Revue littéraire - Iphigénie à la Comédie-Française, Charlotte Corday à l'Odéon, La Moabite

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Revue littéraire - Iphigénie à la Comédie-Française, Charlotte Corday à l'Odéon, La Moabite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 441-456).
REVUE LITTERAIRE

LES THEATRES.

Iphigénie, au Théâtre-Français. — Charlotte Corday, à l’Odéon. — La Moabite, par M. Paul Déroulède[1].

Est-il besoin de déclarer d’abord, avec beaucoup de circonlocutions, qu’on n’aura ni la déloyauté ni le mauvais goût d’établir, entre les trois œuvres dont on vient de transcrire les titres, aucune espèce de comparaison ? Le hasard seul a tout fait. Laissons-nous, pour une fois conduire à son caprice.


I

Après bien du travail, la Comédie-Française vient de nous rendre Iphigénie. De ce chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre de Racine, il n’y a rien à dire, ou presque rien, qui n’ait été dit, vingt fois dit, et bien dit. Entre toutes les tragédies du poète, il n’en est aucune, sauf Andromaque peut-être, qu’on ait accueillie dans sa première nouveauté par de plus vifs applaudissement. Le XVIIIe siècle, d’une voix unanime, l’a mise, au-dessus même de Phèdre, sur le même rang qu’Athalie. Je ne sache guère que Sophie, — la Sophie de Diderot, — qui semble s’être un jour avisée de vouloir se soustraire à l’admiration commune : mais le philosophe ne le lui permit pas et la ramena très éloquemment à l’opinion consacrée. Peut-être avait-il tort de voir en Racine « le plus grand poète qui ait jamais existé : » je ne serais pas éloigné de croire qu’il eut raison de voir dans Iphigénie le chef-d’œuvre de notre théâtre tragique. Nous avons pu constater, l’autre soir, quelle singulière vivacité d’intérêt soutenait à la scène la tragédie de Racine, et portait toujours l’attention, en dépit du jeu, très faible et très mal réglé, des interprètes.

Ce qui leur manque, hommes et femmes, ce n’est pas la bonne volonté, ce ne sont pas les qualités individuelles, ce n’est pas le talent, ce n’est pas même enfin le respect de ce qu’ils jouent : c’en est décidément l’intelligence. Ils admirent peut-être Racine : je ne crois pas qu’ils le comprennent, car s’ils le comprenaient, évidemment ils ne joueraient pas Iphigénie comme ils la jouent, chacun en quelque sorte pour son compte, avec ses intonations et ses gestes à lui, sans souci de l’ensemble et sans préoccupation du caractère de l’œuvre. L’œuvre 1 qui n’est peut-être plus admirable par aucune de ses autres beautés que par l’art prodigieux avec lequel tous les personnages, — Agamemnon, Achille, Ulysse, Clytemnestre, Eriphile, Iphigénie, — sont liés entre eux, et par chacune de leurs paroles ou de leurs impressions réagissent aussitôt chacun sur les impressions et les paroles de tous les autres. « Vous n’avez pas vu le secret de cette boîte-là, » disait Diderot à Sophie. Le mot est vulgaire, mais l’idée profonde. Allez entendre, et relisez, cette incomparable scène du troisième acte, où le vers d’Arcas :


Il l’attend à l’autel pour la sacrifier,


soulevant à la fois la colère d’Achille, fixant les soupçons de Clytemnestre, dépassant soudain toutes les inquiétudes et les terreurs d’Iphigénie, comblant enfin les vœux et le secret espoir d’Ériphile, frappe l’un des plus beaux coups qu’il y ait au théâtre, et vous comprendrez ce que Diderot voulait dire. Ainsi de la tragédie tout entière. Nul n’y prononce un vers, ou seulement un hémistiche, qui ne retentisse dans tous les cœurs et qui, ne fasse avancer l’intrigue vers son dénoûment, non point, comme trop souvent, par des moyens extérieurs et des interventions du dehors, mais par une modification psychologique des sentimens en lutte et des intérêts en conflit. Ils sont là, tous ensemble, comme enfermés dans un cercle magique. Impossible d’y rester, impossible d’en sortir. Il faut une victime aux dieux. Et pour qu’ils l’aient, — il faut que la menace suspendue par les oracles sur la tête d’Iphigénie passe sur la tête d’Ériphile. Et pour qu’elle y passe, — il faut que ce soit Eriphile elle-même qui l’attire. Et pour qu’elle fasse les mouvemens qui l’attirent, — il faut qu’elle aime Achille, mais qu’Achille aime Iphigénie. Et pour qu’Achille, au nom de cet amour, soit prêt à défendre et sauver Iphigénie par le glaive, — il faut que Clytemnestre elle-même, à genoux, l’en ait supplié. Et pour que Clytemnestre l’ait osé faire, — il faut qu’Agamemnon soit inébranlable dans la cruelle résolution d’immoler sa fille. Et pour qu’enfin il ait pris cette résolution, — il faut que toute la Grèce, par la voix d’Ulysse, lui ait rappelé tous les sacrifices qu’elle a faits et quelle est prête à faire pour lui. Voltaire a raison. Dans le théâtre de Racine, il n’y a rien de plus complet, ni de plus proche de la perfection de l’art qu’Iphigénie en Aulide. Il y a certes d’admirables parties dans Andromaque, et dans Phèdre on ne se lassera jamais d’étudier le plus beau rôle qu’ait tracé Racine. Mais Iphigénie, sans contredit, s’accommode, se comporte, se soutient mieux à la scène. Et la langue sans doute n’en est ni moins pure, ni moins harmonieuse, ni moins ferme.

On a cru pouvoir cependant, plus d’une fois, dans Iphigénie comme aussi bien dans les autres tragédies de Racine, relever telles et telles impropriétés, singularités, ou même naïvetés de diction. On a, par exemple, critiqué ces deux vers :


Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile…


comme si ce n’était pas, dit-on, quand le vent tombe que la rame devient « utile, » et comme si ce n’était pas justement quand la mer est « immobile » qu’on la fatigue. avec succès ! Rien de mieux observé, sauf qu’il eût été bon de lire avec un peu plus d’attention les vers qui précèdent et les vers qui suivent :


Un prodige étonnant fit taire ce transport,
Le vent, qui nous flattait, nous laissa dans le port.
Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux…
Vers la divinité qu’on adore en ces lieux…


Je ne vois pas trop où serait « le prodige étonnant » et le « miracle inouï » si c’étaient des causes naturelles qui, seules, eussent arrêté la flotte. Il me semble au contraire que le prodige étonnant, c’était que le vent les flattait et qu’il les laissait cependant dans le port, comme le miracle inouï, c’était qu’on avait beau faire usage de la rame, la rame était « inutile, » et la mer demeurait « immobile, » et on la fatiguait vainement. J’avoue maintenant sans difficulté qu’il vaudrait mieux que Racine ici n’eût pas mis les deux épithètes à la rime. Heureusement que ce n’est guère son habitude. L’abus des adjectifs ne date que des beaux jours du romantisme. Il ne serait pas mauvais d’examiner un jour de très près les critiques de toute sorte que l’on a dirigées de notre temps contre le style de Racine. On trouverait tous les élémens de la discussion dans le Lexique de la langue de Racine, de M. Marty-Laveaux, et dans l’excellente introduction dont M. P. Mesnard a fait précédée cet excellent travail. Il nous suffira, pour nous, de remarquer qu’on se trompe en général sur le principe même d’où partent les critiques.

Les uns cherchent dans la langue de Racine une prétendue richesse de vocabulaire qu’il n’est pas étonnant qu’on n’y trouve pas, puisqu’il se l’est volontairement interdite, et ne l’y trouvant pas, ils lui imputent à pauvreté l’inutilité même de leur recherche. C’est pure injustice. Comme le dit une vieille comparaison, quelque grosse somme que l’on ait dans son coffre-fort, on n’est pas moins riche pour l’avoir en louis d’or que pour l’avoir en pièces de cent sous : et c’est bien moins embarrassant. D’autres encore veulent étudier le style de Racine comme si c’était un style extérieur à la pensée qu’il traduirait, une forme indépendante du fond qu’elle recouvrirait, une enveloppe superficielle a la chose qu’elle envelopperait. C’est une autre injustice. On peut se proposer d’étudier ainsi le style de Corneille, mais non pas celui de Racine. La forme ici fait corps avec le fond. L’adhérence est entière, et, — sauf quelques rares faiblesses, — quiconque s’en prend au style de Racine, c’est à la psychologie de Racine qu’il s’en prend.


Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !


Cette épithète elle seule de « superbe » est un trait de caractère. Agamemnon subit le joug, mais ce joug est superbe, c’est le joug des grandeurs et de la royauté : son ambition le subira donc encore, et le subira toujours, au prix même du sacrifice et de l’immolation de sa fille. Tout de même, au lieu de dire : « vit dans un état obscur : » pourquoi dire pompeusement, à ce qu’il semble,


Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché ?


Pour la rime, répondrez-vous ? Non, c’est le pic de Ténériffe ou le manoir d’Heppenheff que l’on met à la rime ainsi. Mais l’Agamemnon de Racine s’empresse de prévenir la réponse ou les objections d’un confident maladroit. En effet, s’il recule d’horreur à la pensée de sacrifier sa fille, que n’abandonne-t-il cette grandeur qui lui coûte si cher ? Mais la place où naissent les hommes, c’est par un décret des dieux qu’ils y naissent, et ce serait une tentation sacrilège que de vouloir en changer. On est homme, et comme tel soumis aux coups du sort, mais on ne se démet pas du titre de roi des rois, parce que ce serait insulter à la volonté des dieux. On pourrait commenter ainsi, mais plus aisément encore que celles d’Agamemnon, les moindres paroles de Clytemnestre, d’Iphigénie, d’Eriphile. On verrait alors que le style de Racine consiste surtout en un choix et un arrangement de mots qui suivent la disposition intérieure des personnages, et qui viennent dessiner, pour, ainsi dire, au dehors, ce qu’il y a de plus noble, de plus délicat, de plus fin, et quelquefois aussi de plus précieux, dans le sentiment.

Ajoutons une observation. Quand on voit jouer Iphigénie ou quand on la relit, seulement pour le plaisir de la relire, on passe condamnation, sans presque s’en apercevoir, sur ce que j’appellerai la singularité toute grecque de la donnée. Mais aussitôt qu’on se reprend, c’est autre chose, et l’on accepte difficilement que ce soit un sacrifice humain qui forme le point de départ et qui marque le terme de la tragédie tout entière. L’invraisemblance n’est-elle pas trop choquante, et quelque effort de bonne volonté que nous fassions, pouvons-nous bien comprendre et nous assimiler la douleur, le désespoir, la colère qu’excite chez tous ces personnages la terreur d’un événement dont notre esprit repousse la monstrueuse possibilité ? C’est une question. Je ne la résous pas. Et si je la pose, c’est pour en tirer une conclusion qui paraîtra sans doute intéressante, à savoir : que le principal défaut de l’Iphigénie de Racine, c’est donc d’être trop fidèlement grecque. Trop de couleur locale. En vain Racine a-t-il modifié le dénoûment de l’Iphigénie d’Euripide, — en vain a-t-il allégé son intrigue de tout le merveilleux qu’il en pouvait ôter, — en vain par ces deux vers :


Le soldat étonné dit que dans une nue
Jusque sur le bûcher Diane est descendue,


a-t-il pris soin de dégager Ulysse, Agamemnon, Achille, de toute croyance à la vérité de cette apparition miraculeuse : la fabulation est demeurée trop grecque encore. Ce qui sert à démontrer deux choses, qui toutes deux nous tiennent à cœur : d’abord la vanité des reproches que l’on fait quelquefois à Racine de ne nous avoir pas montré de vrais. Grecs ou de vrais Romains sur la scène, et ensuite la vanité de cette recherche d’exactitude, jadis baptisée du nom de couleur locale. Si Racine, moins exact, avait mis encore moins de couleur locale dans son Iphigénie, son Iphigénie serait à l’abri de la seule critique de quelque importance qu’on lui puisse adresser.


II

Nous passons d’Iphigénie à Charlotte Corday, — et nous y passons sans transition parce que nous n’en voyons pas de naturelle qui ne fût gratuitement désobligeante à la mémoire de Ponsard. Aussi sévère que l’on voudra pour cette composition mal venue, nous ne voudrions pourtant pas oublier le service que Ponsard a rendu dans son temps. Car on pense bien que ce n’est pas nous qui lui ferons un reproche de s’être porté jadis, ou laissé porter, comme le chef de l’école du bon sens contre l’école romantique, devenue, s’il faut l’appeler par son vrai nom, vers 1840, l’école publique de l’extravagance et de la déraison. L’école du bon sens ! ne croit-on pas rêver quand on songe qu’en France, il n’y a pas un demi-siècle encore, ce titre a passé pour dérision et pour injure ? Oui ! c’était se ranger parmi les ridicules, en ce temps-la, que de vouloir faire au bon sens sa part, et c’était se vouer aux haros de la séquelle que de ne pas croire que pour être poète il pût suffire de déraisonner. Ponsard eut ce courage :


Il fut ce téméraire ou plutôt ce vaillant ;


et pour notre part nous nous reprocherions de manquer à l’impartialité si nous parlions dédaigneusement de cet honnête artiste, parce que l’adversaire s’appelait Victor Hugo. Mais, avec tout son courage, il a manqué de génie. Et peut-être le génie seul est-il capable de prévaloir, et de retourner l’opinion contre le génie. Il n’y a pas beaucoup de monstres littéraires plus difformes quelles drames die Victor Hugo, mais la langue en est de génie ; détestable, si vous le voulez, ou plutôt d’un détestable exemple, mais vivante, mais extraordinaire, mais unique. Avec un peu de patience et de travail tout le monde peut écrire la langue de Ponsard, et, malheureusement, la force dramatique de ses conceptions n’a rien de moins ordinaire que sa langue. Charlotte Corday tout particulièrement m’apparaît comme médiocre parmi toutes ses autres œuvres. Aussi, n’était l’attrait des allusions politiques, on ne s’expliquerait guère qu’un directeur de l’Odéon eût en l’idée de la remettre à la scène. Nous nous abstiendrons de rien dire de l’interprétation. Elle est exécrable. Au surplus M. de la Rounat ne fait que de prendre possession du second Théâtre-Français. Le monde n’a pas vu sans une agréable surprise un directeur de l’Odéon se résoudre à l’exécution de son cahier des charges. Il faut lui donner maintenant le temps de constituer une troupe, et l’on ne constitue pas une troupe en six semaines. Puisse-t-il y réussir ! Seulement il ne faudra pas qu’il s’avise trop souvent de reprendre des Charlotte Corday.

Si jamais, en effet, drame ou tragédie furent dignes d’être qualifiés drame ou tragédie de collège, c’est Charlotte Corday. Voici ce qu’on appelle une tragédie de collège. Il n’y a rien d’utile comme de préciser quelques-unes de ces locutions littéraires courantes, sous la sévérité desquelles on accable les hommes, ou les œuvres sans autre forme de procès. Tragédie de collège : c’est tout dire, mais il est évident qu’on ne s’entend qu’à moitié sur le sens et la portée de : tragédie de collège.

La tragédie de collège, c’est donc d’abord un de ces thèmes généraux, vagues et banals sur lesquels, en rhétorique, nous avons tous brodé de plus ou moins élégantes amplifications : — l’honneur, la liberté, la patrie. On aura bien du malheur s’ils ne vous fournissent pas quelques vers, assez sonores, qui provoquent l’applaudissement du parterre :


Que d’un sublime élan, la France tout entière,
Se lève à notre appel et coure à la frontière !


Ou bien :


En avant ! — Mon cœur bat de crainte et d’espérance.
Vive la liberté ! Dieu délivre la France !

En second lieu, tous les menus détails qui peuvent servir, non pas à peindre, mais à costumer authentiquement les personnages, plus ou moins adroitement mis en œuvre. Ainsi, Mme Roland se piquait d’élégance. Elle dira donc :


……. en fait de mœurs républicaines,
Laissons la Béotie, amis ; soyons d’Athènes.


Louvet était le licencieux auteur de Faublas : il parlera donc de Phyllis, Néère et Lalagé, ou bien encore il interrompra, par une plaisanterie d’un goût douteux, la conversation de Barbaroux et de Charlotte Corday :


Mais nous troublons peut-être une douce entrevue !


Marat, du fond de son repaire, était un coquin très actif : on le verra donc en scène remettre des épreuves à un prote, des placards à un afficheur, des feuilles à des brocheuses, des lettres au citoyen Laurent Basse :


Pour la Commune ; — dis que j’attends la réponse ;
Pour la Convention ; — pour le club jacobin ;
Pour les cordeliers…


Voilà qui donne aussitôt une fière idée de l’activité de Marat. Il est bien entendu d’ailleurs qu’aucun de ces détails ne sert à quoi que ce soit. C’est une façon de dire : Je suis Mme Roland, ou bien : Je suis Marat. Le triomphe du procédé, naturellement, c’est la composition du principal personnage. Charlotte Corday descendait de la famille de Corneille, nous aurons donc plusieurs apostrophes à Corneille :


Oh ! si ta revivais, toi de qui le pinceau
A du triumvirat fait un si noir tableau !


Elle a déclaré dans son interrogatoire officiel qu’elle était républicaine bien avant la révolution. Il faudra donc, de ci, de là, quelques tirades républicaines.


Mais je hais les tyrans ! J’aime les Girondins,
J’avais compté sur eux, pour sauver ma patrie
De ces excès sanglans dont sa gloire est flétrie.


Elle vivait chez une tante, et, comme fille de bonne mère, elle avait les vertus et les grâces de son âge. Nous la verrons donc couvrir d’un mantelet les épaules de sa tante, lui glisser un coussin sous les pieds, lui préparer « sa boisson du soir. » On nous montrera sur une cheminée des fleurs artificielles qui sont son ouvrage. Nous apprendrons qu’elle a vendu presque tout son foin. Elle promettra à une vieille dame de lui lire Gonzalve de Cordoue. Elle jouera même au boston. C’est le Manuel de la civilité puérile et honnête mis en vers. Ponsard, évidemment, s’est demandé quels étaient, in abstracto, les menus devoirs d’une demoiselle de bonne maison, et chaque détail, immanquablement de fournir un hémistiche ou un vers. C’est le dehors du rôle : en voici le dedans. On ne prend pas une résolution comme celle de Charlotte Corday sans être quelque peu romanesque. Nous lui ferons donc quelque part déclamer un couplet romanesque :


Ces dernières lueurs qui flottent au couchant
Donnent à la campagne un aspect plus touchant,
Et mon esprit ému suit le jour qui s’achève,
Par-delà l’horizon, dans le pays du rêve.


Elle n’a pas pu se décider sans hésitation ni sans combat : elle a dû s’autoriser et s’affermir de quelqu’un de ces sophismes familiers à la passion. Nous la montrerons donc consultant « les docteurs de la loi » et se couvrant de la Bible, de Plutarque, de Corneille et de Montesquieu :


La Bible a répondu : — Judith de Béthulie ;
Plutarque a dit : — Brutus, — et Corneille : — Emilie.

Jeune, belle et romanesque, il semble difficile qu’au dernier moment, elle n’ait pas eu comme un soupir de regret vers tout ce qu’elle abandonnait. Nous lui ferons rencontrer une petite fille, et elle dira :


J’aurais pu cependant être entourée aussi
De petits anges blonds pareils à celui-ci.
Il faut que je renonce à tout ce qu’on envie ;
Je vais mourir avant d’avoir connu la vie.


Le personnage est selon la formule et la tragédie dans les règles.

Joignez encore quelques figures choisies de fine rhétorique. Une invocation ? Elle y est : c’est Vergniaud qui la prononce :


….. O vaisseau triste et cher,
Un nouveau coup de vent t’emporte en pleine mer !


Une bénédiction ? C’est Mme de Bretteville qui la donne :


Je te bénis, enfant que me laissa mon frère !


Que pensez-vous de cette manière de dire : « ma nièce ? » Une prosopopée maintenant.


Nul ne s’est donc levé ? Nul n’a dit : « Citoyens,
Pour qui veut être libre en voici les moyens… »


Et là-dessus, finissons par l’apostrophe au poignard :


Poignard, agent du crime, agent déshonoré
Ennoblis-toi ! ..


J’oubliais un dernier détail, à savoir quelques souvenirs, imitations, ou traductions de l’antique, immédiates et transparentes :


…….. Contre l’ignominie,
J’aurai de la colère à défaut de génie ;


ou bien :


Demain, ô compagnons des maux déjà soufferts,
Nous parcourrons encor l’immensité des mers ;


ou encore : « Je me demande, — c’est Barbaroux qui parle,


…….. Si vous ne seriez pas
Quelque divinité descendue ici-bas,
Et si la liberté, la déesse nouvelle
N’aurait pas pris les traits d’une jeune mortelle.

On le voit : c’est l’amplification d’un bon élève de rhétorique, animé d’ailleurs, j’y consens, des meilleures intentions ; mais on a dit le mot et nous le répétons : Il n’est pas possible de voir autre chose dans Charlotte Corday qu’une tragédie de collège.

Et je le regrette, car je ne suis pas certain que le procédé de Ponsard, à tout prendre, ne fût pas le procédé classique. Assurément, c’est le procédé de Raynouard et de Marie-Joseph Chénier, c’est le procédé de La Harpe et de Marmontel. Il y a toutefois cette première différence que ces illustres rhétoriciens se meuvent dans la tragédie comme dans un habit à leur taille, fait pour eux et plié depuis longtemps à leurs gestes, à leurs attitudes, à leur démarche. Ponsard y est aussi gêné que nous le serions à nous promener par les rues dans un habit à la française, avec un manchon, et des souliers à boucle. Évidemment, le procédé n’est plus comme on dit, à sa main. Et puis au-dessus de Marmontel et de La Harpe, il y a Voltaire. Voltaire connaît l’art de sacrifier la plupart des détails qu’il a d’abord industrieusement rassemblés, et de ne laisser entrer dans le cadre de sa tragédie que ce qui importe à l’action[2]. Enfin au-dessus de Voltaire, il y a les maîtres,


……. Quos æquus amavit
Juppiter ;


ceux qui ont eu le don d’effacer jusqu’aux dernières traces du labeur de la lime, voilà pour la forme, et d’inspirer en quelque sorte la vie aux personnages qu’ils jetaient sur la scène, voilà pour le fond. Malgré la faiblesse des œuvres j’oserai donc dire que Ponsard était dans le vrai. La distinction peut paraître subtile, mais que le lecteur y réfléchisse un instant, et j’espère qu’il la trouvera juste. Les espérances de Ponsard étaient aussi droites, aussi dignes d’encouragement et d’appui que son œuvre dans son ensemble est faible, et que son influence a été légère. Il est donc non-seulement chose permise, mais chose juste, d’avoir pour l’homme et pour ce qu’il a tenté, autant de sympathie que peu de goût pour son œuvre. Elle avait raison, cent fois raison, l’école du bon sens, et si jamais l’heure vient pour elle de triompher dans le drame comme elle a triomphé dans la comédie, on n’en lira pas plus Ponsard, on ne l’en jouera pas davantage, mais on lui fera sa juste place dans l’histoire de la littérature contemporaine, et cette place sera singulièrement honorable.


III

Nous arrivons à M. Déroulède et à la Moabite. C’est ici, par exemple, que nous souhaiterions d’avoir sous les yeux un pur chef-d’œuvre, — non pas pour mettre M. le ministre des beaux-arts et son sous-secrétaire d’état dans leur tort, ils y sont, et ce n’est pas d’hier, — mais pour nous égayer encore plus largement à leurs dépens. Au surplus, on connaît l’histoire : M. Déroulède l’a racontée lui-même vivement et spirituellement dans la courte préface qu’il a mise à son drame. Nous n’avons à nous occuper que du drame.

Son principal et mortel défaut, c’est d’être un drame philosophique, — mais un drame philosophique dont la thèse a visiblement précédé dans la conception du poète le choix de son intrigue, de ses personnages et de son milieu, car nous n’avons aucun préjugé de doctrine contre le drame philosophique. Au contraire, et nous croyons, à bonnes enseignes, qu’il n’est pas de drame durable qui ne contienne une leçon philosophique, allons plus loin et disons, qui ne renferme un sens métaphysique. Seulement, il ne faut pas mettre devant ce qui doit marcher derrière. Et l’œuvre sera certainement diffuse, embarrassée, difficile à suivre si c’est la thèse qui tient le premier plan, dans la pensée de l’auteur, et sous l’œil du spectateur.


Laissez un prêtre à Dieu pour qu’un Dieu reste à l’homme.


Toute la pensée du drame est dans ce vers de belle et fière allure. C’est autour de cette pensée que M. Déroulède a construit son intrigue. L’action se passe vers l’an 4003 avant Jésus-Christ, en Israël, sous les premiers juges. Pourquoi M. Déroulède a choisi cette date et ce cadre, c’est ce qu’on ne saurait dire. Objection de nulle valeur, si M. Déroulède, frappé d’une situation dramatique rencontrée au hasard d’une lecture de la Bible, n’avait rien voulu que mettre cette situation à la scène. Objection grave, dès qu’il s’agissait de trouver pour une thèse le milieu qui convient le mieux à son développement sous une forme dramatique. Et l’on ne voit pas de quoi. servent ici les Hébreux.

Quoi qu’il en soit, il souffle un veut de révolte parmi les tribus courbées sous la dure tyrannie du grand prêtre Sammgar. Le chef des conjurés est le prophète Hélias. Seul, il serait impuissant à renverser Sammgar, quand un secours inattendu lui vient de Misaël, fils de Sammgar. Misaël, enivré de l’amour d’une Moabite, qui joue dans le drame le rôle d’un principe de dissolution et de crime, a fui le temple et repoussé les supplications de sa mère. Il offre son concours à Hélias qui l’accepte. Hélias ne rêvait rien de plus que de séparer le pouvoir politique et religieux, réuni dans les mains du grand-prêtre : Misaël rêve la destruction, — à son profit, — de toute espèce de pouvoir politique et religieux. Il va sans dire que tous les conjurés applaudissent à ses déclamations et qu’il devient le maître et l’âme du complot, sur les ruines de l’autorité d’Hélias. Au moment de l’action une querelle s’engage entre eux plus violente, et le fils du grand-prêtre tue le prophète. C’est sa propre maîtresse, Kozby, la Moabite, qui le dénonce. Il y a ici quelque chose de vraiment psychologique et de bien observé, qu’il nous semble qu’on n’a pas fait assez remarquer et de quoi nous tenons bien plus de compte à M. Déroulède que de son dénoûment. Ce brusque revirement de la Moabite n’est amené que par des raisons du dedans, et la préparation en est toute psychologique. Elle dénonce son amant parce qu’elle s’est aperçue, comme à l’éclair d’une seule réponse, que s’il était entré dans le complot par amour, l’ambition l’avait mordu depuis, et qu’elle ne tenait plus que la seconde place dans le cœur de Misaël. Voilà qui n’est pas un ressort vulgaire ; voilà qui est tiré des véritables sources de l’émotion dramatique, et voilà ce qu’il y a de mieux dans le drame de M. Déroulède. L’assassin, dénoncé, se fend au temple pour y tenter la fortune de l’émeute. Soutenu par la multitude, faisant front à la fois au grand-prêtre et à la Moabite, il demande qu’une suprême épreuve juge entre son père et lui. Qu’on lui ouvre le tabernacle et qu’on lui montre le Dieu qu’on y adore ! Sammgar, désespéré, finit par y consentir.


Ah ! malheureux enfant, suis-moi dans le saint lieu.
MISAËL.
Ah ! je meurs ! ..
RESPHA.
Misaël ! ..
SAHMGAR.
Priez, il a vu Dieu !


On a beaucoup admiré ce dénoûment. Je l’admirerais volontiers aussi, moi, si seulement je le comprenais. Mais quoi ! que s’est-il passé dans le tabernacle ? Le Dieu de Jacob a-t-il foudroyé Misaël ? Alors c’est un miracle, et M. Déroulède aurait oublié qu’il s’agissait ici de théâtre. Ou bien le grand-prêtre Sammgar a-t-il porté lui-même la main sur son fils ? C’est plutôt ce qu’il faut croire, mais alors nous connaissons depuis longtemps le drame de M. Déroulède, — il avait pour titre au XVIIIe siècle le Fanatisme, ou Mahomet le prophète ; — et l’arme que M. Déroulède avait prétendu diriger contre l’incrédule et l’impie se retourne contre lui-même. Quoi ! mis en demeure de prouver sa foi, ce grand-prêtre en est réduit à démontrer par le lâche assassinat de son propre fils la vérité de son Dieu ! Mais n’est-ce pas le cas de répéter ici le vers qu’inspirait précisément à Lucrèce le souvenir du sacrifice d’Iphigénie :


Tantum relligio potuit suadere malorum ?


Et comment M. Déroulède n’a-t-il pas vu que, si son dénoûment, peut-être, méritait de produire quelque effet au théâtre, où le mouvement sauve tout, il détruisait d’autre part son drame tout entier ?


Laissez un prêtre à Dieu pour qu’un Dieu reste à l’homme.


Je le veux bien, mais un prêtre qui soit un prêtre et non pas le ministre de l’impitoyable raison d’état. Assurément je ne suis pas homme à demander d’un drame ce qu’il prouve, et c’est assez qu’il soit vraiment un drame. Cependant vous conviendrez que, si l’on m’a promis de me prouver quelque chose, j’ai le droit de discuter la justesse du raisonnement et la force de la preuve. C’est ici le cas. Et puis, de toute manière, j’ai le droit de demander qu’un drame finisse, et le dénoûment de M. Déroulède n’est pas une fin, et le plus fâcheux, c’est qu’il a l’air d’en être une.

Il y aurait d’ailleurs plus d’une remarque à faire sur les détails de l’action. Les trois premiers actes sont languis-ans et confus. Telle scène entre la maîtresse et la mère de Misaël y est franchement odieuse. Je n’aime guère encore le rôle d’un certain Zabulon qui traverse le drame de loin en loin pour en égayer de ses plaisanteries l’intrigue sombre et mystérieuse. M. Déroulède pourrait, sans nul inconvénient, renvoyer au drame romantique ces bouffons qui peuvent parfois faire rire, mais qui ne sont pas à leur place dans une action vraiment tragique. Je n’ai pas vu non plus clairement pour quelles raisons M. Déroulède avait donné une fille à son prophète Hélias, et soudain à cette fille, un amour, fort comme la mort, pour Misaël. Mais, pour ne pas les voir, je ne dis pas qu’il n’ait eu ses raisons, et ici je n’insiste pas davantage. Le jeu du théâtre est fécond en surprises. Beaucoup de choses échappent à la lecture, que l’on aperçoit à la scène. Ne nous aventurons pas à discuter la valeur scénique d’un drame qui n’a pas été représenté. Aussi bien la valeur littéraire de la Moabite attire-t-elle d’autres observations.

Il y a de beaux vers dans le drame de M. Déroulède, bien faits, d’un bel élan, d’une belle venue :


Dites-lui, front livide,
Bouche balbutiante encor des longs sanglots
Ce qu’il me doit d’amour pour prix de tant de maux. M. Déroulède a parfois de ces grands vers, comme ce dernier, qui s’élancent vigoureusement d’un seul jet. Il en a d’autres, comme ceux-ci :


Laissons tout et partons, trahis tout et suis-moi.


ou encore :


Des armes, en voilà ! des forces, Dieu les donne !


de ce style concis, agissant, sobre de mots empanachés, de métaphores prétentieuses et d’images extraordinaires. C’est le bon style au théâtre. Enfin il rencontre plus d’une fois des couplets d’une mâle et franche éloquence :


Ils ont crié vers toi du fond de leur terreur,
Et toi dont les regards percent les étendues,
Voyant leurs yeux ouverts, voyant leurs mains tendues,
Tu les as retirés du gouffre de l’erreur.


Ah ! si tout le drame était écrit dans la langue, et au ton, de ces quatre vers ! Mais, par malheur, ce qu’il y a de plus faible dans le drame de M. Déroulède, c’en est la forme. Rien de plus facile que de relever dans ces cinq actes de singulières négligences. Il n’en coûte pas plus au poète de rimer par le même mot que de faire tout à coup rimer trois vers ensemble, ou que de rompre ailleurs la mesure et de terminer inopinément une réplique quelconque par une cadence lyrique. Si c’est un système, nous le croyons mauvais. Il augmenta à son gré dans les mots ou diminue selon sa convenance le nombre des syllabes :


Il n’a rien dit malgré ce que je disais,


Si M. Déroulède veut que ce vers ait douze syllabes, il a contre, lui l’exemple universel, je crois, et voilà sans doute une césure étrangement placée :


Il n’a rien dit malgré ce que je disais…


Mais celui-ci certainement n’en a pas plus de onze :


Et ce renégat qui les entraîne tous,


à moins que l’accent circonflexe ne prenne dans « entraîne » la valeur d’un tréma sur l’i. Relèverai-je les fautes non pas contre la syntaxe, que je ne prends pas en garde, mais contre la langue ? Elles fourmillent.


Je deviens fraternelle à vous voir filial, semblera du moins une étrange façon de dire : A vous voir si respectueux pour mon père, il me semble que je suis votre sœur. Mais,


Qu’est-ce que le devoir librement accompli ?


ne signifiera jamais en bon français que le devoir n’est vraiment le devoir qu’autant qu’il en coûte pour l’accomplir. C’est écrire en vers à trop bon compte ! Citerai-je maintenant tels et tels vers étonnamment prosaïques, ceux-ci, par exemple, que le poète a placés dans la bouche de son Zabulon, au commencement d’un acte ?


L’absence d’une femme est une douce chose.
Depuis hier je me crois veuf, je me repose.
Ça ne peut pas toujours durer évidemment,
Mais c’est bien ce qu’on peut nommer un bon moment.


Demanderai-je encore à M. Déroulède comment, dans sa dernière scène, au moment de la catastrophe, il a pu laisser passer ce bout de dialogue ?


SAMMGAR.
Tais-toi, blasphémateur ! ..
MISAEL.
Ah ! c’est que justement
:: »Est-ce lui qui blasphème ou si c’est Dieu qui ment ?


le second vers est beau, mais l’hémistiche que je souligne est du pur langage de la comédie.

Les détails ici ne sont pas des vétilles. Je trouve en effet dans la Moabite, s’il faut résumer le jugement en quatre mots, une exécution de tous points aussi défectueuse que la conception fondamentale est, je ne veux pas dire forte, — c’est assez de dire généreuse. D’où vient cela ? De ce que nos auteurs dramatiques choisiraient trop souvent des sujets qu’ils n’étaient pas de force à traiter ? Peut-être. Ou de ce qu’ils n’approfondiraient pas assez avant le sujet de leur choix, de ce qu’ils se contenteraient trop aisément eux-mêmes, et de ce qu’ils ne dépenseraient pas sur leur œuvre tout ce qu’il y faudrait de temps et de travail ? Peut-être-encore. Mais plutôt, mais surtout de ce qu’ils sont aux prises avec de certaines difficultés dont ils n’ont pas l’air eux-mêmes, pour la plupart, de soupçonner l’importance. Ils mettent à la scène des sentimens qu’on y a mis vingt fois, ou des thèses, comme celles de M. Déroulède, vingt fois rebattues par les prosateurs ou les poètes de tous les temps et de tous les pays. Nous ne les en blâmons pas, à Dieu ne plaise ! Il y a des vérités communes qu’il ne faut pas se lasser de répéter parce que les hommes ne se lassent pas plus de les entendre qu’ils ne se las sent de vivre et de voir la lumière du soleil. Le propre de quelques-uns de nos plus grands écrivains, c’est l’expression de ces sortes de vérités. Je dis seulement que le danger est grand, en pareil cas, de tomber dans le lieu-commun Les expressions qui viennent naturellement sous la plume, les développemens qui se présentent à l’esprit, les comparaisons même et les métaphores qui s’offrent à l’imagination, elles sont comme démonétisées par le long usage. Qui de nous, un jour, une fois, ne s’en est servi ? Leur donner une formule nouvelle, hic opus, hic labor est. Voilà toute la difficulté. Elle est énorme. Les romantiques l’avaient tournée jadis, on sait comment : en se faisant une loi de l’extravagance même de l’invraisemblable et du monstrueux. Ce fut le temps des brigands pleins d’honneur, des courtisanes pleines de noblesse, des laquais pleins de génie politique, le temps, l’heureux temps des Hernani, des Marion Delorme et des Ruy Blas ! Ce qu’il survivra de ce théâtre, ce n’est pas nous qui pouvons le savoir. Mais nous pouvons du moins affirmer qu’il n’était pas dans la tradition du génie français. Nous voyons donc avec plaisir, depuis quelques années, qu’on essaie de renouer la tradition malencontreusement interrompue. Mais il faut que l’on sache bien quelles difficultés on va rencontrer et qu’il n’y a rien de moins aisé que de dire d’une manière personnelle ce que tout le monde sait, sent et pense. C’est le grand art, mais il faut se souvenir que c’est le grand art, que la pente y est glissante vers le banal, que les sommets en sont ardus. Il faut double travail à ceux qui se flattent d’y atteindre. A notre avis, c’est ce que l’auteur de la Moabite oublie trop souvent. Il a plusieurs qualités : elles ne sont pas encore siennes. Il manque d’originalité Qu’il ne la cherche pas à travers des conceptions aventureuses, et qu’il continue de croire que la vérité vraie est de tous les pays et de tous les temps. Mais qu’il tâche à la dire, cette vérité, d’une façon qui n’appartienne qu’à lui. Et si jamais il y réussissait, sa part serait encore assez belle.


F. BRUNETIERE.

  1. La Moabite, 1 vol. in-32 ; Calmann Lévy.
  2. Je ne parle, bien entendu, que des tragédies que Voltaire a composées pour la scène, et non pas des Guèbres ou des Lois de Minos.