Revue littéraire - Alfred de Vigny

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Revue littéraire - Alfred de Vigny
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 684-697).
REVUE LITTERAIRE

ALFRED DE VIGNY

Les Grands Écrivains français. — Alfred de Vigny, par M. Maurice Paléologue. Paris, 1891 ; Hachette.

M. Maurice Paléologue, à qui nous devions déjà, dans la collection des Grands écrivains français, un intéressant Vauvenargues, vient de nous donner un élégant Vigny, dont on louera les qualités de style, mais dont je ne sais si l’on trouvera que les traits rappellent assez ceux de son modèle. L’occasion n’en est que plus tentante à reparler ici du poète des Destinées : et, s’il en fallait une autre raison ou un autre prétexte, on les trouverait aisément dans l’influence discrète ou presque cachée, mais réelle, et chaque jour grandissante d’Alfred de Vigny sur quelques directions de la poésie contemporaine. Il ne fut pas non plus le moindre des « romantiques, » ni surtout le moins original, quand ce ne serait que pour en avoir été le plus « intelligent, » je veux dire : le seul qui ait eu ce que nous appelons des idées générales, et surtout une conception de la vie, raisonnée, personnelle, philosophique. Enfin, je n’apprendrai à aucun de nos lecteurs ni qu’il y a dans notre prose peu de récits d’une beauté plus triste, ou d’une émotion plus pénétrante, que Laurette, ni que quelques vers du Mont des Oliviers, de la Colère de Samson, de la Maison du berger, ne périront, s’ils doivent périr, qu’avec la langue française ; ceux-ci, par exemple, qui sont dans toutes les mémoires :


S’il est vrai qu’au Jardin sacré des Écritures
Le Fils de l’homme ait dit ce qu’on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures,
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté ;
Le juste opposera le dédain à l’absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.


Rappellerai-je encore, dans la Maison du berger, cette prosopopée de la Nature à l’Homme ?


Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations,
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore, en les portant, les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe,
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.


Lucrèce même n’a rien écrit de plus beau, d’une beauté plus sombre ; et Lucrèce n’a pas trouvé l’admirable reprise :


C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais ; et je vois
Notre sang dans son onde, et nos morts sous son herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois…


Mais, avant d’aller plus loin, et au nom même d’une admiration commune, M. Paléologue me permettra de lui faire une petite querelle. Il a consulté, nous dit-il, pour écrire son livre, les « quatre-vingts cahiers manuscrits sur lesquels le poète a consigné, quarante années durant, le journal de sa vie intérieure ; » et il en a tiré quelques citations d’un singulier intérêt. Il a également consulté les « Mémoires inédits » de Sainte-Beuve, que nous souhaiterons en passant que l’on n’imprime jamais… pour l’honneur même du critique des Lundis. A en juger par les extraits qu’en donne, en effet, M. Paléologue, les Mémoires de Sainte-Beuve nous ont tout l’air de n’être que le journal de ses rancunes rentrées, son roman chez la portière ; et, en vérité, la moitié de sa critique y fondrait, si l’on y voyait, comme on les y verrait, les raisons de ses partialités. Puisque ceux-là ne le disent pas, qui s’emportent si fort contre la publication du Journal des Goncourt, c’est nous qui l’aurons dit. Mais, dans sa curiosité de l’inédit, M. Paléologue n’a-t-il pas négligé de recourir aux « imprimés ? » C’est ce que j’ose un peu regretter. Ni la critique ni l’histoire n’achèveront jamais leur œuvre, si nous affectons ainsi, de nous ignorer les uns les autres, et, au lieu de continuer ceux qui nous ont précédés, en les contredisant au besoin, si nous ne nous soucions que de les recommencer.

M. Emile Faguet, par exemple, a consacré jadis à Vigny l’un des meilleurs chapitres de ses Études littéraires sur le XIXe siècle ; et je ne puis pas croire que M. Paléologue l’ignore, ou qu’il ne l’ait pas lu ; mais je ne vois pas qu’il l’ait cité seulement. N’a-t-il pas lu non plus l’article qu’écrivait ici même, il y a déjà plus de vingt ans, à l’occasion du Journal d’un poète, M. Emile Montégut ? Ce qui est certain, c’est qu’il a oublié d’en profiter pour caractériser quelques parties du talent de Vigny, qui font défaut au portrait qu’il nous en a tracé. Tout original qu’il soit, Vigny n’est cependant pas sans ancêtres littéraires ni surtout sans prédécesseurs : on est toujours « le fils de quelqu’un, » et l’originalité ne consiste point à être « l’enfant de personne. » S’il y a donc du Millevoye dans Lamartine, je veux dire dans les Méditations, et aussi du Parny, voire du Chênedollé ; s’il y a du Jean-Baptiste Rousseau et du Lebrun dans les Odes et Ballades ; « il y a un peu de Watteau dans Vigny, davantage de Boucher, et beaucoup de Fragonard, » et voilà qui le rattache à la pure tradition du XVIIIe siècle.


Est-ce la volupté qui, pour ses doux mystères,
Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ?
Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent,
Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ;
Les deux clartés à l’œil offrent partout leurs pièges
Caressent mollement le velours bleu des sièges,
La soyeuse ottomane où le livre est encor,
La pendule mobile entre deux vases d’or,
La Madone d’argent, sous deux roses cachée,
Et sur un lit d’azur une beauté couchée…


Il manque ici une touche au Vigny de M. Paléologue ; et peut-être qu’il n’a pas trouvé le moyen de la poser, mais elle manque, et la ressemblance ne laisse pas d’en être altérée. Que ne l’a-t-il donc mise à l’endroit où il célèbre en Vigny « le sens profond de la volupté physique ? »

Né en 1797, élevé par un père quelque peu « philosophe, » Vigny est bien du XVIIIe siècle ; et avant, non pas d’en étaler, — ce n’était pas sa manière, — mais d’en nourrir l’incrédulité dans son cœur, il en a fait passer dans ses premiers vers jusqu’à ces périphrases qu’il reprochera plus tard dans son Journal à notre tragédie classique :


Dolorida n’a plus que ce voile incertain,
Le premier que revêt le pudique matin,
Et le dernier rempart que dans sa nuit folâtre
L’Amour ose enlever d’une main idolâtre…


Ce n’est pas même à Racine ici que l’on songe, et aux deux vers :


Belle sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ;


c’est à Léonard, à Colardeau, à Gentil-Bernard, à tous ces poètes galans dont le style s’aiguisait comme d’une pointe de polissonnerie. Lisez encore, dans un autre genre, et goûtez, si vous le pouvez, ces quatre vers du Bal :


Le signal est donné, l’archet frémit encore,
Élancez-vous, liez ces pas nouveaux,
Que l’Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore,
Qui d’une molle chaîne imitent les anneaux.


Est-ce que Sainte-Beuve se moquait du monde, lorsqu’en 1864 il louait encore « la grâce aimable, » la « souplesse, » et « l’inspiration » de ces vers ?

L’influence des contemporains n’est pas moins sensible dans l’œuvre du poète de Moïse et d’Eloa.


Ainsi dans les forêts de la Louisiane
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri
Sort de son lit de fleurs l’éclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur,
Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…


Est-ce que ces vers encore, — pour lesquels, au surplus, je ne partage pas l’admiration du même Sainte-Beuve, — existeraient seulement si la prose de Chateaubriand, celle de Bernardin de Saint-Pierre, celle de Buffon, — ou de l’abbé Bexon, — ne les avait précédés ? Et le Moïse de Vigny, s’il « personnifie, comme nous le dit M. Paléologue, la solitude de l’âme dans le génie, » la mélancolie de la toute-puissance, ou « la fatigue de la supériorité, » est-ce que Mme de Staël, dans sa Corinne, aux environs de 1807, n’avait pas exprimé quelque chose de cela ? Vigny avait dix ans alors. Mais cette idée encore qui revient si souvent et sous tant de formes dans son Journal : « Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ! mais ignorant la faute et le procès, je subis ma prison ! » il faut donc que j’aie bien mal lu les Soirées de Saint-Pétersbourg si ce n’est pas là que Vigny l’a puisée ! Joseph de Maistre, Mme de Staël, Chateaubriand, — ajoutons-y Walter Scott, — voilà les maîtres de Vigny, comme aussi bien de toute la jeunesse de son temps. Pour surprendre l’admiration de ses contemporains, comme Vigny l’allait faire, il faut que, dans ce qu’on leur donne, ils retrouvent toujours quelque chose de connu, ou, comme l’on dit, de « déjà vu ; » et c’est ce que signifiait l’ancienne maxime : que pour être soi-même vraiment original il faut commencer par avoir imité.

N’appuyons pas sur ces observations… Aussi bien ne touchent-elles que les premières pages du livre de M. Paléologue, et je dirai tout à l’heure quelques mots des dernières. Essayons cependant, d’après lui, de préciser la nature et la portée du talent de Vigny.

C’est par l’exécution qu’il pèche ; et son inspiration, souvent très haute, ou presque toujours, manque presque toujours aussi d’haleine, de largeur, de continuité surtout : nul n’est plus vite essoufflé que Vigny. Dirons-nous là-dessus, avec M. Paléologue, « qu’en un temps où l’on faisait un si grave abus des effets littéraires il a été le seul à s’apercevoir de cette grande vérité : que la littérature diminue ce qu’elle semble parer ; que tout travail de style est en un sens une profanation de la pensée ; et que les plus belles pages de la légende morale de l’humanité demeureront à jamais inédites ? » J’ai quelque peine à le croire ; et, pour parler franchement, je n’en ai guère moins à comprendre ces mystiques formules. Non, en vérité, si, pour penser, on se sert de mots ; si même on ne pense qu’au moyen des mots ; si le langage enfin est la condition même de la pensée, je ne conçois pas comment « le travail du style » en pourrait être « la profanation. » Qu’est-ce que l’idée, d’ailleurs, a de plus sacré que le mot ? Et quel est ce bruit qu’on essaie de répandre que, pour un Dante qui a écrit sa Divine Comédie ou un Milton son Paradis, ils seraient dix, ils seraient vingt, ils seraient trente qui s’en sont abstenus, par dédain ou par humilité ? Ne changeons pas ainsi les vrais noms des choses. Sachons que les Milton et les Dante obéissent, en écrivant, au plus impérieux des besoins, comme les Corrège et les Titien en peignant. Ne persuadons pas aux amateurs qu’ils auraient sur le poète cette « supériorité » de ne pas écrire. Et pour Vigny, plus difficile envers lui-même, et, en un certain sens, plus « artiste » que Lamartine, que Victor Hugo, que Musset, plus délicat, plus « sincère » peut-être, disons tout simplement qu’il n’a pas eu tous les dons qu’ils avaient, et ne parlons pas, si l’on veut, « d’impuissance ; » ou du moins parlons-en, mais pour l’expliquer elle-même par des raisons qui soient dignes du Mont des Oliviers, de Moïse et d’Eloa.

Si donc Vigny a peu produit, et s’il a laissé dans ses papiers tant de projets de poèmes qu’il n’a pas eu le courage ou la force de réaliser, c’est que le problème de la poésie, — qu’on me pardonne pour une fois ce rapprochement de mots ! — n’était pas le même pour lui que pour ses rivaux de gloire et de popularité. Non que la poésie philosophique, une certaine poésie philosophique, n’existât peut-être avant lui dans notre langue, mais les Méditations de Lamartine, quand on y songe, était-ce bien de la « philosophie ? » et les Discours sur l’homme, de Voltaire, était-ce de la « poésie ? » Vigny, lui, a essayé, s’est proposé de traduire en images colorées et mouvantes, vraiment « poétiques, » des idées « philosophiques » rigoureusement définies, et vraiment dignes de ce nom. Ou plutôt, le philosophe, et, comme on dit de nos jours, le « penseur » attendait en lui, que l’inspiration eût apporté au « poète » les symboles qui seraient seuls capables de donner à sa pensée la clarté, ou, pour ainsi parler, la visibilité que celle-ci leur rendrait en profondeur de signification et en étendue de portée. Qu’il lui soit d’ailleurs arrivé quelquefois de choisir assez mal, on le sait assez, par exemple dans Stello, quand il a pris Chatterton, Gilbert et André Chénier pour « symboles » de la condition du poète et de la misère de sa destinée ; mais la question n’est pas là. Il a mieux choisi dans Laurette, sinon dans la Canne de jonc ou dans la Veillée de Vincennes, que je viens de relire, et que décidément je n’aime point. Mais quand il a tout à fait bien choisi, ou trouvé, comme dans la Mort du loup, dans la Colère de Samson, dans la Maison du berger, alors, c’est le cas de citer le vers de Virgile, et son inspiration s’élève autant au-dessus de celle de ses contemporains,


Quantum lentu solent inter viburna cupressi,


qu’au-dessus des viornes flexibles la cime aiguë du noir cyprès.

De semblables trouvailles ne pouvaient être que rares ; — et on le conçoit aisément. Plus en effet nos idées s’élèvent, et plus elles se détachent de terre ; plus elles s’épurent, et moins il y en a de traductions plastiques ; ou encore, plus elles se subtilisent, et moins elles ont de corps. Vigny l’a noté lui-même ingénieusement quelque part : « Les hommes du plus grand génie, lisons-nous dans son Journal, ne sont guère que ceux qui ont eu dans l’expression les plus justes comparaisons. Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points dans le vide qui nous enveloppe ! » Il paraîtra peut-être assez curieux de retrouver la même observation sous la plume de Bossuet, dans son Sixième avertissement aux protestans. « Toutes les comparaisons tirées des choses humaines, y dit-il, sont les effets comme nécessaires de l’effort que fait notre esprit, lorsque prenant son vol vers le ciel ; et retombant par son propre poids dans la matière d’où il veut sortir, il se prend, comme à des branches, à ce qu’elle a de plus élevé et de moins impur pour s’empêcher d’y être tout à fait replongé. » C’est précisément ce qui est arrivé à Vigny. Son œuvre, dans son ensemble, a souffert de cette « matérialisation » de la pensée qui semble être une des conditions nécessaires de la poésie ; car comment serait-on poète sans mouvemens ou sans images ? Dans son effort vers les hauteurs, il les a quelquefois atteintes, pour ne pas dire qu’il s’y est perdu, et c’est alors qu’il écrivait : « Ma pensée n’est-elle pas assez belle par elle-même pour se passer du secours des mots et de l’harmonie des sons. » Il eût pu écrire aussi bien qu’il n’avait point pensé ce jour-là, mais rêvé seulement. Il retombait quelquefois de tout son poids jusqu’à terre. Et quelquefois, enfin, dans la rapidité de sa chute, se retenant « comme à des branches » à ce que la nature et l’humanité ont de « plus élevé » et de « moins impur, » c’est alors qu’il écrivait ses chefs-d’œuvre.

Quelle était donc sa philosophie ? Personne aujourd’hui ne l’ignore, et M. Paléologue, dans le meilleur chapitre de son livre, l’a définie après M. Faguet, avec et par des traits qui ne manquent ni de sûreté, ni de force, ni même de profondeur. S’il y eut jamais un pessimiste, c’est Vigny ; M. Paléologue a raison de le dire ; et son pessimisme est peut-être « le plus désespéré qui se soit encore traduit dans notre littérature morale. » Je dis : peut-être, et je songe, en le disant, à Pascal, dont le Journal d’un poète rappelle plus d’une fois les Pensées. Qu’est-ce, en effet, que cette « pensée » de Vigny ? « Bonaparte aimait la puissance et visait à la toute-puissance : c’était fort bien fait, car elle est un fait et un fait incontestable, facile à prouver, tandis que la beauté d’une œuvre de génie peut toujours se nier. » N’est-ce pas celle de Pascal : « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit est une force. » A moins qu’on n’aime mieux en rapprocher celle-ci : « Nos rois… n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur, dans son superbe sérail environné de quarante mille janissaires. » Pascal dit encore : « Toute notre dignité consiste en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le fondement de la morale. » Et je lis dans le Journal de Vigny : « Consolons-nous de tout par la pensée que nous jouissons de notre pensée même, et que cette jouissance, rien ne peut nous la ravir… » Mais j’y trouve encore cette pensée, que l’on ne saurait trop remettre sous les yeux de ceux qui ne le savent pas assez : « La religion du Christ est une religion de désespoir, puisqu’il désespère de la vie et n’espère qu’en l’éternité. »

C’est vainement que l’on chercherait dans le tempérament ou dans la vie de Vigny les causes de son pessimisme. Il était, à la vérité, peu favorisé du côté de la fortune, et il s’en est plaint amèrement dans son Journal, — plus amèrement qu’on ne le voudrait. « Naître sans fortune est le plus grand des maux ; » et encore : « Mon père resta seul avec peu de fortune : malheur dont rien ne tire quand on est honnête homme ! » C’est faire beaucoup de cas de l’argent. Le gouvernement de la Restauration, dont il avait la petite vanité de se croire l’un des soutiens, lui fit attendre aussi neuf ans ses galons de capitaine ; et j’en conçois son dépit. Mais… il était noble, quoique depuis moins longtemps qu’il ne se plaisait à l’imaginer, et de moins haute origine. Mais… « du plus loin qu’on l’apercevait, nous dit Lamartine, on le remarquait à l’élégance aristocratique de son allure, à la noblesse sans affectation de ses attitudes, au goût et au style de sa toilette. » Mais… tout jeune encore, à vingt-cinq ans, il était célèbre, et c’est à peine si les Méditations avaient été mieux accueillies qu’Eloa. Mais… Qu’ajouterons-nous de plus ? Que les blessures de l’amour-propre ou celles mêmes de la passion trahie, que la douleur physique et la souffrance morale peuvent rendre un homme difficile à vivre, chagrin, mélancolique, misanthrope, insociable : elles ne le rendent pas pessimiste. Le pessimisme prend sa source plus haut : dans la souffrance « métaphysique, » si je puis ainsi dire ; dans la conscience que nous avons de la misère de l’humanité ; dans la sourde angoisse qu’entretient au fond d’un cœur l’énigme de la destinée, le pourquoi de la mort, le pourquoi de la vie ; — et peut-être, j’ose le dire, dans le besoin que nous en avons pour ne pas tomber aux jouissances de l’épicurisme vulgaire… Tel fut le pessimisme d’Alfred de Vigny.

N’ai-je pas d’ailleurs assez souvent essayé de le montrer ici même : que, s’ils n’ont pas pour objet de nous faire abdiquer notre sens propre aux mains de la religion, tous les argumens que l’on va répétant contre le pessimisme ne servent que d’un masque à couvrir notre attache aux plaisirs de la vie ? Mais ce que je tiens à faire observer une fois de plus, c’est que, dans les âmes un peu hautes, la puissance d’aimer s’engendre de l’excès même du pessimisme ; et Vigny en est l’un des plus nobles exemples qu’il y ait. Du sentiment de la commune misère de l’homme, celui de l’égalité se dégage d’abord, — de l’égalité devant la souffrance, de l’égalité dans la mort, — et du sentiment de l’égalité, naissent à leur tour ceux de la justice et de la pitié : « Il m’est arrivé de passer des jours et des nuits, écrit Vigny dans son Journal, à me tourmenter extrêmement de ce que devaient souffrir les personnes qui ne m’étaient nullement intimes et que je n’aimais pas particulièrement. Mais un instinct involontaire me forçait à leur faire du bien sans le leur laisser connaître. C’était l’enthousiasme de la pitié, la passion de la bonté que je sentais en mon cœur. » C’est pourquoi, si les Destinées n’ont peut-être pas toujours la correction un peu mièvre parfois, trop étudiée, trop cherchée, l’élégance de contours, le charme subtil et concentré de la Dryade, d’Eloa, — de Dolorida, si l’on veut, — la pitié qui s’y déborde pour se répandre « sur tous les prisonniers de cette terre, » — encore une expression à rapprocher du « petit cachot » de Pascal, — n’en font pas moins d’elles l’œuvre vraiment caractéristique du talent d’Alfred de Vigny. Et son histoire est celle de tous les pessimistes, ou du moins je n’en connais pas un qui n’ait fini comme lui, par trouver, selon l’heureuse expression de M. Paléologue, « dans l’abdication de tout espoir et de toute joie un principe secret de renaissance et de suprême enchantement… » Je voudrais cependant que ces termes fussent un peu moins vagues…

C’est ici qu’à la place de M. Paléologue, et pour achever le portrait, j’aurais mis ce qu’il n’a point dit de Grandeur et servitude militaire. Un seul mot, en passant, sur ces trois récits, « qui demeureront… pour témoigner du degré de perfection où fut porté, dans ce siècle, l’art des Novellieri français, » c’est trop, en un certain sens, mais en un autre ce n’est pas assez. La Veillée de Vincennes, avec de jolis détails, et quelques-uns même d’exquis, est d’ailleurs, et en dépit de beaucoup de prétentions qui percent, une « Nouvelle » presque aussi mal composée que possible. Marie-Antoinette, Vigny et son ami, Timoléon d’Arc…, avec sa maîtresse, Pierrette, Sedaine, un vieux soldat, Mme de Lamballe, la séance de musique de chambre, l’explosion de la poudrière, tout cela fait ensemble un mélange où l’auteur s’est lui-même embrouillé. La Canne de jonc perd également la moitié de sa valeur, pour être mal montée, si j’ose hasarder ce méchant jeu de mots. Laurette seule mérite ce qu’en dit M. Paléologue. Mais c’est l’idée du livre qu’il eût fallu mettre en lumière ; et je n’en sache pas où l’on pût mieux voir comment une certaine conception de l’honneur, ou plutôt, tranchons le mot, et disons : comment l’orgueil a sauvé Vigny de lui-même ; épuré son pessimisme de ce que nos intérêts lésés, nos affections trahies ou notre vie manquée, risquent parfois d’y mêler d’aigreur et d’égoïsme ; et dirigé sa pensée dans ce que j’appellerai les voies de la méditation active. Je ne dis rien des quelques pages où il a éloquemment réfuté le paradoxe de Joseph de Maistre sur la guerre. Mais est-ce que cette autre page, au moins, ne valait pas la peine d’être rappelée ? « Dans le naufrage universel des croyances, j’ai cru apercevoir un point qui m’a paru solide… Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré… Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, c’est l’honneur… Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, qui se tient debout au milieu de tous nos vices… C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort, c’est la vertu de la vie. » Avons-nous tort de croire que ce panégyrique de « la vertu de la vie, » en achevant de nous expliquer le pessimisme d’Alfred de Vigny, eût achevé aussi de mettre son portrait en place ? Si le pessimisme est dangereux, il ne l’est que pour ceux qui ne l’entendent pas, et, ne l’entendant pas, ne savent pas non plus en dégager ce qu’il contient en lui d’encouragement à l’action.

Que M. Paléologue ne m’en veuille donc point, si je dis que, cette page, j’eusse mieux aimé la relire dans son livre que d’y retrouver la chronique des amours du poète avec Mme Dorval, ou l’histoire encore de sa réception à l’Académie française. La faute en est à Vigny, je le sais ; et sa candidature ou ses candidatures, ses visites, sa réception, Baour-Lormian, Royer-Collard, dans « sa robe de chambre, » avec « la serviette au col du Légataire universel, » M. Molé lui-même, occupent trop de pages du Journal du poète. Sainte-Beuve est survenu là-dessus, dont l’article « célèbre » lui fait à vrai dire moins d’honneur encore qu’à Vigny. Lorsqu’on veut attaquer ses anciens amis, et, pour des « histoires de femmes, » quand on veut leur reprendre les éloges dont on les avait autrefois accablés, on le fait à visage découvert, on n’attend point qu’ils soient morts, et, poète ou écrivain soi-même, on le fait surtout sans trahir la cause de la littérature et de la poésie. Mais, que nous importent à nous, aujourd’hui, ces vieilles histoires, et faut-il qu’elles fassent à jamais partie de la biographie d’un grand poète ? Je ne me rappelle pas en avoir trouvé trace dans l’article de M. Faguet. Je n’y en ai point trouvé non plus de Mme Dorval ; et à ce propos, comment M. Paléologue n’a-t-il point vu que, de chercher dans le malheureux dénoûment des amours de Vigny les causes de son pessimisme, c’était faire bien pis que de les attribuer, — comme il a fait un peu bien délibérément celles du pessimisme de Byron ou de Chateaubriand, — à leur simple égoïsme ? Au temps de Moïse et d’Éloa je ne sache point que Vigny connût Mme Dorval, et puis… quand en finirons-nous de composer l’histoire des « grands écrivains de la France » avec le récit de leurs petitesses ?

Aussi ne reprocherai-je point à M. Paléologue d’avoir ou rejeté tout à fait dans l’ombre, ou à peine indiqué quelques côtés tout à fait déplaisans du caractère de Vigny. Sa morgue, cette hauteur d’estime où il était de lui-même, cette « réserve polie des manières du grand monde » qui n’est souvent qu’une forme du dédain, et ce qu’il semble bien que son abord eût d’hostile, tout cela, que l’on retrouve à chaque ligne de son Journal, ou que l’on entrevoit à travers le poète, M. Paléologue ne nous en a rien dit, et, tout pesé, je crois qu’il a bien fait. Mais voici peut-être une question plus intéressante, qu’il n’a pas même posée, bien loin de la traiter, et cependant qu’il faudrait que l’on eût résolue, je ne dis pas pour parler de Vigny seulement, je dis de l’écrivain, grand ou petit, quel qu’il soit, dont on veut écrire soi-même.

C’est celle de savoir si de l’œuvre d’un poète ou d’un romancier nous avons le droit d’extraire, en quelque sorte, ce que nous en aimons ou ce que nous y trouvons de supérieur ; s’il nous est permis d’oublier dans quel fatras souvent quelques rares inspirations sont pour ainsi dire étouffées ; et dessinant ou peignant un « portrait littéraire, » si nous n’y ferons entrer que ce qui loue notre modèle et rien de ce qui pourrait nuire à la fausse ressemblance que nous en donnons ainsi. Figurez-vous donc un Barbier, en qui l’on déciderait de ne voir que l’auteur des ïambes et au besoin d’il Pianto ; un Bernardin de Saint-Pierre, en qui l’on ne nous montrerait que l’auteur de Paul et Virginie ; un Prévost encore, dont on ne retiendrait que l’unique Manon Lescaut. Ce serait faire tort aux Voltaire, aux Chateaubriand, aux Victor Hugo de ce qu’il y a de puissance dans leur fécondité même. Une « réussite » ne prouve rien, pas plus en art qu’ailleurs. On n’est pas un grand général pour avoir gagné une bataille, si l’on n’en a jamais gagné qu’une. On n’est pas non plus un grand poète pour s’être élevé si haut, une fois en sa vie, que l’on n’a plus pu se retrouver ni se recommencer soi-même. Mettons deux, trois, mettons dix fois : il semblera toujours naturel que la valeur d’un écrivain se détermine par rapport à la totalité de son œuvre, dont les parties médiocres compteront comme les bonnes, serviront souvent à les expliquer, et n’en changeront pas la qualité, sans doute, mais ne laisseront de modifier notre jugement sur l’homme. S’il n’y a rien de plus banal, il n’y a rien de plus oublié. Et Alfred de Vigny, — qui est l’auteur du Bal, s’il est celui de la Colère de Samson, l’auteur des Amans de Montmorency, s’il est celui de la Maison du berger, — est justement l’un de ceux à l’occasion de qui la question se pose.

Entre plusieurs moyens qu’il y a de la décider, selon les cas, il n’en est guère de plus loyal, ni de plus sûr que de considérer la nature, l’étendue, la profondeur enfin de l’influence exercée. C’est précisément par là que Vigny se relève. Je ne parle pas seulement de l’influence que ses exemples ont eue sur ses contemporains, « les romantiques » de la première heure, et de la seconde aussi : Lamartine même, Hugo, Musset. Si Cinq-Mars a suivi les romans de Walter Scott, il a précédé tous les romans prétendus « historiques » de l’école, et je ne sais pas si Dolorida est « bien supérieure aux Andalouses de romance chantées plus tard par Alfred de Musset, » — j’ose même en douter, — mais je sais que les Espagnoles de Musset nous viennent d’elle. Pareillement, si la transposition en est adroite et heureuse, du mode antique sur le mode moderne et parisien, l’Idylle d’Alfred de Musset est inspirée de la Dryade.


Ida, j’adore Ida, la légère bacchante,
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d’acanthes
Sur le tigre, attachés par une griffe d’or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encor
En chantant Évohé ; sa démarche chancelle,
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S’élancent, et son œil, de feux étincelant,
Brille comme Phœbus sous ce signe brûlant.


La Dryade est datée de 1815 ; et Sainte-Beuve prétend là-dessus que Vigny l’aurait antidatée pour écarter de lui le reproche d’avoir imité Chénier, dont la première édition ne parut qu’en 1819. Marie-Joseph communiquait volontiers les papiers de son frère, et l’on sait que Millevoye ne s’était pas fait faute de s’en inspirer. Mais Eloa n’appartient certainement qu’à Vigny, et il est bien difficile de croire qu’en écrivant la Chute d’un ange, Lamartine ne s’en soit pas souvenu. M. Paléologue m’a paru croire aussi qu’on retrouverait quelques traces d’une influence de Vigny dans quelques parties de Jocelyn. Enfin, pour Victor Hugo, n’est-ce pas l’une des idées les plus chères à l’auteur de Chatterton qu’il a reprise, pour l’amplifier de toute la splendeur de sa rhétorique, dans la pièce des Rayons et les Ombres intitulée Fonction du poète, ou, plus tard, dans les Mages ? Cela ne l’a pas empêché, dans son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, d’oublier que Vigny avait été l’un des témoins de son mariage, et, dans un article enthousiaste qu’il avait écrit jadis sur Eloa, de remplacer Eloa par le Paradis perdu, et Vigny par Milton.

Mais, très réelle sur ses contemporains d’âge et de réputation, l’influence de Vigny a été bien plus considérable encore sur un Victor de Laprade ou sur un Charles Baudelaire, sur M. Leconte de Lisle et sur M. Sully Prudhomme…

Supposez donc qu’au lieu d’habiter dans une âme noble, et un peu dédaigneuse de complaire à la foule, le pessimisme de Vigny soit tombé dans une âme inférieure, désireuse ou avide à tout prix d’étonner ou de scandaliser, c’est la graine des Fleurs du Mal, si je puis ainsi dire, jetée dans le terrain le plus propre à la voir s’épanouir.


Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère, épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.

Qu’est-ce que cette pièce autrefois célèbre, qu’aux environs de 1866 de jeunes hommes hurlaient avec enthousiasme dans les cafés du quartier latin, sinon la transcription de l’idée de Stello dans une langue violente ou forcenée, dont on aurait choisi scrupuleusement tous les mots, pour leur faire déshonorer ce qu’ils exprimeraient ? Et ce sujet encore, que nous trouvons inscrit au Journal d’un poète, qui l’eût mieux traité que l’auteur d’Une martyre ? « Un Christ dans une alcôve. Rêve d’une femme qui l’entend lui reprocher les, plaisirs qu’elle a goûtés avec son amant devant la croix. Elle souffre et se sent percer les mains en expiation toutes les nuits. » Vigny et Sainte-Beuve sont deux des maîtres de Baudelaire : le Sainte-Beuve « carabin » et le Vigny mystique « en qui, comme le dit M. Paléologue, la pensée de la volupté s’associait presque toujours à celle de la damnation. » Je ne nie pas d’ailleurs que Baudelaire, de son propre fonds, ait ajouté beaucoup aux leçons de ses maîtres.

Si Sainte-Beuve et Vigny sont deux des maîtres de Baudelaire, Vigny encore et Gautier sont deux de ceux de M. Leconte de Lisle. Je sais les différences, et que, par exemple, à son tour, c’est l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares qui a fait comprendre, à Gautier même, le prix que pouvait avoir, en poésie, la réalisation de la beauté pure. Plus d’une fois, ici même, j’ai loué aussi dans ses vers une largeur, une franchise, une netteté d’exécution, — un choix de marbres et de gemmes, si je puis ainsi parler, — une précision de dessin et une intensité de couleurs qui manquent trop souvent à Vigny. Mais je retrouve l’auteur de la Dryade, celui de Symétha, de la Fille de Jephté, même du Bain d’une dame romaine, dans celui des Poèmes antiques. Et dans des vers comme ceux-ci :


Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : « Adore ; » elle répondra : « Non ! »


n’est-ce pas aussi la philosophie de l’auteur du Mont des Oliviers qu’on retrouve ? sa tranquille et hautaine incrédulité ? son stoïcisme aussi ? et, — avec quelque chose enfin de moins vibrant et de moins communicatif, — son pessimisme ?

Je pourrais poursuivre ; et jusque chez nos symbolistes contemporains, je n’aurais pas de peine à montrer l’influence de Vigny. « Le rêve est aussi cher au penseur que tout ce qu’on aime dans le monde réel, écrivait-il, et plus redoutable que tout ce qu’on y craint. » Et ailleurs encore, dans son Journal intime, M. Paléologue a relevé ce passage inédit : « Mon âme tourmentée se repose sur des idées revêtues de formes mystiques… Ame jetée aux vents comme Françoise de Rimini. Ton âme, ô Francesca, montait tenant entre tes bras l’âme bien-aimée de Paolo : mon âme est pareille à toi ! » Aussi nul en son temps n’a-t-il eu plus que lui le sens du mystère et celui du symbole. Mystère, c’est le titre qu’il a donné lui-même à son Déluge, à son Eloa ; et pour des symboles, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup de plus beaux que cette même Eloa, que la Maison du berger, que la Colère de Samson. Peut-être seulement sont-ils trop clairs ou trop transparens pour nos symbolistes actuels ; et M. Henri de Régnier ou M. Francis Vielé-Griffin croiront sans doute que je plaisante si je dis que je ne leur souhaite que d’en réaliser de semblables. Je leur reconnais aussi le droit d’y faire entrer tout ce que, depuis un demi-siècle, le pessimisme a pris de conscience de lui-même ; le rêve, de fluidité, si je puis ainsi dire, ou d’inconsistance nouvelle ; et, le vers français enfin de souplesse.

En conclurons-nous maintenant, avec M. Paléologue, que « Vigny n’appartient pas seulement à notre littérature nationale ; qu’il a sa place marquée dans l’histoire générale des esprits, dans la lignée des Lucrèce, des Dante et des Goethe, dans l’élite des grands inspirés ? » Oh ! que voilà de bien grands noms peut-être ; et que M. Faguet a mieux dit quand, après avoir analysé la philosophie de Vigny, il ajoutait, tout simplement : « C’est le plus grand artiste du siècle qui pouvait naître d’un esprit ainsi fait. » Vigny, qui n’ignorait pas lui-même combien l’exécution était inférieure chez lui à la conception, n’en eût pas, je crois, demandé davantage. Il en a même demandé moins, dans ses derniers vers, qu’il écrivait six mois à peine avant sa mort :


Jeune postérité d’un vivant qui vous aime,
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés.
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux passés !
Flot d’amis renaissans ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, — et pour moi c’est assez.


C’est une satisfaction que n’ont point refusée à son ombre les deux ou trois générations qui sont, depuis lui, venues à la vie publique, et nous espérons que celles qui viendront ne la lui refuseront pas davantage.


F. BRUNETIERE.