Revue littéraire - Gilbert Augustin Thierry

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Revue littéraire - Gilbert Augustin Thierry
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 216-227).


REVUE LITTÉRAIRE







Méticuleux et romanesque, Gilbert Augustin-Thierry, qui vient de mourir, était doué des qualités le plus rarement réunies et les plus difficiles à réunir : les unes auraient fait de lui le plus patient des érudits et, les autres, le plus aventureux des conteurs. Il pouvait, pour se contenter deux fois, écrire et des livres d’histoire et des livres d’imagination. Mais, étant d’âme ardente, il n’eût pas toléré de laisser inactive ou sa curiosité savante, ou sa puissance inventive. Il ne travaillait que de toute son âme ; et son art est la synthèse extrêmement originale de plusieurs contrariétés, dont la solution devait aboutir à une philosophie.

Son premier essai parut ici même, et voici près d’un demi-siècle, en 1867, — (il était le plus ancien collaborateur de la Revue), — sous ce titre : l’Anglo-catholicisme. Il étudiait, d’après l’Eirenicon de Pusey, tout récent, un épisode du grand mouvement religieux qu’a décrit plus tard, avec une admirable justesse de méditation, Paul Thureau-Dangin, dans les trois tomes de La Renaissance catholique en Angleterre. Gilbert Augustin-Thierry ne présentait à son lecteur qu’une esquisse, mais attentive, intelligente et claire. En quelques pages, il résumait beaucoup de lectures. Il avait assemblé un grand nombre de documens et il les utilisait bien. Sans doute aussi, eut-il dès ce moment, l’occasion de voir que les documens ne suffisent pas ; qu’ils ne livrent que des faits, non les âmes ; que les faits ne sont pas le signe évident des âmes, qu’ils en seraient plutôt le rébus et que, pour déchiffrer ce rébus, il faut deviner autant que traduire. Il examinait une réalité contemporaine, mais étrangère ; et la différence d’un pays à un autre est la même que d’un siècle à un autre. Puis il examinait un phénomène de la pensée religieuse et, bref, de la conscience la plus intime et secrète. N’est-ce point alors qu’il sentit que l’histoire la plus érudite réclame les secours de l’imagination ?

Je crois qu’il avait, à cette époque, le projet de compléter son esquisse et d’achever le tableau des nouvelles idées religieuses en Angleterre. Il modifia son projet ; plus exactement, il eut à le déplacer, pour divers motifs. Ce qui le tentait, c’était moins de connaître la religion de la Grande-Bretagne, que de trouver la véritable formule d’un art où se peuvent joindre la science positive et l’intuition, qui toutes deux excitaient sa ferveur. Au bout de sept ans d’un labeur subtil et opiniâtre, il publia L’aventure d’une âme en peine, roman, mais un roman tout plein d’histoire. Vingt-cinq pages de « notes et pièces justificatives, » à la fin du volume, indiquent les sources manuscrites ou imprimées, citent Cajétan, Salmeron, Suarès, Hurtado de Mendoza, les démonographes del Rio, Lancre et Loyer, les Mémoires de la Ligue, les procédures contre Barrière, Châtel et Ravaillac, citent du français, du latin, les Commentaires théologiques de Grégoire de Valence, les Aphorismes d’Emmanuel Sa, le Discours des Sorciers de Boguet, la quantité des vieux livres qui nous aident à ressusciter et la folie et la raison du XVIIe siècle, ses passions, ses vertus, ses chimères, et qui ne sont que du fatras si vous ne les éclairez pas de vous-même. Eh bien ! voilà, sans plus de périphrases, genre qui n’est pas neuf, le roman historique ? C’est lui. Mais notre auteur le traite à sa manière. Dans la préface de son Aventure, il déplore le discrédit où est tombée cette « forme du grand art, » maintenant une « littérature de carrefour, » bonne pour les illettrés, lesquels (remarque-t-il) foisonnent parmi les deshérités de la fortune et ses privilégiés : cette « plèbe » a ses « amuseurs » qui ne craignent pas de chaparder à l’histoire leurs mascarades. L’auteur de l’Aventure se plaint aussi des romantiques, et de ceux qu’il admire par ailleurs, et de Victor Hugo : quoi ! ce Claude Frollo, qui rougit d’aimer une bohémienne, un prêtre du XVe siècle ? et Triboulet, bouffon de François Ier, désespéré de ce que sa fille soit gentille au roi ? et Didier qui injurie Marion la courtisane, le galant Didier, presque le contemporain de la d’Entragues ?… Non, répond l’auteur de l’Aventure : ce sont là « fous des jours nouveaux, qu’eussent bafoués les sages des anciens jours. » Il nous invite à considérer que, d’un temps à l’autre, la moralité subit des variations importantes ; à quelques années d’intervalle, le père et l’enfant n’ont pas la même conscience, n’ont pas la même notion de la justice et de l’injustice, le même sentiment de l’honneur et de l’infamie. Ce qu’il reproche aux romantiques et à Victor Hugo, ce n’est pas tel anachronisme dans le détail des incidens relatés : c’est une erreur plus générale et de pire conséquence, si elle a pour effet de fausser la vérité des âmes anciennes. Tant pis ! répliquera-t-on ; ces romantiques font tourner l’erreur à notre plaisir et la futilité de leur histoire est notre divertissement. Gilbert Augustin-Thierry se fâche et nous prie de chercher nos gaietés autre part. Il revendique, pour le roman d’histoire, le noble rôle que voici : « mettre l’homme d’aujourd’hui face à face avec l’homme d’autrefois. » C’est le rôle de l’histoire ? Et du roman d’histoire ! Entre celui-ci et celle-là, Gilbert Augustin-Thierry n’établit pas, on le verra, une différence du tout au tout. Mais l’histoire évoque principalement les grands morts et, son roman, les inconnus, « ces millions d’êtres sans nom qui furent nos pères. » L’histoire nous ramène Auguste, Charlemagne, Napoléon ; le roman d’histoire, Pierre le manœuvre, Jacques le paysan, Jean le soldat : voyez-les et jugez-les.

Si l’on dit que c’est accabler d’une grave mission ce genre de littérature assez légère, le roman, Gilbert Augustin-Thierry ne consent pas que le roman soit un badinage. Il fonde sur lui de magnifiques espérances. Dans la préface de son plus beau livre, Le Stigmate, il éconduit les « timorés » qui le chicané aient d’avoir écrit, sur la métaphysique et sur les mystères de la croyance, cette petite chose : un roman ; ne valait-il pas mieux laisser au philosophe et au prêtre l’analyse de la foi ? Mais il réclame, pour le roman, le droit et il lui impose le devoir de tout comprendre et de tout révéler, car le roman, dit-il, « est, à présent, une science. » Il prétend même que le roman soit désormais une morale ; et il ajoute : « le temps, d’ailleurs, est proche où la morale elle-même sera formulée par la science. » De telles illusions avaient cours à l’époque où Gilbert Augustin-Thierry constituait le système de ses idées. Le merveilleux progrès de toutes les sciences, dû en majeure partie à de bonnes méthodes, fit envie à quiconque était occupé de pensée. On crut, avec un bel entrain, que les divers objets de la pensée allaient devenir objets de science. La littérature ne serait-elle pas scientifique ? Le roman, frivole hier, fut chargé de mener à bien, selon les procédés scientifiques, une enquête sur l’homme. Ses deux moyens : l’observation, la psychologie.

C’est alors qu’intervient Gilbert Augustin-Thierry. Et il dit aux romanciers : — Vous avez tort, « explorateurs de l’immensité de l’âme humaine, » de limiter votre enquête à l’homme contemporain. Vous regardez le présent ; vous négligez le passé. Mais le présent tient au passé ; l’homme contemporain dérive du vieil homme. Cherchez dans le passé les origines des jours nouveaux et le principe de leur explication. Comme le présent n’est qu’un épisode de la durée, le roman contemporain n’est qu’un chapitre de votre enquête. Vous vous trompez en n’accordant au roman d’histoire que la petite place qui convient à une variété du roman : le roman doit être surtout historique.

Voilà, pour Gilbert Augustin-Thierry, la théorie d’un genre où il a très joliment excellé. Du reste, il en est de cette théorie de même que de toutes celles qu’ont jamais énoncées les écrivains : on y reconnaît les préférences particulières d’un écrivain, ses goûts, ses aptitudes ; les doctrines sont, pour la plupart, des passions une fois rédigées. Le méticuleux et romanesque Gilbert Augustin-Thierry trouvait, dans cette ingénieuse conception du roman historique, le meilleur emploi de ses qualités érudites et Imaginatives. Notons aussi que les théories ont leur avantage et leur conséquence. On les dédaigne volontiers et l’on dit : — Voyons l’œuvre, plutôt ! — Généralement, elles n’ont pas été inutiles : leurs grandes ambitions, ne fussent-elles pas toutes comblées, ont laissé dans l’œuvre ou lui ont communiqué un peu de leur grandeur. Quoi qu’il en soit de la Franciade et si nous sommes plus touchés des Sonnets à Hélène, la poésie amoureuse de Ronsard n’aurait ni le même accent ni la même beauté, si Ronsard ne s’était, en outre, avisé d’être un poète épique. Je ne sais si l’Aventure d’une âme en peine, le Capitaine Sans-Façon, la Savelli mettent « l’homme d’aujourd’hui face à face avec l’homme d’autrefois : » ce sont des livres qui ont, avec beaucoup d’attrait, de la dignité. Lentement élaborés, avec soin, pittoresques, et pittoresques sans artifice, mais par l’authentique réalité de ce qu’ils peignent, puis traités avec une prestesse heureuse, — il y a, dans l’Aventure d’une âme en peine, un peu d’encombrement ; il n’y en a plus dans le Capitaine Sans-Façon, ni dans la Savelli, — ce sont bien des romans, très pathétiques et dont la péripétie se déroule à merveille jusqu’à de rudes catastrophes. C’est de l’histoire : Gilbert Augustin-Thierry -veut que son roman soit « équitable ; » s’il nous présente et nous donne à juger « l’homme d’autrefois, » il ne l’a point déguisé. Pour atteindre à la vérité, il ne ménage ni son temps ni sa peine. Il est scrupuleux et ne touche point au passé sans respect, sans inquiétude et sans émoi. Que d’éloges il mérite, pour avoir ainsi réagi contre la désinvolture étonnante de tant d’autres conteurs qui, dans l’histoire, sont chez eux ou en territoire conquis : les gaillards ne se gênent pas et bouleversent tout, saccagent tout ! Au gré de leurs opinions républicaines ou réactionnaires, ils enlaidissent ou embellissent allègrement les siècles morts ; et, plus souvent, au gré de leur fantaisie hasardeuse, ignorante, ils vous brossent des images quasi absurdes. Hélas ! maints Français ont, de l’histoire de France, une drôle d’idée, pour tenir tout ce qu’ils en savent de fameux romans historiques.

Dans sa recherche érudite, Gilbert Augustin-Thierry n’a qu’un désir : la vérité, qu’elle soit charmante ou non. Ce qu’il demande aux vieux livres et aux papiers d’archives, c’est tout uniment « notre grand-père, » et tel qu’était ce grand-père, avec ses passions, sa pensée intime, sa figure, son costume, son langage. Altérera-t-il aucunement la vérité pour que son roman profite de quelque machination plus extraordinaire ? Il sait que l’histoire est « le plus romanesque des romans, » et qu’on n’oserait pas inventer ce qu’elle vous procure en fait d’accidens et de personnages. La vérité suffit ; voire, elle dépasse vos imaginations. C’est au point qu’après avoir écrit des romans historiques, l’auteur de la Savelli en vint à écrire de l’histoire. Le Complot des libelles et la Mystérieuse affaire Donnadieu ne sont plus des romans. Gilbert Augustin-Thierry désigne ces deux ouvrages sous le nom d’ « études historiques. » Mais alors, classant les divers élémens de son œuvre, il n’hésite plus à ranger parmi ses « études historiques » le Capitaine Sans-Façon, qui est une anecdote de la Chouannerie, et que nous comptions parmi ses romans historiques, et qui est de l’histoire, en somme.

Cette confusion de l’histoire et du roman, peut-être voudra-t-on la reprocher à Gilbert Augustin-Thierry. Je ne dis pas qu’elle n’ait nul inconvénient et que jamais on n’éprouve en le lisant, nul embarras à ne savoir s’il relate ou l’évidence ou la probabilité, à ne savoir quel est son document. Je ne crois pas que cette objection l’eût gêné : car il avait ses documens et il avait sa bonne foi ; il avait aussi, — et il l’aimait infiniment, — cette idée, que l’histoire est une hypothèse. Tant vaut l’historien, tant vaut l’hypothèse. L’imprudent historien ne vous offre que de vaines conjectures ; mais l’hypothèse de l’historien le mieux averti, le plus sage et le plus intelligent, c’est toute la vérité possible. Or, aujourd’hui, certains historiens ont si grand’peur d’une méprise qu’ils refusent de rien risquer et, tremblans de précaution publient des « textes. » Il y a quelques années, Gabriel Monod, qui fut l’un des maîtres de la méthode, écrivait, avec une admiration frémissante : « Le plus scrupuleux des critiques, M. Ch.-V. Langlois, a fait un portrait de saint Louis ! » Faire un portrait de saint Louis est une audace. Mais, au bout du compte, il faut se lancer à cette audace : une petite faute dans le portrait de saint Louis serait moins fâcheuse que l’excessive pusillanimité des historiens, laquelle aurait pour dernier résultat de mener l’histoire au néant, de laisser mourir le passé. Il ne vit plus qu’en notre pensée. A force de refuser toute incertitude, nous priverons-nous de toute croyance ? Il est assez remarquable qu’entre les sciences les unes, celles qui sont le moins naturellement des sciences, montrent le plus vif désir de mériter ce titre et, pour l’acquérir, l’austérité la plus sévère. Les sciences véritables ont une liberté meilleure et ne craignent pas l’hypothèse : l’histoire, qui est une science à peine, craint l’hypothèse et, quelquefois, n’évite pas toute espèce de pharisaïsîne. L’histoire ne serait-elle pas simplement l’opinion que se fait du passé le lecteur attentif des documens, le plus habile à y démêler les signes de la réalité importante, le plus adroit à suppléer aux manques de l’information, le plus érudit et le plus imaginatif ensemble, de telle sorte qu’il imagine (les documens étant toujours incomplets) suivant les lignes de vérité que tracent déjà les documens. L’histoire est une science, au dire de nos érudits les plus farouches. L’auteur de la Mystérieuse affaire Donnadieu n’en disconvient pas ; mais il veut aussi que le roman soit une science. Et enfin son idée de l’histoire, très originale et séduisante, se place à quelque distance de l’érudition toute pure et à quelque distance de la fantaisie. Elle n’est pas immobile dans cet intervalle ; et elle y bouge, allant aux approches d’une extrémité ou de l’autre, non pas jusqu’à l’une ou l’autre, et tantôt plus proche de la fantaisie, avec la Savelli, tantôt plus proche de l’érudition, avec le Complot des libelles. Gilbert Augustin-Thierry ne renonce jamais à rendre son hypothèse vivante : — il a raison, si ce que nous savons de plus clair, touchant le passé, c’est que le passé vivait ; — jamais non plus il ne renonce à la rendre conforme au peu que nous savons certainement. Tel fut son art : et le roman, plutôt qu’une science, est un art ; l’histoire en est un.


Dès la préface de l’Aventure, en 1874, Gilbert Augustin-Thierry tenait son idée : il n’avait plus qu’à travailler. « Les hommes qui furent nos pères, écrira-t-il, ne sont pas morts tout entiers ; leur vie palpite encore dans les archives et le Debout, Lazare ! sera toujours la plus noble devise de l’historien. » Ressusciter nos pères et les arrière-grands-pères de nos grands-pères, c’est la tâche qu’il assume. L’histoire, vaste et minutieuse, ne va pas lui manquer. Dans l’Aventure, il ressuscite les premières années du XVIIe siècle ; dans le Complot des libelles et la Mystérieuse affaire Donnadieu, il réveille et il ranime les conspirateurs et gens de police du Consulat ; puis, dans le Capitaine Sans-Façon, la chouannerie de 1813 et, dans la Savelli, les intrigues politiques et amoureuses du second Empire. Chacun de ces ouvrages lui demanda beaucoup de temps : je suppose que, maître de ses documens, il écrivait assez vite (et fort bien), sans doute avec cet élan de pensée qui donne à ses récits leur bel entrain ; mais il avait longuement cherché, trouvé enfin, le détail authentique de son roman. D’autres époques, cependant, l’eussent tenté à connaître et d’autres pères à ressusciter, si tout à coup sa méditation n’avait subi une étrange péripétie, et qui faillit le détourner de ses projets : le spiritisme l’enchanta.

Le spiritisme avait bien l’air d’être une science ; et que de merveilles il révélait ! De ces deux façons, il devait séduire une intelligence à la fois positiviste et curieuse de mystère. Le spiritisme, ce fut, pour Gilbert Augustin-Thierry, du romantisme, et qui semblait avoir l’estampille des savans. Peut-être aussi le goût qu’il eut pour les industrieuses manigances des esprits est-il le même qui lui faisait tant aimer, dans l’histoire, le subtil tracas des conspirateurs. Les uns et les autres accomplissent une besogne ténébreuse et perfide ; on suit à la piste, l’on perd et l’on rattrape ces agens de l’Occulte. Quand on cesse de les voir, on sent leur présence cachée ; quand on a découvert une de leurs machinations et qu’on va les saisir, ils s’échappent à la faveur d’un nouveau stratagème. Esprits et conspirateurs sont admirables pour multiplier et pour exciter sans cesse l’intérêt d’une destinée ; dociles à leurs volontés ambitieuses ou malicieuses, ils composent, avec une fabuleuse abondance de ressources, du drame et du roman.

Les expériences de Charcot relatives à la suggestion persuadèrent Gilbert Augustin-Thierry d’écrire Marfa ou le Palimpseste, son premier « récit de l’Occulte. » C’est l’histoire d’un vicomte Lucien de Hurecourt, qui aime à la folie la jeune femme d’un vieux seigneur russe, le prince Volkine. Et il tue ce bonhomme. Il le tue, pour ainsi parler, dans les meilleures conditions de secret, de sécurité. Seulement, à l’instant de mourir, le bonhomme dit au meurtrier : « Tu n’épouseras point Marfa. Le jour de vos noces, toi-même, tu raconteras tout aux juges de ton pays. Je veux ! » Il veut : et il meurt : les loups dévorent son cadavre. Sa volonté lui survit ; sa volonté, quand il est mort, gouverne Lucien, lequel, au jour d’épouser Marfa, sans motif que la volonté du défunt, se dénonce et réclame son châtiment. Remarquons-le, Volkine, grand liseur de grimoires et pourvu d’influences magiques, est en outre affilié aux sectes nihilistes, mêlé à leurs entreprises redoutables : occulte deux fois, précieux héros d’un roman riche en terreur et perplexité.

L’Occulte avait bien réussi à l’auteur de Marfa. Et l’auteur de Marfa se vit en possession d’un excellent ingrédient littéraire. Mais il n’estimait pas que la littérature ne dût être qu’un jeu ; il la voulait véridique : et il accordait à l’Occulte sa créance. Il publia, sous la forme d’une adresse au lecteur de la Bien-aimée, sa « profession de foi. » Le naturalisme a vécu, disait-il. Et c’était au moment où se produisait, dans la poésie et la prose françaises, une réaction très vive contre le positivisme littéraire, contre le roman d’observation pure et simple et contre la poésie d’analyse un peu sèche. Les symbolistes tâchaient d’ajouter à la réalité les idées. Leur tentative parut vague et parut vaine à Gilbert Augustin-Thierry ; et, ce qu’il désirait, ce n’était pas l’indécision : c’était une certitude qui s’étendît plus loin que les timidités positivistes… « Un irrésistible mouvement nous emporte vers ces mystérieux horizons, ces nuées aux ténèbres pourtant lumineuses, où semble se complaire le Grand Inconnu… » Il supplie qu’on interroge l’Au-delà ; et il résume ainsi son évangile : « Credo quia absurdum ! fut l’arrogant défi jeté à la face des sages par ces fous, les messagers de la Bonne Nouvelle ; et l’absurdité même de ce qu’ils annonçaient fit tomber à genoux le vieux monde païen, torturé par le scepticisme. Nous aussi, le doute nous désespère ; mensonge ou vérité, nos cœurs ont besoin de croire, ils souffrent de ne pouvoir plus s’absorber, s’anéantir dans la foi. Eh bien ! l’Occulte est là, prêt à nous accueillir en ses fascinans abîmes. Credo quia absurdum ! Pourquoi donc l’antique et audacieuse devise ne serait-elle pas aujourd’hui la nôtre ? » Il y aurait à discuter cet argument, qui serait périlleux, s’il servait à recommander également toute absurdité : ce n’est pas mon propos. Et l’on peut voir, dans cette déclaration passionnée, plutôt qu’un argument, un défi ou l’honnête rodomontade de la crédulité. Notons une adhésion très nette, et hardie, à la science des Spirites et Occultistes, à leurs assurances et à leurs présomptions.

Gilbert Augustin-Thierry, nanti de ces confiances, écrivit plusieurs romans et nouvelles qu’on aime plus ou moins selon que l’idéologie des Spirites et Occultistes vous agrée ou non. La nouvelle science ne s’est pas rendue incontestable ; elle ne s’impose pas : elle invite la sympathie et elle peut déplaire. Les « récits de l’Occulte » ont leur sort lié ainsi, en quelque mesure, à celui des doctrines dont ils sont inspirés. Mais le talent du conteur y est souvent délicieux. On dirait que Gilbert Augustin-Thierry, délivré de l’histoire et de la servitude où le souci de ne l’offenser point vous range, s’amuse de sa liberté. Ses personnages ne sont pas libres : ils dépendent de l’Occulte ; seulement, et malgré qu’on en ait, l’Occulte dépend du conteur. Alors le conteur profite de son autorité souveraine. Il a beaucoup plus d’entregent que le romancier réaliste, lequel soumet à la réalité sa copie, et que le psychologue, lequel soumet aux lois rigoureuses de la pensée et du sentiment ses fictions d’âmes. Nulle invraisemblance n’est défendue au romancier de l’Occulte, si l’Occulte a évidemment tous ses caprices garantis par son mystère. Alors, l’imagination de Gilbert Augustin-Thierry prodigue les incidens bizarres, les rencontres fortuites, les émouvantes facéties d’un hasard qui n’est jamais à court d’invention. Le Masque porte en épigraphe cette maxime pascalienne : « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou, par un autre tour de folie, que de ne pas être fou. » Les hommes sont fous, c’est-à-dire, pour l’auteur de ce « conte milésien, » qu’ils sont les jouets innocens de l’Occulte. Or, la raison, tout empêtrée de ses dialectiques, est lente : la déraison ne l’est pas. Substituer à la logique des événemens et à la logique du cœur les soudainetés de l’Occulte, que de temps gagné, que de facilité acquise ! Dans ses meilleurs récits, Gilbert Augustin-Thierry atteint quelquefois à la perfection rapide d’un Mérimée.

Je ne sais s’il a conservé intacte perpétuellement la crédulité que la préface de va Bien-aimée proclame avec tant de fougue. Il y a, dans son roman si attachant de la Tresse blonde, un spirite et ses coopérateurs ou complices, qui vous ont une allure assez ignoble et des façons d’imposteurs. Le thaumaturge Elias n’est-il pas un ingénieux charlatan ? Mais il mène toute l’aventure : et conséquemment ne lisons-nous pas une histoire de fourberie insigne plutôt que le roman des phénomènes occultes ? Peu importe : quoi qu’il en soit du thaumaturge Elias et de ses pratiques dérisoires, si le jeune René de Mauréac subit les prestiges de ce fantoche, il n’en est pas moins dirigé par lui. Les mensonges d’Elias créent de la réalité dans une autre âme. Seulement alors, nous avons à examiner tout bonnement des phénomènes de psychologie un peu morbide. Peu importe ! répondra une nouvelle fois Gilbert Augustin-Thierry ; appelez phénomènes psychologiques les faits que le spiritisme signale, vous ne les démentez pas pour cela. Eh ! il ne s’agit pas de les démentir : il s’agirait plutôt de les contrôler avec soin. Mais tout change si lesdits phénomènes sont rangés avec d’autres parmi les diverses manifestations de notre vie mentale, et non plus traités à part, attribués à des interventions suprasensibles, rapportés à l’œuvre du Grand-Inconnu, de l’Éternel-Maintenant, de l’Occulte. Or, il me semble que peu à peu Gilbert Augustin-Thierry se détacha de la métaphysique et inclina vers la psychologie ou, en d’autres termes, admit que les dogmes de l’occultisme fussent traduits modestement. Qu’on Use, à cet égard, les deux préfaces qu’il a écrites, à dix ans d’intervalle, pour deux éditions de la Tresse blonde. « La Déité, un Tout vivant et personnel, nous environne et nous enlace, nous qui vivons en lui. » dit-il d’abord ; et il « se hausse vers l’Occulte, « il aborde l’Absolu : c’est l’Absolu, l’Occulte, le Tout vivant et personnel, la Déité, le Sphinx, qui veille à tourmenter l’univers et à organiser les châtimens de l’humanité, d’un temps sur l’autre, par-dessus la distance de l’espace et des siècles. Le héros de la Tresse blonde expie le crime de son père : décret de l’Occulte, dit la préface de 1888. Et la préface de 1898 : « L’enfant porte le poids des méfaits accomplis par ses parens ; il perpétue l’ancêtre, il est donc solidaire de ses aïeux. » C’est, en deux langages, la même idée. Cependant, la différence des mots indique une différence de l’idée. Pour le moins, nous avons éconduit le thaumaturge Elias.

Le spiritisme de Gilbert Augustin-Thierry se dépouille de son costume trop baroque. Il devient de plus en plus sage ou, si l’on veut, plus scientifique. La thaumaturgie s’apaise et l’occultisme montre quelque abnégation. Le merveilleux continue à se manifester ; mais il redoute l’extravagance et, dans les cas très inquiétans, consulterait volontiers le médecin : le tragique héros de la Fresque de Pompéi est un garçon qu’un rude coup de soleil a frappé, qui souffre de cruelles hallucinations et qui cède à leur duperie.

Le spiritisme, l’occultisme et l’étrangeté de Gilbert Augustin-Thierry aboutissent, en fin de compte, à une croyance tout ensemble mystique et scientifique au fait et au dogme du péché originel. Solidaire de ses aïeux, l’homme contient en lui, dans sa chair, dans sa pensée et dans sa destinée, l’immense aventure antérieure de sa race ; il la traîne avec lui, l’amène au jour et la suscite à nouveau. Péché originel, dit la religion ; atavisme, dit la science, et lois inéluctables de l’hérédité : « L’histoire aussi nous apporte son témoignage. Valois, Bourbons ou Bonapartes, nos dynasties royales ont dû subir dans leur descendance la formidable nécessité de l’expiation. Expiateur du despotisme enfin puni d’un Louis XIV, des abominations justiciées d’un Louis XV, le pauvre petit Capet en sa prison du Temple ! Et dans les brousses du Zululand, un expiateur aussi, le misérable enfant impérial, cet héritier de tant d’impitoyables gloires ! » Il y aurait, à mon avis, plus d’une erreur à corriger dans ce jugement ; et il me semble que, parmi les lois scientifiques, les lois dites de l’atavisme ou de l’hérédité sont de celles qui n’ont pas encore trouvé leur formule exacte et bien décisive. Gilbert Augustin-Thierry les accepte comme on les lui donne ; son imagination les lui embellit de poésie singulière et, romantique impénitent, il aime en elles un nouveau symbole de l’implacable Fatalité.

Il leur doit le thème de son chef-d’œuvre, le Stigmate, roman d’histoire et de libre invention, roman dont les personnages, censément nos contemporains, ont été par Gilbert Augustin-Thierry créés mais non de toutes pièces, car ils continuent, dans leur existence d’effroi, de scrupule et d’absurdité, leur lignée : ils descendent de. Claudine-Armande, marquise de Montmesnil, demoiselle de très bonne maison, la fille de M. Séverin de Paris, conseiller en la Grand’Chambre, et la cousine du diacre Pâris. Il y a dans leur sang le sang de cette famille qui fut tout affolée par les hérésies ; et il y a dans leur souvenir, dans leur incessante hantise, les convulsionnaires du charnier Saint-Médard. Ce sont des gens de maintenant, des gens que nous aurions pu rencontrer dans les rues ; et ils ont l’air de vivre maintenant : mais ils vivent, pour ainsi parler, il y a deux siècles, au milieu des épouvantes qu’a répandues la doctrine exaspérée de la Grâce. Ils recommencent une ancienne frénésie. Leur calamité vient de Pascal et des Jansénistes. Et ni les Jansénistes, ni Pascal ne sont responsables, en vérité, de leur toquade et du martyre saugrenu qu’ils endurent. La religion des ancêtres s’est propagée en eux, s’est avilie en eux, jusqu’à devenir une contagion de démence. Mais leur démence a, très loin, son origine dans la plus noble et haute pensée religieuse et leur démence garde on ne sait quoi de sublime dans la pire abjection mentale. Ainsi tournent les doctrines ; et elles tournent mal. Tout se passe comme si elles enfermaient un germe de corruption qui se développe et qui les gâte. Parmi les descendans des convulsionnaires et miraculés du charnier Saint-Médard, une jeune fille est charmante, Monique, si gentiment raisonnable, si résolue à ne pas chavirer dans le délire de ses entours, si saine, — et pourtant marquée du stigmate ; — elle se débat contre la maladie : elle succombera. Elle est, dans une tempête qui souffle, une petite fleur, de couleur claire ; elle lutte : elle sera brisée. Sa force résiste un peu de temps, et puis l’abandonne : elle tombe, fanée, tuée. Monique, la victime de deux siècles de fatalité vigilante ! Monique, si jeune, et qui aurait voulu vivre, aimer ; Monique au désespoir, et désespérante !

Le Stigmate est le chef-d’œuvre de Gilbert Augustin-Thierry et, peut-être, un chef-d’œuvre. Il a mis dans ce roman de jadis et d’hier sa méditation la plus profonde et la plus originale, ses idées d’historien, de philosophe, son habileté d’artiste ingénu et malin, très audacieux, cette fois plus attentif que jamais à ne point dépasser l’audace utile. Quelques-unes de ses chimères ont ici leur expression la plus séduisante ; sa pensée la meilleure y domine. Et son chagrin ! Je ne crois pas que nul écrivain, parmi ceux d’aujourd’hui, ait vu sous un aspect plus sombre le sort de l’humanité, l’histoire, le passé qui survit dans le présent et la conjecture de l’avenir. Tous ses écrits ont quelque chose de farouche ; et Le Stigmate est plus farouche que le reste, en dépit de Monique, si touchante que, dans les ténèbres où elle apparaît, je la veux comparer à la petite Galeswinthe des temps mérovingiens : «… Jeune femme qu’une sorte de révélation intérieure semblait avertir du sort qui lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie mérovingienne, comme une apparition d’un autre siècle… On disait qu’une lampe de cristal suspendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s’était détachée sans que personne y portât la main et qu’elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s’éteindre… » Monique, avertie de son malheur, ressemble à Galeswinthe ; et Monique, marquée du stigmate, ressemble à l’humanité telle que Gilbert Augustin-Thierry nous la montre, sans cesse innocente et chargée des fautes anciennes, malheureuse et digne de pitié, digne de la lampe de cristal qu’allume à perpétuité l’intelligence triste sur sa tombe continuelle.

André Beaunier.
  1. L’Aventure d’une âme en peine (Librairie académique Didier) ; Marfa, la Tresse blonde, la Savelli, la Bien-aimée, le Masque, le Stigmate, le Complot des libelles (Colin, éditeur ; : le Capitaine Sans-Façon (Charavay, éditeur) ; la Mystérieuse affaire Donnadieu, la Fresque de Pompéi et la Madone qui pleure (Librairie Plon).