Revue littéraire - L’Élégance en littérature

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Revue littéraire - L’Élégance en littérature
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 675-686).
REVUE LITTÉRAIRE

L’ÉLÉGANCE EN LITTÉRATURE

Une dame un peu rêveuse disait à un homme de lettres : « On ne devrait jamais voir les auteurs ! » L’homme de lettres fut, je crois, extrêmement flatté, pour son œuvre ; non, pour lui. Et c’est une question de savoir si l’on ressemble à ses livres. Mais veuillez lire (ou bien relire) les quinze ou dix-huit volumes qu’a signés M. Marcel Boulenger : vous imaginerez l’auteur comme ceci. Un garçon jeune ; et peu importe son âge : on est jeune ou vieux de naissance. Un garçon que n’accablent point la lecture et la méditation ; certes, il lit et il médite, et il écrit, voire il écrit à merveille : mais il porte gaiement son fardeau, son métier. D’ailleurs, il n’a pas la tête encombrée de métaphysique ; et, si les fumées de l’idéologie vaine l’environnaient, il soufflerait dessus. Nous allons nous le figurer mince et vigoureux, le type du jeune homme que les trouvères admiraient et se plaisaient à définir ainsi : « large d’épaules et étroit du baudrier[1]. » Il y a des écrivains de cette sorte ; et les autres sont étroits d’épaules et larges du baudrier. L’antiquité nomma les uns des Attiques, les autres des Asiatiques. Et ceux-là, Joubert les avertissait : « Écrivains gras, ne méprisez pas les maigres ! » L’auteur du Page, de Couplées et de l’Amazone blessée, nous le voyons à Chantilly : c’est de là que naguère il a daté une série de lettres, ou essais charmans, relatifs à Giosué Carducci, poète qui inclina un front rebelle sous la main gracieuse d’une reine, et relatifs aux arbres, aux livres, à la musique, au duel et aux chevaux. Sur les chevaux il a, mieux que des opinions, une science : et il vous cite Xénophon (traité de la Cavalerie), il juge les cavaliers de Saumur ; cavalier lui-même, il examine les frises du Parthénon de manière à conclure : « On peut imaginer, sans trop de chances d’erreur, le cavalier antique comme un lad athlétique monté à cru sur un gros cob, » paroles un peu mystérieuses pour un lecteur casanier. Quant à l’escrime, elle l’amuse ; et il trouve au duel un air de galanterie. Conjecturons que le séjour de Chantilly l’enchante pour la beauté de la forêt, pour la noblesse fine du château, pour les souvenirs de l’histoire, pour Gérard de Nerval et Sylvie, et pour la promenade et les sports, et pour les lévriers qu’on mène courir sur la pelouse, et pour les chasses, les chevaux, les jockeys et les lads, et pour les snobs, si drôles à regarder et à peindre. Nous lui prêtons une causerie nette, rapide, un peu ornée comme le style de ses romans ; il préfère certainement les petits faits aux longs propos : si le discours de l’interlocuteur s’embrouille, lui se tait. Il a beaucoup d’esprit ; et, plutôt que de le montrer, il le cacherait : mais il le laisse voir. Il n’est pas trop sentimental ; apparemment, il ne l’est pas du tout ; il est aimable : il a cette bien rare politesse qui ne vous éconduit pas. Nous lui voulons, dans les manières et le costume aussi, une parfaite élégance. Mais prenons garde : qu’est-ce que l’élégance ? Un jour (c’est lui qui le raconte), trois fats se querellaient, à Londres, vers 1810 : quel gentilhomme était, l’après-midi, le mieux vêtu au club ? Ils décidèrent de s’en remettre à George Bryan Brummel, qui daigna les écouter. Sir Henry Mildmay, pour ses bottes à revers roses ? ou Pierrepoint, à cause de son gilet ? ou bien lord Alvanley ? Lord Alvanley, pourquoi ? L’on ne sut pas décrire son vêtement. Et George Bryan Brummel : « Messieurs, je déclare lord Alvanley vainqueur dans ce tournoi. Si Mildmay et Pierrepoint avaient été vraiment ce qu’on appelle habillés, vous n’eussiez remarqué ni les bottes de l’un, ni le gilet de l’autre. » Il en va de même pour le style, ajoute M. Marcel Boulenger ; pour le style et toute élégance.

M. Marcel Boulenger vient de donner Le Fourbe, roman[2]. D’abord, il a écrit Nos élégances, puis une Introduction à la vie comme-il-faut et même un Cours de Vie parisienne. Ce sont de précieux livrets, tout pleins de bons préceptes et, en outre, de moquerie. L’on nous enseigne mille petites choses importantes, l’art de nous habiller, les règles d’une jolie conversation ; touchant la vénerie, les sports d’hiver, le polo, le golf, on nous prie de ne pas commettre les plus fâcheuses peccadilles. Quand et comment faut-il porter les gants, on nous le dit : sans le pardessus et en simple veston, jamais ! D’ailleurs, je ne songe pas à résumer cet évangile méticuleux ; mais j’en approuve la sagesse, avec une ingénuité confiante. Et j’en aime le ton, qui est celui de la plaisanterie, et dogmatique cependant. Notre conseiller badine, afin de nous séduire ; et il commande, non sans rigueur. Les Grecs avaient un seul mot pour dire « persuader » et « ordonner ; » en somme, ils n’espéraient que de la persuasion l’obéissance : telle était leur ingénieuse courtoisie. Et ainsi procède M. Marcel Boulenger : il sait nous prendre ; puis, quand il nous a pris, il nous conduit à son gré. Si nous lui semblons un peu incertains, distraits et mous, il a recours au stratagème ancien, nous présente un ilote ivre et nous rend les mauvaises façons bien ridicules et haïssables. Il est un moraliste aussi judicieux et fin dans ses directions que vif et gentiment brutal dans la satire. Un moraliste de l’élégance.

On dira : la vraie élégance se moque de l’élégance. Eh bien ! oui, répond notre maître ; et il n’est que d’avoir du goût. Lisons une de ses Lettres de Chantilly : « Nous autres Français, en quoi sommes-nous inimitables ? Ah ! notre qualité à nous, exquise et presque insolente, c’est une grâce native qui nous est échue, une élégance involontaire de l’esprit, moins que rien, d’ailleurs ; ceci tout simplement : nous avons du goût. » Alors, tout va bien ?… Non : tout allait bien. Nous avions du goût ; et l’on n’ose pas affirmer que ce soit fini ; mais notre goût, depuis quelques années, subit des tribulations périlleuses. Cela tient à maints phénomènes, tels que le progrès de la démocratie, la nouvelle répartition de la fortune, l’influence de l’étranger, le désordre national. Le goût français menace de se détériorer. Ce n’est pas encore un désastre. Mais, avant que ne s’écroule une délicate architecture, l’observateur attentif aperçoit les signes de la ruine prochaine. Holà ! crie M. Marcel Boulenger ; holà ! ces vilains gants, et inopportuns ; holà ! ces robes dérisoires ; holà ! ce faste grossier ; holà ! cette gravité de professeur allemand jusque dans la causerie d’après-dîner ; holà ! ce bavardage si médiocre, fade, amphigourique, prétentieux en outre ; et holà ! cette façon d’écrire !… Qu’est-ce que le goût ? « C’est une sorte d’instinct qui nous pousse à redouter en général les excès, quels qu’ils soient, à rejeter les coquetteries de nègres ou les violences barbares, à craindre par-dessus tout la vulgarité, la bassesse, à comprendre exactement le sens du mot ridicule, à rechercher avec passion la clarté.… » Voilà le goût, dans le costume, la mode, l’usage le plus divers, le langage et, particulièrement, la littérature. Tout l’aspect d’un pays ou d’une société révèle un même état d’esprit, le même génie et la même folie peut-être. Une même corruption se manifeste dans nos airs, dans notre activité, dans nos livres. M. Marcel Boulenger n’a pas entrepris toute la réforme : il laisse à d’autres la critique de notre activité. Mais nos airs et nos livres, il les tarabuste. Et voyons, en littérature, son idée de l’élégance.

L’auteur de l’Introduction à la vie comme-il-faut nous est déjà recommandable pour avoir composé, sur la Querelle de l’orthographe, un juste pamphlet. Ces réformateurs et, plus ou moins érudits, chambardeurs de notre vocabulaire, philologues délirans et démagogues forcenés, primaires exaltés et politiciens qui avaient résolu de sacrifier au peuple électoral le visage des mots français, il les a bien admonestés et châtiés. Puis, sans redouter aucunement l’accusation de pédantisme, il a diagnostiqué Les quatre maladies du style. Honneur au maître de nos élégances : il a su que la littérature était en danger ; sur-le-champ, brave, il s’est engagé dans le franc bataillon des pédans. Quatre maladies ; il y en a d’autres. Celles qu’il y a diagnostiquées, les voici. Premièrement, « l’abus du génitif. » Un lauréat de l’Académie Goncourt écrit : « Une pelouse que bordent comme d’une chaîne de médaillons ovales des corbeilles de fleurs d’une jolie diaprure… » Ce lauréat, qui sans compter entasse tous ces génitifs, a aussi le tort de substituer à des prépositions telles que par ou avec la perpétuelle préposition de : manie fréquente aujourd’hui. Deuxièmement, « le néologisme. » Nos contemporains ont un entrain terrible pour inventer des mots. C’est qu’ils se dépêchent et n’attendent pas d’avoir trouvé, dans le riche trésor de notre langage, le mot dont ils auraient besoin. Vite, ils vous ont tiré du grec, ou de l’anglais, ou de leur imagination si prompte à jargonner, de soudaines syllabes. Ils ne songent pas, — et à quoi songent ces énergumènes ? — qu’il faut des années, ou des siècles, pour que des syllabes deviennent des mots véritables, prennent de la réalité, commencent de vivre. Troisièmement, « la monotonie de la syntaxe » et, quatrièmement, « la veulerie dans les descriptions. » Le choix de ces quatre maladies me semble un peu arbitraire ; d’autres maladies du style contemporain ne sont-elles pas encore plus graves et inquiétantes ?… La « monotonie » de la syntaxe ; mais, surtout, l’ignorance de la syntaxe. Le néologisme ; et, surtout, l’ignorance des mots et de leur signification. M. Marcel Boulenger cite un apophtegme qu’a formulé M. Michel Bréal dans sa Sémantique : « La santé, pour un langage, consiste à s’éloigner sans violence de ses origines. » C’est la maxime du salut. Ni les mots ne dépendent de » nous et de notre caprice ; ni la syntaxe ne dépend de notre fantaisie. Ëlémens de notre pensée, les mots sont des êtres, et qu’on tue quand on les tourmente. Et la syntaxe est une dialectique ; elle est une logique aussi : une dialectique, ô liberté ! sans logique, ô absurdité !… M. Marcel Boulenger, très vaillamment, dénonce deux torts de nos écrivains : la hâte et la prétention. Ajoutons l’ignorance. Mais célébrons le défenseur énergique et avisé de la langue et du style français. Il aime les mots et il aime les phrases : honnête amour, et qui se perd ; doux amour et suranné. Je compte M. Marcel Boulenger parmi les écrivains, peu nombreux, qui bientôt seront inintelligibles pour avoir pris chaque mot selon sa vraie acception et combiné les phrases selon le tour de la pensée. Passera-t-il les âges ? on l’aura donc traduit en galimatias.

Il y a quelques années, M. Tristan Bernard lui écrivit, dans un journal : « Marcel Boulenger, je suis votre ami. J’aime ce que vous écrivez, vos romans et vos nouvelles, et je suis tout à fait d’accord avec vous en ce qui concerne la conservation et la préservation de l’orthographe française. Je tiens à ce qu’on laisse à nos vieux mots leurs lettres inutiles, qui sont des reliques de famille. Je professe, comme vous, une horreur instinctive pour les locutions causer à et se rappeler de. Mais, je vous en prie, ne me désavouez pas si je demande avec un groupe notable d’écrivains, plus autorisés et aussi timides que moi, à ne plus employer l’imparfait du subjonctif et à admettre une fois pour toutes que l’actuel subjonctif présent, si décent, de si bonne tenue, servira à tous les usages et remplacera l’abominable imparfait en asse, isse et en usse… » Et puis : « Marcel Boulenger, dites-moi que nous sommes d’accord. Je suis persuadé que, lorsque votre phrase vous conduit dans la direction d’un temps en asse, vous faites, comme moi, un détour pour l’éviter. Mais ces détours sont fâcheux pour la marche du style et pour la nette expression des idées. Il vaut mieux, une fois pour toutes, prendre un parti, énergique et reléguer dans une panoplie l’imparfait du subjonctif. Malgré notre goût des anciennes formes, il ne nous viendra pas à l’esprit de sortir dans la rue coiffé d’un casque empanaché… » M. Tristan Bernard a tant d’esprit, de gentillesse nonchalante et il est visiblement si las de son casque lourd, quand il demande à s’en débarrasser, qu’on lui répond : Remettez-vous, monsieur Tristan Bernard ; et soyez à votre aise !… On ne veut rien lui refuser. Mais on peut donner seulement ce qu’on possède : et la syntaxe n’est pas à nous. M. Marcel Boulenger répondit à M. Tristan Bernard : « Parbleu ! votre style est la grâce même : il peut se permettre d’aller tout nu. Mais nous autres, il faut bien que nous habillions un peu le nôtre, pour sortir. Or, l’imparfait du subjonctif habille, incontestablement. C’est un temps somptuaire, un temps de luxe. Il doit être imposé dans le projet Caillaux. Vive le luxe, monsieur !… Nous userons de ce subjonctif. » Bien répondu, certes. Et, pourtant, n’ai-je pas outré mes complimens tout à l’heure, quand je vantais le pédantisme de M. Marcel Boulenger ? (Car nous manquons de pédans ! ) M. Marcel Boulenger n’est pas un grammairien d’abord ; je ne lui accorde pas, pour sa devise, cette maxime du bonhomme Quintilien : « Grammatices amor vitæ spatio terminetur, puisse ton amour de la grammaire n’avoir pas d’autres bornes que celles de ton existence ! » Il se rit de la concordance des temps et n’estime l’imparfait du subjonctif, en asse, en isse, en usse ou autrement, que pour des motifs d’élégance. Frivolité ! il s’agit de grammaire.

L’élégance : et, avec M. Marcel Boulenger, c’est toujours là que nous revenons. Il y a, dit-il, des cravates pour Péruviens, des cravates pour camelots, des cravates pour députés qui souhaitent d’aller dans le monde, des cravates pour vieux généraux et des cravates pour dandys. Il y a autant d’imparfaits du subjonctif : celui de l’institutrice, celui de l’étranger qui apprend le français, celui du collégien, celui de Scribe, et celui de l’homme élégant. M. Marcel Boulenger n’offre à M. Tristan Bernard que celui-là. Il rédigerait peut-être ainsi une règle de sa grammaire : Ayez l’imparfait du subjonctif élégant.

Frivolité ? En quelque sorte, non. L’élégance de M. Marcel Boulenger est sérieuse ; et le modèle qu’il propose à l’écrivain, c’est La Bruyère. Je me demande s’il n’ajouterait pas : La Bruyère et Jules Renard. La vraie élégance est, pour un écrivain, d’écrire bien. Écrire bien : suivre les règles principales ; et (il l’exige) varier ses tours, comme La Bruyère ; et (il le disait) chercher avec passion la clarté, comme au surplus tous les auteurs classiques. Quelle erreur, si l’on croit que le souci de l’élégance ait pour résultat, dans le style, une langueur, une faiblesse, une pâleur efféminée ! Fausse élégance, et non celle d’un garçon « large d’épaules et étroit du baudrier. » Mais ce garçon met sa coquetterie à être fort : et l’on verra qu’il est fort s’il a bien l’air de se jouer où les malingres se démènent, s’il ne fait pas une quantité de mouvemens pour accomplir sa prouesse, enfin s’il agit avec justesse, écrit avec concision. Il a de la désinvolture. Il ne bavarde pas. Ce qu’il a résolu de dire, il le dit, et rapidement. Il ne court pas de tous côtés ; mais il ne s’attarde pas. Il vous invite à prendre son allure : vous le suivez sans peine ; il vous guide avec précaution. Du reste, il ne bavarde pas ; mais il cause. Ne sommes-nous pas de loisir ? Et nous flânerons, quelquefois, comme des gens qui n’ont point à se presser outre mesure, et non comme des gens fatigués Nous éviterons l’ennui : l’ennui si morne qu’on éprouve dans ces phrases en labyrinthes où l’on est perdu et d’où l’on sent qu’on ne sortira pas ; l’ennui de ne pas savoir où l’on va, l’ennui de savoir qu’on ne va nulle part, et qu’on patauge, ou qu’au moins on piétine ; et l’ennui dont on meurt, dans les déserts de la pensée vague. On nous divertira ; il y aura de l’imprévu. Et l’on nous décrira le paysage ; mais vite, car il n’est rien de plus fastidieux qu’une description lente. Vous entrez dans un parc, à telle heure du jour ou du soir : et vous remarquez une fleur, un parfum, la couleur du moment. C’est tout ; cela suffit. Vous ne dénombrez pas les roses, les dahlias et les pieds de jacinthe : c’est la besogne de l’aide-jardinier. Vous ne faites pas un inventaire  : c’est la besogne du commissaire-priseur. Non la besogne de l’artiste ! Et puis, vous lisez un roman. Les personnages vous intéressent, et le récit de leurs aventures. Vous réclamez des aventures ; ou bien les personnages ne vous intéressent plus. Mais ils rêvent ?… Ah ! qu’ils ne rêvent pas trop ! Qu’ils agissent, et réagissent, non comme des pantins : comme vous, si actif et allant dès que vous guide le garçon « large d’épaules et étroit du baudrier. » Pas de psychologie ! Vous avez renoncé à la description trop méticuleuse du parc, si beau sous le soleil et si mélancolique aux rayons de la lune bleue : ce n’est pas pour accepter qu’on vous inventorie l’invisible jardin de l’âme, plein de chiendent, d’ortie et de belladone, allégorie de ténèbres. Pas de psychologie : c’est la besogne des sorbonniens. Des actes : c’est ainsi que se déclarent les âmes ou, disons mieux, les caractères, mieux encore, les individus. Car il n’y a que des individus. Il faut qu’on soit, au bout du compte, disciple d’Aristote ou de Platon : la querelle, sous d’autres noms, dure. M. Marcel Boulenger, nous le désignerons comme aristotélicien. « Je vois bien, dirait-il à son tour, ce cheval, non la chevaléité, 6 Platon ! » Pour indiquer ce qu’il n’aime pas, ne voit pas et considère comme du néant, il empruntera ce néologisme, trait de mépris.

Lisons le Fourbe, roman très joli et presque très beau, roman qu’on risque de n’entendre pas tout à fait bien : et, en pareil cas, c’est la faute du lecteur, la faute de l’auteur aussi. Ne blâmons que l’auteur ; mais nous le louerons pour tant de qualités charmantes qui le distinguent, et parmi nos meilleurs écrivains. Les mérites et les vertus de la vraie élégance littéraire, nous les discernerons dans le Fourbe, et quelques inconvéniens de ladite élégance.

Nous voici premièrement à Rome. Et l’auteur s’en excuse. Il devine qu’on se plaindra : « Ah ! oui, encore, comme tant d’autres, comme tous les autres, en Italie !… » Il nous supplie de ne pas le confondre avec ces trop faciles raffinés qui « s’épanouissent à Florence, succombent à Venise et goûtent ensuite comme il faut la tristesse à Versailles. » Mais, que faire ? « c’est là, c’est à Rome que j’ai rencontré Marie-Dorothée, marquise Gianelli. » Sournois ! Il a une meilleure excuse : il ne décrit pas Rome, ses ruines, sa magnificence désolée ; il n’abuse pas et il n’use pas d’une archéologie émouvante. C’est à Rome que son héros a rencontré la marquise Gianelli. Où l’eût-il rencontrée ? Elle était là. Puis, confessons-le, nous sommes satisfaits de ce qu’autour d’une si belle femme il y ait la beauté de Rome. L’essentiel sera de profiter sans nulle exubérance d’un hasard si avantageux. M. Marcel Boulenger regrette la discrète époque où La Fontaine écrivait (Psyché, la dernière phrase) : « On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour ; puis, la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide. » Afin de nous rappeler Rome, à l’instant propice, M. Marcel Boulenger écrira : « C’était la fin d’une ardente après-midi ; l’on voyait par la fenêtre un cyprès plein d’oiseaux se dresser dans l’air du soir, comme une torche éteinte, mais encore palpitante et grésillante, ayant brûlé tout le jour. » Et c’est tout ; c’est un peu plus que dans La Fontaine : exquise retenue, pourtant !

Marie-Dorothée a dans les veines, par mégarde et par bonheur, une goutte de sang napoléonien. Née Rimbourg et l’arrière-petite-nièce du maréchal Rimbourg, elle ressemble au jeune Bonaparte de Toulon. D’ailleurs, sa mère est une vieille dame russe. Elle a un mari : le colonel Gianelli, homme d’honneur et de tact, réside à Turin, commande ses bersagliers, vaut par sa modestie. Elle a un amant : l’un de nos compatriotes, Stéphane Courrière, le poète incomparable, prince du théâtre, favori de la gloire, sublime et industrieux, enivré d’aubaines, prodigue de son génie, de son amour, absurde avec discernement, délicieux et ridicule. Notre héros, ce n’est pas lui : c’est François Simonin, petit inspecteur des forêts, et qui voyage en Italie, et qui rencontre Marie-Dorothée. Il la rencontre et il l’aime. Il le lui dira. Il n’est pas timide ; et il a raison : « Vous semblez bien portant, svelte et robuste, un bon athlète… » Ainsi l’accueille Marie-Dorothée curieuse d’une amitié qui vient à elle et, pour la seule amitié, sensible aux qualités païennes. François rivalise avec le poète lauré, Stéphane Courrière, notre Pétrarque. Et il va triompher… « Alors, François, vous goûterez avec moi, demain, à la villa d’Esté ? » Eh bien ! non. Pourquoi ?… Marie-Dorothée lui a dit : « Vous prenez le plus droit chemin pour aller d’une pensée à l’autre ; j’aime cela ! » Tel est-il, en effet. Cependant, il aime la marquise ; il assure qu’il l’aime avec passion. N’en doutons pas. Mais il n’a plus d’argent ; et il regarde son carnet de chèques : épuisé, le carnet. « Demain, vous aurez le droit de m’appeler Marie, à la villa ; Marie d’Esté !… » Le lendemain, dès l’aube, il part. Qu’on lui pardonne sa brusquerie : fonctionnaire, il était en mission, naguère, à Vallombrosa ; il a pris, à Rome, des jours de congé ; ces jours sont finis. Voilà une tête bien faite et qui sépare nettement les heures du plaisir, celles du devoir. En outre, écoutons-le : « Je suis marié. Pourquoi ne l’ai-je pas dit encore ?… » Il ne l’a pas dit ; et l’on ne s’en apercevait pas du tout. Il l’oubliait, probablement.

Yvonne Simonin : pauvre femme, très douce et réservée ; hélas ! trop réservée, pour ce mari, « bon athlète ; » et pieuse, toujours à murmurer une prière, trop pieuse pour le « bon athlète » positiviste ; et si touchante, si inquiète ! Mais froide, en apparence. Frémissante ; mais en secret. Le « bon athlète » n’a vu que l’apparence. Il n’est pas bête. Seulement, avec une remarquable santé physique et morale, intellectuelle aussi, François a un défaut que M. Marcel Boulenger ne lui reproche pas, et que je lui reproche ; ce défaut : un goût tel de la clarté que tout mystère lui échappe. Yvonne, auprès de lui, est un mystère, et qu’il n’essaye pas d’approfondir. Les Simonin avaient une petite fille : elle meurt, le jour même que François revient de Rome. On aurait tort de prétendre que François n’eût pas de chagrin. Mais, comme il sépare nettement son plaisir et son devoir, il ne mêle pas non plus son chagrin et tout le reste de sa vie. Il pleure ; et, quand il retourne à ses forêts, il fait son métier. Yvonne, moins habile, s’abandonne à la douleur : elle n’est que de la douleur et n’a de refuge qu’en Dieu. Une même douleur les réunirait, François et Yvonne : ils n’ont pas une même douleur. François est tendre ; Yvonne tombe dans ses bras ; « un instant après, elle remue les lèvres : sa prière… » Et il y a, entre Yvonne et François, cette prière où l’une met toute son âme, où l’autre ne met rien.

La marquise Gianelli a quitté Rome pour Paris. Elle appelle François. Et, en peu de jours, tant pis pour Stéphane Courrière : celui-ci vogue sur la Méditerranée avec une infante Pia qui, en faveur d’un si grand poète, lancerait aux vagues son diadème doré d’altesse royale. Yvonne apprend la liaison de François et de Marie-Dorothée. Elle souffre et elle se résigne : elle offre à Dieu l’effort de sa dure patience. Elle apprend que Marie-Dorothée a mis au monde un enfant : le fils de François. C’est trop de souffrance et elle entre dans la prison du désespoir silencieux. Il faut bien, cette fois, que François en ait conscience. Marie-Dorothée ne le tente pas moins que jamais ; il est amoureux d’elle et de son allégresse florissante. Mais Yvonne endure un martyre ; elle chemine vers la mort. Et François a pitié d’elle. François, ne le calomniez pas. Il a le cœur net, excessivement net ; il a tout de même de la bonté, il a de la propreté dans l’esprit. Quand les préceptes de la morale se disputent sa préférence, il les examine, les range, les compare ; et il choisit parmi eux. Abandonner sa maîtresse, l’année qu’elle lui donne un fils ? Diable !… Laisser mourir de chagrin sa pauvre femme ?… Un devoir, en dernière analyse, lui paraît urgent, simple et fort clair : « cause le moins de peine possible à ceux qui t’entourent… » Il aime sa maîtresse ; mais il n’est pas question de lui. Marie-Dorothée se passera de lui très bien ; et le petit garçon n’appartient pas à lui. N’hésitons plus. François se dévoue à Yvonne. Quant à rompre avec Marie-Dorothée, ce n’est rien ; Marie-Dorothée retournera en Italie ; elle aura, pour se distraire, son fils et, qui sait ? le poète qui justement n’épouse pas Son Altesse l’infante. Lui, François, si le voluptueux souvenir de Marie-Dorothée le caresse encore, il a de l’abnégation. Mais Yvonne ? la reconquérir ou, plutôt, la conquérir ?… Yvonne est loin, dans l’ineffable compagnie de Dieu et des anges. Il ira la chercher là-bas, parmi les brumes du mystère, lui qui n’a point, jusqu’à présent, fait un seul pas sur les routes mystérieuses ; lui que n’émeuvent point l’odeur des églises, leur chant ; lui que n’alarme point la promesse de la certitude reposante et lui qui, dans une prière, ne retrouve point des bribes du passé. Que faire ? Il ne peut rattraper Yvonne où elle n’est pas : elle est là-bas.

Il sera dévot, mais fourbe. Et il feindra la dévotion : fourberie. Ah ! que faire ?… La fourberie nous dérange de l’idée que nous avions de lui. Peu importe. Avec un intelligent abbé Duregard, il cause. Les propos de l’abbé Duregard passent sur lui comme, sur la campagne, les légers nuages des beaux jours : du moins, il le croit. Les pieuses lectures lui sont inutiles ; et il se fâche de ne trouver, en tant de pages, « rien de précis. » Quel homme ! Il lui faut Dieu en théorèmes.

Il entendra la messe. Un dimanche matin, de noir vêtue, Yvonne va sortir ; elle descend au jardin. Les deux lévriers, Marsyas et Marion, près d’elle, bondissent, très joyeux : elle ne les emmènera pas, elle va tout droit à l’église. Et lui, François, les chiens lui sautent aux épaules, plus joyeux encore : il ne les emmènera pas, il va tout droit à l’église. Il regarde Yvonne, si jeune et toute vacillante, flétrie. Yvonne, au sortir de la messe, ne le remerciera pas d’être venu : des lèvres, murmurante à peine, elle remerciera Dieu. Il se confessera, il récitera dans le confessionnal de l’abbé Duregard le Confiteor : il aura soin qu’Yvonne le sache et, sur le visage d’Yvonne, il guettera, comme une lueur de soleil sur un mur, la vive lumière du bonheur. Il communiera. Au retour, il déjeunera ; il lève les yeux : Yvonne le regardait… « Et il y avait, — oh ! oui, j’en suis sûr ! — une émotion profonde sous ces paupières, qui se fermèrent bien vite, effaçant la vision exquise, une émotion douce et sans doute heureuse, telle que je ne pensais plus en voir jamais se trahir sur le visage si las et si clos. » C’est un jeudi ; c’est le jour qu’Yvonne va au cimetière. « Je t’accompagne ! » Et il passe son bras sous le bras d’Yvonne : qu’elle était mince ! et elle grelottait. « Tu as froid ? — Non. — Je croyais… » L’automne ; et ils ont l’air d’un couple qui bientôt sera vieux. Yvonne se tait. François, comme elle, parle en lui-même et, sans voix, dit à Yvonne : « N’aie plus peur, appuie-toi, confie-toi… » Au cimetière, les voici devant la tombe de leur petite fille. Yvonne s’agenouille. « D’habitude, je demeurais debout ; mais, ce jour-là, je me suis agenouillé, moi aussi… » Quand Yvonne se releva, elle posa sur la main de François sa main légère et balbutia : « François !…Notre petite… » Ils s’étreignirent et pleurèrent, « l’un près, tout près de l’autre, enfin ! » Et ils revinrent, du même pas, à leur maison.

La première partie de ce roman, gaillarde et amoureuse, a bien de l’attrait. La seconde partie est extrêmement pathétique. Beau roman, l’œuvre d’un excellent écrivain, qui possède l’art de conter, qui crée de vivans personnages : l’esthétique de l’élégance l’a servi à souhait.

L’esthétique de l’élégance, — et de la meilleure élégance, vraie et sérieuse, — a pourtant ses limites. Elle veut la clarté : le goût de la clarté est une vertu. Mais s’il y a, jusqu’en ce bas monde, plus de choses qu’on n’en discerne clairement, faut-il négliger tout cela qui n’est pas clair ? Ce fut la prétention des positivistes : reléguer le mystère ailleurs. Ils l’appelaient un océan pour lequel ils n’avaient ni barques ni voiles ; et ils le négligeaient. Or, si les brumes de cet océan pénètrent l’île du « connaissable, » l’envahissent, l’imprègnent, nous décrirez-vous l’île et non les brumes ? Et, les âmes, si vous n’en voyez que les surfaces claires, vous les ignorez : les âmes sont des océans de mystère ; ne regardez-vous que la crête des vagues hautes, négligeant les remous qui les ont soulevées ?

Je reprochais à François Simonin d’avoir méconnu, par goût de la clarté, La mystérieuse Yvonne. Et pareillement, je reproche à M. Marcel Boulenger de méconnaître François Simonin, quand il l’appelle un fourbe. M. Marcel Boulenger, là-dessus, répliquera qu’il a fait à sa guise son héros : ne l’a-t-il pas inventé ? Tant pis pour lui, l’auteur (et c’est encore à sa louange), s’il a donné à son invention tant de réalité que, son héros, je le traite comme un virant. Non, François Simonin n’est pas un fourbe. Il croit qu’il en est un ; M. Marcel Boulenger le croit également. Et ils se trompent tous les deux. Pour que François Simonin soit un fourbe, l’auteur a joint, en manière de préface, à l’histoire de ce François, un dialogue un peu nietzschéen sur la virtù²admirable de la ruse. « Il rusait, le condottiere… Il rusait, le fort Ulysse… Ils rusaient, les petits Spartiates… » Oui ! Mais François, qui renonce à toutes voluptés, qui renvoie sa belle Marie-Dorothée, qui s’apitoie sur la tristesse d’une pauvre femme et qui s’agenouille, il ne ruse pas. Est-il sincère, au confessionnal et à la table de communion ? « Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin… Apprenez [-le] de ceux qui ont été liés comme vous. Suivez la manière par où ils ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes… » Mais François Simonin ne veut pas aller à la foi !… Qu’en sait-il ? Et, M. Marcel Boulenger, qu’en sait-il ? Son héros lui échappe dès que ce héros pèche contre la parfaite clarté : or, il n’y a plus de clarté au point où est monté François chercher l’âme d’Yvonne, au-delà de toute abnégation. Un fourbe ? Il est un pauvre homme en chemin. S’il n’a pas fait encore sa soumission, gardons-nous d’offenser son élégant orgueil ; et, si Pascal l’effraye, nous lui offrirons seulement ces deux vers d’Ausone, poète savant et futile :


Incipe, dimidium facti est cœpisse. Supersit
Dimidium : rursum hoc incipe, et efficies.


Je laisse en latin ces deux vers et proteste ainsi, doucement, contre les excès de la clarté.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Il faut, pour que le vers y soit, — et il y est, à cette condition, — élider à la césure la dernière syllabe d’épaules, malgré l’s et, selon l’ancien usage, compter baudrier (comme destrier, etc.), pour deux syllabes seulement.
  2. Librairie Ollendorff.