Revue littéraire - L’Œuvre d’Albert Sorel
Un jour de l’année 1904, comme il venait de mettre le point final à son grand ouvrage, l’auteur de l’Europe et la Révolution française écrivait à un intime pour lui en donner la nouvelle, et il terminait sa lettre par les mots de la liturgie : et nunc dimitte servum tuum, Domine !… On a maintes fois constaté ce fait mystérieux dont la destinée des grands travailleurs nous offre de frappans exemples : tant que le but qu’ils se sont assigné dans la fierté justement ambitieuse de leur esprit, n’est pas atteint, ils retiennent les forces d’une vie déjà défaillante ; le labeur terminé, ils cessent de tendre leur volonté et d’opposer une résistance à l’effort de destruction de la nature. Que leur importe de disparaître, puisqu’ils sont assurés que leur œuvre restera, et qu’importe que cette vie leur échappe puisque le monument qu’ils ont bâti durera ? C’est bien un « monument » qu’a élevé Albert Sorel et auquel il n’a pas consacré moins de trente années : il l’a construit sur des assises solides, avec des matériaux minutieusement éprouvés, dans des proportions harmonieuses, souhaitant que l’impression d’ensemble en fût, tout à la fois et pour les mêmes raisons, une impression de puissance et de beauté. Il a voulu que l’accès n’en fût pas réservé aux seuls spécialistes. Son livre est un des meilleurs spécimens de la moderne littérature historique : il nous appartient donc de rechercher comment il a été préparé, conçu, composé, ce qui manquerait au répertoire de nos idées s’il n’avait pas été écrit, et ce qui en fait le mérite unique. Si d’ailleurs nous nous attachons seulement à l’ouvrage capital d’Albert Sorel, ce n’est pas que nous méconnaissions la valeur de ses moindres travaux. Nous n’oublions ni cette Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande publiée au lendemain des événemens et où l’auteur sait garder une belle tenue d’historien, ni cet exposé lucide et souple de la Question d’Orient au XVIIIe siècle, ni les portraits de Montesquieu et de Madame de Staël[1] tracés d’un crayon sûr et délicat, ni les études sur divers sujets d’histoire, de littérature, de morale, où Albert Sorel fait preuve d’une curiosité si variée et souvent de tant de bonhomie spirituelle. Mais c’est l’honneur même de l’écrivain que ces travaux secondaires ne nous apparaissent plus que par rapport à l’œuvre où il a concentré tout son effort et où il a donné sa mesure.
Sorel n’eût pas aimé qu’on parlât de cette œuvre de façon abstraite et sans apercevoir derrière elle l’homme qui s’y était mis tout entier. Son esprit, amoureux de réalités concrètes, n’était satisfait que lorsqu’il avait pu saisir par delà l’événement, le système, ou le mot, l’homme agissant, pensant, parlant, avec son tempérament, son éducation, ses habitudes, tout ce qui faisait la saveur particulière de son originalité. Le fait est qu’on peut lui appliquer à lui-même la méthode qu’il préconisait : l’œuvre de l’historien s’explique mieux quand on évoque l’image de l’homme avec sa haute stature, sa carrure solide, sa fière prestance, toute cette personne qui disait la force, la volonté tenace, la bonté robuste, l’optimisme vigoureux, l’inaltérable confiance dans la vie. Albert Sorel était Normand : il était né sur ce sol provin cial où sa famille avait de profondes racines ; il avait beaucoup vécu en Normandie ; il y revenait toujours. Tout ce qui touchait à la petite patrie lui était cher ; il s’intéressait passionnément aux efforts de l’archéologie locale, il accompagnait de toute sa sympathie les recherches de cette « Société du vieux Honfleur » attentive à protéger les reliques du passé. Il communiait en imagination avec les grands ancêtres. Il se réjouit qu’on eût commémoré la date où Champlain partait de Honfleur pour naviguer vers le Canada. Et quand il parla à Rouen devant cette « table de marbre » dont Corneille s’était approché, l’émotion chez lui fut si forte qu’elle hâta sa fin. Il relisait avec une particulière prédilection les écrivains nés en Normandie, depuis Corneille jusqu’à Flaubert et Maupassant. Il projetait d’écrire un livre à la gloire de la province natale. Il avait une foi entière dans cette influence puissante et douce du milieu, dans la force de ces attaches subtiles qui, une fois pour toutes, se sont insinuées jusqu’à l’âme. Comme on lui parlait d’un de ses jeunes compatriotes dont l’esprit dérivait au courant des chimères modernes, il répondait sans s’émouvoir : « Cela n’a pas d’importance. Je le ramènerai en Normandie. » Quand un homme s’est ténu si jalousement en intimité avec la province à laquelle il appartient, il est naturel qu’on en retrouve en lui l’empreinte spéciale.
De l’esprit normand, Sorel a d’abord le bon sens, le goût des réalités positives. De là viendra sa méfiance à l’égard de toute vue systématique, son antipathie pour les utopistes, pour ceux qui transportent dans les faits leurs billevesées, leurs chimères ou philosophiques ou sentimentales. Parmi les acteurs du grand drame historique, il n’aura d’admiration ou d’indulgence que pour ceux qui ont été avant tout des réalistes : Mirabeau ou Talleyrand, Frédéric ou Napoléon. Il pardonnera beaucoup à Danton pour ce sens des réalités qui était en lui, il exécrera Robespierre pour ce mélange d’idéologie et de mysticisme qu’il avait appris à l’école de Rousseau. « Condorcet avait bien jugé et de très haut Danton. Ce formidable démagogue était né homme de gouvernement. Il possédait les parties essentielles de l’homme d’État… Rien d’abstrait et de chimérique en ses propositions : elles sont toutes pratiques et toutes réalistes. Il ne se pique pas de théories sociales, il ne se soucie point de gouverner l’homme idéal ; il s’occupe de mener les hommes qui l’entourent, qu’il connaît, avec lesquels il vit. La patrie n’est pas pour lui la cité cosmopolite d’une utopie, c’est la France dont ses pieds foulent le sol et dont il respire l’air. » Robespierre est le sophiste et l’utopiste. « Il se croit appelé à régénérer le monde. Il porte le secret du salut de l’humanité. Il le révélera quand l’heure sera venue ; il agit avec la certitude qu’il le possède… Il est le messie dont Rousseau a été le précurseur… Il confond, dans sa vanité qui est incommensurable, l’intérêt de son existence, celui de la Révolution, celui du genre humain. Il élève ainsi à l’état de mission providentielle cette peur qui le talonne et ce souci de sa personne qui le pousse sans cesse à réclamer de nouveaux supplices pour anéantir de nouveaux ennemis… Il n’avait de la logique que les formules ; les lignes de sa pensée étaient comme celles des géomètres qui ne sont ni larges ni profondes et qui ne paraissent aller si loin que parce qu’elles ne mènent à rien… » Chez Albert Sorel l’obscurité des théories et le vague des mots contrarient un goût passionné de clarté, comme le charlatanisme révolte son besoin de simplicité. De la nature normande, il avait, aussi bien que le bon sens, la prudence avisée, la sagesse et la finesse. Il aurait été homme à jouer son rôle dans cette histoire diplomatique qu’il se réduisit à écrire. Il est à l’aise au milieu des négociations : il se débrouille, avec une remarquable sûreté, à travers les affaires les plus compliquées ; il éprouve du plaisir à démêler cet écheveau. À ces qualités de sens pratique et de finesse, — pour être en règle avec l’hérédité normande et ne pas faire injure à Corneille, — encore est-il juste d’ajouter une certaine grandiloquence, le goût de ce qui est noble, fort et généreux.
Telle était la tournure d’esprit que Sorel avait reçue de ses origines, de sa race, de son milieu natal. Elle allait être accentuée et fortifiée par les leçons que lui réservait la vie. Car ceci est un trait essentiel et sans lequel on ne comprendrait pas l’un des mérites les plus significatifs de son œuvre : il a été mêlé aux affaires, il a vu les hommes et les choses, il a observé comment les individus agissent sur les masses. De bonne heure distingué par Guizot et encouragé par lui, il avait fait des études de droit. Il avait séjourné en Allemagne où il put être témoin du mouvement qui préparait les événemens de 1870. Diplomate de carrière, il fut, à Tours et à Bordeaux, associé de très près aux négociations du gouvernement de la Défense nationale. Il était attaché au ministère des Affaires étrangères, quand, en 1875, un nouveau conflit fut sur le point d’éclater. Puis ce confident des Chaudordy et des Decazes devint secrétaire général du Sénat : sans s’être jamais emprisonné dans aucun parti, il se trouva toujours au cœur même de la politique. Cette pratique des affaires et ce voisinage des hommes qui les dirigent, voilà ce qui est inestimable pour mettre en déroute l’esprit de chimère. Et voilà ce qui donne à l’œuvre de l’historien une consistance, un relief, et une couleur qui manquent chez ceux qui n’ont aperçu la vie publique qu’à travers les fenêtres de leur cabinet de travail. Nulle part cette sorte d’expérience n’est plus nécessaire que dans l’histoire diplomatique. La critique elle-même des documens y devient impossible, si on ne sait comment ils ont été faits. Il faut avoir suivi une négociation, connu par soi-même une ambassade et un cabinet, voyagé, vu les étrangers, fréquenté les diplomates. Rien ne remplace ce tact particulier qu’on n’acquiert que par le frottement des hommes et le spectacle des affaires. C’était ce que Sorel regrettait de ne pas trouver dans une œuvre parallèle à la sienne, celle de Sybel, dont il appréciait d’ailleurs hautement les mérites. Pour sa part, il savait tout ce qu’il devait à ce poste de spectateur privilégié qu’il lui avait été donné d’occuper. « J’enseigne depuis vingt-cinq ans l’histoire des relations de la France moderne avec l’Europe, et, avant de rechercher cette histoire dans le passé, j’ai vu, dans une des crises les plus terribles que la France ait jamais traversées, comment cette histoire se fait dans le présent. J’ai appris à lire les documens diplomatiques en voyant comment on les écrit, et j’ai appris à traduire les mots abstraits et ternes en réalités menaçantes et redoutables, lorsque j’ai éprouvé tout ce que la rhétorique glacée des chancelleries masque trop souvent de passions, de haines, de convoitises et de perfidies. Depuis vingt et un ans, je suis témoin, collaborateur de l’œuvre législative. J’ai vécu la vie des assemblées… » C’est aussi bien ce qui va lui permettre de comprendre d’abord, et ensuite d’animer, de débarrasser de leur poussière, et d’éveiller de leur sommeil les textes où dort la mémoire du passé. Nul n’a été plus que Sorel un patient fouilleur de documens. Il avait fréquenté l’École des Chartes. Il y avait trouvé un initiateur en Quicherat, auquel il fut toujours reconnaissant de lui avoir « montré comment on suit le développement de la pensée et de la vie humaine à travers les monumens de l’humanité. » Il a passé une partie de sa vie dans les recherches d’archives. Il était discipliné aux plus rigoureuses méthodes de l’érudition. Mais sur le squelette que fournissent les documens il savait qu’il faut faire palpiter la chair et courir le sang. S’il y réussissait, c’est d’abord grâce à ce contact qu’il ne perdit jamais avec la réalité des affaires.
Ce qui n’est guère moins important, c’est que pour devenir historien, Sorel comprenait l’impérieuse nécessité d’être un littérateur. Il avait commencé par écrire des romans et par faire des vers. Il était passionné pour la musique, et la savait en homme qui en a étudié la technique. Une symphonie le ravissait par la merveille de l’agencement et du dessin. Très soucieux du style, attentif à l’équilibre de la composition et à l’éclat de la forme, il ne lui suffisait pas de trouver l’expression juste : il la voulait relevée encore de quelques-unes de ces images qui portent l’idée, qui l’aident à se détacher du livre et à faire son chemin par le monde. Il n’est pas une de ses pages qu’il n’ait recommencé plusieurs fois et jusqu’à ce qu’il l’eût amenée au point qu’il désespérait de dépasser. Il y a plus. Et s’il est inutile de répondre à ceux qui prétendent réduire l’historien à accumuler les petits faits, à entasser les documens, encore faut-il s’expliquer avec ceux d’après qui l’art en histoire ne servirait que pour l’ornement, et consisterait tout juste dans l’agrément de la forme. C’est de tout autre chose qu’il s’agit ; et l’art n’est ici rien de moins qu’une condition même de la vérité. « Comme le peintre analyse et fixe en lignes les formes, décompose et fixe en taches immobiles les couleurs que nous voyons passer, frémir et fuir devant nos yeux, l’historien dégage en leur suite et enchaîne en leurs rapports les événemens que les contemporains accomplissent sans les connaître, ou considèrent sans les comprendre. Il leur donne les proportions, il les place en leur recul ; ce faisant, il nous les rend intelligibles et mémorables. Il les ramène aux conditions de l’esprit humain. Le spectacle des choses humaines a son optique qui est sa règle de vérité. » De même, on se trompe volontiers, ou on affecte de se tromper, sur le sens du mot : littérature. On feint de croire qu’avec la littérature c’est la fantaisie qui s’introduit dans l’histoire, aux dépens de l’exactitude. On ne s’aperçoit pas que l’histoire manque son but si elle n’appelle pas la littérature à son secours. En effet, l’objet de la littérature n’est autre que de nous donner l’impression de la vie et de nous en révéler le sens : il consiste à dégager, de tout ce qui le masque et le cache, l’élément humain. Sans le moyen de la littérature, on n’atteint pas jusqu’à l’homme. Or c’est l’homme qui, dans sa nature, ses instincts, ses passions, ses désirs, ses convoitises, garde la clef des événemens historiques. Cet homme dont l’historien doit s’occuper, ce n’est pas l’être impersonnel et sans physionomie, mais l’homme vivant et agissant. Il l’étudie tantôt comme individu, quand il fixe le rôle joué par un chef d’État, un général, un diplomate, tantôt comme élément d’une foule. Et, « la foule n’est pas, comme l’Océan, une agglomération de gouttes d’eau toutes identiques ; c’est la réunion d’êtres dont chacun est une personne. » Notons en ce sens un aveu que fait Sorel, ou plutôt un hommage qu’il rend à la littérature. Il signale quelque part l’importance d’une notion qui, de plus en plus, tend à s’introduire dans l’histoire : celle du rôle des foules. Or tandis qu’on y voit généralement une application des sciences physiques, tout au contraire Sorel remarque très justement que c’est une idée de romancier et une idée de poète. « Elle n’est pas un corollaire, dans l’étude des sociétés, du rôle des infiniment petits dans le corps humain, de la concurrence vitale, du suffrage universel et des révolutions des microbes dont Pasteur a découvert l’existence et défini les lois ; c’est une vue toute d’intuition, et l’histoire l’a reçue de la littérature : Shakspeare dans Jules César, Tolstoï dans la Guerre et la Paix. Balzac en était pénétré. » Ainsi la littérature apparaissait à cet historien ce qu’elle est vraiment : le plus sûr instrument d’investigation que nous ayons pour pénétrer dans le cœur humain, où se trouve aussi bien le secret de toutes les affaires humaines.
Empreinte de la race normande, leçons de l’expérience et des affaires, goût de la littérature entendue à la manière classique, tout ici agit dans la même direction : tout concourt à développer chez Albert Sorel le sens du réel. On devine la conception qu’il se fera de l’histoire et la méthode qu’il y apportera. Il est exactement à l’opposé des philosophes qui partent d’une idée et bâtissent un système auquel il leur restera ensuite à plier les faits. Lui, au contraire, part des faits. Ces faits ce sont tout uniment les plus grands ou les plus gros, les faits massifs, populaires, qui se voient de loin. Il les compare aux monumens d’une ville : ils donnent les points de repère et les points d’attache ; ils sont à l’histoire ce que le Panthéon, Notre-Dame, l’Arc de Triomphe, les Invalides sont à Paris. Il s’impose comme règle de ne jamais perdre de vue ce « fait brutal, indiscutable, qui est arrivé, que rien ne changera plus. Austerlitz a été une victoire, Waterloo une défaite : toutes les révélations du monde n’y feront rien, et c’est sur l’événement qu’il faut en juger. Les nouveautés en histoire ne portent jamais que sur l’explication du fait. » Le rôle de l’historien n’est que de trouver le chemin qui permet de passer d’un fait à un autre ; son œuvre ne consiste qu’à recomposer la trame de l’histoire en nous faisant saisir la suite, et l’enchaînement des faits. Mais pour que cette suite apparaisse, il est nécessaire de remonter dans la série des causes. Elle échappe à qui limite son regard au présent ; elle se révèle à qui prend dans le passé son point de perspective. Rappellerons-nous que c’était l’opinion de Bossuet ? L’historien auquel on a si fort reproché de n’avoir composé qu’une œuvre « oratoire » s’occupait justement de rechercher les causes éloignées de « ces grands coups dont le contrecoup porte si loin ; » et c’est lui qui écrivait : « Tout est surprenant à ne regarder que les causes particulières et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée. » Sorel, avec son habituelle loyauté, s’est empressé de souligner cette filiation de ses idées. Et il est singulièrement instructif de voir l’un des historiens les plus pénétrés des idées modernes, citer à deux reprises le Discours sur l’Histoire universelle, dans l’Introduction de son grand ouvrage, et le disciple de Montesquieu, de Guizot, de Tocqueville, de Taine et de Fustel de Coulanges, se recommander d’abord de Bossuet. Faire rentrer dans l’histoire de la Révolution la notion de continuité, ç’a été l’œuvre même d’Albert Sorel. Il a montré qu’entre l’ancienne France et la nouvelle, il n’y avait pas eu de brisure. C’est le service qu’il a rendu à l’histoire de France, et il faut ajouter : à la France. C’est par là qu’il a été original, hardi, novateur.
Jusqu’alors apologistes ou adversaires de la Révolution, et qu’ils la tinssent pour providentielle ou pour diabolique, voyaient en elle un fait anormal et monstrueux, éclatant au milieu de notre histoire afin d’en troubler le cours et d’en déranger les lignes. Sorel va montrer qu’au contraire la Révolution n’a pas rompu la marche des événemens, qu’elle est un épisode de dimensions extraordinaires, sans doute, mais de même nature et soumis aux mêmes lois que les autres ; il la présente comme une suite nécessaire de l’histoire de l’Europe et fait voir « que cette révolution n’a point porté de conséquence même la plus singulière qui ne découle de cette histoire et ne s’explique par les précédens de l’ancien régime. » Cette thèse neuve et féconde, l’historien la développe avec une richesse d’aperçus, il l’établit avec une abondance et une force de démonstration qui, sur les points essentiels, ne permettent pas la contradiction. C’est l’idée inspiratrice du livre ; c’en est l’âme. Est-il besoin de redire que les Jacobins n’eurent qu’à reprendre les maximes du pouvoir absolu et à s’approprier les mesures des anciennes proscriptions, sans d’ailleurs que ce soit pour eux une excuse d’avoir emprunté ses pires pratiques au régime qu’ils prétendaient détruire ? Mais à la fin du XVIIIe siècle on retrouve dans toute l’Europe ce goût de réformes et de nouveautés, cette inquiétude, cet enthousiasme, ces espérances qui vont amener la Révolution. Si elle éclate d’abord en France, c’est parce que la France était alors le pays le plus prospère, celui où les institutions du moyen âge ayant été le plus complètement détruites, on en supportait les débris avec plus d’impatience. Si la France la première adopte et propage à travers le monde les idées de la Révolution, c’est grâce à ces facultés d’enthousiasme et de vertu conquérante qui, à d’autres époques, l’ont pareillement caractérisée. La France n’a pas changé et ce sont ses « morts » les plus lointains qui « parlent » et qui agissent par la voix et par les actes de leurs descendans. Les hommes qui gouvernent la France en 1795 sont ces formidables légistes, armés et bardés de fer, descendans directs des chevaliers ès lois de Philippe le Bel, émules excessifs de Richelieu, continuateurs démesurés de Louvois. Les « frontières naturelles, » que réclament les Conventionnels pour la France, sont celles mêmes que la légende avait esquissées et que l’histoire dessinait depuis des siècles. L’élan qui pousse les soldats de la Convention contre l’étranger procède de la même révolte de sentiment national, de la même impulsion héréditaire qui avait sauvé la France, aux temps de la guerre de Cent ans et des guerres de religion. La victoire réveille dans les âmes tous les instincts anciens de gloire, de croisade, d’éclat et d’aventures, « ce fonds de roman de chevalerie et de chanson de geste que porte en soi chaque Français. »
Un exemple entre cent fera bien comprendre quelle lumière projette sur l’histoire de la Révolution cette notion de la survivance du passé. Les apologistes de la Terreur se sont plu à propager la légende d’après laquelle les excès mêmes de la tyrannie et la cruauté des exécutions des Terroristes auraient eu pour résultat de sauver la France en faisant du patriotisme une nécessité. Cela est proprement dépourvu de sens. « Si l’on s’en tient à la concordance des faits, écrit l’auteur de l’Europe et la Révolution française, si l’on a par malheur le regard assez borné et l’esprit assez court pour n’apercevoir que ces deux objets ; un échafaud et une armée, un gouvernement qui extermine et des héros qui se dévouent, et si l’on conclut de l’un à l’autre, on en arrive à ce paradoxe d’attribuer à la tyrannie la plus avilissante que la France ait subie, l’œuvre la plus magnifique qu’ait exécutée le génie français. La chaîne se brise, il n’y a plus de proportions, partant plus de vérité. » En effet, il y a un troisième terme qu’il faut faire intervenir, et qu’on ne découvre qu’à condition de se placer assez haut pour l’apercevoir dans le lointain : c’est le passé de notre race et c’est notre génie national. D’où viendrait l’héroïsme si ce n’est d’une tradition héroïque ? « Si l’on considère les Français de 1792, on reconnaît dans cette foule de pauvres gens qui s’en vont aux frontières combattre pour la liberté de la France et pour celle du vieux monde, les descendans de ces guerriers illuminés du moyen âge, intrépides et violens, qui marchaient au miracle à l’appel de leurs moines. » La France a été sauvée malgré la Terreur, disait déjà Michelet… Aussi bien, cette idée de la continuité dans l’histoire révolutionnaire, au moment où Sorel la présenta était nouvelle et pouvait sembler paradoxale : elle est aujourd’hui une de ces notions entrées dans le domaine courant et qui font partie du commun patrimoine des idées.
De même qu’il rattache les événemens de la Révolution à notre passé, l’auteur de l’Europe et la Révolution française insiste sur le rapport qu’ils soutiennent avec les événemens contemporains dont l’Europe était alors le théâtre. Si la Révolution n’est pas en dehors de notre histoire, elle ne saurait être davantage indépendante de l’ensemble des faits au milieu desquels elle s’est produite, qu’elle a en partie déterminés chez nos voisins et dont elle a dû à son tour subir le contrecoup. C’est ici la seconde des idées directrices de Sorel et qui procède aussi bien de la même conception, ou pour mieux dire de la même vision concrète de la réalité, puisqu’on ne peut, si ce n’est par un effort d’abstraction, séparer les faits de leur ambiance et mesurer le mouvement sans tenir compte de la résistance, qu’il a provoquée. Sorel était frappé de voir qu’on eût si souvent écrit l’histoire intérieure de la Révolution, comme si la France eût été seule dans le monde, sans rivaux, sans jaloux, sans ennemis. « On a fait trop insuffisante la part de l’Europe, de ses princes, de ses peuples, de leurs prétentions, de leurs traditions, de leurs convoitises de la terre, de leurs desseins de suprématie… J’ai essayé de faire cette part plus exactement. » L’Europe avait commencé par assister sans inquiétude au mouvement révolutionnaire ; les penseurs y avaient applaudi, et les chefs d’État s’en réjouissaient, très persuadés que c’était pour la France une cause certaine d’affaiblissement. Mais il fallut bientôt s’éveiller de cette sécurité. Car si la Révolution baigne dans le passé, ou si les traditions du passé s’y insinuent, d’autre part elle offre un caractère nouveau, qui la différencie de toutes les révolutions qui l’avaient précédée en Europe : c’est le prosélytisme, la frénésie de propagande. Elle veut porter dans tous les pays les idées françaises ; mais en travaillant au triomphe de ces idées, elle poursuit en même temps celui de la suprématie française et devient une menace pour les États européens.
Ces deux points établis — le lien avec le passé de notre histoire, le lien avec la politique de l’Europe — l’historien de la Révolution n’a plus de peine à dérouler la trame ininterrompue où se succèdent tous les événemens. Les guerres de la Révolution font suite à celles de la monarchie, nous mettant aux prises avec les mêmes adversaires pour la possession des mêmes avantages ; les guerres de l’Empire font suite aux guerres de la Révolution. Danton s’écriait : « Les limites de la France sont marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points : à l’Océan, aux bords du Rhin, aux [Alpes, aux Pyrénées. » C’est la maxime d’État d’où vont sortir vingt-trois années de guerre. A aucun moment l’Europe n’admit que la France conservât ses limites naturelles. Une fois engagés dans cette lutte, ni le gouvernement révolutionnaire, ni celui de Napoléon ne pouvaient plus s’arrêter. La politique de l’Empire continue celle du Directoire, qui avait continué celle de la Convention. On a coutume d’émettre sur le compte d’une insatiable avidité de conquêtes l’enchaînement des guerres napoléoniennes ; le fait est qu’il y faut plutôt voir un effet de la force des choses. A maintes reprises Napoléon a souhaité la paix, d’autant plus sincèrement qu’elle était tout à son profit. Après Marengo, il n’avait plus rien à gagner à la guerre. La paix, une paix splendide, était sa raison d’être au pouvoir et la garantie de son gouvernement. La paix partout, dans la société par le Code civil, dans les âmes par le Concordat, la réorganisation du travail, de l’industrie, du commerce, du crédit de la France, voilà le programme du Consulat. La grande chimère de Napoléon est d’avoir cru cette paix possible et de l’avoir cru jusqu’aux dernières catastrophes. « Cette chimère qui trahit chez ce grand réaliste un côté de spéculation dans l’espace, un fond de mathématicien, sans quoi il n’eût pas été complètement de son siècle, et ne l’eût pas dominé, c’est l’idée a priori qu’il y a une limite, une fin logique, un système coordonné définitif dans les choses humaines, que la raison de l’homme peut concevoir ce système, et la main de l’homme le disposer… » Après Austerlitz, même désir passionné de la paix. Mais l’Empereur connaissait les dispositions de l’Europe, qui, elle, n’accorderait la paix que comme une trêve et pour la rompre. C’est pourquoi il se met en mesure de rendre aussi formidable que possible le statu quo dont il entendait exiger la reconnaissance. « Le Grand Empire, comme la plus grande République du Directoire, dérive de cette nécessité de contraindre l’Angleterre à la paix française. Napoléon l’entoure des rois de son sang, créés et investis par lui, comme le Directoire s’entourait de républiques suscitées par la République française et à son image. » Cependant ce continuel état de guerre avait pour résultat de faire germer, croître, s’épanouir chez les peuples étrangers une des principales idées que la Révolution leur avait apportées. Elle prêchait que les peuples s’appartiennent, et doivent être maîtres chez eux. Elle les appelait à l’indépendance. Elle exaltait le sentiment national. A mesure que ce sentiment s’affermissait, il devenait pour la France plus menaçant. Car la première application qu’allaient faire les nations du principe sur lequel on fondait le droit nouveau, c’était justement de s’affranchir de la domination française. Ainsi nos désastres devaient provenir du triomphe même de l’idée dont nous nous étions faits les champions et qui se retournait contre nous. L’Empire qui continuait la tradition révolutionnaire devait succomber sous la poussée d’un dogme issu de la Révolution. Par une espèce d’ironie, ou plutôt par une conséquence logique, la Révolution qui s’était faite au nom de la paix et de la fraternité universelle des peuples, avait substitué à l’Europe cosmopolite, où dominaient la culture et l’influence françaises, une Europe où la France allait se trouver entourée de nationalités irréductibles.
On voit assez comment la vie circule dans l’histoire ainsi comprise. L’œuvre prend en même temps un incontestable caractère de grandeur Albert Sorel avait une hantise des horizons reculés jusqu’à l’infini. A l’ami qui l’accompagnait dans ses promenades en Normandie, il répétait souvent : « Allons plus haut, là où l’on découvre la mer… » Il aimait à embrasser de vastes étendues. De même pour l’histoire : si large que fût le tableau, il croyait nécessaire de donner l’impression qu’il y a plus d’espace derrière la toile que sur la toile même. « Comme du bruissement de la forêt ou de celui de la mer, des chants semblent s’élever jusqu’à nous, il faut que des voix montent du passé, mystérieuses et distinctes. » Au surplus, cette importance donnée à la pression du passé, n’aboutit pas chez l’historien au fatalisme. S’il reconnaît une nécessité en histoire, c’est une nécessité qui ne provient que de l’accumulation d’actes humains : elle a été faite par des hommes, elle peut être défaite par d’autres hommes. Plus encore qu’aux impulsions de l’homme de génie, Sorel croit aux efforts multiples, innombrables d’une foule, de tous ces humbles qui composent un peuple. Il est persuadé qu’aucune lâche n’est au-dessus de cet effort collectif et volontaire. Cette idée donne à son récit une valeur morale, y répand la chaleur et l’émotion. C’est sous le coup des événemens de 1870 qu’Albert Sorel conçut la première idée de son livre. Il voulut en faire une œuvre d’impartialité sans doute, mais aussi une œuvre de patriotisme et un moyen de relèvement. Ce relèvement de son pays, au moment où il terminait son livre, il n’avait pas cessé d’y croire. Il évoquait aux dernières lignes l’image de ces petites gens, de ces pauvres diables de chez nous qui ont fait, dans la suite des temps, de si grandes choses. Il continuait d’en attendre beaucoup. Il protestait de sa « foi inébranlable dans les destinées de son pays. » Une telle assurance, venant d’un homme qui avait pénétré si avant dans les secrets de notre histoire, a beaucoup de prix. A vrai dire, en traçant à grands traits ce mouvant tableau d’une des périodes décisives de notre passé, Albert Sorel travaillait à préparer au pays cet avenir meilleur qu’il lui souhaitait, puisque son livre enseigne à chaque page la largeur des vues, le respect du vrai et un pareil amour pour cette ancienne France et cette France nouvelle — qui ne font qu’une France.
RENE DOUMIC.
- ↑ Les ouvrages d’Albert Sorel ont été publiés à la librairie Pion, à l’exception des biographies de Montesquieu et de Mme de Staël, publiées chez Hachette.