Revue littéraire - Barnave et la Reine

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Revue littéraire - Barnave et la Reine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 645-656).
REVUE LITTÉRAIRE

BARNAVE ET LA REINE[1]

Barnave est généralement considéré, par les amateurs, comme le type le plus parfait du révolutionnaire sympathique. Ce n’est pas qu’il soit sans reproche. Le gaillard qui, le 23 juillet 1789, à propos de l’assassinat de Foulon et de Bertier, comme Lally-Tollendal en montrait de l’horreur, s’écria : « Le sang qui vient de se répandre était-il donc si pur ? » cet orateur est, semble-t-il, de ceux dont l’éloquence a des inconvénients. Mais on répond que ce fut « un mot malheureux. » Malheureux, oui ! l’un de ces mots qui deviennent maximes, et les maximes de la fureur.

Environ trois ans plus tard, ce même Barnave était en prison. Et, comme il avait alors du loisir, il examinait son passé. Il prenait des notes et composait, pour la postérité, des fragments de mémoires et d’apologie. L’idée lui vint d’expliquer son mot célèbre et de l’excuser. Il affirme que nulle qualité de l’esprit ne lui est en plus grande estime que la « mesure ; » et ce n’est point par-là qu’il a brillé le 23 juillet 1789. Mais aussi Lally-Tollendal monte à la tribune ; et l’on s’attendait qu’il parlât de Foulon, de Bertier, de l’état de Paris, de la nécessité de réprimer les meurtres : pas du tout ! Il parle de lui, de sa sensibilité, de son père Je me levai alors. J’avoue que mes muscles étaient crispés… » Bref, pour s’excuser d’avoir fourni à d’ignobles meurtriers une excuse, Barnave raconte que Lally-Tollendal l’avait impatienté. Car il veut qu’un homme et digne du nom d’homme sache « conserver sa tête froide ; » il méprise les gens « qui s’abandonnent aux larmes quand il faut agir, » et il est profondément indigné s’il croit s’apercevoir « qu’un certain étalage de sensibilité n’est qu’un jeu de théâtre. » Eh ! bien, Lally-Tollendal a manqué de mesure, il n’a pas conservé sa tête froide, il a pleuré comme un cabotin : voilà pourquoi Barnave s’est fâché. L’on avouera qu’il se moque du monde.

Cependant, Sainte-Beuve, tout en déclarant « inexcusable » et « très fâcheux pour Barnave » l’incident du 23 juillet 1789, essaye de disculper son cher Barnave. Et il le fait de la façon la plus comique. Voyez un peu ce gros Lally : « le plus gras, le plus gai, le plus gourmand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démonstratif, à qui un moment d’éloquence généreuse et pathétique dans sa jeunesse permit d’être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle des larmes et se le donnant ici comme toujours ; » en face de lui, « un homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement d’humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique. » Après cela, concluez : « Qu’on se représente les deux hommes en présence, et tout s’expliquera. » C’est la faute à ce gros Lally !

Pourquoi ce Barnave est-il « un peu amer, » et ce n’est pas trop dire ? Il a vingt-sept ans à peine passés. Il est membre de l’Assemblée Constituante. Il a du talent, que ses collègues reconnaissent ; il entre, jeune et sans difficulté, dans la gloire… Mais, quand il était petit, un jour, sa mère l’avait mené au théâtre : car on le gâtait. Mme Barnave demande une loge : toutes les loges étaient prises, moins une, celle-ci destinée à l’un des amis ou des « complaisants » du gouverneur de la province : Mme Barnave ne balança point de s’y installer avec son petit garçon. Le directeur du théâtre, puis l’officier de garde, la prièrent de déloger : elle s’y refusa. Quatre fusiliers ne réussirent pas davantage à la convaincre. M. Barnave, que l’on était allé chercher, survint et emmena son épouse, mais en disant : « Je sors par ordre du gouverneur ! » Il paraît que le parterre avait pris fait et cause pour les Barnave et que la bourgeoisie de Grenoble fut quelques mois avant de retourner au théâtre : il fallut que Mme Barnave, apaisée la première et qui sans doute aimait la comédie, donnât le signal de l’oubli. Et Sainte-Beuve : « L’impression de cette injure dut agir sur l’esprit précoce de Barnave enfant ; on n’apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d’une manière directe et personnelle… » Et Sainte-Beuve, qui aime Barnave, ne plaisante pas.

Le jeune Barnave jura de « relever la caste à laquelle il appartenait de l’état d’humiliation auquel elle semblait condamnée. » Mais nous ne saurons jamais si Mme Barnave la mère avait droit, ce qui s’appelle un bon droit, à cette loge que réclamait le gouverneur de la province.

Pour exciter les révolutions, il y a d’habitude un certain nombre de garçons très vaniteux et chargés de rancune. Il est possible qu’on s’amuse à les approuver. On peut aussi trouver que les représailles de leur mauvaise humeur coûtent cher à leurs compatriotes.

Sainte-Beuve considère que les personnes qui jugeraient avec trop de sévérité l’incartade de son héros, en temps de calme et du fond de leur fauteuil, prouvent « qu’elles diraient peut-être pis elles-mêmes dans le tumulte et dans l’occasion. » Mais aussi les personnes qui ont trop de ménagements et de bontés pour les révolutionnaires, aux époques troublées, ont l’air de manquer d’imprudence.

Il est vrai que la mort de Barnave « rachète » en quelque mesure ce que sa vie eut quelquefois de pétulant, de fol et d’enragé.

Seulement, voici l’ennui de Sainte-Beuve. Lorsque Barnave comparut devant le Tribunal révolutionnaire, il déclara, il attesta, et sur sa tête, que jamais il n’avait eu aucune relation d’aucune sorte avec la cour et les agents de la cour, et qu’il n’avait pas été en correspondance avec le château, et que jamais, absolument jamais, il n’avait mis les pieds au château. Or, Sainte-Beuve est bien forcé d’y consentir, « il parait certain que Barnave, après le retour de Varennes, accepta et entretint, d’une manière ou d’une autre, quelques liaisons avec la Cour, et qu’il donna plus ou moins directement des conseils. » Voilà Sainte-Beuve « dans une grande perplexité. » Faut-il admettre que Barnave ait menti ? C’est bien pénible ; « mais, tout en s’y refusant par respect pour son caractère moral, on ne sait quelle autre explication trouver, » avoue Sainte-Beuve. Pour conserver intacte sa tendresse, il retourne à glorifier sans chicane ce jeune homme qui, à trente-deux ans, mourut avant d’avoir vu s’avilir ses principales espérances. S’il eût vécu… Sainte-Beuve se dit que Barnave serait devenu sénateur de l’Empire. Mais il écrit en 1850 et ne sait pas encore que cette place est bonne.

Les mémoires du temps font de claires allusions aux relations que Barnave entretint avec la Cour. Mais aujourd’hui la question qui troublait Sainte-Beuve se pose d’une façon plus nette, depuis que M. de Heidenstam a publié, en 1913, la correspondance de Marie-Antoinette, de Barnave et de Fersen. Cette correspondance prouve, à n’en plus douter, que Barnave, devant le tribunal révolutionnaire, a bien résolument dit le contraire de la vérité.

L’on me pardonnera, si je confesse que je n’en suis pas choqué le moins du monde. Barnave ne prête pas serment et ne prend pas à témoin de ses déclarations Dieu, qui n’était plus à la mode, ni l’Être suprême, qui était en suspicion. Tout simplement, il « atteste sur sa tête : » et c’est, en quelque sorte, son affaire ou une affaire entre sa tête et lui. Quant à l’exacte vérité qu’on doit à un Dumas ou à ce Fouquier-Tinville, à mon avis, ce n’est rien.

Mais, pour les grands admirateurs de Barnave et de tout ce qui s’ensuit, — la « justice » révolutionnaire, au bout du compte, fait « bloc » avec la révolution, voire avec les révolutionnaires et Barnave, — le mensonge de Barnave est extrêmement désobligeant. A l’époque où M. de Heidenstam donna ses documents, miss Bradby achevait sa Vie de Barnave, un panégyrique très complet de cet orateur. Elle ajouta un post-scriptum et déclara que les lettres de la Reine et de Barnave étaient apocryphes : ces lettres ne seraient que l’œuvre d’un faussaire. Et c’est bien commode. Si l’on pouvait ainsi se délivrer des témoignages qui ne vous agréent pas, l’histoire mettrait le passé à la disposition de notre fantaisie, comme il arrive plus souvent qu’on ne le sait. D’ailleurs, un savant boche et qui, pour une fois, avait raison, nota qu’il y avait, dans lesdites lettres de Barnave et de la Reine, quelques erreurs et anachronismes. On examina les originaux ; et que ne vit-on pas ? les erreurs et anachronismes étaient le fait de l’éditeur : quant aux lettres, il ne fallait pas douter de leur authenticité. L’expertise ne tourna point à l’honneur de M. de Heidenstam : les gens ont la manie de ne publier presque jamais sans facétie leurs documents. Elle ne tourna point au gré de miss Bradby. De sorte que la question qui chagrinait Sainte-Beuve se pose, comme je le disais, d’une façon plus nette qu’autrefois. L’éditeur attentif des Mémoires et des Notes et souvenirs de Théodore de Lameth, M. Eugène Welvert, prétend la résoudre ; et son volume, Le secret de Barnave, est d’une lecture agréable.

A quelle époque faut-il faire commencer les relations de la Reine et de Barnave ? Sont-elles antérieures au retour de Varennes ? M. Welvert ne le croit pas. Son argument le meilleur est une lettre de Barnave, du 28 août 1791 : « Qu’elle (la Reine) veuille se rappeler qu’on lui a tenu le même langage dans un moment où il n’y avait que des sentiments nobles et purs qui sussent, dans la position où elle était, intéresser à elle celui qui ne l’avait jamais connue, et dont les relations avec elle eussent cessé avec son voyage si la Reine ne l’eût pas invité à les renouveler. » Que Barnave n’ait pas eu d’entretiens avec la Reine avant le 23 juin 1791, admettons-le, puisqu’il le dit et à la Reine.

Mais, qu’il eut avant cela, quelques relations avec la Cour, je le crois. M. Welvert cite un fragment des Mémoires de La Fayette où il est dit que MM. de Lameth, Du Port et Barnave passaient, depuis quelque temps, pour avoir des rapports secrets avec la Cour ; et l’on se demandait s’ils n’avaient pas été dans la confidence de la fuite du Roi et de la famille royale : aucune preuve, dit La Fayette, aucun aveu ne l’a établi.

On se le demandait. Et, par exemple, nous lisons, dans la Correspondance secrète que M. de Lescure a publiée, ces lignes, à la date du 28 mai 1791 : « On prétend que MM. Lameth et Barnave capitulent avec la Cour et que même ils ont eu une entrevue avec la Reine. » Le 28 mai, c’est-à-dire environ trois semaines avant le départ du Roi et de la Reine. Du reste, il y a certainement des ragots dans cette Correspondance secrète ; et je ne dis pas du tout qu’il soit prudent de se fier à elle. Mais enfin, Pasquier, futur chancelier de France, raconte que, le soir même de la fuite, le hasard le fit dîner avec MM. de Beauharnais, Barnave, Menou, Lameth et Saint-Fargeau : « Leur conversation eut tous les caractères d’un absolu découragement. » Ce n’est pas du tout que Pasquier les soupçonne d’avoir été dans la confidence : ils paraissaient ignorer même la route qu’avait dû prendre le Roi. Toujours est-il que cette aventure les tourmente : et c’est que la politique de Barnave, loin d’exclure le Roi, comptait préserver, augmenter même, les pouvoirs et l’autorité du Roi.

Et voilà pour la politique. Mais il convient de ne pas considérer du seul point de vue de l’idéologie cette politique de Barnave. Quel était Barnave, dans les mois qui ont précédé Varennes ? Un garçon bien élevé, qui avait bon air et qui trouvait un grand plaisir à se distinguer de ses collègues, pour la plupart dépourvus d’élégance et de savoir-vivre. On le trouvait joli homme et bien fait, dit M. de Lévis, quoiqu’il n’eût pas les traits fort réguliers. Le visage trop long, la bouche grande : mais la bouche d’un orateur. Il avait de l’esprit ; et il avait le défaut d’ « abonder dans son sens : » mais on le croyait, à cause de cela, plus convaincu et ses paradoxes rivalisaient avec la vérité. Il avait de la coquetterie ; et c’était son jeu favori de promener dans les salons et dans les environs de la Cour les opinions les plus hardies, que son bagout, son art et son effronterie adroite rendaient séduisantes. Les dames de Broglie, chez qui on le voyait souvent, l’appelaient le petit sauvage ; » et Mme de Tessé l’appelait « Néronet. » C’était la mode, en ce temps-là, une mode qu’on a revue : les personnes qui avaient l’intérêt le plus vif à ce que la révolution ne réussit pas l’ont de tout cœur favorisée ; elles trouvaient charmantes les idées qui, un peu plus tard, leur ont coupé le cou. Et quel émoi, d’une perversité quasi délicieuse, pour de gentilles femmes étourdies, de causer avec ce petit sauvage et ce petit Néron, qui leur fait peur et, d’un sourire, se rassure ! Barnave comptait parmi les « agréables » du parti des Enragés. D’Espinchal prétend que Mme de Beaumont, fille de Montmorin, celle qui sera l’amie de Chateaubriand, l’amie de Joubert, avait eu, — mais il est mauvaise langue, — une « faiblesse » pour « cet atroce législateur. » Cet enragé aimait le beau monde. Il évoluait dans le voisinage de la Cour et sa politique subissait l’influence d’une société la plus étrange qu’il y ait eue, la plus raffinée, la plus dérangée de ses croyances naturelles. Il n’a pas mal connu ces « aristocrates » qui étaient « républicains au fond du cœur. » Il les excitait ; et puis il les retenait à sa guise et, quand ils devenaient républicains, il devenait royaliste.

L’Assemblée nationale, ayant appris l’arrestation du Roi et de la Reine, envoya trois commissaires à Varennes, avec mission de ramener les fugitifs. Ce furent Petion, Latour-Maubourg et Barnave. Ils représentaient « les trois principales nuances de la gauche de l’assemblée nationale. » La voiture des commissaires et la berline royale se rencontrèrent entre Epernay et Dormans. Petion, qui était le doyen d’âge, aborda le Roi et lut le décret de l’assemblée. Le Roi répondit que jamais il n’avait eu l’intention de quitter la France. « Voilà, dit Barnave, un mot qui sauvera le royaume. » Barnave n’était pas si naïf et ne croyait pas qu’un mot du Roi dût sauver ni le royaume ni le Roi. Mais tout d’abord il essaye d’amadouer ses collègues et l’escorte en faveur du Roi et de la famille royale.

Pétion et Barnave montèrent dans la berline du Roi. Il y avait, dans cette berline, le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame, madame Elisabeth et Mme de Tourzel. Petion dit au Roi : « Nous allons vous gêner, Sire, vous incommoder ; il est impossible que nous trouvions place ici. » Le Roi répondit : « Je désire qu’aucune des personnes qui m’ont accompagné ne sorte. Je vous prie de vous asseoir ; nous allons nous presser : vous trouverez place. » La Reine prit le Dauphin sur ses genoux ; et Barnave s’assit volontiers entre la Reine et le Roi. Mme de Tourzel prit Madame entre ses jambes ; et Petion s’assit volontiers entre Madame Elisabeth et Mme de Tourzel. Petion fut tout juste en face de Barnave et se mit à le surveiller.

Petion, Barnave et Latour-Maubourg s’étaient promis de surveiller le Roi et la Reine, sans doute, mais principalement les trois commissaires, et de se mettre en mesure de rendre témoignage, quelque jour, à propos d’eux. Ils se détestaient, ou peu s’en faut, ces trois commissaires. Seulement, l’aventure où ils se trouvaient réunis leur paraissait dangereuse : Petion ne quitterait point Barnave ; et, au retour, Petion recommandait à Barnave de dire que, pendant la route, ils ne s’étaient point quittés : « dans une mission si délicate, ce fait n’était pas à négliger. »

Il y a un récit du voyage, par ce Petion : « Depuis longtemps, dit-il, je n’avais aucune liaison avec Barnave ; je n’avais jamais fréquenté Maubourg. Maubourg connaissait beaucoup Mme de Tourzel ; et on ne peut se dissimuler que Barnave avait déjà conçu des projets. Ils crurent très politique de se mettre sous l’abri d’un homme qui était connu pour l’ennemi de toute intrigue et l’ami des bonnes mœurs et de la vertu. » Ce Petion, c’est un sot ; mais il a bien vu que Barnave, comme il le dit, avait des projets. Les projets de Barnave ne concernaient pas les bonnes mœurs et la vertu : c’était de l’intrigue et de la politique.

Mme de Boigne dit que la Reine « se loua des procédés de Barnave. » Mais oui ! Barnave était, auprès de Petion, l’homme du monde. Et Petion disait : « Nous allons vous gêner, Sire ! » tandis que Barnave, lui, savait ne pas être gênant. Voire, il fut aimable. Les méchants ont raconté plus tard que le malin jeune homme avait profité d’un moment où Petion se laissait aller à dormir, pour causer avec la Reine assez particulièrement. Pas du tout ! et Petion se gardait de fermer l’œil. Il écrit : « Nous arrivions insensiblement à Dormans. J’observai plusieurs fois Barnave, et, quoique la demi-clarté qui régnait ne permît pas de distinguer avec une grande précision, son maintien avec la Reine me paraissait honnête, réservé, et la conversation ne me semblait pas mystérieuse. Nous entrâmes à Dormans entre minuit et une heure… » Le lendemain, Barnave et Petion changèrent de place dans la berline : Petion fut assis entre le Roi et la Reine, Barnave entre Madame Elisabeth et Mme de Tourzel. Et n’est-ce pas là une malice de Barnave, qui put ainsi regarder la Reine et causer avec elle plus facilement ?

Petion, sans barguigner, racontait au Roi « ce que l’on pensait de la Cour et de tous les intrigants qui fréquentaient le château. » Le Roi écoutait avec placidité. La Reine, sans placidité ; elle discutait, et le malheureux Petion note que ses remarques étaient « assez fines, assez méchantes. » Malheureux Petion, parce qu’il est assez clair que la Reine se moquait de lui. Et, si elle se moquait de Petion, c’était afin de conquérir à sa cause Barnave. Lui, Barnave, Petion le gênait ; et il tâchait de ne rien dire ; et, si la Reine l’interrogeait sur l’Assemblée nationale, sur les partis et les hommes qui en étaient les grands hommes, il détournait la tête. La Reine vint à en rire et dit à Petion : « Dites, je vous prie, à M. Barnave qu’il ne regarde pas tant la portière quand je lui pose une question. » Cet enjouement, c’était pour enchanter Barnave. Et, bien qu’il fût un peu royaliste à sa manière, il était assez républicain cependant pour que les égards d’une Reine le pussent aguicher.

A La Ferté-sous-Jouarre, l’on s’arrêta, l’on prit quelque nourriture à la mairie, laquelle avait une terrasse qui donnait sur la vallée où la Marne coule. On attendait le repas. Et Madame Elisabeth, s’étant chargée de Petion, le promenait sur la terrasse. La Reine put ainsi causer avec Barnave. Et le vigilant Petion s’en aperçut ; mais il lui parut que son collègue et la Reine causaient « d’une manière assez indifférente. » Il n’en sait rien, d’ailleurs ; et il le dit parce qu’il ne veut pas avoir l’air d’un sot de qui l’on s’est joué.

Voilà toute la causerie que la Reine et Barnave ont eue ensemble, si l’on en croit Petion. Peut-être faut-il l’en croire ; mais ce n’est pas l’évidence non plus.

Après cela, Mme Campan dit que la Reine aurait eu « quelques entretiens particuliers avec Barnave dans les auberges où elle descendait. » Et il y a une note de la Reine, écrite par elle en tête d’une copie de sa correspondance avec Barnave, où elle dit qu’elle a « beaucoup causé » avec ce commissaire de l’Assemblée nationale. C’est bien possible, et que Petion n’y ait vu, pour ainsi parler, que du feu, ou bien, s’il en a vu davantage, qu’il n’ait pas eu envie de le dire.

Environ quinze mois plus tard, en prison, Barnave écrit : « Je fus l’un des trois commissaires de l’assemblée nommés pour accompagner le roi à son retour à Paris ; époque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l’infâme calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de l’infortune, m’a servi sans doute à supporter facilement les miennes. » M. Welvert nous invite à remarquer « le ton ému » de ces quelques lignes. Je le veux bien. Mais elles ne sont pas d’une exactitude parfaite. Et, si Barnave eut à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, ce ne fut point à cause de ce voyage qu’il avait dû faire en compagnie du Roi et de la Reine. On ne l’accusa point d’avoir eu des entretiens particuliers avec la Reine à la Ferté-sous-Jouarre ou à l’auberge en d’autres lieux. On ne lui en voulut pas d’avoir montré de la politesse à la famille royale. La vérité est que, dès avant le voyage qu’il fit en compagnie du Roi et de la Reine, on le soupçonnait de « capituler » avec la cour ; et qu’il fut mis en accusation quand Larivière eut signalé à l’Assemblée législative un papier qu’on venait de trouver aux Tuileries intitulé : Projet du comité des ministres concerté avec MM. Lameth et Barnave.

Puis, même si l’on est « ému, » comme le veut M. Welvert, du souvenir que Barnave conserva de son voyage, ces quelques lignes ne suffisent pas à révéler un Barnave que les charmes de la Reine ont ravi et qui, pour l’amour de la Reine, devient le protecteur de la monarchie. Et, quant à dénicher un autre indice de l’impression que fit sur Barnave Marie-Antoinette, il faut y renoncer.

Marie-Antoinette eut quelque difficulté à obtenir qu’il se mit en correspondance avec elle, plus de difficulté à obtenir qu’il vînt la voir aux Tuileries. Encore eut-il soin de n’être pas seul compromis ; et il voulut que Du Port et Lameth fussent pour le moins ses confidents. L’on ne voit rien, dans la correspondance de la Reine et de Barnave, qui prouve un sentiment un peu attendri. C’est qu’il fallait se méfier ? Toujours est-il qu’on ne voit rien, que de la politique, et assez bien manigancée.

Mme Campan nous a fait un Barnave qui « met aux pieds » de la Reine « le seul parti national qui existât encore : » et c’est le parti des Jacobins. Elle raconte que, la Reine ayant laissé voir que les Jacobins ne lui inspiraient pas confiance, Barnave résolut de quitter Paris ; et il obtint une dernière audience : « Vos malheurs, madame, aurait-il dit, m’avaient déterminé à me dévouer à vous servir. Je vois que mes avis ne répondent pas aux vues de Vos Majestés. J’augure peu du succès du plan que l’on vous fait suivre ; vous êtes trop loin des secours : vous serez perdus avant qu’ils ne parviennent à vous. Je désire ardemment me tromper dans une si douloureuse prédiction ; mais je suis bien sûr de payer de ma tête l’intérêt que vos malheurs m’ont inspiré et les services que j’ai voulu rendre. Je demande pour toute récompense l’honneur de baiser votre main. » La Reine, ajoute Mme Campan, « lui accorda cette faveur, les yeux baignés de pleurs, et conserva l’idée la plus favorable de l’élévation des sentiments de ce député. » Cette Mme Campan, qui a la tête romanesque, fait de Barnave un héros de roman. Ce n’est pas du tout ça ! M. Welvert a bien raison de refuser les balivernes de cette institutrice.

Je ne crois pas qu’il ait également raison de refuser une anecdote que raconte M. de Fontanges. Cet archevêque de Toulouse a laissé une relation du voyage de Varennes ; et Fontanges n’était pas allé à Varennes : mais il assure qu’il tient ses renseignements de la Reine, Il raconte qu’à l’arrivée des trois commissaires de l’Assemblée nationale, Marie-Antoinette pria qu’on ne fit monter dans sa berline que le seul Latour-Maubourg, lequel refusa, en disant qu’il fallait gagner la bienveillance de Barnave, « que sa vanité s’était flattée d’être dans la voiture du Roi, qu’il était important pour le service de Sa Majesté qu’il y fût. » La vanité de Barnave : c’est ce que n’admet pas M. Welvert ; et cependant c’est bien le personnage qu’on a vu chez les dames de Broglie, chez Mme de Tessé, auprès de la petite Mme de Beaumont, dans les salons où il joue le petit Néron, le petit sauvage, le révolutionnaire que les aristocrates accueillent avec complaisance, le révolutionnaire qui invente une politique dont la cour lui saura gré.

Mais le voici devant le Tribunal révolutionnaire. L’ignoble Dumas l’interroge. « N’avait-il pas eu de relations particulières avec la Cour ou avec ses agents pendant qu’il était membre de l’assemblée constituante et après ? » Réponse : « Il n’en avait eu aucune, ni avec la Cour, ni avec d’autres agents que les ministres et seulement pour des objets d’intérêt public, etc. » Réquisitoire de Fouquier-Tinville : Barnave aurait été complice de la fuite du roi, au mois de juin 1791, et cette fuite, de républicain qu’il était auparavant, l’avait rendu royaliste. » Réponse de Barnave et sa plaidoirie : « C’est moi, c’est un être entièrement libre, qu’on accuse d’avoir entretenu des liaisons avec le château des Tuileries depuis le voyage de Varennes ? J’atteste sur ma tête que jamais, absolument jamais, je n’ai eu avec le château la plus légère correspondance ; que jamais, absolument jamais, je n’ai mis les pieds au Château. En voici les preuves… » Et il argumente : il est bon avocat. Deux jours après, le 29 novembre 1793, il passait à la guillotine.

Alors, demande M. Welvert, comment se fait-il que Barnave ait si précisément dit le contraire de la vérité ? Voici trois explications, entre lesquelles vous choisirez.

La première est de Sainte-Beuve. Après avoir écrit son article, Sainte-Beuve eut la chance de rencontrer le marquis de Jaucourt, ancien ministre d’État, et, qui avait connu Barnave. M. de Jaucourt dit à Sainte-Beuve : « Barnave ne vit jamais la reine. C’est du Port qui la voyait, au nom de Barnave. » De sorte que Barnave a pu attester qu’il n’avait jamais mis les pieds au Château. Quel bonheur ! Seulement, Barnave a dit un peu plus : qu’il n’avait jamais entretenu la plus légère correspondance avec le Château. Sainte-Beuve lui-même le constatait ; et il disait : « Malgré tout, le sentiment moral persiste à souffrir d’une dénégation si formelle. » A présent, la publication de M. de Heidenstam prouve que le marquis de Jaucourt avait été induit en erreur et que Barnave a mis les pieds au Château bel et bien. La première explication, tant pis pour elle !

La deuxième ? Elle est de M. Welvert qui la trouve si bonne qu’il s’étonne très gentiment que miss Bradby ne l’ait pas inventée avant lui… Qu’est-ce que le Tribunal révolutionnaire demandait à Barnave ? S’il avait eu des relations avec la reine ? Non : s’il avait eu des rapports avec la Cour ou les agents de la Cour. Qu’est-ce que c’est que la Cour ? « Ne peut-on pas admettre que, par les mots la cour et ses agents, il s’agissait, dans la pensée de Barnave tout au moins, de cet entourage si néfaste qui poussait le roi et la reine à la contre-révolution ?… Barnave pouvait répondre à Dumas, sans paraître jouer sur les mots, qu’il n’avait pas eu de rapports avec les personnes qui faisaient le fond de la Cour, les conseillers habituels et trop écoutés du roi et de la reine. » Sans paraître jouer sur les mots : peut-être. Mais, sans jouer sur les mots : non, certes ! Voilà un révolutionnaire qui a été en correspondance et très secrète avec la reine : et vous admettez que, sans jouer sur les mots, il affirme qu’il n’a pas eu la plus légère correspondance avec la Cour ? Parce que, la reine, ce n’est pas la Cour ? A votre place, j’aimerais mieux consentir que le cher Barnave eût menti, plutôt que de lui prêter une fourberie de ce genre.

Mais vous supposez qu’il s’est trompé, de la meilleure foi du monde, sur le sens que Dumas donnait à ce mot, la Cour ? Il n’était pas un tel enfant, d’une telle ingénuité. Vous supposez que Dumas, par ce mot, la Cour, entendait les gens de la Cour, à l’exclusion de la Reine ? Eh ! bien, votre Barnave n’a-t-il pas eu des relations avec les gens de la Cour, et ne fût-ce qu’avec M. de Jarjayes, qui était l’intermédiaire ou le facteur entre la Reine et lui !… Et encore resterait-il que Barnave dit, dans sa plaidoirie, que jamais il n’a mis les pieds au château. Il le dit, répond M. Welvert, dans sa plaidoirie, non pas au cours de son interrogatoire. Ce qu’il a dit dans son interrogatoire est sûr. Mais, sa plaidoirie, nous ne l’avons que par la rédaction qu’en a faite, sur des notes rapidement prises, son avocat Lépidor : il n’a peut-être pas dit, au bout du compte, qu’il n’eût jamais mis les pieds au château ?… Je le veux bien : mais, sérieusement, un garçon qui a eu des entrevues avec la Reine et, avec la Reine, une correspondance et qui prétend qu’il n’a pas eu de relations avec la Cour, ce qu’il raconte, c’est le contraire de la vérité.

Comme si la deuxième explication ne valait pas grand’chose, M. Welvert nous en offre une troisième. Est-ce que vous auriez horreur d’imaginer que Barnave eût promis, juré le secret à la Reine Marie-Antoinette ? Or, Marie-Antoinette n’est plus là pour le délier de son serment devant le tribunal révolutionnaire. « Chevaleresque comme il l’était, » il a dû se faire un scrupule de se parjurer. « Il se trouvait dans l’alternative ou d’altérer la vérité, sans autre préjudice que pour sa mémoire, ou de découvrir un secret qui eût achevé d’accabler la mémoire de la Reine. Entre un mensonge et une infamie, il n’était pas dans le caractère de Barnave d’hésiter : qui oserait lui en faire un reproche ? » Personne ! Mais veuillez, en outre, ne pas oublier que Barnave se défendait, qu’il avait ce diable de Fouquier-Tinville à ses trousses, et que peut-être il n’espérait pas beaucoup de sauver sa tête, mais qu’il y tâchait, et qu’il ne plaidait pas pour autre chose. Avouer qu’il avait eu, avec la Reine, cette correspondance et des entrevues, autant valait donner sa tête à couper, sans la défendre et sans plaider. Du moment qu’il plaidait sa cause et du moment qu’il ouvrait la bouche pour se défendre, il devait nier ses relations avec la Reine. Son mensonge n’avait pas beaucoup de chances de réussir : mais il n’avait, lui Barnave, pas d’autre chance de réussir que par ce moyen-là. Il a menti : il a bien fait ; mais dites-le. Et renoncez à le trouver chevaleresque à ce propos.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le Secret de Barnave, par E. Welvert (E.de Boccard, éditeur).— Cf. Marie-Antoinette, Fersen et Barnave, leur correspondance, par O.-G. de Heidenstam (Calmann-Lévy, 1913).