Revue littéraire - 30 septembre 1845

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Revue littéraire - 30 septembre 1845

REVUE LITTERAIRE.




ESSAIS DRAMATIQUES, de M. G. Revere[1]. — Les théories modernes sur l’art dramatique ont été très vivement agitées au-delà des Alpes, il y a déjà plus de vingt ans ; elles ont été débattues tour à tour avec éloquence et avec esprit dans les livres, dans les brochures, dans les journaux, dans ces écrits multipliés qui étaient alors le signe d’une renaissance intellectuelle. A l’exemple de l’Angleterre, qui avait eu Shakspeare, à côté de l’Allemagne illustrée par Schiller et par Goethe, de la France, où la critique proclamait les doctrines nouvelles, en attendant que de hardis écrivains les missent en œuvre, l’Italie, se dégageant des entraves, voulait aussi arriver à une façon plus large, plus libre, plus vraie de représenter la vie humaine au théâtre, soit que le poète ne demandât ses héros qu’à sa propre pensée, à sa fantaisie, à son invention, soit que, s’instruisant par l’histoire, il voulût ranimer les personnages du passé, peindre leur physionomie, leurs passions, leurs coutumes et les faire revivre dans leur antique attitude. La variété même de la vie devait succéder à la languissante unité d’une action étroite et méthodique ; les pompeuses fictions allaient faire place aux sévères et exactes peintures historiques. Telle était la pensée des brillans esprits qui ne voulaient pas que l’art pérît dans la patrie de Dante. Ainsi, la poésie dramatique, en Italie, pouvait avoir un glorieux avenir ; mais là comme ailleurs, ce n’était pas sans résistance que la Muse moderne gagnait ses batailles. Manzoni, qu’on rencontre toujours sur le chemin des généreuses tentatives, fut un des premiers à lever ce drapeau de légitime révolte ; non-seulement il défendait la valeur critique de ses idées avec une chaleur convaincue et un ingénieux talent, mais il fit mieux encore : il prouva leur puissance en faisant le Comte de Carmaquola et Adelghis, en qui M. Sainte-Beuve voyait récemment comme un portique sacré de la nouvelle voie dramatique en Italie. Belles œuvres, en effet, et qui parurent bien avant que de pareilles tentatives fussent faites en France ! Carmagnola et Adelghis pourraient, en quelques points, être comparés à certains ouvrages de Schiller. Comme dans les drames de l’auteur de Guilliiume Tell, il y a toujours dans ce libres et vigoureux tableaux historiques une beauté idéale qui charme l’esprit et l’élève : c’est la beauté la plus parfaite et la plus pure, celle que l’ame seule comprend et qu’elle se plaît à aller rechercher sous ses triples voiles. Il se peut bien que, trop vivement exalté par cet attachement aux choses idéales, le poète parfois oublie les conditions de temps et de lieux, et jette dans une action dont la date devrait fixer le caractère quelque étrange héros, comme Adelghis, ce Posa de l’invasion lombarde ! Mais qu’importe : la poésie qui aboutit à de telles créations ne vaut-elle pas mieux que cet art frivole qui a besoin, pour se compléter, du jeu d’une machine, de la singularité d’une décoration, de la forme d’un vêtement, et frappe les sens au lieu de parler à l’esprit et au cœur ?

Dès-lors la cause de la révolution littéraire était victorieuse en Italie. Ce qui est à regretter, c’est que ce mouvement dont Manzoni fut un des chefs reconnus n’ait pas eu des résultats plus certains et plus grands ; c’est que des œuvres nées de la même inspiration, répondant à ce premier et glorieux appel, n’aient pas continué cette tradition rajeunie ; c’est qu’il n’y ait pas eu dans les esprits cette union, cet accord et en même temps cette persistance qui assurent la victoire et la rendent féconde. Oui, cela est à regretter : la réponse qui nous serait faite, il est vrai, nous la connaissons, la cause du mal est trop plausible La poésie, de notre temps, vit de pensées sérieuses et s’habitue à remuer les grands problèmes ; elle interroge les destinées humaines et cherche parfois à corriger la réalité par les rêves de perfection ; si elle choisit quelque action héroïque de l’histoire d’un pays, à l’aspect de ce passé, elle se plaît, elle aussi, à faire ses souhaits pour l’avenir. Or, pour s’élever à cette hauteur, il ne faudrait pas qu’elle fût à chaque instant retenue et menacée ; pour exprimer son enthousiasme ou sa plainte, il lui faudrait un peu de cet air libre qu’elle n’a pas, et qu’on lui accorderait volontiers si elle voulait revêtir la livrée ou se borner, à quelque chanson d’amour, c’est-à-dire si elle voulait mourir. Quelles que soient cependant les difficultés d’une situation précaire et fausse, cruelle, pleine d’angoisses, il y a encore quelques dignes exemples dans ce noble pays ; l’Italie moderne n’est pas déshéritée de gloires littéraires ; il y a de persévérantes fidélités à la poésie, et aux noms de Manzoni, de Pellico, devenus européens, on pourrait en ajouter d’autres à qui il n’a manqué que les circonstances pour les faire briller du même lustre. La jeunesse aussi veille et attend l’aurore : c’est à elle surtout, qui n’a aucun lien avec le passé, qu’il faudrait conseiller le travail et cette haute dignité qui sied à l’intelligence ; mais ce n’est pas sans une étude attentive et réfléchie que les jeunes poètes pourront réussir dans leurs tentatives littéraires. Ils doivent, il nous semble, se rendre compte avec soin de ce qui a été fait jusqu’ici pour y ajouter, et pour ne pas tomber dans cette erreur de se croire encore aux premiers jours d’une lutte dont l’issue n’est plus incertaine.

C’était là notre pensée en parcourant les Essais Dramatiques de M. Revere ; ces tentatives, qui ne sont pas sans mérite, auraient sans aucun doute suscité de vives discussions, il y a vingt ans, au moment où Manzoni écrivait sa lettre à M. Chauvet, où paraissaient les dialogues de Visconti sur les unités ; ils eussent pu être un argument, et auraient, à ce titre, soulevé ces sympathies et ces répulsions qui font le succès. M. Revere pouvait voir se poser à son sujet toutes les questions alors flagrantes ; il les provoque par la nature même de ses ouvrages, puisqu’à cette lutte de belles passions qui caractérise l’ancienne tragédie, il a substitué le tableau complet d’une des plus singulières époques de l’histoire de Florence, et qu’il a introduit dans son drame ce personnage éternellement mobile, passionné, tour à tour enthousiaste ou haineux, — le peuple ; puisqu’il a fait de la place publique le lieu de la scène, et qu’il a écrit ses poèmes en prose. Les Essais de M. Revere se pourraient comparer, dans leur contexture, aux États de Blois ou à la Mort de Henri III, de M. Vitet ; c’est le même système dramatique, système merveilleusement propre à favoriser l’audace, et qui, par cela même, devait plaire à un vif esprit. Mais ce temps où en Italie comme en France on s’essayait à une large réforme dramatique est loin de nous déjà ; entre les drames historiques de M. Vitet et les Essais de M. Revere, il y a vingt années ; ces libertés, enviées alors, pour lesquelles tant d’ardeur était dépensée, qui les conteste aujourd’hui ? et dès-lors ce qu’il pourrait y avoir d’heureusement agressif dans une œuvre hardie et en dehors de toute règle risque de rester sans effet. Peut-être y aurait-il eu plus d’avantage pour le jeune auteur milanais à resserrer son action, à conduire d’une manière plus visible pour le lecteur les personnages au sanglant dénouement, à donner du relief à certains caractères qui, malgré leur grandeur, disparaissent presque au milieu du tumulte de la mêlée. Peut-être ainsi serait-il parvenu plus aisément à combiner une certaine unité d’action qui doit exister dans toute œuvre tragique avec la variété, le mouvement, l’animation, qui en font l’intérêt.

Certes, même en acceptant quelques-unes de ces légères restrictions qui laissent encore à l’inspiration toute sa liberté et, bien, loin de l’étouffer, la vivifient au contraire, il n’est pas de plus admirable source où l’on soit tenté d’aller puiser que les annales italiennes. Guerres de l’empire et de la papauté, bouleversemens des royaumes, luttes formidables des cités entre elles, puissantes haines de familles, et à côté les plus douces, les plus pures amours, insatiables ambitions, dévouemens héroïques, oppression des peuples, généreux efforts pour la liberté, — gloires ineffaçables et revers éclatans, — tout ce qui attache l’esprit, tout ce qui prête au drame abonde dans l’histoire de ce peuple qui, par un destin singulier, a donné deux fois la lumière au monde, et a laissé s’échapper le flambeau de ses mains. C’est un sérieux hommage que bien des écrivains d’un génie éminent ont rendu à l’Italie que d’aller, pour ainsi dire, s’échauffer à son foyer, scruter son passé pour le reproduire et lui donner une nouvelle vie par la vertu de leur art. Shakspeare a demandé à l’Italie Othello et Desdemona, Juliette et Romeo ; Goethe lui a pris Torquato Tasso ; Schiller en a tiré Fiesque ; Byron dans ses courses aventureuses y a trouvé Marino Faliero et les Foscari. Terre inspiratrice où les poètes ne peuvent aborder sans en rapporter quelque puissant et vert rameau !

M. Revere a choisi deux faits mémorables dans l’histoire de Florence : — la révolution passagère et violente conduite par Savonarola, et la tentative impuissante et désespérée de Lorenzino. Nous intervertissons les dates de ces compositions : Lorenzino de Médicis a été fait avant les Piagnoni. Il n’importe. Dans l’histoire, Fra Girolamo est venu avant le meurtrier du duc Alexandre ; dans le grand drame des destinées florentines, le fougueux moine précède le nouveau Brutus. Le premier conduit au second à travers les plus sanglantes péripéties qui aient pu désoler une ville.

C’est à la fin du XVe siècle que Savonarola se rendit à pied de Brescia à Florence. La prédication fit du réformateur dominicain le roi d’une population émue et crédule ; ni l’état de l’église, ni la situation politique de la ville des Médicis n’étaient propres d’ailleurs à désarmer sa colère. Une triste corruption avait gagné ce grand corps de l’église. Alexandre VI souillait le trône pontifical par la débauche et par le crime. Singulière décadence, contre laquelle la révolte du Luther italien était bien légitime ! À Florence, l’autorité était tombée des mains de Laurent de Médicis en celles de son fils Pierre, jeune homme frivole et vain, occupé de plaisirs et de fêtes, qui avait déjà toute l’insouciance de l’héritier incontesté d’une couronne royale. Il avait aisément recueilli la survivance des honneurs et de la magistrature de son père ; mais, aux yeux du plus grand nombre, son pouvoir était une usurpation. C’est contre Alexandre VI et contre Pierre, contre le chef de l’église et le chef de l’état, que Savonarola fit tonner sa voix et souleva la multitude. Dans ses rêves mystiques, Fra Girolamo alliait une foi d’illuminé à un amour farouche de la liberté populaire. Il tonnait avec une égale audace contre la corruption de la religion et les détenteurs des droits du peuple ; il ébranlait la foule par ses paroles ardentes, et c’était sans hypocrisie qu’il se posait en prophète annonçant des calamités prochaines si la réforme ne triomphait pas. Son exaltation religieuse était telle qu’il pouvait se croire sans effort l’envoyé de Dieu, et le peuple avait la même foi en lui, de telle sorte que, lorsque Pierre de Médicis fut forcé de s’enfuir, poursuivi par la réprobation publique, après avoir livré les places de la Toscane à Charles VIII, et que la république florentine sembla renaître, Savonarola se trouva comme le dictateur de cette turbulente démocratie. Ce fut là le terme de son crédit : Dès-lors son autorité chancelle ; des prédications amères, forcenées, s’acharnent contre lui et le provoquent au combat ; il faut qu’un de ses disciples accepte le fanatique défi de braver les flammes, pour éprouver si Dieu vraiment favorise sa cause, et s’il renouvellera le miracle de Daniel dans la fosse aux lions. Bientôt lui-même, conspué et honni, il montera sur un bûcher, et la foule battra des mains à son supplice, comme elle a applaudi à son triomphe.

C’est là aussi, c’est à ce moment d’incertitude que commence le drame de M. Revere. Cette lutte à laquelle toute une cité prend part, et qui se dénoue par l’immolation d’un homme, l’auteur n’a eu ainsi qu’à la prendre dans l’histoire ; mais il avait à relier tant d’élémens diffus et à leur donner une forme précise, et poétique ! Ces noms de partis, les piagnoni, les arrabiati, il ne les a pas créés davantage ; c’est la chronique qui les lui a donnés. Les piagnoni, ce sont les sectateurs de Fra Girolamo, gens de vertu et d’austérité, voués à la pénitence, qui veulent sauver Florence par la liberté, et l’église par le sacrifice, par l’abnégation et la pureté des mœurs primitives. Des hommes se font les soldats de ce Dieu souffrant du Calvaire que leur prêche Savonarola ; les femmes se dépouillent de leurs folles parures, réforment leur existence, et vivent de la vie des antiques matrones. Les arrabiati, au contraire, sont les amis de la vie facile, vrais fils d’Épicure, enragés de plaisir ou bons compagnons, comme ils se nommaient. Pour eux, l’austérité républicaine serait un joug trop lourd, et ils aiment mieux la religion accommodante du pape Alexandre VI que la sévère doctrine de Savonarola. Les uns et les autres sont toujours près de courir aux armes, et ces sentimens opposés se résolvent en conspirations permanentes. Les agitations de la place publique, d’ailleurs, ont leur retentissement dans la famille, et les affections privées se ressentent des discordes civiles. C’est ce que l’auteur a montré dans quelques scènes, pas aussi bien qu’on le pourrait désirer cependant. Savonarola revit avec assez de grandeur dans le drame ; on le retrouve encore tel qu’il fut autrefois ; puissant la veille, le lendemain il est jeté dans les prisons pour être brûlé, et son courage ne faiblit pas. Par la torture, on veut lui arracher des aveux, on veut lui faire confesser qu’il a cherché à corrompre le peuple, et qu’il a blasphémé Dieu en attaquant Alexandre VI. Il avoue, il est vrai, parce que son corps est épuisé et faible ; mais il brave la persécution en démentant toujours les aveux menteurs qu’on lui a surpris. Et que se contente-t-il de dire alors :

« Ah ! qu’ai-je fait à ces Florentins pour qu’ils soient tous contre moi ? qu’a fait le pauvre frère prêchant l’amour de Jésus et la liberté fille de ses entrailles ? C’est ainsi qu’on me paie mes veilles et mes souffrances… Italie ! Italie !… que t’ai-je fait ? Je t’ai appelée à la pénitence au nom du Très-Haut ! j’ai étalé toutes tes plaies à tes regards, et tu n’as rien voulu croire !… »

A vrai dire, cependant, Savonarola n’est pas un personnage de drame. Une lecture recueillie, c’est ce qui convient à l’histoire singulière et terrible de l’agitateur de Florence. Les passions humaines ont trop peu de place dans son cœur ; il ne vit pas sur la terre, mais dans le ciel, toujours enivré de ses mystiques ardeurs : il diffère, en un mot, trop de nous-mêmes pour que nous puissions le voir avec intérêt agir et parler sur un théâtre, et, en cela, sans doute, M. Revere a été bien servi par l’impossibilité où il s’est trouvé d’écrire son ouvrage pour la scène.

Il n’en est pas de même de Lorenzino de Médicis. C’est là un sujet vraiment dramatique. Nous rattachions le nom de Lorenzo à celui de Savonarola, et en effet le premier tenta, par un meurtre, au commencement du XVIe siècle, de réveiller l’esprit républicain que le second avait fait triompher un instant, quelques années avant lui. Dernier et inutile effort pour la liberté de Florence ! Déjà la fière république était morte : elle allait se transformer en petit duché et s’endormir obscurément sous un sceptre vulgaire. Qui ne connaît l’histoire de Lorenzino, de ce Brutus moderne, qui contient sa haine, nourrit dans le silence ses rêves patriotiques, cache ses desseins sous l’apparence de la poltronnerie et de l’indifférence, se fait le familier du duc Alexandre, partage ses débauches, se souille avec lui jusqu’au jour où, l’attirant chez Catherine Ginori, il lui enfonce un poignard dans le cœur ? Il faut joindre à ceci, pour composer le drame, toutes les passions qui s’éveillent et s’agitent, les victimes qui tombent chaque soir dans Florence, les bannis qui réclament une patrie, les mères qui vont à la recherche de leurs filles flétries, les jeunes époux qui redemandent leurs fiancées. En face de ce triste spectacle, il y a quelque chose d’émouvant dans cette double vie, de Lorenzino, qui, d’un côté, apparaît comme le complice d’Alexandre, et de l’autre écoute patiemment toutes les plaintes pour s’en faire le vengeur. M Revere l’a peint avec vérité ; il a de nobles momens lorsque, près de Catherine Ginori, sa maîtresse, il éprouve le besoin de se débarrasser de ce masque qui lui dévore la face, et montre son ame à nu, développant son dessein qui le purifie aux yeux de la femme qu’il aime. « Ah ! si Florence pouvait le juger en ce moment ! » dit Catherine. Parfois aussi, remettant son masque, il va se mêler au peuple ; c’est dans une de ces scènes qu’il prend la guitare de l’improvisateur et chante :

« Ah ! mon deuil est devenu cruel, Lena était belle comme une fleur de mai ! Le monde entier lui rendait hommage ! Qui me rendra ma Lena que j’ai perdue ?…

« Elle est devenue muette comme une pierre… Son beau visage est bien pâle ; sa chevelure a été coupée ! Ah ! qui me rendra ma Lena que j’ai perdue ?…

« Je n’ai guère d’espoir ; voyez, cependant, je ne porte pas l’habit du veuvage ; peut-être ma Lena n’est pas perdue ?…

« Le temps ne change pas mon amour ; ma pensée va toujours vers elle, dans la veille ou dans le sommeil ; je vais la chercher encore un peu mieux. Peut-être ma Lena n’est pas perdue ?…

« As-tu entendu l’histoire de Lena ? dit un homme du peuple, elle ressemble à celle de Florence. »

Cependant c’est vainement que Lorenzino délivre sa patrie d’Alexandre de Médicis. Son action romaine ne peut rien, et lui-même est forcé de fuir, de s’en aller de ville en ville comme un criminel. Puisque M. Revere n’était point gêné par les exigences de la scène, pourquoi à ce tableau de la vie de Lorenzino n’a-t-il pas ajouté un autre tableau, celui de sa mort ? Florence reste assoupie, et celui qui avait rêvé dans son sein la gloire de Brutus va mourir misérablement assassiné à Venise, comme pour prouver que le meurtre est toujours le meurtre, et que ce n’est pas par lui qu’on sauve une nation. Et puis, ne verrait-on pas en cela la fin logique d’un homme qui, n’ayant pas assez redouté les atteintes d’une vie d’opprobre et de débauches, avait laissé lentement les vertus s’échapper de son ame, et en qui il n’était plus resté de force que pour donner un coup de poignard ? Il y a, ce nous semble, plus de grandeur dans la fin d’un autre de ces conspirateurs florentins de la même époque, Filippo Strozzi. Strozzi, enfermé dans une prison, se tua de sa propre main, et, avant de mourir, dans son testament qui est resté, il recommandait avec simplicité son ame à Dieu, bien qu’il commît un acte coupable en se frappant lui-même ; et il le priait, s’il ne pouvait faire mieux, de l’admettre dans le séjour où vit Caton d’Utique, au milieu des autres mortels vertueux qui l’ont imité.

Le nom de Lorenzino a attiré plus d’un écrivain de nos jours. Il y a peu d’années, M Alexandre Dumas a traduit, lui aussi, cette histoire en drame, et probablement ce n’était pas sans avoir connu l’ouvrage de M. Revere. Bien que M. Dumas ait confondu des évènemens divers et ait introduit dans son œuvre Luisa Strozzi, dont l’auteur milanais ne fait pas mention, cependant la ressemblance entre certaines scènes est trop frappante pour qu’elle puisse être l’effet d’une coïncidence fortuite. La prison où Luisa vient trouver son père, avec la permission du duc, et celle où M. Revere place Bernardo Corsini avec sa fiancée Nella, est la même ; la situation est semblable, le langage pareil. Fra Lionardo est un personnage simplement transporté de l’ouvrage italien dans l’ouvrage français. Ni l’un ni l’autre de ces drames, cependant, ne se pourraient comparer à celui qui les a précédés tous les deux et nous a fait connaître cette singulière figure du XVIe siècle italien, nous voulons parler du Lorenzaccio de M. Alfred de Musset. C’est le plus poétique et le plus vigoureux tableau de cette Florence noyée dans le vin et le sang, et en même temps un des drames les plus riches de cette époque. Comment se fait-il donc que ce poète, qui, si jeune d’années encore, a fait irruption et s’est signalé sur tant de points, dans le poème, dans le roman, dans le drame, semble se dérober volontairement après chaque succès, et faire attendre les fruits de sa virilité ? Certes on ne peut douter qu’à côté de ces proverbes charmans, de ces comédies pleines de grace : On ne badine pas avec l’Amour, les Caprices de Marianne, la Quenouille de Barberine, M. de Musset n’eût pu ajouter à Lorenzaccio d’autres œuvres pareilles, et le théâtre moderne est-il donc si riche qu’il n’y eût profit à l’y convier ?

Les Essais Dramatiques de M Revere, sans avoir cette haute valeur poétique de Lorenzaccio, sont encore dignes d’intérêt. Cependant on voudrait y rencontrer plus souvent quelques-uns de ces reflets soudains et magiques qui signalent la jeunesse et mettent l’originalité de l’écrivain en saillie. L’auteur est jeune en effet, et dès-lors pourquoi n’y aurait-il pas lieu d’espérer que son inspiration se fortifiera en se concentrant, que la méditation fera disparaître ce qu’il peut y avoir d’un peu incertain dans son talent ? M. Revere, on le voit, revient avec soin vers le passé. « Si vous nous enlevez nos souvenirs, dit-il en un passage, que pourrons-nous montrer aux étrangers ? » Il y a dans ces paroles une amertume secrète et un triste regret. Ailleurs, à la première page d’un de ses drames, il a écrit : Non est mortua puella, sed dormit ! Là le regret, ici l’espoir. En traduisant ces sentimens divers au point de vue littéraire, ne pourrait-on dire aux écrivains italiens : « Ayez donc courage et persévérez malgré tout ; travaillez tous les jours, s’il se peut, à des œuvres dignes de la patrie qui n’est plus, de la patrie de Dante, de Pétrarque, de Boccace, de Machiavel, de Tasse, dignes aussi de la patrie qui sera ! »


CH. DE M.

  1. Gli Piagnoni e gli Arrabiati, al tempo di fra Girolamo Savonarola 2 vol, Milano. — Lorenzino de Medici, drama storico ; 1 vol.