Revue littéraire - 31 décembre 1949

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REVUE LITTERAIRE.




LES THEÂTRES ET LES LIVRES.




Est-il bien vrai que la littérature dramatique revienne en ce moment aux saines idées morales, et faut-il chercher, dans quelques ouvrages représentés récemment, les indices de ce retour salutaire, de cette réaction dont personne ne sera tenté de se plaindre ? Ce ne serait pas, remarquons-le en passant, une des moindres surprises de notre époque que de voir l’auteur de Lélia prêter un concours imprévu à cette restauration de la morale au théâtre, et peut-être est-il plus sage de penser qu’en écrivant son idylle de François le Champi, Mme Sand n’a pas songé à se faire l’interprète de ces intentions réparatrices, qu’elle a voulu tout simplement humilier la société polie en glorifiant la vie champêtre, et se consoler avec des paysans du mauvais succès de ses tentatives pour l’amélioration politique et sociale des hommes civilisés. Quoi qu’il en soit, la réaction existe, en apparence du moins, et vient de se révéler encore par le succès de Gabrielle, la nouvelle comédie de M. Émile Augier. Il y a lieu de s’en réjouir plutôt que de s’en étonner : il faudrait ne pas connaître cette mobilité de goût, cette humeur changeante qui déplace si souvent les conditions de réussite ou de déchéance, pour être surpris que les excès du drame moderne, les orgies dramatiques et littéraires que nous avons autrefois signalées, aient fini par inspirer un vif attrait pour les conceptions les plus simples, pour la peinture des sentimens les plus purs et les plus paisibles. C’est une des lois constantes de l’esprit humain que cette transition brusque et rapide d’une exagération qui le dégoûte ou l’effraie à une exagération contraire dont il se lassera plus tard, et ce n’est pas seulement à la littérature que cette loi s’est appliquée dans ces derniers temps. Il y a plus, ce retour à la morale, au culte de la famille, n’est que la conséquence logique des doctrines qui menacent, dans leurs racines les plus profondes, ces affections et ces devoirs. Peut-être est-ce ici le moment de marquer une différence qui explique pourquoi, dans un temps plus prospère et après une révolution moins radicale, les romanciers et les poètes furent bien venus à flatter par de séduisantes images les révoltes des imaginations ardentes, et pourquoi la sympathie et le succès appartiennent aujourd’hui aux écrivains qui plaident contre les entraînement de la passion. C’est qu’alors la société, malgré de lointaines menaces et de vagues inquiétudes, avait encore la conscience de sa force ; elle était sûre de ne pas succomber aux premiers chocs, et elle permettait qu’on jouât avec des sophismes passionnés dont elle ressentait le charme sans en connaître le péril ; elle souffrait, avec plus d’indulgence que de colère, que quelques ames hardies et orageuses prissent au sérieux ces paradoxes, parce qu’ils restaient à l’état d’exceptions, et qu’elle n’en était pas ébranlée. Ces paradoxes cessent d’amuser, d’attendrir ou de séduire, du moment qu’on redoute de les voir entrer tout armés dans la vie réelle, et l’on n’a garde de trouver trop austères les affections et les lois qui régissent la famille, lorsqu’elles deviennent des refuges, au lieu d’être des entraves. En face de l’invasion menaçante, on a dû se presser et faire groupe autour des saintes images du foyer domestique, comme on se pressait autour des dieux lares dans une ville assiégée.

C’est à ce sentiment que répond la comédie de M. Augier, et c’est surtout ce qui en explique le succès. L’intention morale est très nettement accusée dans Gabrielle : est-elle aussi réelle qu’on semble le croire ? y a-t-il dans cette ferveur d’honnêteté une conviction bien ardente et bien profonde, une pensée sérieusement mûrie, une tâche virilement entreprise ? De même que les dramaturges de l’école excessive et violente gardaient dans leurs excès mêmes je ne sais quoi de puéril qui rappelait parfois les violences d’enfans gâtés, ne peut-on pas dire qu’il y a aussi trace d’adolescence intellectuelle et littéraire dans cette façon de restaurer à priori la poétique du devoir, et de casser brusquement les poésies de la passion et de l’amour, comme un enfant brise ses jouets ? Ces jeunes inspirés de la muse domestique et conjugale ne sont-ils pas quelque peu les rhétoriciens de la vertu ? Gardons-nous de trop insister, et craignons qu’on ne nous accuse de chicaner ou de contredire un succès dont il vaut mieux se féliciter. L’émotion ne se discute pas, et il y aurait mauvaise grace à y apporter des restrictions chagrines, lorsqu’on l’a soi-même partagée. Cependant n’y a-t-il pas, après le premier attendrissement, place pour la réflexion, et perd-on le droit de rappeler au poète des lois qu’il a négligées ou méconnues ?

Il n’est pas assurément de spectacle plus beau, plus saisissant, que la lutte de la passion et de la conscience, la victoire de la conscience sur la passion. C’est par là que le poète féconde la plus glorieuse des conquêtes de l’art moderne, purifié par le christianisme ; c’est par là qu’il substitue à la fatalité antique ces combats intérieurs, ces mystérieuses péripéties renfermées dans les replis de l’ame, et où se révèlent, dans toute leur douloureuse grandeur, l’intelligence et la liberté humaines. Cette peinture, si favorable à l’étude psychologique, à l’analyse pénétrante et délicate, a en outre l’inappréciable avantage de remplacer par des effets naturels et vrais, empruntés aux conditions mêmes du cœur humain, ces effets extérieurs, obtenus par des moyens matériels et vulgaires, qui n’ont rien de commun avec l’art véritable. Seulement, pour que cette lutte soit vraiment poétique, pour que l’enseignement en soit décisif et le résultat formel, il faut au moins que la passion existe ; pour qu’il y ait une victoire et une défaite, il faut qu’il y ait une bataille. Le poète n’a droit d’humilier la passion, d’en signaler les périls et les écueils, qu’après lui avoir donné préalablement assez de prestige et d’éclat pour que le spectateur comprenne comment ces ames égarées, mais non grossières, abusées, mais non dépravées, ont pu y trouver tant de séduction et d’attrait. Immolez la passion au devoir, j’y consens ; mais, pour que le sacrifice soit plus digne du dieu, ayez soin au moins de parer la victime.

N’y a-t-il pas d’ailleurs une injustice réelle dans ce partage si inégal, dans la partialité visible de cette main de poète si prodigue pour le devoir, si avare pour la passion ? Si vous voulez convertir, tâchez d’abord que l’on vous croie, et, pour qu’on vous croie, ne dites pas qu’avec ses jours d’orage et d’ennui la passion n’a point ses jours de soleil. Ne forcez pas les ames que vous tenez attentives à votre œuvre - de se souvenir que le temps où elles ont aimé est, en définitive, celui qui leur a laissé la trace la plus radieuse. Non, ce n’est pas ainsi que procèdent les maîtres : pour donner à la leçon toute sa portée, au châtiment tout son éclat, ils accordent à la première phase de la passion, à la phase enchanteresse et fugitive, assez d’enivremens et de délices pour qu’il soit possible d’admettre qu’une imagination ardente n’ait pas cru les payer trop cher au prix de toute une destinée. Ils amènent, par une gradation savante, l’ame fragile et inquiète à se laisser peu à peu approcher, puis atteindre, puis envahir par le souffle mystérieux et brûlant : ils la décrivent se débattant contre cette puissance invisible qui la domine et la subjugue, s’enivrant de sa défaite, trouvant dans l’immolation même de tout ce qu’elle a brisé une inépuisable source de voluptés et d’extases, et ce n’est qu’après cette large part faite aux ardeurs et aux ivresses, que, par une gradation nouvelle, ils font glisser le premier ennui dans ce cœur, le premier pli sur ce front, la première larme dans ces yeux. Ils retracent alors avec une fidélité scrupuleuse le tableau de ces désenchantemens impitoyables qui créent peu à peu la solitude et le vide autour de ces deux cœurs condamnés à s’isoler l’un de l’autre après s’être isolés de tout, à venger, par leurs déchiremens, leurs récriminations et leurs angoisses, les lois qu’ils ont méconnues, à contresigner chaque matin de leur main tremblante l’arrêt public qui les réprouve et les flétrit. Quiconque a lu Adolphe sait comment, avec une pareille donnée, on peut écrire un chef-d’œuvre.

Si le poète est effrayé de cette tâche, s’il craint que la peinture des joies et des fêtes de l’amour coupable dépasse, en séduction et en éclat, celle de ses mécomptes, s’il craint surtout que le lecteur, plus facile à égarer qu’à convaincre, s’arrête plus complaisamment à la faute qu’au châtiment, il doit au moins laisser croire que ces joies ont existé, que ces fêtes ont eu leur moment, et en faire, pour ainsi dire, le prologue de l’austère récit où il déroule la série douloureuse des déceptions et des peines. C’est ce qu’a fait M. Jules Sandeau dans Fernand et dans Richard. Au moment où s’ouvrent ces émouvantes et instructives histoires, la période fatale a commencé ; l’adultère en est déjà à la page sinistre où deux amans, long-temps enivrés de passion et d’oubli, voient tout à coup se dresser sur leur chemin le fantôme d’un époux outragé, d’un fils abandonné, d’une famille en deuil, d’un bonheur évanoui, d’un avenir dévasté ; mais on reste libre de supposer qu’avant d’arriver à ces steppes et à ces précipices, le romancier et ses héros ont traversé les régions fleuries, et que parfois même ils rejettent leur regard en arrière pour contempler, à l’horizon lointain, cette terre promise de l’amour où il serait si doux de vivre, s’il était possible d’y rester.

M. Émile Augier, dans Gabrielle, a été moins impartial, moins véridique et moins complet. Soit qu’il ait poussé un peu trop à l’extrême le dédain des ressorts et des combinaisons dramatiques, soit que les vrais procédés de l’art lui aient réellement fait défaut, il ne s’est pas occupé d’expliquer et de graduer, chez Gabrielle, les développemens d’une passion qui finit cependant par devenir bien vive, puisque peu s’en faut que l’héroïne de M. Augier n’abandonne son mari et sa fille pour s’enfuir avec son amant. Avant de la voir arriver à cette résolution suprême, il semble que nous devrions assister à ces alternatives d’entraînement et de résistance, à ces luttes intimes où la voix de la raison et de la conscience, d’abord impérieuse et puissante, est peu à peu étouffée par les ardens sophismes de l’amour, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne dans un dernier cri de détresse et de défaite. Il n’en est rien : Gabrielle est conquise avant d’être attaquée, ou plutôt l’attaque est si maladroite, si débile, que l’on se souvient, malgré soi, d’un vers célèbre, et que, songeant qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire, on est tenté d’en vouloir à M. Augier. N’est-ce pas, en effet, manquer un peu de respect à la vertu que de laisser croire que sa victoire serait moins certaine, si son contradicteur savait mieux s’y prendre ? Dans son plaidoyer en faveur de la passion contre le devoir, l’amant déploie tout juste assez de verve pour se faire pulvériser par la chaleureuse et pathétique parole du mari menacé dans son honneur. Nous entendions un homme d’esprit comparer cette scène à ces conférences de séminaire où l’orateur chargé du rôle d’avocat du diable a soin de ne montrer jamais assez de faconde et de logique pour embarrasser son adversaire. La comparaison est un peu familière, mais elle ne manque pas de justesse, et le diable, lorsqu’il se mêle d’inquiéter les maris, choisit d’ordinaire des avocats plus éloquens.

Nous adresserons une autre critique à M. Émile Augier : dans sa comédie, les personnages, excepté celui du mari de Gabrielle, ne sont pas assez nettement tracés. Long-temps après qu’ils sont entrés en scène, le spectateur se demande à qui il a affaire, et s’il doit prendre du côté sérieux ou plaisant le caractère qu’il a sous les yeux. Ce manque de précision dans les figures, cette incertitude de main qui laisse estomper le trait sur la pierre, ne nuisent pas seulement à la valeur réelle de chaque rôle ; c’est à ce défaut qu’on doit attribuer les fréquentes solutions de continuité que l’on remarque dans le tissu même du drame, et qui étaient, du reste, encore plus choquantes dans les précédens ouvrages de M. Augier. Ce qui nous frappe dans son talent, c’est qu’il n’a pas encore atteint cette puissance de concentration sans laquelle il n’est pas au théâtre de succès durable, qu’il n’a pas réussi à combiner, à fixer dans un ensemble net et décisif les divers élémens qu’il emploie. Trop visible dans la succession des scènes et dans le dessin des caractères, cette tendance à la confusion et à l’incohérence se révèle aussi dans le style. M. Augier s’inspire à deux sources différentes : le sentiment de la famille, qu’il possède à un degré éminent, et une sorte de crudité gauloise, de saveur âpre et saine qui procède de Rabelais et de Mathurin Régnier. Ces deux inspirations sont excellentes en elles-mêmes, mille fois préférables au faux goût, à l’afféterie glaciale de nos modernes comédies de genre ; mais il importerait de les familiariser, pour ainsi dire, l’une avec l’autre, d’en faire jaillir une poésie sincère, homogène, où le vieux sel gaulois, répandu d’une main discrète, serait chargé d’assaisonner la calme et douce poésie du foyer domestique : jusqu’ici, M. Émile Augier a négligé ce soin, et les a juxtaposées plutôt qu’unies. Souvent, dans son dialogue, un mot cru, un archaïsme à l’allure naïve et même un peu grossière, heurtent l’imagination et l’oreille au moment où elles viennent d’être doucement bercées par la muse des affections honnêtes et pures ; le contraste est blessant, parce que rien n’y prépare, et que ces notes, qui pourraient se combiner, forment dissonance.

C’est par une observation plus attentive, par un contact plus sérieux avec le monde, par des efforts plus persévérans pour atteindre enfin à l’invention, que M. Émile Augier pourra se dépouiller de ce que son talent offre de juvénile et d’incomplet. La comédie, il le sait mieux que personne, est l’œuvre la plus difficile qui puisse tenter l’ambition du poète. Pour arriver à ce but suprême, ce n’est pas assez d’avoir à ses ordres un instrument sonore, prêt à exprimer en accens sympathiques ce que l’ame humaine renferme de sentimens nobles et tendres. Ce qui peut suffire pour l’élégie, pour la poésie intime, n’est qu’une partie de la poésie dramatique. Il y a, dans Gabrielle, des vers d’une exquise fraîcheur, des morceaux vraiment inspirés sur le charme paisible du devoir accompli, sur l’orageuse déception des amours coupables, sur les chastes tendresses des jeunes cœurs, mêlant dans une sorte d’idéal et de sereine perspective les pures images de l’épouse, de la mère et de la sœurs. Même après les belles strophes des Harmonies et des Feuilles d’automne, M. Émile Augier a trouvé des accens nouveaux, des idées charmantes, au sujet des enfans, de ces fleurs de la famille, de ces fêtes du foyer, créatures adorées pour qui l’on se consume, et à qui il suffit, pour ne pas être ingrates, de se bien porter et de vivre heureuses. Pourtant, qu’il y prenne garde, ce langage des cours aimans et des affections pures, qu’il parle si bien, doit être pour le poète dramatique un moyen et non pas un but ; il doit concourir à l’ensemble général, et non former à lui seul un ensemble partiel, étranger aux passions, aux luttes, aux ressorts, aux incidens du drame. Si M. Augier persistait à méconnaître cette vérité, on serait forcé de lui redire que posséder le doigté d’un instrument n’est pas écrire une symphonie.

Quoi qu’il en soit, s’il manque à Gabrielle ce qui en eût rendu le succès plus concluant pour le théâtre et pour l’auteur, ces qualités d’achèvement et d’invention, cette fermeté et cette finesse de touche, qui eussent concouru à embellir le triomphe de la vertu ; si le spectateur, quelque peu sur ses gardes, au lieu de se sentir simplement édifié, éprouve parfois l’envie de taquiner les bonnes intentions du poète, il n’est pas moins honorable pour M. Augier d’avoir su réussir en dehors des excès d’autrefois et en développant des sentimens irréprochables.

Pendant que la Comédie-Française entre dans cette bonne voie, les théâtres lyriques nous rendent aussi ces récréations exquises auxquelles on sait gré de tout ce qu’elles nous rappellent et de tout ce qu’elles nous font oublier. Le Théâtre-Italien a rencontré une veine heureuse en reprenant Matilde di Shabran, opéra de Rossini. Les révolutions musicales, par lesquelles se signale la mobilité du dilettantisme italien, et qui relèguent aujourd’hui Rossini au nombre des anciens, n’ont jamais eu cours en France : c’est à l’auteur du Barbier qu’il faut constamment revenir, lorsqu’on veut ranimer la curiosité publique. L’opéra de Matilde di Shabran offrait cet avantage, qu’étant un des premiers que le compositeur ait écrits ; et n’ayant pas été chanté en France depuis près de vingt ans, il réunissait, pour son nouvel auditoire, tout le piquant de la nouveauté avec tout le charme du souvenir. Dès les premières mesures, il est facile de reconnaître que Rossini, économe comme la plupart des riches, et n’ayant pas eu à se louer d’abord de l’accueil fait à cette partition, a soigneusement serré dans son écrin ses diamans et ses perles, pour les répandre plus tard sur d’autres ouvrages plus applaudis. C’est ainsi que, dans l’introduction, nous avons reconnu celle de la Gazza, dans l’air de Ronconi un passage du duo du Barbier, dans le finale quelques-unes des éblouissantes fusées de l’Italiana in Algieri. Ces airs de famille ne nuisent en rien à la grace et au succès de Matilde, qui pourrait réclamer d’ailleurs les droits de priorité. Ressembler à une personne aimée, n’est-ce pas déjà paraître aimable ?

L’exécution de Matités di Shabran est digne des belles époques du Théâtre Italien. M. Lucchesi, le nouveau ténor, a une voix souple, agile, étendue, qui manque un peu de timbre et d’éclat, mais qui se prête avec beaucoup d’aisance aux broderies de cette musique. Ronconi est excellent dans le rôle d’un poète gourmand, bavard, râpé et poltron, rôle bouffe où l’artiste réussit merveilleusement, comme toujours, à donner une valeur musicale aux lazzis les plus grotesques. Mme Persiani, dans le rôle de Matilde, a déployé tous les prodiges d’une vocalisation magistrale qui lutte de coquetterie et de finesse avec les mélodies du maître, et fait ressortir, par sa délicate transparence, tout ce que ces mélodies ont de qualités exquises et brillantes. Mme Persiani a rencontré une émule digne d’elle dans la personne de Mlle Véra, jeune débutante, adoptée, dès le premier jour, avec enthousiasme par le public du Théâtre-Italien. Le succès de Mlle Véra, unanime dans l’Elisir d’Amore, a été plus éclatant encore dans le rôle du page de Matilde di Shabran. Sa voix est un mezzo soprano plein de fraîcheur et de grace, qui descend facilement aux notes du contralto. Ce qu’elle excelle à exprimer, ce sont ces nuances, ces demi-teintes qui donnent au chant l’ame et la vie, et à l’aide desquelles la note, au lieu d’avoir une valeur uniforme et un éclat monotone, passe par mille alternatives de clair-obscur et de lumière. Le duo du troisième acte, chanté par Mmes Persiani et Véra, nous a rappelé ces soirées splendides où Malibran et Sontag se disputaient, dans Tancredi ou Don Juan, les bravos d’un auditoire transporté, où Rubini et Tamburini, dans le duo de Mose, renouvelaient, avec un succès égal, cette joute mélodieuse. Le Théâtre-Italien n’eût-il eu, en cette occasion, que le mérite de nous reporter, par la pensée, vers ces temps heureux où l’esprit pouvait goûter les jouissances et les triomphes de l’art sans craindre un douloureux réveil, ce serait assez pour nous engager à seconder ses efforts par notre empressement et nos suffrages.

À l’Opéra, l’activité et le zèle ne sont pas moindres ; après les brillantes représentations de la Filleule des Fées et de Mlle Carlotta Grisi, nous avons assisté le même soir à une pièce nouvelle, le Fanal, et à la rentrée de Mme Fanny Cerrito. Le Fanal n’est pas de nature à enrichir beaucoup le répertoire. C’est une de ces opérettes, telles qu’on en a écrit un peu trop depuis quelques années, et dont tout le mérite consiste à faire attendre patiemment le ballet en vogue. Il n’y a là ni beaucoup d’esprit et de gaieté pour rendre supportable l’absence de mélodie, ni le moindre souffle mélodieux pour qu’on pardonne au manque absolu d’originalité, de verve et d’entrain. Un libretto composé sur une donnée des plus vulgaires, et où le spectateur le plus bénévole ne saurait trouver un seul moment à s’attendrir ou à sourire, une musique où n’abondent ni les idées, ni les effets, ni le chant, ni la science, telle est cette nouvelle production de MM. Saint-George et Ad. Adam, qui partagera avec les filles sages et les académies de province l’honneur de faire peu parler d’elle.

En revanche, la rentrée de Mme Fanny Cerrito et de son mari a eu beaucoup d’éclat. On sait que, dans le Violon du Diable, M. Saint-Léon déploie le triple talent de chorégraphe, de danseur et de violoniste. Ce n’est pas sa fauté, assurément, si le Violon du Diable ne réalise pas pour les spectateurs les effets fantastiques des contes d’Hoffmann, et s’il y a dans les allures pacifiques et mondaines de l’Opéra quelque chose qui rend moins effrayante toute cette diablerie. Sans jouer du violon comme Paganini ou Baillot, M. Saint-Léon est un très remarquable virtuose. Quant à sa femme, elle n’a rien perdu de cette danse souple et nerveuse que nous avons applaudie dans la Fille de Marbre et dans la Vivandière. Moins correcte et moins idéale que Carlotta Grisi, Mlle Cerrito est plus attrayante peut-être, parce qu’elle est plus femme ; chez elle, tout le corps participe à l’entraînement et au charme de la danse, et, dans ses évolutions gracieuses ou rapides, on dirait qu’elle obéit à un irrésistible instinct, qu’elle est heureuse d’avance du plaisir qu’elle va causer.

On le voit, les théâtres ont retrouvé depuis quelque temps des vestiges de leur ancienne splendeur. En peu de calme dans les esprits, un peu de repos à la surface, et l’on sent aussitôt renaître ce goût des plaisirs de l’imagination et de l’art qui survit même à la prospérité publique. Seulement, pour que ce goût se ranime, il faut que les théâtres et les livres sachent répondre à de légitimes exigences, qu’ils offrent à la curiosité et à l’attention, moins complaisantes qu’autrefois, des objets plus dignes de les retenir et de les fixer. Toute œuvre qui satisfait à cette condition est encore sûre de son public et de son succès. Ne voyons-nous pas, en dépit des préoccupations et des circonstances difficiles, M. Thiers poursuivre régulièrement la publication de son Histoire du Consulat et de l’Empire, et chaque nouveau volume de ce bel ouvrage exciter le même intérêt chez les lecteurs d’élite ? Le tome neuvième, que vient de publier M. Thiers, est divisé en trois parties : Baylen, Erfurt, Somo-Sierra. Il retrace ce moment, si remarquable et déjà si décisif, où Napoléon se sentit chanceler sous le coup d’un premier revers, et où, maître encore de toute sa puissance, il fut désormais moins assuré de sa fortune. La défaite de Baylen fut la première manifestation de cette justice providentielle, de cette morale des événemens, que le génie retarde quelquefois, mais qu’il n’annule jamais. Le congrès d’Erfurt nous montre l’empereur cherchant à réparer par les prestiges et les fascinations de sa grandeur ce prélude lointain de ses désastres, à éblouir, par une sorte de rayonnement magique, les regards fixés sur son étoile pâlissante, à faire croire à l’Europe que peu importait un lieutenant vaincu à qui pouvait se donner des rois pour courtisans. Enfin, l’épisode de Somo-Sierra, ou plutôt du siège de Saragosse, est la représaille sanglante de Baylen, comme Erfurt en a été la revanche pompeuse : représaille stérile et fatale sur laquelle planent des présages sinistres, et où l’héroïsme des vaincus efface l’honneur tardif de la victoire.

Il n’existe peut-être pas, dans toute l’histoire de Napoléon, de moment plus digne d’inspirer une haute intelligence arrivée à une double maturité, celle de l’âge et celle qu’apporte aux esprits éminens le contact des événemens et des affaires. Il semble aujourd’hui que, par une suite naturelle de ses prédilections et de ses études, les phases successives de la vie de M. Thiers répondent et s’approprient aux périodes diverses de la grande époque dont il s’est fait l’historien. Jeune, il a raconté, avec l’ardeur et l’enthousiasme de la jeunesse, les débuts éclatans, les juvéniles ivresses, les espérances, les aventures, les tentatives, les folies, les crimes, les gloires de la révolution française. Par une sorte de reconnaissance anticipée pour le succès, de pressentiment de sa propre destinée, il a amnistié les entraînemens révolutionnaires, salué l’esprit nouveau prêt à naître de ces sanglans décombres, pris parti pour les vainqueurs dans ces alternatives et ces luttes des puissances du passé contre les impatiences de l’avenir. Maintenant, son point de vue n’est plus le même : son passage au gouvernement, non moins que le paroxysme de février, lui a révélé tout ce qu’il y a de réparateur et de salutaire dans les idées d’ordre et de pouvoir ; puis, de ces idées pratiques, immédiates, passant, avec la facilité des esprits supérieurs, aux idées générales, aux grandes lignes de la morale historique et humaine, il a puisé dans ces fécondes et douloureuses épreuves une notion toujours plus précise, un sentiment toujours plus sincère du bien et du mal, du paradoxe et du vrai. C’est dans cet instant de résipiscence que M. Thiers s’est trouvé appelé à juger en historien et en moraliste le prodigieux conquérant dont la grandeur et le génie l’émeuvent encore, mais ne l’éblouissent plus. Cette œuvre d’équité, où les témoignages de la conscience s’accordent avec les arrêts de l’histoire, ne pouvait arriver, pour M. Thiers, à une heure plus opportune : c’est à la fois de la justice et de l’à-propos.

Aussi, quelle différence de l’impartialité qui se révèle dans ces nouveaux récits de M. Thiers avec celle que l’on rencontrait dans son premier ouvrage ! Celle-là touchait presque au fatalisme, au matérialisme historique ; elle consistait à se raidir contre l’attendrissement ou l’indignation en présence d’incomparables douleurs et d’inexcusables crimes, à ne voir que l’éclat ou l’utilité du résultat dans l’horreur sanglante des moyens. Aujourd’hui, M. Thiers a cette austérité calme et lumineuse, ce coup d’œil net et sévère qui caractérise l’historien véritable, résumant dans une sentence définitive les pièces d’un grand procès plaidé par les passions contemporaines et jugé par la postérité. En face des actes de trahison et de mauvaise foi qui firent de cette funeste guerre d’Espagne le point de départ de tous les désastres de l’empire, M. Thiers ne se laisse ni fléchir ni séduire. Il a des accens sérieux et vrais, expression de la conscience publique, et lui, qui autrefois atténuait les crimes, n’atténue plus même les fautes. Il est facile de comprendre ce qu’une telle équité, une telle sagesse, ajoutent encore de solidité magistrale à cette méthode historique déjà si nette et si lucide, à ce style égal et transparent, où éclate la pensée même avec tout son mouvement et toute sa justesse.

C’est encore un esprit d’une netteté bien remarquable, d’une distinction bien aise que M. Vitet. Si nous n’étions à une époque où se déconcertent et se brisent les hiérarchies et les traditions de l’art, ne pourrait-on pas dire que cet écrivain si sobre, d’une mesure si parfaite, conduisant ses œuvres trop rares à un si haut point d’achèvement et de précision, est aujourd’hui un maître dans l’ancienne acception du mot, maître dans l’art d’écrire comme de juger ce qui écrit ? Hélas ! à cette idée de maître répond celle de disciple, et où seraient les disciples aujourd’hui ? Le théâtre moderne a-t-il su féconder ce large sillon que lui ouvraient, il y a vingt ans, les hommes comme M. Vitet, rompant enfin la monotonie traditionnelle de l’histoire philosophique et de la tragédie historique, et faisant circuler, dans leurs tableaux, leurs récits ou leurs dialogues, le souffle même, le mouvement, la vie de toute une époque ? Qui a su profiter de cet art, si nouveau pour notre théâtre, de ciseler, de mettre en saillie et en relief les divers personnages d’un drame, au lieu de les jeter dans ce moule uniforme où se ressemblent tous les caractères et tous les temps ? C’est encore à ce moment si riche d’espérances, d’essais et d’aventures, qu’il faut remonter pour trouver des noms et des œuvres qui ne prétendaient alors qu’indiquer la route, et qui se trouvent aujourd’hui avoir été seuls à la parcourir. On n’a pas oublié les Scènes de la Ligue que publia M. Vitet vers 1828, et où s’alliaient, avec tant de bonheur, les mérites du drame et ceux de l’histoire. Il vient de donner à ce beau travail, non pas une suite, mais plutôt une introduction, puisque le sujet des États d’Orléans précède d’environ vingt années la journée des barricades et les états de Blois. Nous n’avons pas à apprendre aux lecteurs de la Revue tout ce que les États d’Orléans renferment de qualités éminentes ; nous n’avons pas à leur faire apprécier la supériorité de cette méthode qui arrive à la vérité historique par la peinture fidèle des personnages, faisant ainsi de l’étude même du cœur humain l’instrument de ses déductions et de ses découvertes. Marie Stuart, Catherine, François de Guise, Antoine de Bourbon, le prince de Condé, le cardinal de Lorraine, vivent et respirent dans ces pages, commentant, expliquant par leurs actes, leur langage, le jeu de leurs passions, de leurs caractères, les événemens auxquels ils concourent. Tandis que les diverses écoles ou coteries littéraires, puisant tour à tour dans le moyen-âge et dans l’antiquité, recourant successivement à l’archaïsme et au gothique, n’ont su se servir de la couleur locale que pour cacher la faiblesse ou la puérilité de leurs œuvres, et n’ont employé le justaucorps ou la tunique, le pourpoint ou la chlamyde que pour revêtir un mannequin, M. Vitet, au contraire, fait poser l’homme devant lui, qu’il s’appelle Guise ou Condé, Bourbon ou Montmorency, et chaque parole ou chaque action de cet homme l’aide à nous révéler le sens des événemens, la logique des faits, la vraie couleur du temps, les vrais enseignemens de l’histoire.

Nous le répétons, quelles que soient nos inquiétudes et nos alarmes, visibles ou latentes, immédiates ou ajournées, il est heureux et honorable pour ce temps-ci que des œuvres de cette valeur puissent s’y produire, et y rencontrent encore des lecteurs attentifs, des sympathies sérieuses. M. Vitet, dans sa préface, nous dit, avec une modération mêlée de quelque malice, qu’après février il éprouva le besoin de détourner les yeux de notre temps, de chercher en arrière d’autres pensées, le commerce d’autres hommes, et que c’est de ce travail rétrospectif que sont sortis les États d’Orléans. S’il n’y a pas lieu de se féliciter de la circonstance à laquelle on doit la publication de ce livre, il sied au moins de remercier l’homme qui a eu le courage de profiter, pour l’écrire, d’un moment où il était si facile de se laisser abattre. Les esprits de premier ordre, ceux qui, par leur clarté et leur rectitude, ont une place marquée dans la politique en même temps qu’ils conservent un côté artiste, une physionomie littéraire acquise par la direction primitive de leurs études, ont à se préserver d’un double écueil, à éviter deux extrêmes également fâcheux. Si la pratique et le mouvement des affaires les absorbent en entier, s’ils abdiquent, pour cette nouvelle carrière, le rôle que leur assignaient leurs précédentes aptitudes dans l’ensemble des ouvrages de l’esprit, de l’éducation intellectuelle de leur temps, ils laissent une lacune ; ils cèdent le,pas aux aventuriers de la littérature ; ils livrent ou gaspillent, pour leur part, le dépôt des saines traditions de la pensée et du goût. Si, au contraire, en dépit des austères leçons de la vie publique et des rudes spectacles de notre époque, ils s’obstinent à rester trop artistes, trop littérateurs, il est à craindre que leur rôle, d’abord brillant, ne devienne à la longue un peu frivole, qu’un peu de puérilité tardive ne se mêle à ce culte exclusif et absolu de l’art, qu’on n’accuse leur talent, leurs prétentions et leurs allures, de rester plus jeunes que leur âge. Quelques-uns seulement, les plus éclairés et les plus sages, s’étudient à distribuer, à partager l’emploi de leurs facultés diverses, de manière à faire de leurs travaux littéraires les commentaires de leur vie publique, à compléter tour à tour l’écrivain par l’homme et l’homme par l’écrivain. Cette exquise mesure, cette féconde alliance, profitables en tous temps, sont surtout nécessaires dans ces époques orageuses et troublées, où les esprits d’élite n’ont pas trop de tous leurs moyens d’initiative et d’influence pour amoindrir les secousses et éclairer les ténèbres, où le livre doit agir comme le fait, le fait instruire comme le livre. Ce double enseignement, littéraire ou pratique, idéal ou visible, est la propagande des hommes supérieurs et des honnêtes gens ; la gloire des uns est de l’accomplir par leurs actions et leurs ouvrages ; l’honneur des autres est de le seconder par leur déférence et leurs sympathies.


ARMAND DE PONTMARTIN.