Revue littéraire - Chroniques de la guerre

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Revue littéraire - Chroniques de la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 674-685).
REVUE LITTÉRAIRE

CHRONIQUES DE LA GUERRE[1]

L’honneur est le même, dit Salluste, à faire les exploits ou à les raconter. Eh ! non. Salluste essaye de donner le change à son regret Parmi les écrivains qui auront passé les durs mois de la guerre à commenter les événemens, il n’en est pas un qui ne s’incline, et fût-il le plus illustre, devant le plus humble des combattans. Aucun chef-d’œuvre de littérature ne vaut le chef-d’œuvre d’activité qu’une mention de trois lignes à l’ordre du jour de l’armée glorifie, et ne vaut la blessure d’un soldat. Salluste, aussi bien, ce n’est que le travail de la guerre civile qu’il avait quitté ; son ambition seule le tourmentait et il la consolait de son mieux : laissons ce drôle de garçon qui, avec une intelligence admirable, eut l’âme d’un garnement.

Quelques-uns de nos écrivains, à l’arrière, accomplissent très noblement leur devoir modeste et utile en devenant les guides ou les sages compagnons de l’opinion publique, soumise à tant d’épreuves. Plusieurs d’entre eux ont beaucoup d’influence ; et si, au gré de Forain, les civils tiennent, louons l’âme française, forte et vaillante, louons aussi ses mainteneurs, ses camarades persuasifs, ses conseillers de patience et de courage.

Le 5 octobre de l’année dernière, quand on apprit, au matin, la mort du comte de Mun, ce fut, dans toute la France, dans toutes les classes de la société, je ne veux pas dire dans tous les partis, — car il n’y en avait plus, s’il y en a, — mais dans tous les milieux, Un chagrin ; qui ne l’a senti ? et l’on s’y connaissait alors, en fait de chagrin. Les gens les plus divers, les malins et les naïfs, les plus résistans et les plus dolentes, éprouvèrent une espèce de désarroi douloureux, parmi tant de douleurs, à la pensée que leur manquerait le réconfort quotidien de ses articles et, pour ainsi parler, de ses lettres, tant ses articles semblaient s’adresser à chacun de ses lecteurs avec une telle intimité de sympathie, avec une étonnante justesse d’amitié. Je ne sais si jamais écrivain, publiciste de tous les jours, est allé si loin dans la foule, y a gagné ce crédit, cette confiance, en quelque sorte, filiale. L’Echo de Paris a réuni en un volume les Derniers articles d’Albert de Mun ; relisons-les : nous y retrouverons et nos angoisses des premiers temps de la guerre, angoisses qu’il a endurées jusqu’au martyre, et le secret de cette véritable communion qu’il avait su établir entre tous ses compatriotes et lui.

Certes, il était un grand orateur et, dans sa prose, où l’on ne remarque pas une habileté particulière, un art très subtil des sons et des tours, on entend la voix même de son éloquence. On aperçoit le geste. On aperçoit et l’on entend l’homme qui parle ; on dessinerait son attitude et l’on noterait ses accens. Mais il ne s’agit point d’éloquence, d’art ou d’habileté. Ce n’est point par-là que M. de Mun, pendant les mois d’août et de septembre 19U, parvint jusqu’à l’âme de la patrie inquiète : c’est tout uniment par la spontanéité du cœur. Le cœur : il faudra, vingt fois, répéter ce mot.

Son premier article est daté de Roscoff, 28 juillet : « La guerre !… » On travaillait aux champs ; la moisson commençait et l’on n’était en peine que de savoir si le temps serait bon pour la récolte. Soudain, la guerre ! « On vient à moi, on m’interroge. Comment cela est-il arrivé ?… » Il ne l’ignore pas. Depuis deux ans, il regarde monter l’orage, il le regarde s’accumuler et devine que les gros nuages ne tarderont pas à crever ; il annonce « l’heure décisive. » La Russie n’abandonnera pas les Slaves des Balkans ; alors éclatera le conflit des Germains et des Slaves. Nous, la France, nous aurons à choisir, dans cette alternative, l’infamie ou la guerre. Donc, c’est la guerre, n’est-ce pas ?… Paris, 2 août : « L’heure n’est plus aux longs articles écrits dans le silence et la réflexion. Chaque jour, autant que je pourrai, je noterai ici les battemens de nos cœurs… » Et il se met à la besogne… « Si j’entends bien l’écho des âmes… » Il l’entend bien : deux sentimens s’y démènent, colère et fierté ; colère contre l’Allemagne brutale et fourbe, fierté de la France debout. Ces deux sentimens s’exaltent, quand l’Allemagne, violant la neutralité belge, se montre plus scandaleuse qu’on n’avait cru et quand la France dépasse sa glorieuse renommée par son entrain, sa fougue belliqueuse, par la prompte réussite de sa mobilisation, par son élan discipliné, par l’unanimité de son espoir. Ah ! ce n’est pas comme en 70 : cette petite phrase revient sans cesse, acharnée, heureuse, à l’esprit de qui se souvient. Le 15 juillet 1870, le jeune lieutenant de Mun, dans la petite cour du quai d’Orsay, attendait la décision parlementaire. Le capitaine de garde sortit et, agitant son képi cria : « La guerre est déclarée ! » Une clameur d’enthousiasme : les officiers saluent la guerre. Puis défilent les députés, le front bas, soucieux, doutant que la nation les approuve. Non, le 4 août 1914, ce n’est pas cela ; ce n’est pas ce prélude hésitant, gauche et comme gêné : c’est toute la nation, sûre de soi ! Jour après jour, l’ancien combattant de l’autre guerre consulte ainsi sa mémoire, se débat contre les analogies amèrement, les écarte, les chasse et triomphe aux belles différences, à la nouveauté de l’aventure, au contraste radieux. « En 1870, à pareil moment… » Les corps d’armée, de Thionville à Strasbourg, s’éparpillaient ; l’ennemi se concentrait… « Et, d’abord, ne parlons plus de 1870 ! Rien, dans ce que nous voyons, n’y ressemble… » N’en plus parler ? Cette hantise ne le quitte pas… « J’étais à Metz ; nous allions partir pour la frontière… » Et, partout, le désordre. Aujourd’hui, toute la machine est bien réglée. En 1870, la mobilisation se fit, tant bien que mal, assez vite. Il fallait prendre l’offensive : et l’on perdit son temps. Cette fois, l’offensive, sans retard. « Mulhouse est pris ! Comprenez-vous, à ces trois mots, quel coup au cœur, pour nous, les vieux, les vaincus de 1870 ?… » Et il célèbre cette aurore de la revanche. Pourtant, il frissonne ; et il craint de céder à des illusions, aux mêmes illusions « qui nous perdirent en l’année terrible. » Du calme : « Il faut apaiser mon vieux cœur, trop prompt à bondir. Il est vrai, soyons sages et gardons la mesure… » Pendant la semaine des victoires imprudentes, Altkirch, Mulhouse et Colmar entrevu, il se réprimande ; il se refuse, comme il peut, les délires de l’allégresse et il prêche le discernement : « Si je donne des conseils, je m’exhorte moi-même… » Il ne traite pas autrement son lecteur et lui-même : son lecteur et lui, c’est tout un ; c’est la France en alarme. Alors, il ose admonester son lecteur, comme lui-même il se raisonne et, aux momens où les déceptions se préparent dans la crédulité universelle, dire : « Ce sera dur ! ne nous flattons pas… » et, aux momens où peu s’en faut qu’on ne croie tout perdu, à la fin d’août et au début de septembre, dire : « Nous les tenons ; c’est la victoire !… » Son article du 1er septembre est un acte de divination. L’armée allemande fonçait sur Paris ; elle bousculait tous les obstacles ; battue à Guise, elle passait pourtant et marchait à grandes journées : qu’est-ce qui l’arrêterait ? Seulement, avant de foncer sur Paris, elle n’avait pas détruit notre armée. On murmurait : « C’est 1870 qui recommence… » Pas du tout ! répliquait M. de Mun ; en 1870, quand les Prussiens se dirigèrent sur Paris, notre armée était mi-enfermée dans Metz, mi-écrasée à Sedan. « Inébranlable confiance, » écrivait-il le 31 août ; le 5 septembre : « Qui peut douter ? » et, tout de même, on pouvait douter, mais il ne le permettait pas ; et, le 8 septembre, quand l’ennemi s’éloigne de Paris : « J’en étais sûr ! »

Les argumens d’une telle foi sont nets et bien déduits, de qualité stratégique ; mais une telle foi est surtout un phénomène d’inspiration : la pensée fervente a des pressentimens, des visions que sa ferveur lui suggère. Ce n’est pas la sûreté de sa science militaire qui valut à M. de Mun ses fidèles et la joie de ne les avoir point abusés : le cœur de la France battait en lui. Battait à grands coups : il le dit et il le répète. Le cœur de la France qui était aux armées : « Ah ! comme je vis avec vous, comme je sens vos cœurs battre, mes camarades… On dirait qu’au fond de nos cœurs retentit le bruit lointain du canon !… » Et le cœur de la France qui, à l’arrière des armées, écoute, épilogue et souffre : « On a l’âme dans un étau, c’est bien sûr ; et les poignées de main qu’on échange en disent plus que toutes les paroles. Mais pas de vaines émotions ! surtout pas de vains discours. Je m’en veux presque d’écrire : en un tel moment où l’angoisse étrangle la gorge… » C’est au lendemain de Morhange et quand nos armées de Lorraine ont dû se replier sur Nancy. Dans la douleur commune, le langage se fait plus familier, plus bref. Il est plus familier, plus bref encore et comme entrecoupé d’émoi, quand nos armées sont à la poursuite de l’ennemi, après la Marne : « Comment dire ? quels mots trouver ? Ils sont en pleine retraite ; et sur la gauche, entre Reims et Soissons, cette retraite, c’est une déroute. Ecoutez : leur cavalerie semble épuisée… Ah ! il faut s’imaginer cela… Depuis six jours… » Sur la ligne de l’Aisne, les Allemands s’arrêtent et interrompent notre poursuite : « Maintenant, il faut souffler, comme nos troupes, et nous reprendre un peu… » Quelques jours passent. « De nouveau, c’est l’attente, longue et pesante… » Deux jours encore : « La bataille se poursuit ! En ces quatre mots tient, cette semaine encore, toute notre vie. Et vraiment, c’est une épreuve indicible, pour le cœur et pour l’esprit. Tout frémit en nous, l’inquiétude et l’espoir… » Et puis encore un jour : « La bataille de l’Aisne continue… » Et l’on use sa patience. Mais : « Je vois des gens qui recommencent à douter… » Cela, c’est défendu ; et M. de Mun chapitre ces mécréans : il se chapitre lui-même. Non qu’il doute : mais il a besoin de veiller sur soi, d’éconduire les tentations. Il a cru que la bataille de l’Aisne serait un épisode de la déroute allemande. Or, la guerre de tranchées s’organise ; des longueurs !… Il attend, à la fin de septembre, « ce qui ne peut plus beaucoup tarder, » la retraite des Allemands sur la Meuse, et bientôt sur le Rhin. « Cette attente est horrible. Il y a, loin du champ de bataille, une torture morale que ne connaissent pas ceux qui ont l’âpre soutien de l’action… » 28 septembre : « Puisqu’il faut attendre encore et endurer le tourment de l’interminable bataille… » 30 septembre : « Je voudrais parler de la bataille. Je ne le peux pas… Attendons. » 4 octobre : « Il faut être sage, contenir à deux mains son cœur… » Depuis des semaines, il comprimait son cœur, il enfermait son cœur sous la triple cuirasse des bons raisonnemens, de la foi volontaire et de la patience, plus pareille à un cilice qu’à une cuirasse ; et, la nuit du 4 octobre, son cœur s’est rompu, de battre avec une telle violence, de battre pour toute la France, trop fort, dans une seule poitrine. Sa confiance, aux dernières lignes de son œuvre mâle et valeureuse, n’a point faibli. Mais sa hâte… Sa hâte ? Il attendrait encore. Et il est mort d’avoir assumé tout l’espoir et toute la crainte dont palpitait la nation.


Quelques jours avant la déclaration de la guerre, M. Maurice Barrès publiait, sous ce titre Dans le cloaque, les notes qu’il avait prises pendant les séances d’une fameuse commission d’enquête. Le terrible petit volume ! Une satire ? Non : la vérité, l’horrible vérité de ce cloaque pestilentiel où s’étaient agitées des ambitions, des cupidités, des lâchetés, des vilenies et d’où montait une odeur infâme. Soudain, voici l’Union sacrée. Le petit volume se terminait par ces mots : « Le ministère n’est même pas tombé, mais il y a une plus grande ruine suspendue au-dessus de nos têtes : l’énorme masse du système parlementaire qu’un souffle peut jeter par terre. » Et le chapitre s’intitulait : « la pourriture des assemblées. » Soudain, le premier chapitre du volume nouveau raconte la journée du 4 août 1914, « le jour sacré, » — « belle et bonne journée, de tous points parfaite, sommet de la perfection parlementaire. » Le petit volume dévoilait une tare dans la vie française, débandait une plaie, la montrait à nu : et l’Union sacrée, c’est l’image de la santé française. Guérison subite, résurrection, miracle de la guerre : la France était malade ; et elle va bien ! La guerre l’a sauvée. Quel remède ! Pire que le mal ? Un remède qui guérit ne mérite pas cette injure. Mais l’effroyable remède, personne n’aurait eu l’audace de le choisir et de l’appliquer, et non pas même Déroulède qui disait, dans sa mélancolie : « On ne voit jamais ce qu’on désire trop ; quand je serai mort, il y aura la guerre ! » M. Barrès ajoute : « Je n’ai jamais souhaité (ce que pouvait faire un soldat comme Déroulède) les terribles leçons de la bataille ; mais j’ai appelé de tous mes vœux l’union des Français autour des grandes idées de notre race. » Donc, il fallait la guerre. Il ne fallait pas la vouloir : et nous ne l’avons pas voulue. Les destins nous la devaient : nous avons accepté le cadeau fatal, formidablement lourd à porter.

Cette vivacité, cette alacrité de l’émoi, qui donnent à la chronique de M. de Mun tant de charme prime-sautier, l’attrait le plus saisissant, d’autres caractères les remplacent dans la chronique de M. Barrès. Un orateur est exubérant ; le poète qui lui succède, plus retiré, ne se livre point avec cette facilité. Il n’est pas moins sensible et animé d’une ardeur moins chaude. Le même feu, qui répand là ses larges flammes et les agite, couve ici, fait plus secrètement son ravage et a de brusques éclats magnifiques : dans ses momens les plus cachés, il gronde sourdement et l’on n’ignore pas sa présence. Toute l’œuvre de M. Barrès, à la bien considérer, reçoit des événemens actuels sa consécration. L’idéologie aventureuse de ses premiers ouvrages et de sa jeunesse, s’il l’a volontairement restreinte, ramenée vers lui, — vers lui et vers ses morts, — confinée dans un espace plus étroit, mais approfondie, pour ainsi parler, dans le temps, ne lui a-t-il pas imposé la même loi rigoureuse à laquelle, d’un seul coup, la guerre a soumis toute la pensée française. Il assiste à ce prodigieux phénomène : la France, hier éparpillée, qui rentre chez elle, qui retourne à la conscience de soi, connaît son énergie ancienne, et aux séduisantes erreurs de la curiosité préfère la discipline de ses incontestables certitudes ; la France qui a fait, d’un bond, sous la blessure imprévue, le chemin, le, même chemin qu’il a lui-même lentement parcouru sous l’incitation de la tristesse et de la raisonnable rêverie. C’est le chemin salutaire, l’unique chemin de la sagesse ; et la patrie, devenue sage, est sur le chemin du salut. Les stances de la consolation personnelle s’agrandissent ; elles sont un hymne pour accompagner la patrie dans la tribulation qui la conduit à : ses fins augustes. Cette chronique de la guerre, c’est une poésie ardente, encourageante. craintive, attentive à ses chants, à l’heure opportune, et qui, parfois se mêle au tumulte, et qui parfois rejoint le silence, et qui a toutes les étapes, sonne juste et sonne beau, pour la victoire, ou l’attente et l’effort, ou la gloire et le deuil. Premiers jours de la guerre ; et le 10 août : « C’est un paysage matinal, un ciel d’or, d’argent et d’azur… » La diane, on dirait, dans la pureté de l’air ! « Août 1914 ! Sur les coteaux, le clairon retentit ; au milieu des vignes et des bois, le drapeau tricolore s’avance. Les fers de l’Alsace sont rompus. Déroulède, nous sommes à Mulhouse ! Vive la république française !… La marche en avant continue. Nous tenons la revanche. Le mot pendant quarante-trois ans répété, fatigué, quasi discrédité, que nous étions fous de maintenir, que nous eussions été mille fois plus fous d’abandonner, il est devenu un fait. Revanche, ce matin, c’est un mot tout neuf, tout rayonnant de vérité, de joie et de gloire. » La chance tourne ; il faut que nos armées se replient, de sorte qu’on ne sait plus et qu’on pose des questions. « Combien de temps durera la guerre ? » C’est le moins qu’on veuille demander. Alors, le thème du chant n’est plus cette allégresse d’un matin d’été : ce serait la douleur. Mais non : arrière la douleur ; plutôt la haine ! « Ils voudraient être le fléau de Dieu, le marteau qui martèle le monde. Des barbares, voilà leur prétention. La barbarie d’Attila, qu’ils prétendent renouveler, était quelque chose de spontané, de trop puissant qui débordait. Mais que des élèves d’université, des petits commerçans, des ouvriers socialistes… Ah ! l’âme allemande, nous la pesons à sa valeur. Ces gens qui veulent nous marcher dessus, ce sont de lourdes bottes, mais remplies de crottin. » La haine de ces barbares ; et l’immense amour de la patrie menacée : ainsi, l’âme évite la langueur. Ce n’est pas certes la langueur qui l’accable, pendant ces lumineuses journées d’août, si claires et lugubrement chargées de mystère, si violentes sur la ligne de bataille, si mornes ailleurs : « le grand soleil, cette attente, cet ennui, quelle effroyable simplification de la vie française ! » Aux premiers jours de septembre, après le départ du gouvernement, des Chambres, des uns et des autres, Paris est au plus fort de son péril, une citadelle en butte aux hordes qui approchent. « Parisiens, ne voyons pas le seul drame de notre Mlle. Montons sur les murailles et sur les tours de la cité et plus haut encore. Examinons par les yeux de l’esprit le vaste champ de bataille où l’univers se heurte pour notre juste cause. Alors nous crierons victoire ! » Puis, le 7 septembre : « Parisiens, félicitons-nous. On raconte qu’à Blois, au Mans, dans Orléans, à Bordeaux, on s’écrase pis qu’un jour de mardi gras. Nous avons bien de la chance de rester dans notre ville… » La vaillance tourne à la bonne humeur. Il y a presque de la gaîté, pour annoncer, un jour, que deux hirondelles, sans faire le printemps, sont tout de même venues prendre l’air de Paris. Ces deux hirondelles : M. Briand, M. Sembat. « Ça nous change des Taubes. J’espère qu’ils s’en vont satisfaits de la grande ville et qu’ils le diront là-bas. Nos Bordelais peuvent revenir. Le communiqué du jour est parfait. Paris les attend avec le sourire… » Et, le lendemain : « La victoire ! Joffre a lâché le mot. Le mot que nous attendions depuis quarante-quatre ans. » Nous avons lu, à leur date, ces lignes dans le journal ; nous les retrouvons dans le livre, nous les reconnaissons : notre mémoire les a gardées, les a liées au souvenir des épisodes et du sentiment dont elles sont la formule indélébile. Et si l’on cherche ce qui leur confère cette qualité emblématique, c’est leur exactitude assurément, c’est aussi leur rythme ; c’est à la fois leur justesse et leur poésie, enfin ce lyrisme de la réalité qui est la marque de cet écrivain. Nul écrivain n’est plus véritablement un poète et, cependant, un réaliste. Il ne quête pas la beauté dans le vague et n’a point exilé l’idéal hors du monde. Il prend la beauté dans le monde ; ou il la lui imposerait. Et, si jamais la réalité fut belle, fut toute chargée d’idéal et fut de la poésie toute prête, à portée de la main, c’est durant ces mois d’histoire où les splendides vertus travaillaient contre terre, où l’héroïsme sanctifiait le sol et où les plus divines pensées, entre elles l’espérance, fleurissaient sur la boue et sur le sang du combat.

La littérature était assez tranquille ici-bas et en notre pays, lorsque la guerre a éclaté. Subitement, ce qui nous enchantait n’existe plus ; il nous devient difficile d’imaginer un instant de l’avenir où nous plairait encore le jeu subtil et anodin des phrases et des mots, le jeu d’autrefois. « Ecrivains, déchirez la page interrompue ; poètes, abandonnez votre chanson, fût-ce au milieu d’une strophe, et si fort qu’elle ressemble à votre âme. Jetez même un adieu rapide à votre cœur d’hier. En revenant du Rhin, vous serez montés si haut, avec des ailes si fortes, que vous surpasserez tous vos rêves, comme l’aigle survole le rossignol. » Je ne sais quelle nouvelle littérature inventera pour de tels lendemains, cette jeunesse victorieuse : comptons sur elle et sur son vivant génie. Je ne sais pas non plus combien des écrivains d’hier, et de ceux qui nous ont le mieux divertis, auront sans désastre passé la tempête qui bouscule tout et arriveront aux plages nouvelles, capables de chanter la nouvelle chanson. Plusieurs seront vieux, qui semblaient jeunes : aèdes fatigués, ou démodés, et qu’on éconduira. Celui qui, dans la tempête, aura continué de chanter, de la même voix, seulement plus exaltée par sa véhémence, et dont la voix, dès aujourd’hui, s’accorde à l’immense clameur, celui-là aura fait le voyage périlleux et abordera sans dommage. Ainsi l’auteur de la Colline inspirée et de ces pages où les péripéties de la guerre ont leurs images pathétiques. Il n’a point eu à modifier sa manière. Le portrait de Charles Péguy, — « petit homme barbu, paysan sobre, poli, circonspect, défiant, doué du sens de l’amitié, bien campé sur la terre et toujours prêt à partir en plein ciel ; » — le portrait d’Albéric Magnard, — « chacun selon son pouvoir ! Joffre les chassera de France ; Albéric Magnard balaye le devant de sa maison ; — le sonneur d’angélus là-bas, vers les Vosges, — « c’est un confrère, cet homme obscur qui fait un si charmant bruit dans le noir ; que dit-il ce gazetier du ciel, ce journaliste dans les nuages ? il fait un bruit qui me relie avec mes premières années ; » — les paysages lorrains, « je connais ces nuages bas d’octobre, cette atmosphère ouatée, cette demi-obscurité dès les trois heures ; — l’automne en Lorraine, l’automne en France et dans les âmes, — « l’espérance flotte dans la brume d’automne, au-dessus des ruines ; » — ces poèmes en prose peinte et musicale ne feraient point de disparates dans les Déracinés, dans les Amitiés françaises et dans Colette Baudoche. Tout frémissant de la passion présente, l’art est le même ; il frémissait déjà et s’apprêtait à frémir davantage. Il est accordé à la vie de la France, dont il a médité l’infortune, rêvé la renaissance, aimé l’orgueil fidèle et dont il suivra les destinées, bientôt heureuses, désormais sublimes.


Après l’éloquence de M. de Mun et la poésie de M. Barrès, voici, avec les Commentaires de Polybe, et pour l’entretien des courages civils de la critique, de la stratégie, l’étude quotidienne des nouvelles et leur philosophie. Polybe l’ancien fut l’un des plus intelligens parmi les historiens de l’antiquité ; il excellait à débrouiller les événemens, à y démêler le hasard et l’efficacité des résolutions humaines ; il triomphait à diminuer la portion du hasard et à montrer, dans les meilleures réussites de la volonté, la récompense de la précaution. M. Joseph Reinach, Polybe du Figaro, n’a pas mal choisi son pseudonyme : et Polybe l’ancien ne désavouerait pas Polybe le jeune.

Au jour le jour, les communiqués officiels nous informent assez bien : les communiqués de chez nous, ceux d’Angleterre et de Belgique, ceux d’Italie et de Russie, ceux de Serbie et de Monténégro. Il y a aussi les bruits qui courent : dédaignons-les, car il ne mentent pas toujours et l’on n’est point assuré d’attraper rien de vrai, en prenant le contre-pied de ce qu’ils annoncent. Il y a les renseignemens diplomatiques. L’information ne manque pas, certes ; mais il s’agit de ne pas s’égarer dans une telle abondance. D’abord, il s’agit de savoir lire et non de ne pas lire entre les lignes : qui pourrait s’y résoudre ? du moins, il importe de lire entre les lignes sans folie, sans la fureur de se bouleverser ou de se créer des chimères trop aguichantes. Il importe de comprendre ; et ce n’est jamais si facile : comment faire, si nous avons l’esprit tout alarmé ?

Comprendre ! Polybe s’est promis de nous y aider. Premièrement pour nous secourir, il sait la géographie : il la savait avant la guerre ! Les noms de villes et de rivières de la Pologne, de la Galicie et même de la Bukovine ne le troublent pas. Et, les noms, ce n’est rien ; mais il sait l’importance militaire d’une petite localité. Les communiqués ont de la précision, quelquefois : ils n’ont pas beaucoup de relief et, rapides, ils mettent quasi tout sur le même plan. Notre Polybe est le maître de la perspective ; il éloigne ceci, approche cela et substitue à l’énumération sèche ou à l’inventaire des menus faits quotidiens leur ressemblance : un communiqué assez plat, il vous le montre dans le stéréoscope. Il sait l’histoire ; il a tout lu. Il a étudié toutes les guerres, celles de l’antiquité, celles des temps modernes, depuis la guerre de Troie jusqu’à la guerre des Balkans. L’expédition des Dardanelles ne le prend pas au dépourvu : — le prince des Cretois Idoménée disait à Mérionis… Quand les armées belges se retirent dans le camp retranché d’Anvers, ne vous effrayez pas : Hérodote raconte que la Pythie de Delphes conseilla une manœuvre de ce genre aux Athéniens lors de l’invasion des barbares. La bataille des Thermopyles éclaire, le 8 août, la bataille de Liège ; et la bataille d’Alésia explique, au mois de novembre, la bataille de l’Aisne. Au mois de janvier, lorsque les profanes guettent la « décision, » la déclarent lente à venir et, de leurs vœux, hâtent le général en chef, Polybe leur traduit un chapitre de Tite-Live où, dans sa troisième Décade, ce Latin vante Fabius, dit le Temporiseur. Et, pour les gens pressés encore, au neuvième mois de la guerre, Polybe consulte le maréchal de Saxe, lequel, après Fontenoy, disait : « Je sais que tel bon bourgeois de Paris, logé entre son rôtisseur et son boulanger, s’étonne que je ne fasse pas faire dix lieues par jour à mon armée ! » Les avertissemens les plus vifs, Polybe les emprunte à Napoléon. La prodigieuse variété des guerres impériales fournit des réponses à tous les problèmes ; et les paroles de l’Empereur répandent de la lumière. L’Empereur disait à Gourgaud : « Pour être bon général, il faut savoir les mathématiques, cela sert en mille circonstances à rectifier les idées ; mais un général ne doit jamais se faire des tableaux : c’est le pire de tout. » Eh bien ! remarque Polybe, l’empereur allemand, généralissime des forces allemandes et autrichiennes, n’a-t-il point cette manie de se faire des tableaux ? Il s’est vu entrer dans Paris, en triomphe ; il s’est vu franchir le Pas de Calais comme Xerxès a franchi l’Hellespont ; et il s’est vu entrer dans Moscou : à ces divers tableaux que lui fabriquait son orgueil, il a sacrifié des armées.

Polybe écrit chaque jour et sous le coup des événemens : il en saisit la nouveauté. Mais la sagesse de Polybe consiste à dominer la surprise et à ne point permettre qu’un petit fait, qui paraît grand parce qu’il vient de se placer tout juste devant nos yeux, offusque la vue de l’ensemble. Fabrice del Dongo, dans la Chartreuse de Parme, est à Waterloo : il n’apprit que plus tard qu’il avait assisté à une grande bataille. Fabrice qui n’a vu qu’un petit coin de la mêlée, voilà le héros que Polybe nous engage à ne pas imiter. Polybe nous déroule l’immense carte et nous défend de regarder tout uniment quelques taillis dans la forêt d’Argonne. Il y a, oui, la Harazée, Saint-Hubert et les Courtes-Chausses ; mais il y a toute la ligne de Nieuport à Belfort, toute la ligne de Czernowitz à Riga, et le Caucase, et la presqu’île de Gallipoli, et le Trentin, le Triestin, l’Afrique et les autres parties du monde où les colonies allemandes passent aux mains des alliés. Qu’est-ce à dire ? Un succès par ici compense un échec ailleurs : sans doute ; mais on ne veut d’échec nulle pari. Enfantillage ! Polybe ne nous invite pas seulement à un vain calcul de compensations : il nous somme d’être attentifs à ce qu’il appelle « le rythme de la guerre. » Qu’est-ce que le rythme de cette guerre ? Exemple : telle de nos offensives, celle de Champagne, a donné des résultats ; elle n’a pas donné tous les résultats que put escompter l’impatience des badauds. Or, le bilan de cette offensive, on ne l’établit pas en évaluant le nombre des kilomètres carrés que nos troupes ont repris : cette offensive a retenu obstinément sur le front occidental des [armées allemandes que les Russes avaient besoin de ne pas recevoir à ce moment. De même, à un autre moment, une offensive russe ou leur défensive acharnée occupe l’ennemi et nous laisse le loisir d’une préparation très urgente. Les Russes ne travaillent pas de leur côté, nous du nôtre et les Italiens du leur : l’effort de tous est concerté. L’effort de nos soldats en Artois ou dans les Vosges a une répercussion très importante sur tout le champ de bataille qui s’étend de la Baltique à la Méditerranée et de la Pologne à la Picardie. « Ce rythme de la guerre, c’est l’une des grandes raisons de notre certitude mathématique et absolue de la victoire, » dit Polybe. Et ce rythme de la guerre, il nous le fait sentir avec une habileté impérieuse. Que de fois n’a-t-il pas, de cette façon, délivré son lecteur d’une obsession mesquine et d’un tourment de prisonnier !

Il lui arrive de se tromper ; et les notes, au bas des pages, dans le volume, corrigent les fautes principales. Ces notes sont bien émouvantes : elles signalent plusieurs de nos illusions passées, plusieurs de nos déceptions. Illusions et déceptions que Polybe, non plus que nous, n’a point esquivées toutes, à l’époque où, selon le mot de M. Lavisse « de trop grandes espérances ont été données prématurément » et où chacun de nous se forgeait des espérances peu raisonnables. Polybe était, avec toute sa lucidité, l’un des Français que l’anxiété ne laissait pas calmes. Je crois qu’il s’est trompé moins que personne ; et que de choses il a bien appréciées, que de choses il a bien devinées ! Les erreurs que l’on n’évite pas, si elles vous détournent de la vérité un peu de temps, peuvent être aussi des chemins plus longs et difficiles vers la vérité ; l’erreur n’est pas nécessairement le contraire de la vérité. Par les sentiers de ses illusions et à travers quelques déceptions, la France allait à la victoire : Polybe avait raison de lui montrer la victoire, de loin et au-delà des chemins de traverse.

Le 30 août 1914 — et l’on se souvient de ces jours ! — Polybe écrivait : « Quiconque, imposant silence aux angoisses de son cœur, sait regarder devant soi d’un œil clair, sent croître en lui la certitude toujours plus forte de la victoire finale… L’ennemi est perdu ! » Le 30 août !… Ce 30 août, l’ennemi n’était pas loin de Paris. Le lendemain, M. de Mun s’écriait : « Eh bien ! oui, j’ai toujours confiance, pleine et robuste confiance ! » Et M. Barrès : « Quand aujourd’hui nous manquerait, demain, le plus proche demain nous va apporter la victoire ! » Ainsi l’éloquence, la poésie et la stratégie étaient d’accord pour affirmer une même foi, paradoxale et merveilleusement véridique, la même foi qui n’admet aucun doute et qui refuse comme une impiété l’incertitude à l’égard des destinées françaises.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La guerre de 1914, Derniers articles d’Albert de Mun (Édition de l’Écho de Paris) ; — L’Ame française et la guerre, I. L’Union sacrée, par Maurice Barrès (Émile-Paul, éditeur) ; — Les Commentaires de Polybe, 1er  et 2e séries, par Joseph Reinach (Bibliothèque-Charpentier).