Revue littéraire - Jules Sandeau

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Revue littéraire - Jules Sandeau
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 214-224).
REVUE LITTÉRAIRE

JULES SANDEAU.

Serait-ce donc vraiment une erreur de conduite, lorsque l’on fait métier d’écrire, que de cacher imprudemment sa vie? une sottise, que d’être modeste ? une duperie que de confier à ses œuvres le soin de sa réputation littéraire ? et la moitié du talent serait-elle enfin faite de charlatanisme ? c’est l’importune question dont on ne pouvait se défendre en écoutant l’autre jour, 16 décembre, à l’Académie française, les discours de M. Léon Say, sénateur, et de M. Edmond Rousse, naguère encore bâtonnier de l’ordre des avocats. Eh oui ! sans doute, l’un et l’autre, l’homme politique et l’avocat, ils louaient décemment Sandeau, spirituellement même, s’ils le veulent, et non pas toujours sans justesse; mais, comme l’on sentait que leur pensée à tous deux était loin, bien loin de là, loin des lettres et loin de l’art, plus loin encore de l’honnête et aimable romancier qui n’avait jamais été ni voulu être que romancier! Songeaient-ils seulement à rappeler que ce fut lui pourtant, Sandeau, qui triompha le premier des préjugés de l’Académie et de l’opinion contre le roman ? lui qui ouvrit la brèche par où les Feuillet, depuis lors, et les Cherbuliez ont passé? Mais, en revanche, quelle place ils faisaient l’un et l’autre à About, puisqu’on le louait le même jour, About, journaliste, publiciste, économiste, homme à projets, remueur d’affaires autant ou plus que romancier, et député, sénateur aussi lui, ministre, ambassadeur, tout ce que l’on eût voulu, — si d’autres qu’About l’eussent voulu. Et, à mesure que les discours avançaient vers leur fin, l’image de Sandeau, à peine indiquée, reculait, pâlissait, s’effaçait encore, et rentrait timidement dans cette ombre d’où l’on ne l’avait tirée une heure ou deux que pour la plus grande gloire d’About, de M. Léon Say et de M. Rousse. I nunc; allez maintenant, et croyez, ô romanciers, que vous laisserez après vous quelque chose de vous-même, et qu’entre deux plaidoiries ou deux discours d’affaires on se souciera de relire Mademoiselle de la Seiglière ou la Maison de Penarvan! En vérité, Sandeau n’avait-il pas mieux mérité que cela?

Ce n’est pas qu’à notre tour, pour le facile plaisir de contredire un ancien ministre et un ancien bâtonnier, nous voulions enfler ici la voix et surfaire Jules Sandeau. Dans ces intéressantes Études littéraires sur le XIXe siècle que nous signalions tout récemment aux lecteurs de la Revue, le nom même de Jules Sandeau ne se rencontrait point, et nous ne songions pas à nous en étonner; et si M. Emile Faguet avait seulement parlé de Sandeau comme de Balzac ou de George Sand, c’est justement alors que nous lui en aurions marqué quelque surprise. Il faut, en effet, observer les distances. Jules Sandeau n’a point exercé d’influence, ou si discrète et si faible qu’il ne vaut pas la peine d’en parler; non-seulement ses leçons, puisqu’il n’en a point donné, mais ses exemples, qui ne prêchaient point assez éloquemment, ni d’assez haut, ni rien d’assez nouveau, ne lui ont pas fait de disciples ou d’imitateurs ; et l’on peut écrire sans lui l’histoire des idées littéraires au XIXe siècle, parce qu’il ne fut rien moins qu’un inventeur. Le nom de Jules Sandeau n’est attaché qu’à ses œuvres. Mais elles n’en valent pas moins pour cela... L’influence est une chose, la valeur des œuvres en est une autre; et la première n’emporte pas plus la seconde, que la seconde ne mesure la première. C’est ainsi qu’un Voltaire eu son temps a exercé une bien autre influence, bien autrement profonde, bien autrement étendue qu’un Regnard ou qu’un Prévost; — et cependant, avec tout son génie, il n’a laissé ni un roman qui vaille Manon Lescaut, ni une comédie que l’on puisse comparer au Légataire universel. Et je n’irai pas jusqu’à dire que les longs et durables oublis soient l’habituelle rançon des grandes influences; mais il est assez fréquent que les petits chefs-d’œuvre survivent aux grandes influences; et ne serait-ce pas pour cela qu’on les appelle de petits chefs-d’œuvre, parce qu’ils survivent à de plus gros, mais surtout à de plus ambitieux? On ne saurait nier que nous en devions un ou deux à Sandeau. N’étant pas inventeur, il était naturel, et même nécessaire, que sa veine ou inspiration fût rare et difficile. Je crois bien qu’il était paresseux, je l’ai du moins entendu dire, mais il l’était sans délices, et il convient donc de l’en plaindre plutôt que le lui reprocher. Une preuve assez claire de son infécondité, c’est de le voir lui-même se copier sans scrupule, reproduire, dans Valcreuse, une page entière de Mademoiselle de Kérouare, par exemple, et dans la Maison de Penarvan une page entière de Valcreuse, à son tour. Une autre preuve encore, c’est que, dans la collection de la Revue des Deux Mondes, il est, je pense, le seul romancier dont les romans aient dû subir une interruption de publication : les lecteurs devaient pester contre lui, mais, lui, combien plus contre lui-même ! d’ailleurs, je ne dis rien du petit nombre de personnages qu’il a su faire vivre, toujours un peu les mêmes, et, trop souvent, engagés dans une fable très simple, mais qui ne différait pas assez des précédentes. Cela lui a du moins servi, en y revenant avec conscience, avec amour, avec acharnement, à réaliser enfin deux ou trois figures inoubliables, d’une vérité singulière et d’une grande valeur historique, puisque c’est de quoi surtout nous savons gré, — pour quelque temps sans doute encore, — à nos romanciers. Quelques coins de la France, quelques traits de la société contemporaine, quelques momens du siècle, Sandeau les a presque mieux vus, plus habilement et mieux rendus que Balzac; et ce n’est pas peu dire.

Marianna, qui parut en 1839, est le premier roman de Sandeau qui ait fixé l’attention; et plusieurs bons juges y voient encore aujourd’hui son chef-d’œuvre. C’est une espèce de confession, comme tout le monde sait; et, pour cette raison, quand elle serait la seule, Marianna conservera toujours un réel intérêt : parce que Sandeau y en confesse d’autres en même temps que lui. Le portrait de Marianna, par exemple, vivra sans doute aussi longtemps que l’on se souviendra d’elle, et du bruit qu’elle a fait en passant dans le monde. « Élevée aux champs, qu’elle désertait pour la première fois, ses manières offraient un singulier mélange de hardiesse et de timidité; parfois même elles affectaient je ne sais quelle brusquerie pétulante qui venait d’une secrète inquiétude et d’une ardeur inoccupée. Familière et presque virile, son intimité était d’un facile accès; mais sa fière chasteté et son instinctive noblesse mêlaient au laisser-aller de toute sa personne des airs de vierge et de duchesse qui contrastaient d’une étrange façon avec son mépris des convenances et son ignorance du monde... Tout révélait en elle une nature luxuriante qui s’agitait impatiemment sous le poids de ses richesses inactives. On eût dit que la vie circulait, frémissante, entre les boucles de son épaisse et noire chevelure. On sentait comme un feu caché sous cette peau brune, fine et transparente. Son front net et pur disait bien que les orages de la passion n’avaient point grondé sur cette noble tête; mais l’expression de ses yeux, brûlante, fatiguée, maladive, accusait des luttes intérieures terribles, incessantes, inavouées. » Il y a plusieurs portraits de Marianna dans le roman de Sandeau, mais celui-ci est le plus large, et, avec la marque du temps, de la plus belle touche. Je ne saurais oublier de signaler aussi de jolis, très jolis paysages, gracieux et poétiques, mais cependant réels, réellement vus, et tous ou presque tous rendus avec autant de discrétion que de justesse et de sincérité. Peintre habile, Sandeau n’a jamais abusé de la description, et il faut lui en savoir gré, parce qu’en effet il l’eût pu, s’il l’eût voulu.

Mais il y a autre chose encore dans Marianna, quelque chose de plus et de mieux. Et d’abord la peinture la plus ressemblante ou du moins la plus sincère que je sache, de cette façon forcenée d’aimer qui fut celle de toute la génération romantique. Tout le monde n’aime pas de la même manière, et chacun a la sienne; mais les romantiques ont aimé comme personne, avant eux, n’avait fait, ni depuis ; et Sandeau, qui en avait souffert, y a su compatir. Certes, Indiana, Valentine, Lélia même et Jacques sont de curieuses peintures de l’amour romantique ; cependant relisez-les, ni pour la justesse du trait, ni pour la profondeur de l’observation, ni pour la vérité de l’impression elles ne valent Marianna. George Sand, selon son instinct, n’a pris dans la réalité qu’un point de départ ou d’appui, qu’elle quitte aussitôt, pour en revenir au rêve intérieur de son imagination. Sandeau s’est contenté de rassembler ses souvenirs, de les éclairer les uns par les autres, et de mettre dans le récit cette logique, cette suite, cette gradation que ne donne point la réalité. C’est pourquoi Marianna est la fidèle image de ce mal d’amour romantique dont Flaubert, vingt ans plus tard, devait donner la caricature dans Madame Bovary. C’est en même temps aussi, puisque le mot est toujours à la mode, une belle étude psychologique, un beau cas de passion, savamment et impitoyablement démontré. Je rappelais tout à l’heure Indiana, Valentine, Jacques; comparez maintenant le Lys dans la vallée; c’est encore à Sandeau que la supériorité demeure, et le bonhomme, ainsi que nos jeunes gens l’appellent, a mieux vu que leur grand analyste. Oserai-je le dire, — et quoique l’autre jour encore j’entendisse vanter le charme séducteur de Marianna, — c’est un des beaux livres que l’on ait faits contre l’amour, et pour en inspirer, sans le vouloir peut-être, mais non pas toutefois sans y songer un peu, l’épouvante ou même le dégoût; un livre de l’espèce ou de la famille d’Adolphe, plus ironique et plus cruel au fond qu’il n’en a l’air. Quel chef-d’œuvre ce serait, s’il était écrit seulement d’un autre style, dans la langue algébrique de Stendhal, par exemple! Car, de même qu’il y avait en Sandeau un observateur plus subtil et plus pénétrant qu’on ne veut bien le croire, il y avait un philosophe aussi, un philosophe sans prétentions, mais revenu d’assez loin, et désabusé de plus de choses que ne laissaient deviner son allure nonchalante et son œil pacifique, et qui savait juger l’amour et le reste à leur prix.

C’est bien le style, malheureusement, qui gâte Marianna, d’autant plus insoutenable qu’il est plus apprêté. Dans cette langue étrange, on ne fume pas une cigarette, « on brûle une pincée de maryland roulée dans du papier d’Espagne ; » les lampes ne filent point, mais « leur flamme franchit sa prison de verre ; » et les ennuis ou les remords, comme au XVIIIe siècle, s’y appellent toujours « les tristes enfans de l’expérience. » C’est la phraséologie de Bélisaire et du Poème des Jardins. Les dialogues ont de quoi nous étonner encore davantage. « Notre amour a donné toutes ses fleurs, dit le héros de l’aventure, tranchons-le dans le vif, avant qu’il rapporte des fruits trop amers. Réservons pour nos vieux ans un banc de mousse où nous pourrons nous retrouver amis, et échanger de tendres paroles ; préparons un champ sans ivraie à la fleur de nos souvenirs. » Et Marianna lui répond: «Ah! sais-tu, malheureux, dans combien de remords et de larmes s’est roulé ce cœur navré, après sa chute? Sais-tu les ombres vengeresses qui ont assailli ma solitude? les voix accusatrices que m’a fait entendre le vent de la nuit? T’ai-je offert de partager avec moi la colère du ciel? Les cris de ma conscience ont-ils troublé ton repos! » Et ce qui passe enfin tout, c’est quand Sandeau lui-même prend pour lui la parole : « Chacune de ses lettres fut une perle qu’elle détacha de son âme pour en parer le front de son amant; » ou bien encore : « Elle ignorait combien la passion est ingénieuse à se caresser avec les verges destinées à la corriger ; » ou encore : « Il se forma bientôt des orages où les mots sillonnaient l’air et frappaient comme la foudre. On a beau les renier ensuite, ce sont des bombes qui dorment dans le sein où elles sont enfouies, et qui, tôt ou tard, éclatent, l’illuminent et le déchirent. « Il nous est déjà difficile, et je crains que dans quelque vingt ans il ne soit tout à fait impossible de lire quatre cents pages de ce style. Sandeau n’écrit pas ce qui s’appelle mal, mais trop bien au contraire, avec une préoccupation constante et malheureuse de l’effet littéraire. Il y a du précieux en lui, beaucoup de précieux; on n’a jamais mieux équilibré sa phrase, on n’a jamais soutenu ses substantifs de plus harmonieux adjectifs, surtout on n’a jamais mieux suivi ses métaphores : c’est le calligraphe du romantisme.

La même préoccupation du « bien écrire » n’est pas plus visible dans le Docteur Herbeau que dans Marianna, mais elle y est plus agaçante, parce que Sandeau s’y essaie dans le genre pour lequel il était assurément le moins fait : celui de la plaisanterie. Les romantiques n’ont pas connu la bonne plaisanterie : ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni Balzac, ni George Sand. Mais je ne veux pas insister sur le Docteur Herbeau, que l’on ne lit plus guère, j’imagine, et qu’ainsi j’aurais l’air de me venger d’avoir dû relire. Sandeau n’avait pas encore trouvé sa vraie voie. Un heureux hasard la lui indiqua. Romantique repentant, il était demeuré romanesque, et s’il ne voulait plus de passions ni d’orages, cependant il lui fallait encore du rare et de l’exceptionnel. Pour en chercher, il quitta son Limousin, dans lequel il avait jusqu’alors encadré ses récits, et n’étant pas ami des longs voyages, il s’arrêta en Vendée. Il y trouvait un pays qui portait alors encore, en 1840, les marques de la guerre civile; des vieillards qui se souvenaient d’avoir suivi Charette et La Rochejacquelein, et, dans des châteaux en ruines, des mœurs pures, des convictions obstinées, des vaincus plus fiers que des vainqueurs. Il comprit que c’était là justement le cadre qui convenait à la nature de son imagination, que le Bocage était la contrée qu’il était né pour peindre; qu’à son goût du romanesque, et au besoin de l’héroïque, les guerres de Vendée lui présentaient l’occasion de mêler son goût de la réalité; qu’on s’était montré là, de 1793 à 1800 et même plus tard, en 1832, ardent et passionné dans une autre cause que celle de ses amours, comme nos romantiques; et c’est alors qu’il écrivit successivement Mademoiselle de Kérouare, Valcreuse, Mademoiselle de La Seigiière, et, plus tard enfin, son chef-d’œuvre peut-être : la Maison de Penarvan.

Il semble bien qu’à l’Académie française, l’autre jour, on en ait aperçu quelque chose. Du moins M. Léon Say, si je l’ai bien compris, a-t-il félicité Sandeau de ses bonnes intentions politiques, et l’a-t-il loué, depuis Marianna, d’avoir fait comme qui dirait du roman selon la charte. Ce serait une allégorie que Mademoiselle de La Seiglière, et un symbole que Sacs et Parchemins. Le marquis de la Seiglière refusait de donner sa fille à Bernard Stamply, mais le bonhomme Poirier jetait la sienne dans les bras du marquis de Presles : tout un programme à quatre. En France, depuis Richelieu, les hommes d’état ont leur façon à eux de comprendre et d’aimer les lettres. Mais, en réalité, l’honnête Sandeau n’y mit point, pour lui, tant de malice ni des intentions à si longue portée. Il vit seulement, comme tout le monde, qu’entre 1815 et 1850 les préjugés, alors encore vivaces, de l’ancien régime, se heurtaient tous les jours aux préjugés, plus récens mais non moins étroits, du nouveau. Sa bonne fortune voulut qu’il observât cette lutte précisément dans celle de nos provinces où l’ancien régime s’est le plus longtemps continué dans les mœurs, tellement qu’en cherchant bien, vous en découvririez encore de faibles vestiges. On lui montra le marquis de La Seiglière, on le présenta peut-être à Mlle Renée de Penarvan, ou plutôt à Mlle Armantine de Valcreuse. Et comme ce spectacle intéressait vivement sa curiosité d’artiste, comme il sentait qu’il y avait là un moment fugitif du siècle à fixer en quelques traits, il s’empara bonnement du sujet qui passait, pour ainsi dire, à portée de son art. C’est ce que j’appelais tout à l’heure la valeur historique de deux ou trois au moins des romans de Jules Sandeau. Ne fût-ce qu’à titre de documens, comme le Waverley de Walter Scott, par exemple, ou son Rob Roy, Mademoiselle de La Seiglière et la Maison de Penarvan sont des récits assurés de vivre. Mais ils ont aussi d’autres qualités.

Si l’on veut se faire une juste idée du talent de Sandeau, c’est peut-être aujourd’hui la Maison de Penarvan qu’il faut lire. Je n’essaierai pas de l’analyser. Après trente ans, la valeur d’un roman, comme aussi bien d’un drame, est pour ainsi dire partout ailleurs que dans ce que l’analyse en peut exprimer. Rien ne vieillit comme une intrigue, parce rien ne dépend plus de la mode que le choix qu’on en fait. Comme elle a son jargon, chaque génération a ses fables, qu’elle impose à ses romanciers comme à ses auteurs dramatiques. Il y a donc dans la Maison de Penarvan toute une partie romanesque et sentimentale qui a aujourd’hui étrangement vieilli, mais quoi ! n’y en a-t-il pas une aussi qui n’est plus jeune, dans Valentine ou dans la Cousine Bette ? Ce qui est encore jeune et vivant dans le roman de Sandeau, ce sont les caractères, c’est le personnage de Mlle de Penarvan elle-même et de son cousin et mari, le marquis Paul de Penarvan. Celui-ci surtout est vraiment un chef-d’œuvre d’observation délicate et fine. Mais, allant plus loin, j’ajouterai qu’aucun romancier peut-être n’a mieux fait comprendre que Sandeau, dans le personnage de Mlle de Penarvan, ce que c’est que ce sentiment ou cette passion de l’honneur aristocratique dont son héroïne est l’incarnation. Car, de nous dire que cet honneur, comme une autre passion, sacrifierait tout à ses exigences ou à ses préjugés, ce n’est pas là le point ; et j’en dirais bien autant. Mais il faut savoir nous intéresser nous-mêmes à ces préjugés, nous les faire trouver légitimes, puisqu’ils ont eu leurs raisons d’être, nous rendre complices de leurs plus cruelles exigences, et cela sans plaider, sans même, comme l’on dit, avoir l’air d’y toucher, par le seul progrès des événemens, par la seule nécessité des situations ; et, dans la Maison de Penarvan, c’est ce que Sandeau a su faire. Il n’y était pas arrivé tout d’abord. Mademoiselle de Kérouare n’était qu’une esquisse, et une esquisse mal datée, de l’affaire de La Pénissière, au lieu de l’être du temps de la grande guerre. Valcreuse n’était qu’une transposition et une amplification de Mademoiselle de Kérouare. Mais, dans la Maison de Penarvan, tout concordait, tout s’accordait, tout était en sa place, et tout s’aidait à se faire valoir.

Il convient en effet d’ajouter que, comme du moment historique et comme des personnages, Sandeau avait pris possession du pays. Dans la littérature contemporaine, où la description aura tenu tant de place, presque autant que dans la peinture, le Bocage vendéen appartient à Sandeau, comme à George Sand le Berri, ou plus près de nous, comme la Provence à l’auteur de Numa Roumestan, comme la Bretagne à l’auteur de Mon Frère Yves et de Pêcheur d’Islande. Ce n’est pas à dire que Sandeau ait procédé comme eux, ni non plus comme George Sand. S’il n’avait pas de la première la manière large, facile et poétique, cette abondance de mots et ce flux éloquent de style, il n’avait pas non plus de ceux qui l’ont suivi l’observation minutieuse, la notation précise, l’impression ou la vision intense. Même on ne peut pas dire qu’il s’attarde beaucoup à décrire; il indique, il dessine plutôt qu’il ne peint. Mais il n’est pas moins vrai que, chez lui, dans ses bons romans, dans ses romans vendéens, l’accord parfait des lieux avec les personnages et des situations extérieures avec les sentimens suscite aux yeux le paysage, de telle sorte qu’une ou deux touches, délicates ou fortes, suffisent alors pour en donner la sensation et, comme on dit, l’hallucination vraie. Et l’on peut, certes, en préférer d’autres, mais on peut aimer aussi cette façon de décrire, discrète et contenue, quoique non pas moins savante; on peut l’aimer; et on doit reconnaître qu’elle a contribué pour sa part à donner aux petits chefs-d’œuvre de Sandeau la perfection de leur genre.

C’était en 1857 qu’il avait écrit la Maison de Penarvan, et, jugeant apparemment qu’il avait assez fait pour sa gloire en conquérant lui seul toute une grande province, il se reposa. Car je ne saurais goûter beaucoup ses derniers récits : un Début dans la magistrature, le Château de Montsabrey, le Colonel Evrard, Jean de Thommeray, quelques autres encore. Disons seulement des deux derniers qu’ils sont assez émouvans. Le don précieux de l’émotion, si rare de nos jours, Sandeau l’a eu et, jusque dans Jean de Thommeray, on le retrouve encore. Mais on peut prendre occasion du Colonel Evrard, une courte nouvelle, qui serait assez insignifiante si Sandeau n’en était l’auteur, pour achever de préciser quelques traits de sa physionomie. Les œuvres, en effet, ne sont pas seulement ce qu’elles sont, mais elles servent encore à s’éclairer les unes les autres, et souvent la moins connue, la moins digne de l’être, n’est pourtant pas la moins révélatrice ou la moins significative. C’est un peu le cas du Colonel Evrard pour l’auteur de la Maison de Penarvan et de Marianna. Volontairement ou involontairement, Sandeau y a mis son secret, il l’y a laissé passer du moins, et peut-être ce secret n’est-il pas celui que l’on croit.

Sous la placidité de son apparence et en dépit de sa bonhomie, j’oserai donc dire qu’il avait le goût du grand et de l’héroïque. Pierre Corneille l’a bien eu, qui était un autre bonhomme. Coups d’épée, grands dénoûmens, morts glorieuses, nobles et simples sacrifices, Sandeau évidemment a rêvé de tout cela, et ses romans en sont pleins. Son procédé familier, dans Mademoiselle de Kérouare, dans Valcreuse, dans Mademoiselle de La Seiglière, dans la Maison de Penarvan, dans le Colonel Evrard, c’est d’opposer la religion de l’honneur ou de l’orgueil aux impulsions de la nature. Mais presque toujours, quoi qu’en dise M. Léon Say, c’est du côté de l’honneur qu’il incline ses personnages, ou, quand il les fait enfin pencher du côté de la nature, comme dans la Maison de Penarvan, ce n’est jamais qu’après de longues indignations, de tumultueux remords, et de cruelles épreuves. Au fond, ses sympathies sont d’un aristocrate. Il aime à peindre cet orgueil de la race et du nom qui fait l’âme de ses héros, il leur sait gré de représenter quelque chose qui ne s’achète point, et il rend justice à M. Poirier, mais il en tient pour le marquis de Presles. Il aime encore à finir mal, c’est-à-dire dans la tragédie, et cette raison est une autre explication du choix de ses sujets. Si jadis, à l’heure où l’on est à peu près maître encore de la direction de ses destinées, la vie du soldat lui eût souri presque autant que celle de l’homme de lettres, je n’en serais pas étonné. Mais, en homme de goût, il s’en cacha soigneusement, parce qu’il y a toujours quelque ridicule, au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles, à célébrer les beautés de la guerre ; et il n’en garda que cette complaisance littéraire pour les morts nobles et sanglantes. Dans cette pacifique enveloppe, une ironie de la nature avait-elle donc logé une âme belliqueuse?

Non; et le Colonel Evrard, si l’on le rapproche de Marianna, nous donnera le mot de l’énigme. C’est que Sandeau, comme Evrard, ne s’est jamais complètement remis d’une première blessure, et encore moins du trouble qu’une première passion avait jeté dans sa vie. Relisez Marianna, pardonnez-en le style, pour quelques heures, au goût de 1839, aux modèles de l’époque, à l’inexpérience de l’écrivain; je l’ai dit et je le répète, on n’a jamais maudit plus sincèrement l’amour, et si l’expression y valait la pensée, ne parlons plus de Stendhal, mais disons que les Nuits mêmes ne seraient pas une plus belle imprécation de désespoir et de colère. Sandeau ne s’est pas tué, comme son héros; mais il est resté l’homme de son livre. Et, à dater de ce jour, désenchanté de son rêve, ayant d’ailleurs compris qu’il était la victime d’une loi vieille comme le monde, il a passé à travers la vie, s’y rattachant comme il pouvait, et ne se reprenant guère qu’aux devoirs dont il faut bien s’acquitter, puisque l’on continue de vivre. C’est une forme obscure de l’héroïsme, après tout, et c’est ce que j’ai appelé la philosophie de Sandeau. Oh ! une très petite philosophie, la philosophie de l’expérience, mais qui conduit insensiblement à mettre le plus grand prix de la vie dans la manière de la perdre. Elle ne fait pas de nous des héros, si nous ne sommes pas nés pour en être, elle nous apprend du moins à les admirer et à reconnaître en eux ce qu’il y a de meilleur parmi nous. Ce fut, je crois, le cas de Sandeau. Et puisque ses lecteurs l’ont aimé pour la générosité, pour la noblesse de ses fictions, il est juste qu’ils sachent d’où procédait en lui cette noblesse et cette générosité même; non pas d’ici, non pas de là, comme on nous l’a dit depuis une quinzaine de jours, mais de l’expérience, ou, plus ambitieusement, d’une conception personnelle de la vie.

De là aussi cette probité, cette bonté que ses romans respirent. « Ah ! misère, s’écrie encore son colonel Evrard; il vient donc fatalement une heure où l’on ne se souvient plus de sa jeunesse que pour la renier et pour l’outrager ! Jeune, on se brise contre l’obstacle, et, plus tard, on devient soi-même l’écueil où se brise à son tour la génération qui nous suit. Elle ne finira donc jamais, cette éternelle et lamentable histoire ! Ce sera donc toujours et toujours à recommencer. » Voilà le principe de son indulgence, et, — je conviens qu’il parle mal, le pauvre colonel, mais il pense bien, — et voilà la source de sa bonté. Il nous la découvre encore un peu plus loin, et il dit bien mieux quand il dit : « Je voudrais que l’expérience eût une âme, et qu’elle se souvînt des larmes qu’elle a coûtées. » Ceci n’est point banal et l’achève de peindre. Il est bon parce qu’il a souffert : c’est le contraire dans la plupart des hommes. Il n’est point mort de son chagrin, parce qu’il en a vécu. Et s’il a jamais rêvé de réconcilier quelque chose ou quelqu’un, ce n’est point le marquis de Presles avec le bonhomme Poirier, c’est l’expérience avec la jeunesse, et le cœur avec la raison. L’entreprise, à la vérité, n’en est pas beaucoup moins chimérique, et le colonel Evrard arrêterait plutôt la machine du monde. Mais ce que l’illusion en a d’honnête et de naïf ensemble ne laisse pas de faire une partie du charme et de la séduction persuasive des romans de Sandeau. Oui; je ne dis pas le contraire, il y a du romanesque dans les romans de Sandeau : pourquoi n’y en aurait-il pas? et où mettrons-nous le romanesque si nous l’expulsons du roman? Dans les mathématiques, peut-être? Ce sont aussi des romans honnêtes : et pourquoi ne le seraient-ils point? Mais la question est de savoir si le romanesque, ainsi qu’à tant d’autres, ne lui a pas servi pour se dédommager du réel, et l’illusion de l’honnête, comme cela s’est vu, pour se consoler de l’improbité de la vie?

Je tenais à dire tout cela, parce qu’en vérité, depuis que l’on en a reparlé, c’est à qui nous représentera Sandeau sous les traits de je ne sais quel Berquin ou quel Bouilly romantique. J’ai tâché de montrer que l’on se trompait, qu’il ne faut pas se fier aux apparences, et, comme aussi bien le rudiment l’enseigne, qu’un homme bon n’est pas un bonhomme. Passe encore si Sandeau n’était l’auteur que du Colonel Evrard ou du Docteur Herbeau, mais on eût dû relire Marianna. Oubliez donc aussi l’auteur de Valentine et de Lélia, pour me parler de George Sand, et ne m’en montrez que la Petite Fadette avec la Mare au diable ! c’est ainsi que Marianna fait de Sandeau un personnage tout différent des portraits que l’on nous en donne, Marianna toute seule, et si je n’oserais dire que cet homme fût tout à fait le vrai, c’est du moins le plus ressemblant. Non ! ce n’est pas l’homme en Sandeau qui fut simple ou naïf, c’est l’écrivain qui manqua toujours de hardiesse et de décision, qui ne fut jamais assez naïf, qui ne put jamais être parfaitement simple. Il a bien moins péché par la conception, toujours claire et facile chez lui, ou par l’idée, souvent haute, que par le style, toujours gêné dans son apprêt même, et par l’exécution, rarement franche et définitive. Ajouterai-je qu’il savait son défaut, ce qui peut être est la pire condition pour écrire, attendu qu’en ce cas l’effort même que l’on fait pour se dégager de soi vous y renfonce de plus belle ? Si bien, qu’à mesure qu’il tâchait d’être plus naturel, plus simple et plus uni, au contraire il l’était moins, et les fleurs naissaient sous sa plume, mais quelles fleurs ! et de quelle rhétorique ! Est-ce peut-être pour cette raison, — parce qu’il se connaissait bien lui-même, et qu’il n’écrivait rien qui le satisfit entièrement, — qu’il a vécu si modeste ? Toujours est-il qu’il a ignoré le grand art de se faire valoir, celui d’occuper le public de sa personne, celui de tenir l’opinion en haleine, et si je puis ainsi parler, de l’agiter avant de s’en servir. Mais c’était aussi un grand indifférent, qui tenait surtout à sa tranquillité, ou, pour mieux dire, à la liberté de ses rêves et de ses méditations.

Avec une expérience assez étendue de la vie, et plus de profondeur que l’on n’en a voulu voir sous cette égale et paisible surface, Jules Sandeau n’aura pas moins été, non pas l’une des plus vives, mais sans doute l’une des plus aimables imaginations de ce temps. Il restera de lui trois ou quatre romans : Marianna, que l’on citera, comme on le fait déjà, mais que l’on ne lira point ; Mademoiselle de La Seiglière, la Maison de Penarvan, que l’on lira, comme nous l’avons fait nous-mêmes, au collège, une première fois, et de loin en loin, après cela, quand on voudra, par hasard, se rafraîchir l’imagination. En ce temps-là lira-t-on beaucoup la Grèce contemporaine ou le Roman d’un brave homme ? À Dieu ne plaise que je veuille prédire les malheurs de si loin ! Mais enfin, il se pourrait que Sandeau survécût à quelques-uns de ses contemporains plus bruyans, et même, qui sait ? un jour, que la Maison de Penarvan surpassât Madelon en nombre de mille, — puisque c’est ainsi que l’on compte maintenant à l’Académie française.


F. BRUNETIERE.