Revue littéraire - Deux Années de l’Histoire religieuse de la Révolution

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Revue littéraire - Deux Années de l’Histoire religieuse de la Révolution
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 206-217).
REVUE LITTÉRAIRE

« L’HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE »
DE M. PIERRE DE LA GORGE [1].

En vérité, l’histoire n’est jamais gaie, à moins que l’on n’ait pris le parti étrange de trouver drôles la sottise et la méchanceté des hommes, leur maladresse et la vanité de leur agitation ; mais il reste leur souffrance : et la quantité de souffrance qu’il y a dans l’histoire est à décourager l’ironie. Or, la souffrance n’a jamais été plus abondante et plus variée qu’à l’époque de la Révolution, jusqu’à l’époque toute récente et encore inachevée de la Guerre. Dans le temps où nous sommes, on ne lit pas sans un amer chagrin, sans désespoir et sans un repentir national, pour ainsi dire, le récit du mal affreux que des Français ont fait à des Français il y a cinq quarts de siècle. On voudrait écarter un si monstrueux souvenir de misère inutile, évitable et redondante : car nous avons l’ennemi, et qui suffit.

Du même train qu’il avait commencé, M. Pierre de La Gorce continue d’écrire son Histoire religieuse de la Révolution française : le premier tome et le deuxième sont de peu d’années antérieurs à la guerre ; voici le troisième, et plus terrible que les précédents. Comment la plume n’est-elle pas tombée des mains de l’écrivain, quand on voit d’ailleurs cet écrivain sensible infiniment, prompt à la pitié, raisonnable aussi, désolé de la folie autant que de la brutalité qu’il examine, incapable enfin de se divertir à des sarcasmes et de chercher dans le mépris un orgueilleux réconfort de l’intelligence ? Un sentiment l’anime, que révèle toute son œuvre et qu’il a une fois noté avec une justesse éloquente.

C’est à propos de Louis XVI. Le roi malheureux, avec toutes ses intentions les meilleures, fait le plus triste personnage depuis qu’a éclaté la Révolution. Pas un instant il n’a cessé d’être inégal à son devoir ou sa besogne qui est de gouverner. Il ne gouverne pas : on ne peut appeler gouverner, l’habitude qu’il a de subir les journées les unes après les autres, et de céder lentement sur tous les points où il semblait avoir résolu de s’établir. Les circonstances sont telles que de plus forts et plus matins s’y fussent perdus. Mais lui ne lutte pas : ce n’est pas lutter, que de n’inventer jamais le stratagème d’une attaque. Ses bonnes qualités ne servent qu’à lui donner des scrupules : autant de retardements ; il hésite et il gaspille même le bénéfice de ses complaisances. On le plaint et l’on se lasse de le plaindre. Somme toute, il est un roi : qu’il règne ! ou qu’il s’en aille ; sa faiblesse a trop de conséquences, dont pâtit le royaume présentement et pour de très longues années. Soudain, le 20 juin 1792, Louis XVI passe de la faiblesse à l’énergie. Les énergumènes ont envahi les Tuileries ; les menaces, les insultes, les piques n’ont pas effrayé le roi, ne l’ont pas fait pâlir ou trembler. Il a dit à l’un de ses grenadiers : « Mettez la main sur mon cœur et voyez s’il bat plus vite. » Sur les six heures, après deux heures abominables, arrive Pétion, qui s’excuse hypocritement : « Sire, je viens d’apprendre la situation dans laquelle vous êtes... » Le roi répond : « C’est étonnant ; il y a deux heures que cela dure. » Il ne demande pas à Pétion de le secourir. Les énergumènes crient : « La sanction la sanction ! » Mais il n’accordera pas la sanction que l’on réclame et dont le refus lui coûtera probablement la vie. Pourquoi ? Est-ce une idée de politique ? C’est une volonté de conscience : « Ce fut, dit M. Pierre de La Gorce, le Non possumus du chrétien, non le fier refus d’un roi. » Louis XVI, une demi-année avant de mourir, devient-il un roi ? Il devient un confesseur de la foi chrétienne. Il endure, en quelque sorte, sa passion, comme endurent la leur les martyrs à l’imitation du Christ : « Le peuple armé de piques qui avait rempli les Tuileries rappelait cette autre foule armée de bâtons qui avait vociféré ses insultes dans le prétoire de Jérusalem ; l’humiliation du bonnet rouge figurait assez bien la dérision de la couronne d’épines et Pilate se retrouvait dans Pétion, » Mais il fallait un roi sur le trône de France, non pas un confesseur ? « Dans la suite des rois de France, l’histoire s’est accoutumée à honorer ceux qui ont su vaincre, ceux qui ont su négocier, ceux qui ont su mettre à profit les chances heureuses on lasser, à force de sagesse et de patience, la mauvaise fortune elle-même... » Mais elle a raison, l’histoire ; et les rois qui ont été les plus habiles gérants de leurs États sont les seuls qui méritent l’estime et la reconnaissance des peuples ?... « Une place reste vide, celle de la souffrance, mais d’une souffrance si saintement supportée qu’elle attire, resplendit et, à travers l’humiliation même, retrouve et rejoint la gloire. C’est cette place que Dieu, qui frappe et relève, réserve à Louis XVI. Il va la prendre, cette place auguste, celle du roi qui expie et liquide tout l’arriéré des dettes de sa race envers Dieu... Il semblera que l’unique vocation de cet homme, tout passif, mais passivement sublime, ait été de toute éternité de porter héroïquement la souffrance expiatrice... » Mais il expie et pour sa race et pour lui, tout son peuple avec lui ?... « Et plus le prince souffrira, plus il grandira, plus il s’affermira dans sa mission qui est de payer, pour son siècle, pour sa dynastie, pour son peuple. » Ces trois derniers mots, terribles et qu’on n’adoucit pas, rétorquent vos objections.

Si l’on ne cherche dans l’histoire que le bonheur de l’humanité, l’on est déçu comme on l’est dans une vie où l’on ne cherche que plaisir. Il n’y a point, au cours des siècles, une époque heureuse : les époques les moins malheureuses y attrapent l’indulgence et, par la comparaison plus tard et par l’envie, de fausses renommées d’âges d’or. Il n’y a point de peuples qui aient été longtemps bien gouvernés. Il n’y a point de régimes qui n’aient commis de fautes impardonnables. Et il est trop facile de supposer que les régimes et les rois fussent les seuls coupables, si jamais les peuples n’ont-cessé d’être durs et cruels à eux-mêmes. Regardée avec l’unique souci du bonheur, l’histoire est scandaleuse et ridicule, par l’infamie qu’on y découvre et par l’échec continuel d’un zèle forcené. M. Pierre de La Gorce, après avoir raconté la journée du 20 juin, constate que cet épisode appartient à l’histoire religieuse : « Il lui appartient par la seule chose qui vaille la peine que l’histoire soit écrite, c’est-à-dire par le spectacle d’une âme plus forte que le péril. » Cette pensée, si belle, contenterait aussi les stoïciens : elle est chrétienne, chez M. Pierre de La Gorce.

L’Histoire religieuse de la Révolution française est l’histoire de la religion, des prêtres et généralement des personnes religieuses pendant la Révolution, comme une histoire militaire de la Révolution serait l’histoire des armées de la République. L’auteur accepterait probablement que son Histoire fût appelée « religieuse, « pour l’esprit dans lequel il l’a conçue et composée. Ce qu’il a vu et ce qu’il montre, parmi les tribulations épouvantables qu’il relate, c’est une volonté divine ; ou bien, c’est une épreuve de qualité divine ; ou bien encore, c’est le débat de l’animalité humaine ou des présomptions humaines contre la vérité divine. Dieu est toujours là : le Dieu des chrétiens et des catholiques, suivant leur foi totale et minutieuse. Regardée de cette façon, l’histoire n’apparaît plus comme un désordre monstrueux, même l’histoire de la Révolution, même l’histoire de la Terreur. Le désespoir que je disais que l’on éprouve à remuer tout le passé de la souffrance tourne aux méditations les plus poignantes et enfin les plus sereines. Bénies soient les idées qui purifient l’histoire, lui donnent un sens, la dégagent de l’absurdité, permettent aux hommes de se retourner vers leurs siècles morts sans honte et sans dégoût !

Mais alors, si vous êtes chrétien, si vous êtes catholique et le dites et, en quelque sorte, l’affichez, comment serez-vous impartial, dans le récit d’une révolution qui met aux prises le catholicisme et la libre-pensée ? Les historiens de gauche, là-dessus, poussent des cris : « Il y a, répond M. Pierre de La Gorce, l’impartialité qui nait de l’indifférence. Celle-là, je n’ai ni l’espoir ni le désir d’y atteindre ; et, en racontant les épreuves chrétiennes de nos pères, je n’ose assurer que mon cœur ne vibre jamais de leurs souffrances pour l’Église et pour Dieu. Si, au début de ce livre, je promettais d’être impassible, je risquerais de tromper tout à la fois les autres et moi-même, deux sortes de faussetés pareillement haïssables. Il y a une autre impartialité : celle qui réside, non dans l’abdication de la pensée personnelle, mais dans le strict respect de la vérité ; celle qui consiste à ne jamais altérer un fait, dût ce fait déplaire, à ne jamais mutiler un texte, dût ce texte être importun, à ne jamais défigurer sciemment les traits d’une âme humaine, cette âme fût-elle celle d’un ennemi. C’est cette grâce d’impartialité supérieure, c’est ce don d’intégrale justice que je demande à Dieu de m’accorder, comme une émanation de sa lumière, comme une faveur de sa bonté. » Vous êtes avertis : l’auteur achève en prière sa promesse de vérité. Plusieurs historiens de gauche ont dissimulé davantage et leur doctrine et les sacrifices qu’ils devaient lui consentir.

Bref, il y a, en histoire, les faits et leur interprétation ; les faits qui sont les matériaux de l’histoire ; et l’interprétation qui, pour continuer l’image, en est l’architecture. Avec de mauvais matériaux, l’on ne bâtit rien qui vaille. Et il faut dénigrer ces historiens de néant, qui ramassent les faits n’importe où, ne les contrôlent pas, ne cherchent pas les meilleurs, emploient ce qu’ils trouvent de plus commode. Mais, une fois que l’on s’est procuré les matériaux, l’on a tort de dire ou de se figurer qu’ils ne peuvent servir qu’à une seule architecture : avec les mêmes matériaux, l’on édifie un temple, si l’on veut, ou le palais du peuple ou une maison de fous. Depuis un demi-siècle que fut inventée, non la méthode, mais la superstition de la méthode, en histoire, et depuis qu’on appelle sciences les différentes études qui autrefois gardaient une excellente modestie, beaucoup de théoriciens prétendent imposer à l’histoire une rigueur dialectique ou à peu près géométrique. A les croire, les faits seraient les prémisses du théorème : et l’historien conclurait.

Cette conception de l’histoire est saugrenue : quel échantillon des idoles prétentieuses dressées par les glorieux farceurs de la science ! Comme les matériaux de granit, de brique ou de marbre n’exigent pas d’entrer dans la construction d’un temple, d’un palais ou d’un asile, les faits ne vont pas d’eux-mêmes, et sans qu’on les conduise, à une conclusion d’athéisme ou de foi. Les faits sont de plus humble caractère : et l’on méconnaît leur indifférence naïve. Les faits que l’érudition la plus attentive recueille, touchant l’histoire des prêtres et des personnes pieuses pendant la Révolution, peuvent servir à célébrer le triomphe de la libre-pensée ou l’éternité invincible de la croyance. Il n’est pas vrai que nul fragment de l’histoire enseigne ou démontre l’existence ou la non-existence de Dieu. Et M. Pierre de La Gorce ne le dit pas.

Mais il y a d’autres raisons de croire ou de ne pas croire. La preuve de Dieu n’est pas au bout d’un récit ; non, pas plus qu’elle n’est au bout d’un syllogisme. Quand saint Anselme a formulé cet argument très ingénieux que l’on appelle « ontologique, » il n’entendait pas offrir aux mécréants une preuve : il dédiait à sa croyance l’effort de sa dialectique. Pareillement, l’Histoire religieuse de la Révolution française n’est pas du tout, ce qui prêterait à la risée des esprits forts, un théorème clérical. Tout simplement, et avec la plus intelligente et loyale estimation des possibilités, un croyant, sûr de ses croyances, mais pour des motifs étrangers à l’œuvre qui l’occupe, raconte les événements selon leur vérité : les événements ne contredisent point à ses croyances. Même, les événements se prêtent à ses croyances, venues d’ailleurs : dont il se réjouit. Aucune idée de l’histoire n’est plus honnête, parfaitement pure et belle.

L’épisode le plus extraordinaire de cette Histoire est l’aventure vendéenne. M. Pierre de La Gorce l’a étudiée avec un soin méticuleux. Et qui aime-t-il, en cette aventure ? Les Vendéens, les mainteneurs du catholicisme. Or, il les a menés jusqu’à Saumur. Après cela, que vont-ils faire ? S’ils continuent de vaincre et d’avancer, ils gagneront du terrain, du monde à la cause du catholicisme. Ils n’ont, pour vaincre, ni le nombre, ni l’armement, ni la discipline ; et ils manquent de chefs. Ils ont, pour vaincre, la force des héros qui ne craignent rien, pas même de mourir. Et l’historien se consulte : « Doit-on souhaiter leur victoire définitive, qui serait peut-être le brisement de l’unité nationale ? » Cathelineau devient le chef principal. Angers est occupé. Les Vendéens marchent sur Nantes ; c’est là qu’ils sont vaincus. L’armée vendéenne se retire ; ses longues files descendent la route d’Ancenis. Cathelineau a succombé ; ses fidèles l’ensevelissent sur la colline de Saint-Florent... Imaginez, à Nantes, au lieu d’une défaite, une victoire. Nantes prise, la Bretagne se soulève... Cela ne se pouvait pas ? Les historiens qui font de l’histoire une science analogue à la chimie ou à la logique n’admettent pas une éventualité qui ne s’est pas réalisée ; on les dirait dans le secret des choses : tout bonnement, ils savent ce qui advint et nient le reste, sans difficulté... « Oui, la Vendée est victorieuse ; mais elle n’est victorieuse que pour être absorbée. L’Angleterre, qui l’ignorait, la connaît et ne la connaît que pour occuper ses ports. L’émigration, qui ne savait rien d’elle, lui impose ses petitesses. L’étranger prétend la discipliner et l’assujettir à ses lois. Du rôle de soldat de Dieu, elle descend à celui d’instrument de la contre-révolution, et d’une contre-révolution si étroite, si égoïste, si périlleuse que les insurgés eux-mêmes, par une vive et naturelle réaction de leur âme française, l’eussent bientôt désavouée. J’aime mieux la Vendée vaincue. J’aime mieux l’humble cortège qui gravit la colline de Saint-Florent et y dépose tout près de la terre natale le héros expirant. J’aime mieux les dévots paysans des Manges, fixant pieusement sur la poitrine de leur chef mort l’image du Sacré-Cœur et l’ensevelissant dans sa tunique sanglante comme une vierge en sa robe immaculée... » Cette pathétique méditation s’achève en ces termes admirables : « Pour l’honneur du nom chrétien, il était bon qu’il y eût une Vendée. Pour l’unité de notre histoire, pour le renom futur des révoltés sublimes, il valait mieux, je crois, que cette Vendée succombât. La vocation divine de la nation française voulait tout à la fois cette résistance et cette immolation, c’est-à-dire des rebelles qui fussent des martyrs, non des victorieux. » Une telle page, d’un tel accent, pleine d’une pensée soumise à Dieu et riche de songer à Dieu, est de celles qui demeurent dans la mémoire. Les ennemis des Vendéens et, comme les Vendéens étaient les défenseurs de la fui. les ennemis de la foi, on les nommait, ils se nommaient les patriotes. M. Pierre de La Gorce ne leur chicane pas ce nom. Même, il approuve leur victoire, en considération de l’unité française et en considération de la patrie. Le catholicisme vaincu se retire, « comme se retire la mer, en laissant sur le rivage des ruisselets et des flaques d’eau. » Premièrement, il fallait que la continuité française fût assurée. Le catholicisme pouvait se retirer : car il reviendrait, comme la mer.

Le catholicisme impérissable : cette croyance domine l’ouvrage de M. Pierre de La Gorce. Et les événements l’ont vérifiée. La chasse aux prêtres, moines et personnes religieuses a été faite par les agents de la libre-pensée avec un soin minutieux et avec une impitoyable sévérité. Les battues ont donné tout le gibier possible. On a cherché, fureté partout. Et l’on a tué, sans ménagement. On a tué des centaines et des milliers de catholiques : on n’a pas tué le catholicisme. Enfin, pour employer une formule de science et qui se tient aux faits, tout s’est passé comme si le catholicisme était impérissable. Cette remarque donne à l’Histoire religieuse de la Révolution française, lugubre par les crimes et la douleur qu’elle raconte, une allégresse religieuse.

« Comme se retire la mer, en laissant sur le rivage des ruisselets et des flaques d’eau... » M. Pierre de La Gorce, qui a peint magnifiquement ce large reflux, s’est approché aussi des ruisselets et flaques d’eau laissés sur le rivage. Il les a dénombrés et dessinés avec amour. Ses croquis valent ses tableaux. Mais ne séparons pas les uns des autres. Son Histoire n’est pas de celles qui vous esquissent à grands traits et des époques et des doctrines. Tant mieux ! La séparation des érudits et des philosophes, en histoire, est bien funeste : les érudits vous présentent de la réalité morte ; les philosophes, du néant. Ce que l’on appelle, en histoire, les grandes lignes, ce n’est le plus souvent rien du tout : ce n’est que la rapidité d’une éloquence pressée d’aller d’un point à un autre par le chemin le plus court. Dans la réalité, les chemins ne sont pas courts : la ligne droite est la rêverie des géomètres. Il n’y a pas de lignes droites, en histoire. Et, en histoire, il n’y a que la quantité des petits faits. Qui les néglige devrait s’établir ou philosophe ou orateur, ou s’en aller jouer à la bloquette. Seulement, il ne faut pas se perdre dans la quantité des petits faits et dans leur confusion. Voir et le détail et l’ensemble, composer l’ensemble par le détail, c’est le talent de l’historien. L’Histoire de M. Pierre de La Gorce procède ainsi, à merveille. Les plans se distinguent, les masses. Approchez-vous, comme il a fait lui-même : et, dans les masses, découvrez les individus, les plus humbles, cachés, les plus analogues à des parcelles, mais à des parcelles vivantes, à des parcelles d’organes et à des parcelles sensibles et indispensables.

Le 21 nivôse an II, un représentant, Blutel, étant de congé, visite une petite commune, Magny-la-Freule, dans le Calvados. Le 21 nivôse, on fêtait la reprise de Toulon. Les paysans accueillirent le représentant, lui chantèrent la Marseillaise et plantèrent un arbre de la liberté. Puis un cortège se forma, Blutel en tête. Blutel conduisait le cortège : mais ce sont toujours les cortèges qui vous conduisent ; les meneurs sont toujours menés. « Non loin de là, à travers les arbres dépouillés, le clocher émergeait. Justement, l’église n’avait point encore été fermée ; et l’on ne pouvait douter que la foule ne s’orientât de ce côté... » Blutel ne s’attendait pas d’être mené à l’église. Que faire ? S’il protesta un peu, il savait bien qu’étant le chef, et autant dire un contre tous, il n’avait qu’à se résigner. Il écrit un peu plus tard : « Je ne crus pas devoir fronder cette opinion. Mais je profitai de la circonstance pour tonner contre le fanatisme et dépeindre les atrocités commises par les Vendéens. » C’est la revanche de Blutel : l’éloquence est la consolation des politiciens. « Les campagnards écoutèrent, en gens qui savent que les harangues les plus courtes sont celles qu’on n’interrompt pas. Quand le représentant eut parlé, tout à son aise, ils reprirent leurs rangs ; et, en vrais Normands, doucement têtus, ne contestant rien, n’abandonnant rien non plus, ils se rangèrent dans le sanctuaire. Là, ils entonnèrent le Te Deum. Puis, ayant accompli leur programme, ils se rassemblèrent en un banquet ; et, toujours en bons Normands qui ne se soucient pas plus de se compromettre avec l’État qu’avec l’Église, ils crièrent vive la République ! autant qu’on le voulut. » L’église n’avait pas cessé d’être, dans le village, le centre de la vie commune : et l’on s’y rend et pour les deuils et pour les joies. Et l’on y chante le Te Deum devant le représentant Blutel.

Mais, si le représentant Blutel tonne contre le fanatisme, on n’est pas bête et l’on entend que, le fanatisme, c’est la religion. Pas un instant on n’a l’idée de faire à ce représentant Blutel un mauvais parti. Lâcheté ? Non : car on lui chante au nez le Te Deum. Le principal est que les idées s’embrouillent, dans ces pauvres cervelles : on ne sait plus. Cet embrouillement, le voilà chez les Normands de Magny-la-Freule : une douceur et une finesse normandes apaisent le tumulte des idées. Un pareil embrouillement, M. Pierre de La Gorce le montre ailleurs, en d’autres régions où les âmes ont diverses manières de réagir. Et c’est un des mérites de son Histoire : il n’a pas cantonné la Révolution française à Paris ; il l’a examinée dans les provinces, dans les petites villes, les bourgs et les campagnes, où elle offense plus ou moins les traditions et les coutumes, où elle flatte les passions nouvelles ou anciennes et où ses résultats sont le produit de ce qu’elle apporte et de ce qu’elle trouve. Normands, Périgourdins, Provençaux, Vendéens et Lorrains n’avaient ni la même piété, ni la même routine, si l’on veut, ni le même attachement au passé, ni le même entrain vers l’avenir et le même goût de cette illusion d’avenir, le changement. Partout la Révolution qui survenait mit le désordre dans les consciences. Et enfin, cet embrouillement, il se manifesta jusque dans l’âme des prêtres et des religieux, jureurs ou non, transigeants et même intransigeants.

L’analyse de ces âmes-là, M. Pierre de La Gorce l’a faite avec un sens aigu de la vérité, avec l’indulgence la plus délicate et avec le bon désir de comprendre. Il faut de la bonté, pour comprendre les autres âmes : l’inimitié est un empêchement.

Or, les prêtres jureurs ou assermentés ont manqué à leur fidélité religieuse. et puis, ils commencent un schisme. Enfin, dans les communes où la Révolution les nomme curés, que sont-ils ? Usurpateurs. Dans une petite commune, arrive le curé assermenté. Le district a signalé aux autorités communales sa nomination, sa venue prochaine. Les officiers municipaux, le plus souvent, se dérobent, se disent malades ou très occupés, ne l’installent pas ou bâclent dédaigneusement la cérémonie de l’installation. « Dans la paroisse qui sera la sienne, nul ne vient au-devant de l’assermenté. Pour lui nul n’a sonné les cloches, nul n’a pris soin de parer l’autel. Le presbytère lui est livré vide, comme une demeure qu’on aurait dépouillée avant de la livrer à l’ennemi. Pour le servir, pour l’aider, personne ne s’offre ; et une mise en quarantaine, à la fois calme et terrible, crée un vide inexorable entre ses paroissiens et lui. Cependant, avant son départ, les autorités du district lui ont indiqué deux ou trois maisons où la porte s’ouvrira pour lui. Là habitent des fermiers, des ménagers, récents acquéreurs de biens monastiques, délégués des clubs ou délateurs attitrés. C’est là que le pauvre prêtre va prendre langue, un peu timidement, un peu honteusement : car il garde, malgré tout, le souvenir de son ordination sacrée... » Voilà le prêtre ; et le voici bientôt un mauvais prêtre : « Entre ces gens et lui, la solidarité dans l’œuvre révolutionnaire crée cette liaison fragile, soupçonneuse, qui unit ensemble les complices. Mais il sent qu’on accueille en lui, non le prêtre, celui qui, progressivement, cessera de l’être. Ainsi devient-il, dès la première heure, le protégé de ceux qui ne croient pas plus à l’Église d’hier qu’à celle d’aujourd’hui. » Le dimanche, il n’a personne pour le seconder ; |ses amis de révolution ne vont pourtant pas l’accompagner à l’église ! Il sonne les cloches : il est son bedeau, sacristain, chantre ; il est tous ceux qui l’abandonnent. Et l’officiant, c’est lui. L’assistance, nulle. Ou bien, les gens qui viennent, ce ne sont pas des fidèles : ce sont des manifestants. « Et cette assistance est pire que l’entière solitude ; car ceux qui assistent au Saint Sacrifice sont venus, non pour célébrer le culte nouveau, mais pour enregistrer la proscription du culte ancien... » Quelle angoisse et quelle honte : car le serment qu’il a prêté ne l’a pas rendu athée, ni même incrédule !... Les fidèles qui refusent de le connaître, ce sont des chrétiens accomplis, sans doute ? Eh ! ce sont les gens des villages, bonnes gens, mais tout à fait capables de sottise, et d’injustice, et d’insolence. Parmi eux, c’est à qui saura le mieux brimer le Jureur. Et les femmes, les dévotes inventent les plus méchants tours. Elles lui dévastent son jardin, lui jettent de la paille dans son puits et lui fourrent du sable dans la serrure de sa porte Quand il passe, les enfants imitent le chant du coq, par une allusion blessante et gaie au reniement de saint Pierre. On fait courir des bruits détestables : qu’il a été comédien, qu’il est marié, père de famille, au surplus repris de justice. On l’insulte, on lui lance des quolibets ou des cailloux. « Sous la répétition des insultes, l’assermenté s’exaspère. Le plus souvent, il n’était que faible, la doctrine peu sûre, plus ou moins travaillé de vanité et d’envie. Il est venu avec un désir, peut être sincère, d’évangéliser les âmes ; et peut-être sa confiante crédulité s’est-elle laissé prendre de très bonne foi à la piperie de la primitive Église. La rancune des insultes éteint la petite flamme sacerdotale qui vacillait encore en lui. De médiocre, il devient mauvais et vaniteux, il devient pervers. » Le moraliste qui suppose la bonne foi chez l’homme qui a tort, le moraliste qui ne voit pas le méchant tout méchanceté, connaît la nature humaine, si mêlée, et que l’homme n’est ni ange, ni bête. Il y eut de ces jureurs qui allèrent à l’abjection : quelques-uns revinrent au bien ; des scrupules les y ramenèrent. Et plusieurs n’avaient pas su ce qu’ils faisaient.

L’homme n’est ni ange, ni bête. Et, ses héros les plus aimés, M. Pierre de La Gorce veille à ne pas leur attribuer toutes les perfections. Lescure lui-même, si réfléchi, honnêtement sage, si dévoué, c’est un entêté pourtant ; il a l’esprit un peu étroit. Les prêtres insermentés, les réfractaires, ce sont des gens qui préfèrent à leur sécurité une fidélité dangereuse. Un grand courage les distingue. Ils ont des moments de faiblesse pourtant : quelques-uns allèrent à la défaillance, comme certains jureurs se repentirent. Ce sont, pour la plupart, des hommes un peu ignorants : et qu’importe ? des hommes un peu négligents hier et que surprend l’occasion d’être énergiques. Auprès de Jésus à l’agonie, les apôtres qui s’endorment signifient la pauvreté des âmes les meilleures ; dans les mois de la plus dure tribulation catholique, ces derniers défenseurs du catholicisme, les réfractaires, ont parfois des langueurs et de médiocres timidités. Mais voyez-les. On les traque. Ils savent le sort qui les attend : c’est la mort. Ils accomplissent le devoir de leur ministère. Dire la messe est une audace que l’on paye sur l’échafaud. Ils n’en disent pas moins la messe : en Flandre, c’est dans une ferme écartée ; ceux du Forez, dans les bois ; ceux du Velay, dans une maison délabrée ; ailleurs, c’est dans une bergerie, une grange, au pied d’un calvaire, avant l’aube. Des planches en forme de table ou un tronc d’arbre sont l’autel. « On y dépose l’ardoise consacrée que l’officiant porte avec lui. Un calice en étain, un crucifix, un missel, deux verres figurant les burettes, quelques hosties, un peu de vin, telle est la pauvreté sainte. Deux cierges s’allument, mais tout petits, de crainte d’une lueur accusatrice. Deux ou trois hommes font le guet, choisis parmi les plus robustes, les plus fidèles et aussi parmi ceux dont l’œil pénétrant sait percer l’obscurité. » Un double silence, par le recueillement et la précaution. Puis le saint sacrifice déroule ses péripéties. Le prêtre dit : « Je m’approcherai de l’autel de Dieu. » Il se tourne vers l’assistance et : « Que Dieu soit avec vous ! » Il ne faut pas faire de bruit ; « et le Gloria in excelsis ne se chante que dans les âmes. » A l’évangile, on se lève, « geste de routine jadis et qui maintenant semble dire ; Debout les chrétiens, debout dans la constance et jusque dans la mort ! » Après le saint sacrifice, les fidèles s’approchent du prêtre, qui à voix basse et intime leur parle de Dieu, de la bonne mort à désirer, de la mauvaise mort à détester... « Et tandis qu’il parle, ceux qui l’ont connu s’étonnent. Au jour de la prospérité, il était un peu vulgaire, tout alourdi de soucis humains, tout enchevêtré de comptes pour son casuel et sa dîme, avec des langueurs dans le service de l’Église et des recherches de soi-même jusque dans l’amour de Dieu. Maintenant, tout s’est transformé : la voix rendue plus pénétrante, le geste devenu plus grave et presque auguste, le regard à qui la prière continue à communiquer une translucide clarté. L’aspect de pauvreté, en diminuant encore la part de la matière, achève la transfiguration. Et ceux qui écoutent ne sont pas moins changés. Jadis, entre le pasteur et les ouailles, il y a eu des querelles, des malentendus, des luttes. Maintenant, des jours anciens, tout ce qui était mobile humain, souci temporel, soin servile, s’est effacé ; et l’on ne se rappelle rien qui ne soit sanctifié, doux et béni. »Au Sursum corda, « les âmes montent comme elles n’ont jamais monté. » A la minute de la séparation, le prêtre bénit les fidèles ; « et, sous les clartés de l’aube, les fidèles se dispersent, en une ferveur de recueillement qu’ils n’ont jamais connue, que plus tard ils ne retrouveront plus... » Pathétique simplicité des mots ; délicate modestie de la peinture ! Et cette vérité, rendue si manifeste, que l’âme des hommes tient de la terre et tient du ciel. Puis cette vérité, que le mal est rançon du bien. Nous avons vu, en des temps plus récents, les plus belles vertus naître et qui avaient leur condition dans le scandale de la guerre. Sous la Terreur, aux tribunaux, dans les prisons, à l’échafaud, les pauvres êtres devenaient sublimes.

La pensée religieuse à laquelle M. Pierre de La Gorce est dévoué donne la solution de problèmes qui dépassent l’histoire de la Révolution française. Elle ne modifie pas l’aspect d’une époque où, généralement, l’aspect de la vie. Elle interprète ce qui, sans elle, est un désastre de l’intelligence : la souffrance, que déteste l’humanité, que l’humanité pourtant multiplie. Elle sanctifie la souffrance et ainsi empêche que l’histoire ou la vie des hommes ne soit une aventure de folie.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Trois volumes in-octavo, librairie Plon.