas de félonie. Chaque détenteur de fief, au lieu de s’appartenir pleinement, est dans la dépendance d’un supérieur immédiat. Le roi lui-même, placé au sommet de l’édifice et ne relevant que de Dieu, n’est pourtant qu’un usufruitier comme les autres, puisque l’inaliénabilité du domaine de la couronne est une des maximes fondamentales de la monarchie. Le seul propriétaire réel est donc la nation, au profit de laquelle tous les devoirs sociaux attachés à la jouissance du sol doivent être accomplis. Pour pénétrer l’esprit du contrat féodal, il suffit de se reporter à son origine. Les terres accordées viagèrement à titre de bénéfices furent d’abord la solde d’un service militaire ; l’étendue de chaque terre fut proportionnée au grade de celui qui la reçut, et nécessairement placée dans la mouvance de la terre concédée à l’officier supérieur. Ce fut ainsi qu’une discipline toute militaire s’introduisit dans la société civile, par l’inféodation successive des terres libres et patrimoniales. Les bénéfices féodaux, ayant représenté primitivement, comme nous l’avons dit, la solde attribuée à un service public, ne purent dans la suite être possédés que par ceux qui étaient aptes à l’accomplissement de ce service. Cette règle, dont le simple bon sens démontre la justesse, donne la clé de toute la législation féodale. Elle fait comprendre les restrictions apportées à l’aliénation des fiefs, la nécessité du consentement royal au mariage des femmes, qui, en portant leur fief en dot à des étrangers, auraient pu donner à leur suzerain des vassaux incommodes. Cette règle explique encore le retrait seigneurial par lequel un seigneur avait le droit de retirer un fief vendu, lorsqu’il était tombé dans des mains inhabiles ou dangereuses ; elle explique le fors-mariage, qui autorisait le seigneur à reprendre une partie des biens de son subordonné, lorsque celui-ci se mariait en dehors de la terre à laquelle il était attaché par son service, et la poursuite, c’est-à-dire le droit de poursuivre, comme un déserteur qui abandonne son poste, l’homme de main-morte qui se dérobait par la fuite à sa fonction, à moins qu’il ne se libérât par un désaveu, c’est-à-dire par un renoncement formel à la tutelle de son supérieur et aux faibles avantages qui en résultaient. Ce n’était pas alors l’homme qui disposait de la terre, mais la terre qui possédait l’homme, le seigneur châtelain aussi bien que le serf attaché à la glèbe, c’était pour ainsi dire la terre qui gouvernait et distribuait les fonctions. Telle fut la théorie générale de la féodalité, souvent faussée, il est vrai, par l’application. Certes il y a là, non pas simplement une création de rentiers, mais un système politique tout d’une pièce, particulier à cette époque intermédiaire qu’on nomme historiquement le moyen-âge. Il faudrait descendre à des détails qui seraient déplacés ici pour prouver que les divers modes d’exploitation usités chez les peuples anciens ont été sans rapport avec la constitution hiérarchique dont nous venons d’esquisser le plan[2]. Pour ne parler que des Romains, les terres du domaine de l’état étaient affermées à l’encan, et, pour en obtenir le bail, il suffisait d’être le dernier enchérisseur. Quant aux domaines privés, les propriétaires essayèrent successivement tous les genres de régie, et ces terres ne perdirent jamais leur qualité d’alleux, c’est-à-dire de terres libres et transmissibles à volonté, pas même à cette époque de dissolution où une ruse fiscale attacha les esclaves ruraux à la glèbe de chaque domaine. Les colonies militaires des anciens ont pu seules présenter quelques points de ressemblance avec les fiefs des temps postérieurs[3].

Il nous reste à apprécier l’œuvre intellectuelle de la noblesse. Dans son Histoire des Classes ouvrières, M. Granier de Cassagnac avait avancé que certains genres littéraires appartenaient exclusivement à la race noble, et que d’autres genres avaient été l’expression instinctive de l’engeance servile. Cette théorie, battue en brèche par une vigoureuse critique[4], a été si complètement ruinée, que l’auteur s’est retranché dans un autre paradoxe. Il s’en tient à proclamer un « fait capital, qui est l’institution des langues écrites et la formation des littératures par les hommes de race noble. » En vertu de ce principe, M. Granier de Cassagnac a découvert que les écrivains bibliques étaient nobles. Malheureusement, il n’y avait pas de noblesse effective chez les Hébreux. La famille de Jacob, même lorsqu’elle eut formé une grande nation, ne compta jamais que des frères. Les malheureux s’attachèrent aux puissans à titre de serviteurs, mais ne devinrent jamais esclaves : ceux-ci étaient toujours d’origine étrangère. Moïse, qui avait observé en Égypte les déplorables effets du régime des castes, et détestait par instinct tout ce qui pouvait rappeler l’organisation égyptienne, s’était proposé de conserver autant que possible l’égalité fraternelle au sein du peuple de Dieu. Il avait prévu l’abus de l’influence sacerdotale en constituant la tribu de Lévi de telle sorte qu’elle ne put jamais devenir un corps politique. La loi du jubilé devait prévenir l’accumulation des richesses dans les mêmes mains ; enfin, les distinctions honorifiques et transmissibles étaient si sévèrement proscrites, que les fils du législateur lui-même se retrouvèrent plus tard confondus parmi les plus humbles lévites, et dans un état de domesticité, honorable d’ailleurs, puisqu’elle les rattachait au service du temple. M. Granier de Cassagnac tranche d’un mot les difficultés qui ont si long-temps arrêté les critiques sacrés, au jet des auteurs bibliques, chroniqueurs ou hagiographes, en décidant « qu’ils appartenaient tous à de grandes familles. » Mais, parmi les prophètes, il se trouve évidemment des hommes de rien. Encore une difficulté à enjamber, et l’auteur le fait de la meilleure grace du monde. Les prophètes étaient plus que des nobles : « c’étaient des hommes qui écrivaient directement sous l’inspiration de Dieu, et qui n’avaient pas besoin, comme ceux qui racontaient l’histoire et la politique du peuple hébreu, d’avoir été mêlés au maniement des affaires. » Nous ferons remarquer à notre tour que les écrits inspirés dont la réunion a formé le livre sacré des Hébreux, n’étaient pas les seules compositions qui eussent cours en Judée. Il y avait, et probablement en assez grand nombre, des chroniqueurs, des poètes, et surtout des faux prophètes, espèces d’orateurs populaires qui s’arrogeaient une mission politique sans inspiration, c’est-à-dire sans être suffisamment pénétrés du sentiment religieux qui était l’ame de la nationalité juive. M. Granier de Cassagnac, dont on connaît le grand talent divinatoire, aurait dû nous dire si toute cette littérature hébraïque était le fait des seuls gentilshommes. De sa part, une explication à ce sujet n’aurait pas manqué d’être piquante.

Transportons-nous en Grèce à la suite de l’auteur. Homère et Hésiode, nous dit-il, ont été assurément de bons gentilshommes ; sans cela, comment auraient-ils pu connaître la généalogie des maisons souveraines et leurs alliances, les rites mystérieux du culte, les usages des palais et des camps, le cérémonial des ambassades, le régime intérieur des gynécées ? Comment ils ont appris toutes ces choses, nous l’ignorons il nous semble seulement que, si l’auteur de l’Iliade, au lieu d’être un rhapsode errant, avait tenu un grand état de maison, il n’y aurait pas de doute aujourd’hui sur les circonstances de sa vie ; et, quant à Hésiode, nous savons que la tradition en a fait un pâtre inspiré qui mérita par son génie d’être associé au culte des Muses. Pour la plupart des autres écrivains grecs et surtout pour les plus célèbres, M. Granier de Cassagnac semble avoir pris à tâche de se réfuter lui-même, quoiqu’il fasse les efforts les plus divertissans pour anoblir ses protégés. L’origine d’Eschyle est inconnue, mais il n’était certainement pas de la classe du peuple, car il fut dans sa jeunesse en rapport avec les dieux, ancêtres des gentilshommes. Ceux qui ont dit que Sophocle était fils d’un forgeron l’ont calomnié. Ami de Périclès, général d’armée, et d’ailleurs « en relations familières avec les demi-dieux qui allaient, disait-on, le visiter à son foyer domestique, » il ne pouvait pas manquer d’être de bonne maison. Euripide n’aurait pas été choisi pour verser le vin dans une fête religieuse, s’il avait été réellement le fils d’un cabaretier et d’une marchande de légumes, comme les scholiastes l’ont rapporté. Quant à Aristophane, homme de fort mauvais ton, il aurait bien pu être de naissance obscure, ainsi que la plupart des poètes comiques. Au nombre des hommes lettrés de la Grèce, et surtout parmi les orateurs politiques, il se trouve beaucoup d’écrivains fils de marchands ou marchands eux-mêmes, à commencer par Solon. M. Granier de Cassagnac remarque à ce sujet que « les hommes de noble maison faisaient aussi le commerce à ces époques reculées. » Cette justification rappelle un peu M. Jourdain, dont le père, excellent gentilhomme, échangeait, par pure obligeance, du drap à l’aune contre de l’argent. Nous ne pousserons pas plus loin ce contrôle ; il nous est beaucoup plus agréable de signaler au milieu de ce chapitre qu’il est fort difficile de prendre au sérieux de bonnes et savantes pages sur les annalistes religieux de l’ancienne Rome et sur les sources primitives de l’histoire romaine, méconnues par l’école sceptique de Niebuhr.

Une dernière objection va résumer en peu de mots nos critiques de détail. « La noblesse, a dit M. Granier de Cassagnac, repose sur une descendance d’aïeux libres : il n’y a pas de noblesse dans une famille qui remonte à un affranchi. Cet axiome développé dans le courant du livre en est le thème principal. Eh bien ! il est prouvé que la noblesse ne peut se perpétuer qu’en ouvrant sans cesse ses rangs aux anoblis, qui ne sont autres que des affranchis, dans les idées de M. Granier de Cassagnac. L’extinction rapide des classes nobles est un fait des plus surprenans et des mieux prouvés par l’histoire et par la statistique. L’aristocratie des Eupatrides, si puissante à Athènes, donne à peine signe de vie après la guerre du Péloponèse ; le pur sang dorien était presque épuisé à Sparte, six siècles après Lycurgue. L’anéantissement du patriciat romain est un fait généralement connu. La déperdition du sang noble paraît plus rapide encore chez les modernes que chez les anciens. Avant la révolution de 1789, les deux tiers de la noblesse française ne prouvaient pas deux siècles d’existence. La Franche-Comté, qui avait eu, au moyen-âge, jusqu’à deux mille familles féodales, n’en possédait plus qu’une vingtaine vers le milieu du siècle dernier. On a constaté récemment que, dans certaines provinces de Hollande, il ne reste plus une seule des familles anciennement inscrites sur les registres de l’ordre équestre. Enfin, sans chercher les exemples si loin, à Paris même, l’aristocratie de notre temps, la population riche qui réside dans les 2e, 10e, 3e et 1er  arrondissemens, serait, après trois générations, réduite de plus de moitié, si elle ne se renouvelait constamment par son alliance avec des familles nouvellement enrichies[5]. Ces faits sont avérés, et la conclusion se présente d’elle-même. La noblesse, principe d’émulation, récompense des grands services, distinction souvent légitime et peut-être nécessaire dans les sociétés, n’est pourtant pas autre chose qu’un anoblissement perpétuel. Cette noblesse de race, qu’a rêvée M. Granier de Cassagnac, cette noblesse type, incréée et de fait divin, n’est qu’un être impossible, puisqu’il ne peut exister par lui-même ; insaisissable, puisqu’on ne voit pas quand il commence et quand il finit, et qu’il n’est peut-être pas une seule famille en Europe qui puisse prétendre avec certitude qu’elle ne sort pas d’un affranchi. Établir une classification générique parmi les hommes, soutenir que la noblesse est le résultat d’une supériorité décrétée par la Providence, c’est se faire l’apôtre d’une hérésie morale et d’un sophisme politique.

Nous nous montrons bien hostiles à cette pauvre noblesse. C’est qu’elle a aujourd’hui un tort réel à nos yeux. Elle a faussé l’incontestable talent de M. Granier de Cassagnac : elle l’a poussé à un affligeant gaspillage d’érudition et de style. Toutefois, l’Histoire des classes nobles ne portera pas une atteinte grave à la réputation de son auteur. On sent trop bien qu’une intelligence aussi vive ne peut pas toujours rester au service du paradoxe, et, en relisant les pages saines et vigoureuses que M. Granier de Cassagnac a dirigées contre le paradoxal Niebuhr, on demeure persuadé qu’il serait capable de faire un excellent livre s’il lui prenait fantaisie de se réfuter lui-même.


A. Cochut.
  1. Un vol., in-8o, chez Delloye, place de la Bourse, 13.
  2. Pour prouver que la féodalité antique, qu’il a découverte, était aussi constitutée hiérarchiquement, M. Granier de Cassagnac assimile la clientelle romaine à la vassalité du moyen-âge. Nous lui ferons remarquer qu’à l’époque où les grandes familles s’honoraient de leur nombreuse clientelle, aux beaux jours de Coriolan et des Fabiens, qu’il cite en exemple, les nobles propriétaires n’avaient pas encore renoncé à l’exploitation directe de leurs terres, et qu’alors il n’y avait pas féodalité, même suivant la théorie de M. Granier de Cassagnac.
  3. M. Granier de Cassagnac croit réfuter (page 488) l’opinion presque généralement admise suivant laquelle les fiefs auraient été dans l’origine des bénéfices militaires, en signalant des bénéfices accordés à des serfs. Nous lui répondrons que les premiers bénéfices ont été accordés à des lètes, c’est-à-dire à des Barbares mercenaires, quelquefois prisonniers de guerre, et soumis à une discipline si rigoureuse, que les historiens les ont souvent confondus avec les esclaves.
  4. Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 15 février 1839.
  5. Voyez dans les Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques, tome II, un intéressant travail de M. H. Passy.