Revue littéraire - Judith Gautier

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Revue littéraire - Judith Gautier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 692-703).

REVUE LITTÉRAIRE



JUDITH GAUTIER[1].

Avec aisance et habileté, avec une abondance heureuse et avec beaucoup de science qui, par une grâce, ne retarde pas son aimable génie, Judith Gautier a écrit le roman des pays étranges et des époques lointaines. Voici la Chine, dans le Dragon impérial, et dans la Fille du Ciel, un drame auquel a collaboré Pierre Loti, et dans la plupart des nouvelles réunies sous le titre du Paravent de soie et d’or, la Tunique merveilleuse, le Ramier blanc, Yu-pé-Ya jetant sa lyre, la Batelière du fleuve Bleu, l’Impératrice Zin Gou. Le Japon fleurit au même Paravent, avec la Tisseuse céleste et les Seize ans de la Princesse ; et l’Annam, avec le Prince à la tête sanglante. Iskender nous conduit en Perse et puis dans l’Inde fabuleuse ; et c’est dans l’Inde aussi que se déroule la jolie anecdote de l’Éléphant blanc ; le roman de l’Inde éblouie ou de La conquête du Paradis nous fait accompagner Dupleix, Bussy et La Touche ; il nous mène aussi à la pensée que l’Inde faillit appartenir à la France et nous invite à méditer sur de telles éventualités perdues. Le Vieux de la Montagne nous rend contemporains de Raymond III, comte de Tripoli, et habitans du royaume de Jérusalem. Et, avec Khou-n-Atonou, — c’est « le resplendissement » d’Atonou ; et Atonou est le nom d’Adonaï en Égypte, — nous remontons à des âges que seule a conservés l’Égypte, la fidèle sépulture.

Autrefois, il y a deux siècles et demi, au grand siècle, nos écrivains aimaient déjà, pour la poésie alors appelée noblesse ou dignité de leurs ouvrages, cet éloignement. Ils plaçaient leurs tragédies à Rome ou Athènes, et à cette époque idéale qaie leur notion de l’antiquité leur composait. Racine manque à cette règle ou à cet usage une fois, pour sa tragédie de Bajazet, dont l’ « aventure » est « arrivée dans le sérail il n’y a pas plus de trente ans. » Il a confiance que « l’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. » D’ailleurs, il dit que l’aventure de Roxane et de Bajazet lui fut contée par le chevalier de Nantouillet, qui la tenait du comte de Césy, ambassadeur à Constantinople. Et il dit, en outre, que cette aventure ne se trouvait encore dans « aucune histoire imprimée : » dans une histoire, non ; mais bien dans les Nouvelles françaises ou les divertissemens de la princesse Aurélie, nouvelles où ont travaillé peut-être un peu Mademoiselle et ses amies, Mmes  de Valençay, de Frontenac, de Fiesque et de Choisy. Jean Regnault de Segrais, en tout cas, les a rédigées et les a publiées une quinzaine d’années avant que Racine ne commençât d’écrire Bajazet. La sixième des Nouvelles françaises, intitulée Floridon, c’est précisément Bajazet : et Segrais ajoute qu’il a lui-même entendu M. de Césy raconter cette histoire. Segrais, avec un talent gracieux, n’avait pas de génie ; de sorte que Racine a pu le méconnaître, sinon probablement l’ignorer ; sa désinvolture, en somme, est légitime. Mais, au début des Nouvelles françaises, la princesse Aurélie, — et c’est Mademoiselle, — se moque des romans à la mode, où l’on attribue à des Grecs, à des Persans ou à des Indiens les mœurs de notre pays et les façons de la Cour. N’est-ce pas, demande t-elle, « un peu éloigné de la raison ? » Bref, elle ne dissimule pas qu’on l’ennuie avec ces prouesses d’ « honnêtes Scythes » et de « Parthes généreux : » elle voudrait qu’on leur substituât des chevaliers, et des princes français. La Grande Mademoiselle avait le goût des idées originales et audacieuses ; or, à ce moment-là, protester contre l’ « exotisme, » comme nous disons, c’était une hardiesse. Mademoiselle le savait, et c’est ce qui la séduisit un jour. Au surplus, ses hardiesses n’étaient pas de rudes convictions où elle fût très obstinée : elle a écrit la Princesse de Paphlagonie et la Relation de l’Île imaginaire, d’une île, encore mieux que lointaine, inventée. Mais, quand elle souhaite que l’imagination des écrivains délaisse les Scythes, les Parthes, les Indiens, les Persans, voire les Grecs, et revienne chez nous, parmi nous, le grand désir qu’on a de lui complaire n’empêche pas qu’on lui refuse son idée. Au moins n’agrée-t-on pas toute son idée ; et Mme  de Choisy, l’intelligente Uralie, insinue : « Il me semble que, comme l’éloignement des lieux, l’antiquité des temps rend aussi les choses plus vénérables… » Cette ingénieuse formule ne sera point perdue ; c’est elle que Racine a reprise et retournée. La conversation de Mademoiseile et de ses amies, au château des Six Tours qui est le domaine de Saint-Fargeau, montre assez bien ce qu’a été, lors de notre littérature la plus belle, le sentiment de l’exotisme.

Judith Gautier n’aurait pas approuvé Mademoiselle ; et même, elle n’aurait pas approuvé absolument Uralie à qui suffit l’antiquité du temps, ou Racine à qui suffit l’éloignement des lieux : elle a recherché presque toujours les deux lointains de l’espace et du temps. C’est aussi qu’elle a vécu en un siècle où se défaisait avec une extrême rapidité la singularité des pays, des coutumes et des peuples. Elle a vu le Japon se défaire. Elle est arrivée à Tokio, venant de Yokohama, comme on arrive à Marseille ou à Bordeaux, par le chemin de fer et s’attendait que la locomotive eût au moins la forme et l’aspect d’ « un dragon de bronze vomissant flamme et fumée et traînant des chariots de laque et d’or : » pas du tout ! et les employés des gares étaient habillés comme les nôtres, le contrôleur comme un officier de la marine française ; à peine s’est-eile consolée un peu, en retrouvant sur le « ticket » le dessin compliqué des écritures orientales. La transformation totale et si rapide du Japon, dit-elle, est un événement plus formidable que la Révolution française : tout a changé, quasi du jour au lendemain. Tokio est une ville d’Europe, avec sa gare monumentale, sa Banque, son école du génie militaire, ses ministères, son Palais de Justice, sa Chambre des Députés… Cette Chambre des Députés, qui n’était pas ouverte depuis longtemps, a brûlé : Judith Gautier le note sans tristesse et comme si l’incendie avait un peu satisfait, sa rancune. Le seul témoin du passé, dans l’universel désastre, est le Fousi-Yama, montagne rose et bleue, dont la base voilée de brumes disparaît, de sorte qu’il semble suspendu au ciel, « porté par des nuées, » tel que l’ont chanté les poètes et tel que l’ont peint, l’ont brodé sur la soie, l’ont imité en laque, en ivoire et en jade les plus fins artistes de l’ancien Japon. Judith Gautier se demande si le Fousi-Yama sera plus patient qu’elle, tolérera l’avilissement du paysage et, volcan soudain réveillé, ne vengera pas la beauté offensée.

Plaisanterie, mais rude, et qui révèle de la colère et du chagrin !… Cette grande joie de maints penseurs, — et qui serait plus sagement leur espoir ; mais ils n’attendent pas et veulent se réjouir sans retard, — le progrès, Judith Gautier le déteste. Le progrès au Japon : ailleurs également ; le progrès partout lui fait horreur. Et elle n’a pas mis beaucoup de philosophie dans son œuvre ; ou, du moins, elle a revêtu d’images brillantes la philosophie de son œuvre, sans daigner condescendre à la querelle des idées : cependant, elle a consacré à démentir la doctrine du progrès les premières pages de son curieux livre, Les peuples étranges. Elle s’est informée de l’humanité primitive ; elle a lu Quatrefages et les bulletins de la Société d’anthropologie ; elle a examiné les crânes d’ancêtres qu’on a retrouvés dans la région de la Vézère. Très bien, ces crânes ! Les plus belles proportions : le front large et haut, la boîte osseuse capable d’enfermer un excellent cerveau ; et l’un de ces crânes mesure 1 590 centimètres cubes. Cela dépasse la moyenne de nos contemporains : « l’homme primitif était donc en possession d’une intelligence au moins égale à la nôtre. » Vous en êtes surpris ? Veuillez songer, ô vaniteux et trop étourdis, à la réaUté des choses. La nature n’avait pas donné à notre ancêtre les avantages physiques dont les animaux sont pourvus, la fourrure qui les habille, les griffes, les dents formidables et la force qui les défendent, leur procurent de quoi ne pas mourir et les rendraient les maîtres d’ici-bas, si l’homme n’était leur maître par l’esprit. L’homme, en ce temps-là, n’avait point recueilli une longue tradition d’industrie et de malice : il inventait les stratagèmes de son existence. Chacune de ses journées, sa durée quotidienne : un triomphe de son génie. À présent, c’est facile de vivre. L’homme de la Vézère avait besoin d’une intelligence qui nous serait inutile, et que nous avons perdue et qu’il possédait : tant pis pour « ceux qui tiennent absolument à descendre du singe ! » Dans le sol de la région périgourdine, les savans ont découvert des sépultures préhistoriques. Ainsi, les contemporains du grand ours et du mammouth avaient le respect des morts. Près du mort, ils plaçaient des quartiers de viande, des armes, la hache, la lance de silex, les flèches en bois de renne, et des outils : bref, ils croyaient à une autre vie, n’admettaient pas que tout finît dès le tombeau et ornaient de subtiles rêveries la suprême calamité. « L’homme de ces temps, nous le savons, est industrieux, actif, franc ; il aime sa famille et pleure ses morts… » Et il est, — mérite charmant, — curieux d’art : il se fabrique des colliers avec des coquilles, des pierres de couleurs, des dents d’animaux ; il dessine et, sur un bois de renne, il grave une chasse à l’auroch. Il n’a que des vertus ? Il va nous ennuyer : pas du tout ! il a ses défauts, ses vices, car il est vain, gourmand, brutal et jaloux : Dans la grotte de Cro-Magnon, le crâne d’une femme est ouvert d’une entaille où s’adapte le mieux du monde le silex d’une hache trouvée au même lieu : c’est un crime, un drame d’amour ; un mari avait inventé, à l’occasion d’une frivole, le « Tue-la ! » d’Alexandre Dumas. N’est-ce pas ? Et Judith Gautier se félicitait gaiement d’avoir les résultats de l’anthropologie à l’appui de son misonéisme.

La transformation japonaise, l’un des plus extraordinaires événemens de l’histoire, l’a désolée, et valait pourtant qu’elle y fût attentive : elle s’en est détournée. Elle en a seulement noté les traits dérisoires. Elle en a senti la grandeur un instant : « Qu’on s’imagine le régime féodal dans toute sa force : un pontife suprême, trop divin pour s’occuper des choses de la terre et laissant gouverner à sa place un officier devenu roi, dont la dynastie se succède au pouvoir depuis des siècles ; des princes vassaux, souverains maîtres dans leurs principautés. Puis, subitement, sans plus de secousses pour le pays que n’en éprouve un vaisseau dont on change l’orientation, les princes, avec un désintéressement inouï, renonçant à leurs fiefs, le Taïcoun déposant ses pouvoirs, le Fils des Dieux devenant un roi constitutionnel ; et la civilisation moderne succédant, sans transition, aux séculaires coutumes d’un peuple fanatiquement conservateur… » C’est beau ! Oui. Et la splendeur des robes japonaises, nos vilains costumes l’ont remplacée. Et nos bottines, ce fut une histoire : les élégans de Tokio revenaient de la promenade les pieds meurtris et leurs bottines à la main. Et les descendans des Samouraïs, en habit noir, les premiers temps! Au bal, à Kioto, l’un d’eux parut, de noir vêtu, le frac, le pantalon, le gilet dit à cœur : « mais il était en chaussettes et le gilet, très échancré, montrait, en guise de plastron, la poitrine velue du daïmio. » Et les âmes sont bouleversées par l’afflux des idées nouvelles. Voici Kono-Guihei, un paysan simple et bon , le héros de l’amour filial dans l’île de la Libellule. Sa mère a mal aux yeux : il a tout essayé, pour la guérir. Un bon vieillard, qui a gardé les secrets et la tradition de la sagesse immémoriale, lui dit : « Il faut faire manger à votre mère un foie humain. » Ce n’est pas un remède qu’on se procure aisément. Kono-Guihei va tuer sa fille, la mignonne Matsoué, quand survient Sougni sa femme. Et : « C’est moi qu’il faut tuer ! » s’écrie Sougni ; elle ajoute qu’elle sera charmée d’améliorer la vue de sa belle-mère. « Est-ce assez simplement, niaisement sublime? » demande Judith Gautier. L’on hésite à répondre ; et la mort de Sougni, étranglée au moyen d’une corde et tirant d’un côté la corde pendant que Kono-Guihei tire de l’autre côté, est une chose un peu moins épouvantable encore que la suite de l’anecdote : Kono-Guihei allumant le feu et cuisant à la casserole, pour sa pauvre mère, le foie de Sougni, son épouse dévouée. Ce n’est pas une histoire inventée à plaisir: mais une cause célèbre. Kono-Guihei fut arrêté. Judith Gautier connaissait de Paris le juge d’instruction, M. Komïosi-Sabouro, un doux poète, paraît-il. Et Kono-Guihei fut condamné à neuf ans de réclusion majeure. On l’avait pris avant qu’il n’eût guéri sa mère ; et Judith Gautier constate que les magistrats de Tokio, magistrats modernes, ont rendu le sacrifice de Sougni tout à fait mutile.

Ces remarques, je les emprunte à divers essais qui forment, pour ainsi parler, autour de l’œuvre de Judith Gautier, l’enceinte défensive. Son œuvre n’a pas d’autre contact avec le monde moderne, qu’elle a écarté de cette manière, et promptement. Voilà toute sa polémique. Dans cette enceinte, l’œuvre se développe, s’épanouit en sûreté. Le Japon d’autrefois en est la fleur la plus charmante et celle dont les parfums sont le plus capiteux. Les Princesses d’amour ont de singulières déUces et des vertus. Le Yosi-Wara, où elles ont le marché de leurs sourires, est l’asile des sentimens voluptueux et intelligens, décens même jusqu’à la cérémonie, l’asile de la littérature. Nulle princesse de cour ne s’exprime plus joliment que ces princesses d’amour et ne paraît avoir plus délicatement médité la fragilité universelle, dont la juste connaissance donne aux idées et au langage tant d’exquise politesse et de douceur mélancolique. Une petite Hana-Dori, ou l’Oiseau-Fleur, amenée à San-Daï, jeune homme qui ne sait pas encore que « la vie est courte et qu’il faut saisir le plaisir par la manche, « lui tient ces propos d’une tristesse bien séduisante : « C’est peu de chose, n’est-ce pas ? la vie d’un être. Une bulle d’air, qui se forme et monte comme une perle à la surface de la mer, s’y balance un instant, s’irise à la lumière, reflète l’espace et le ciel, puis éclate sans causer le plus léger trouble dans l’immensité du monde… » Alors, il fallait mourir, plutôt que de s’attrister ? Non : l’Oiseau-Fleur n’osait jeter son âme dans le mystère d’une autre vie ou du néant ; puis : « Née et formée pour l’amour, j’aurais pleuré de mourir avant d’avoir connu l’amour, ô mon prince… » Car San-Daï est un prince ; mais il est, parmi les princes, un lettré plus attentif aux livres des sages qu’aux lèvres des femmes. L’Oiseau-Fleur réunit la sagesse avec le sourire et conclura : « Je me gardais pour toi et je te remercie d’être venu. » Ces derniers mots sont beaucoup moins particuliers que les précédens et, dans les siècles et les climats divers, ont dû être dits plus d’une fois, souvent peut-être. L’art des écrivains attachés à l’exotisme savant nous amuse par le jeu malin de la différence et de l’analogie.

Comment Judith Gautier prit-elle — avec chagrin sans doute — les nouveautés politiques, et républicaines, et parlementaires, de la Chine ? Mais, en Chine, la pire modernité a l’air médiéval. Cette révolution ne date pas de très longtemps, où des Chinois criaient : « En bas les Tsings ! en haut les Mings ! » et d’autres : « En bas les Mings ! en haut les Tsings ! » Et les partisans des Mings accostaient ainsi les passans : « Oui, à quiconque criera, avec son cœur comme avec sa bouche : « En haut les Mings, en bas les Tsings ! » je donnerai un liang d’or. » Cette préparation de l’opinion publique n’est pas une rareté chinoise. Mais l’auteur du Dragon impérial s’est souvenu probablement de cette observation de Racine : « On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous ; major e longinquo reverentia… » Les politiciens de Chine sont des héros attrayans. La Chine est loin dans l’espace et le temps ; et la Chine contemporaine, loin dans le temps. C’est pour cela que la pensée de Judith Gautier s’y plaît à merveille. Le Dragon impérial, entre tous ses livres, a une allégresse ravissante. L’on y aime surtout un lettré dont le nom « se compose de trois syllabes aimables qui font le bruit d’une petite pièce d’argent remuée dans un plat de cuivre, » Ko-Li-Tsin. Jeune encore et vêtu de clair, le voici : « Sur deux robes de crêpe grésillant, il portait un surtout en damas rosâtre qu’ourlait une haute bordure de fleurs d’argent et que serraient à la taille les enlacemens d’une écharpe frangée, d’où pendait un petit encrier de voyage à côté d’un rouleau de papier jaune. Un grand collet de velours tramé d’argent lui couvrait les épaules et, sur son chapeau de velours noir, à grands bords relevés, qu’ornaient un effilé rouge et une mince plume verte, le bouton de corail rose uni des lettrés de première classe se dressait flèrement comme la tête d’un jeune coq. » Plus étonnant que son costume est son visage, si mobile qu’on sait que nul de ses sentimens ne demeure caché, soit que ses traits se tendent, se rident, s’allongent ou se relâchent sous l’influence de son émoi perpétuel. « Ses petits yeux roulaient avec tant de vitesse tant de pensées joyeuses. malignes ou bizarres qu’ils faisaient songer au miroitement du soleil sur l’eau ; et sa bouche, bien faite, toujours entr’ouverte pour quelque sourire, laissait voir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grand jour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard… » Délicat, fluet, vif et si leste qu’avec la même facilité il fût monté aux arbres comme un singe, il eût franchi les rivières comme un chat sauvage, il eût de ses doigts fins que les ongles allongent « tissé des toiles d’araignées ou brodé un poème sur la corolle d’une fleur de pêcher. » Toutes ses pensées deviennent des poèmes, de courts poèmes où chaque mot semble une touche de couleur posée vite et juste. Or, un jour que le poète Ko-Li-Tsin est à rêver au bord d’un champ, le soleil dessine l’ombre du laboureur et cette ombre soudain prend la forme d’un dragon. C’est le signe que, plus tard, ce laboureur tiendra dans sa main le sceptre de jade et sera l’Empereur : il le sera, mais à la condition que le miracle ne soit pas révélé par ceux qui l’ont vu. L’ombre d’un paysan tracée nettement sur le sol ; et Ko-Li-Tsin aussitôt denenl un partisan. Le hasard d’un rayon de soleil lui a fourni ce qui lui manquait pour ne badiner pas uniquement : une coviction. Il badinera encore, mais autour d’une certitude, et au service du laboureur il aura le plus bel entrain. Certes, il affrontera la mort ; ce n’est rien : les supplices ! Tandis que les bourreaux multiplieront à son propos leurs inventions les plus terribles, il gardera son âme légère et décidée, son âme plaisante, plus brillante et plus solide aussi que le diamant. Puis, au moment de mourir, il pourrait ne pas mourir : l’Empereur de la Chine, — le vrai Empereur, celui que le favori du soleil n’a pas réussi à supplanter, — lui offre sa grâce. Il la refuse. Une jeune fille jolie le conjure de ne pas mourir : il veut mourir. Et pourquoi ? Ses amis l’attendent, ses amis qu’on a tués avant lui : « Je tarde beaucoup ; il faudra que je me hâte pour les rejoindre !… » Un peu de nonchalance à mourir le ferait manquer à l’usage de la courtoisie.

Le lettré Ko-Li-Tsin est un héros. Je ne sais si Judith Gautier souhaitait que l’on rapprochât de Ko-Li-Tsin le héros un autre personnage de son roman, et non pas un vain lettré cette fois, mais un philosophe et qui s’appelle Aristatalis. On le rencontre dans Iskender : et, comme Iskender est Alexandre le Grand, le philosophe Aristatalis est, auprès de lui, le grand Aristote, le père de la philosophie, celui qu’Alexandre nomme son maître et que tous les siècles ont depuis lors nommé le Maître. Judith Gautier le donne à Iskender un peu de la même façon que Cervantès a donné à don Quichotte Sancho Pança. C’est un bonhomme à la tête chauve et qui a les oreilles extrêmement rouges. Au milieu des guerriers accoutrés d’armures, il porte une longue robe de lin gris, un manteau brun que son ventre soulève. On devine, à son front, à son regard, l’intelligence. Mais il arrive que l’intelligence fait triste figure, dans la plus glorieuse occasion qui lui soit offerte ici-bas, aux trousses d’Alexandre le Grand. Celui-ci, fier comme un dieu et blanc de peau comme la plus jeune des péris, après avoir couru tous les dangers, retourne à sa tente ; il y trouve Aristatalis couché sur des coussins et qui dort… Alexandre le Grand lui touche l’épaule et enfin le secoue : « Chien ! c’est ainsi que tu es curieux de mes aventures ? — Les choses de la guerre ne me concernent pas, répond le philosophe ; je ne m’occupe que de science et de sagesse. — Vraiment ? Tu seras l’historien de mes victoires ; demain tu m’accompagneras au combat. » Le philosophe se met sur son séant et il a le visage bouleversé par l’inquiétude. Il faut le voir dans les combats : il a peur, il s’évanouit ; son cheval le maintient à la gauche du conquérant, il ne s’en doute pas. Alexandre, que les Iraniens appellent Iskender, a poussé son cheval dans le fleuve Paras : au delà du fleuve, c’est la plus extraordinaire victoire que le soleil ait éclairée. Le cheval du roi commence de nager. On entend un cri ; un corps disparaît dans l’eau. Iskender se penche, plonge son bras dans le fleuve et en tire le philosophe. Le froid de l’eau l’a réveillé, le philosophe. Il se ranime et geint : « Quelle bataille ! Les Iraniens sont des héros… » Les Iraniens, ce sont les ennemis ; ce sont les vaincus : et le philosophe s’embrouille. Il a perdu le parchemin sur lequel il devait écrire le récit de la victoire ; mais il a sauvé sa vie et ne se plaint pas. Le conquérant plus blanc de peau que la plus jeune des péris et plus fier que les dieux rit de voir un philosophe en un pareil état. Judith Gautier se raille du philosophe Aristatalis impitoyablement et elle a fait de lui, je crois, le seul personnage ridicule de son œuvre : délicieusement ridicule, d’ailleurs. Elle a pour lui autant de malveillance, et même un peu acharnée, que de prédilection, de soins coquets et généreux pour le lettré Ko-Li-Tsin. Et l’a-t-elle voulu ainsi ? Je le crains pour l’honneur de la philosophie. L’histoire de Ko-Li-Tsin est dédiée « à la mémoire de Théophile Gautier, » lettré de la première classe et qui méritait le bouton de corail rose uni. L’art et la poésie étaient la religion du père et de la fille : non la pensée, au sens que les philosophes prêtent à ce mot. Convient-il d’opposer la philosophie et la poésie ? Du moins, ni Théophile Gautier ni Judith Gautier ne tolèrent que la poésie soit soumise aux doctrines des philosophes. Et l’on pourrait épiloguer là-dessus. Mais il y a, dans l’histoire de la littérature, des moments où les écrivains, éperdument épris de pensée, comme on dit, vont presque à dédaigner le jeu subtil et anodin de la littérature. C’est une faute, et un péché contre son art, que l’auteur d’Iskender et du Dragon impérial, non plus que le poète d’Émaux et Camées, n’a point commise.

Dans ses romans de tous pays lointains et de toutes époques loin taines, Judith Gautier n’a cherché que le divertissement littéraire. Et, comme il n’est pas de plus parfait divertissement que la beauté, c’est la beauté qu’elle a cherchée en tous pays lointains et en toutes époques lointaines. Beauté des paysages et des costumes, beauté des âmes et des actes. Elle imagine des héros qui ont une force étonnante et qui accomplissent leurs exploits tantôt avec une facilité prodigieuse et tantôt avec une sublime patience. Son Iskender, par exemple, quand il va chercher Rustem fils de Zal dans le château inaccessible où ce vaillant guerrier s’est exilé avec son orgueil, il affronte tous les périls des montagnes, des précipices, des avalanches ; il chemine entre des rocs qui le blessent ; il a le vertige, il souffre et, cent fois, risque la mort. Puis un ravin profond le sépare de son but. Il se dépouille de ses vêtemens, recule de cent pas, respire longuement, court d’une vitesse furieuse, bondit : et, le bond qu’il a fait, seul l’a fait avant lui Raschk,le coursier fabuleux. Alors, il aborde Rustem fils de Zal et petit-fils de Rustem le Vainqueur. Mais Rustem fils de Zal est un Iranien qui, dans la grande bataille où Iskender de Roum a triomphé, lutta vainement et perdit ses troupes. Le premier de sa lignée, le descendant de Rustem le Vainqueur est un vaincu : et c’est pourquoi, dans le jardin de son château inaccessible où il se croit seul à jamais, il pleure. Iskender lui adresse la parole obligeamment : « Ô guerrier, héros merveilleux, dont l’histoire semble fabuleuse, pourquoi pleures-tu ? » Et Rustem : « Qui tourne en dérision ma douleur ? » Sa main cherche l’arme qu’elle avait à la grande bataille, une massue à tête de vache. Iskender ne le craint pas et l’admire ; afin de le consoler et afin de favoriser la splendide énergie de ce héros, il a des argumens plus adroits que n’en trouva le vieil Aristatalis aux meilleurs endroits de sa dialectique. Les deux héros nouent alors une amitié digne de celle qui unissait Achille et Patrocle ou, si l’on veut, Roland et Olivier. Ce sont des personnages d’épopée. Or, l’épopée ancienne a continué, dans notre littérature, par ces romans de chevalerie qu’un jour, à Saint-Fargeau, Mademoiselle se lance à trouver ennuyeux, mais qui n’ennuyaient pas du tout la société de cette époque et ni Mme de Sévigné, ni Mme de La Fayette. Les romans de Judith Gautier, comme la plupart de nos romans d’aventures, et voire exotiques, sont ainsi rattachés à une longue tradition de notre littérature.

Le sentiment qui relègue l’imagination de Judith Gautier dans les temps et les pays lointains est le même qui fait exiger, aux écrivains du grand siècle, cet éloignenient dont parle Racine. D’abord, il s’agit d’éviter la vulgarité des nouvelles civilisations ; d’éviter, en second lieu, les mesquins empêchements que l’on rencontre dans la réalité prochaine : la plus heureuse fantaisie est mieux à l’aise parmi les circonstances qui échappent au contrôle d’un chacun. A beau mentir qui vient de loin : le divin mensonge de l’art utilise un alibi précieux.

Il faut avouer cependant que, si l’exotisme ij’est pas une trouvaille récente de nos conteurs et de nos poètes, les conditions de l’exotisme se sont modifiées durant le siècle dernier par le travail des érudits. Les civilisations les plus anciennes, que les orientalistes ont examinées, ont révélées avec minutie, n’échappent plus à notre connaissance. Leur mystère s’évanouit et ainsi elles n’offrent plus aux conteurs et aux poètes les commodités qu’elles procuraient à La Calprenède ou à ses émules. Mais aussi les découvertes des savans ont multiplié les ressources magnifiques. Judith Gautier eut le talent de ne point s’égarer dans ce très ample trésor, d’y prendre ce qu’il lui fallait, de ne s’en point encombrer, d’agir avec prudence et avec désinvolture, et d’observer l’indispensable vérité sans renoncer aux libertés les plus charmantes. Elle qui ne voulait pas soumettre la poésie à la philosophie, aurait-elle soumis son art aux opiniâtres labeurs de l’archéologie ? Elle a préféré l’art à tout le reste et conséquemment prétendit que l’ait profitât de tout l’univers et de toute l’histoire et de tout l’effort auquel se consacre la science afin de connaître mieux l’histoire et l’univers. Elle a recueilli pour son art les tributs que la science lui présentait ; et elle les a réclamés : elle n’aurait pas admis, d’autre part, qu’il devînt l’esclave de ses riches vassaux. Sa plus parfaite réussite est, je crois, son roman d’Iskender où, avec un entrain de poète épique, elle raconte l’histoire d’Alexandre selon les légendes persanes, transpose Quinte-Curce au gré de Ferdouci et, le Schah Nameh lui-même, le transpose au gré du goût français, friand de luxe délicat.

Puis, après avoir très longtemps parcouru les pays étranges et les siècles abolis, après avoir demeuré en esprit dans l’Inde, la Perse, la Chine et le Japon, dans les âges de Ferdouci, de Koung-Fou-Tseu que notre mollesse latine appelle Confucius, Judith Gautier est revenue chez nous, chez elle. Et elle, qui avait dépensé un zèle un peu farouche à se dépayser, elle est rentrée à la maison. Elle a écrit ces deux volumes d’intimité exquise, Le Collier des jours et Le Second rang du collier, les souvenirs de son enfance. Était-ce la peine d’aller ailleurs, d’aller si loin, pour retourner enfin, tardivement, aux plus familières pensées ? Mais oui ! Elle a suivi le même chemin que font tous les écrivains et les poètes de l’exotisme. Leur très long voyage n’est pas simplement un caprice, une vanité. Ce sont, pour la plupart, des artistes qui ont une sensibilité très vite alarmée, au point que la réalité au milieu de laquelle ils se trouvent ne leur est pas un objet de curieuse étude, mais de passion. Il leur faut s’écarter, se détacher. L’art n’est pas de vivre, mais de regarder et de peindre. Dans la réalité quotidienne, ils ne sauraient que vivre. Ensuite, quand ils se sont dépaysés, ils peuvent revenir : ce sont les pays étranges qui ont leur familiarité ; le paysage naguère familier leur est désormais étrange assez pour qu’ils le regardent avec un émoi dont ils sont maîtres et le peignent de couleurs vraies et attentives. La petite fille qu’on voit dans Le Collier des jours et dans Le Second rang du collier, si ardente, jalouse de soi, prompte à passer d’un joyeux délire au désespoir, et fière, cachant ses larmes, domptant sa tendresse, était destinée à cette aventure. En outre, elle avait connu, toute enfant, M. Baudelaire et observé les ingénieux déguisements de sa mélancolie. Toute enfant, elle avait adoré son père, le grand poète aux prises avec une destinée rude et qui s’en divertissait par le moyen d’un art différent de sa vie. Elle avait lu en brouillons le Roman de la Momie et Le capitaine Fracasse, dans les années où elle participait aux chagrins et aux soucis de Théophile Gautier. Maintenant, elle ne craint plus son trouble. Ce qu’elle raconte, et ce qui était ses journées, est du passé. En son absence, les choses naguère toutes proches et trop touchantes ont pris leur distance d’éternité. Voici un autre Ko-Li-Tsin, et qu’elle ose nommer du nom de son père ; voici une petite fille, la même qu’autrefois, toujours décidée à ce qu’on ne l’ait jamais vue pleurante et qui sait à présent l’art d’une tristesse plus pathétique et plus délicieuse que les pleurs.

André Beaunier.
  1. Le Collier des jours, Le Second rang du collier, Le Troisième rang (La Renaissance du livre) ; — Le Dragon impérial, Iskender, Le Vieux de la Montagne, La Sœur du Soleil, Mémoires d’un éléphant blanc, Khou-n-Atonou, l’Inde éblouie (Colin) ; — Les Princesses d’amour, La Conquête de l’Inde (Ollendorff) ; — Les Cruautés de l’amour (Flammarion) ; — La Fille du Ciel (en collaboration avec Pierre Loti, Calmann-Lévy) ; — La Marchande de sourires, Le Paravent de soie et d’or, Les Peuples étranges, Le Roman d’un grand chanteur, Poésies (Fasquelle), etc.