Revue littéraire - L’Enseignement secondaire et la Démocratie

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Revue littéraire - L’Enseignement secondaire et la Démocratie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET LA DÉMOCRATIE

« On ne parle que de ma mort là dedans ! » s’écrie un personnage de comédie. Ce mot pourrait aussi bien servir d’épigraphe au volume que des membres éminens de l’Université viennent de consacrer à l’enseignement secondaire. C’est un recueil de leçons professées à l’École des hautes études sociales et publié sous ce titre : l’Éducation de la démocratie[1]. Quelle peut être dans une démocratie la place de l’enseignement secondaire, quels en doivent être l’objet, le rôle, la nature, les méthodes ? Autant de questions qu’on est un peu surpris de voir aborder aujourd’hui comme nouvelles, mais heureux de trouver discutées par des hommes dont la compétence égale la bonne volonté. Et plus on se rend compte du zèle et de l’ingéniosité dont les auteurs de ces leçons font preuve pour défendre ce qu’on appelle encore aujourd’hui du nom d’enseignement secondaire, plus on s’aperçoit à quel point celui-ci est compromis.

Le livre s’ouvre par une âpre critique de renseignement tel qu’on le donnait jadis dans les lycées au temps des vieilles humanités. M. Lavisse a connu ce temps et il en a gardé le souvenir. On ne peut dire que ce souvenir se traduise chez lui par un excès de reconnaissance à l’égard des maîtres qui l’ont élevé. Certes, il s’empresse de proclamer que c’étaient de très braves gens ; il rend hommage à leur bonté et à leur conscience professionnelle ; il ne conteste pas qu’ils ne fussent ornés de toutes les vertus et doués de toutes les qualités du cœur ; mais il faut bien qu’ils fussent un peu faibles d’esprit, et, pour tout dire, un peu sots, puisqu’ils appliquaient avec tant de sérénité des méthodes déplorables. Que M. Lavisse, au sortir de leurs mains, ait pu devenir un historien, c’est une espèce de miracle, ou c’est la preuve que la plus mauvaise éducation ne saurait gâter un bon naturel. Soucieux d’épargner aux générations futures les erreurs dont il a failli lui-même être la victime, l’éminent professeur de la Sorbonne procède à une exécution en règle de ce système classique, qu’il est d’ailleurs tellement plus facile de railler que de remplacer ! C’est la mort sans phrases, la guillotine sèche.

Ce système qui fonctionnait encore dans son intégralité, quand M. Lavisse en a subi la fâcheuse discipline, a été dans ces vingt dernières années sensiblement modifié. On y a introduit diverses réformes que les humanistes déploraient, sans toutefois oser trop protester, crainte de se faire honnir. Il est curieux de constater qu’aujourd’hui il n’est aucune de ces réformes, tant vantées, qui ne soit, après épreuve faite, condamnée, abandonnée, rejetée. Citons seulement pour mémoire la création de cet « enseignement moderne » promis à de si belles destinées et réservé à un si misérable échec. Il venait de naître et aspirait à remplacer l’enseignement classique, — ou, pour autant dire, vieillot et suranné, — lorsqu’une mésaventure l’arrêta net : lors de la grande enquête menée, il y a quatre ans, par la commission parlementaire que présidait M. Ribot, il réunit contre lui l’unanimité des suffrages. Mais en outre, à l’intérieur même de l’enseignement classique, on s’était efforcé de faire circuler un esprit nouveau, qu’on croyait inspiré des méthodes de l’histoire et de la science.

On déclarait absurde, par exemple, de ne faire jamais connaître aux jeunes gens les ouvrages des grands écrivains que par des extraits, et d’expliquer dans les classes des fragmens, des morceaux choisis, au lieu d’étudier les œuvres entières. Voici qu’on n’est plus si assuré de l’utilité de ces lectures d’ensemble : on revient à comprendre l’utilité de ces petits livres qui contiennent, suivant le mot de Fénelon, la fleur de la plus pure antiquité. Au maître qui veut faire goûter l’antiquité à ses élèves, M. A. Croiset recommande « de choisir, élaguer, et ne pas s’asservir à ces scrupules pédantesques de fidélité littérale ou de purisme qui ont fait critiquer des recueils exquis comme le Selectæ, comme le Narrationes' ou le Conciones ou comme des extraits de Plutarque. Vouloir offrir à nos élèves exclusivement des ouvrages complets sous le prétexte de leur en faire saisir l’ensemble, c’est lâcher la proie pour l’ombre. Le plus souvent ils sont peu capables d’apprécier l’ensemble d’un ouvrage étendu, tandis que les anecdotes, les récits, les développemens limités dont ces ouvrages fourmillent, seraient pour leur esprit et pour leur cœur la nourriture la plus substantielle à la fois et la plus savoureuse. »

Parmi les exercices scolaires, celui qui, pendant longtemps, avait occupé le sommet de la hiérarchie et qui était considéré comme le plus bel effort d’un élève bien doué, c’était le discours. C’est aussi celui sur lequel on a daubé avec le plus de verve. Voyez-vous ce rhétoricien en train de composer le discours d’Annibal à ses troupes, de Henri IV à ses gentilshommes, de Louis XIV au Parlement ! Au lieu de ces chefs-d’œuvre oratoires, ne vaudrait-il pas mieux lui faire écrire quelques pages simples et saines sur un sujet de littérature ? La dissertation devait être infiniment préférable au discours : elle enseignerait à lier des idées, au lieu d’agencer uniquement des mots. On s’aperçoit aujourd’hui que ce genre de dissertations littéraires suppose chez l’élève des connaissances qu’il ne peut avoir, dépasse la portée de son raisonnement, et ne peut donc servir, la plupart du temps, qu’à lui faire contracter de très mauvaises habitudes d’esprit. C’est M. Lanson qui le déclare : « Nous avons à peu près lâché le discours politique et historique, et nos élèves ne courent plus guère après les habiletés oratoires ni les convenances dramatiques. Sous forme de discours et de dissertations, c’est l’histoire littéraire et la critique littéraire qui règnent dans la composition française : l’histoire littéraire, c’est-à-dire parler de ce que l’on ne sait pas, sans avoir lu les textes, sur la foi d’un manuel ; la critique littéraire, c’est-à-dire parler de ce qu’on n’atteint pas, de ce qu’on ne comprend pas, sur des autorités. Verbalisme creux, démarquage et plagiat, insincérité et abdication du sens propre, ou au contraire étourderie audacieuse à affirmer son savoir : voilà les résultats, je ne dis pas généraux, mais trop fréquens, de l’exercice que nous pratiquons. » Un autre point auquel on revenait avec insistance, c’était la nécessité d’enseigner abondamment dans les classes l’histoire de notre littérature. Comment admettre qu’un jeune Français ayant terminé ses classes fût moins instruit de la suite et du développement de notre génie littéraire que tel élève de gymnase allemand ou d’université anglaise ? Il fut décidé que cette matière figurerait au programme, et notre jeunesse cessa d’ignorer les caractères de la poésie lyrique au moyen âge et les sources du Roman de Renart. Elle se mit en devoir d’emmagasiner des dates, des titres d’ouvrages, des jugemens qu’elle n’avait ni le moyen, ni, au surplus, le désir de contrôler. On s’aperçoit aujourd’hui que l’histoire littéraire n’est pour les meilleurs élèves qu’un prétexte à apprendre par cœur des phrases de manuel et qu’il convient de se réduire à en donner les notions essentielles, à propos d’une lecture faite en classe. « Aussi peu d’histoire littéraire que possible… Bien entendu il sera toujours possible, souvent utile pour l’explication d’un texte particulier, d’ouvrir quelques percées dans l’histoire littéraire, d’avertir de certaines relations des œuvres et d’autres œuvres ; mais cela discrètement, prudemment, jamais en formules toutes faites, et plutôt sous forme d’un avertissement, d’un programme de lectures à faire. » C’est exactement ainsi que les choses se passaient dans les rhétoriques des Lemaire et des Boissier, ou plus tard des Merlet et des Maxime Gaucher.

Je pourrais prolonger cette énumération et signaler encore beaucoup de ces erreurs devenues manifestes à l’user, celle, par exemple, qui a consisté à introduire dans les classes sous forme de grammaire savante ou de critique des textes l’érudition la plus sèche et la mieux faite pour engendrer chez de jeunes esprits l’ennui et le dégoût. Tel est le bilan des réformes partielles accomplies il y a une vingtaine d’années dans l’enseignement secondaire : le grec et le latin ont reculé sans qu’on ait vu ni le français progresser, ni les langues vivantes bouger d’une ligne ; le niveau de l’enseignement littéraire s’est abaissé, sans qu’on ait vu s’élever celui de l’enseignement scientifique. En présence de ces résultats, on a pensé qu’il était urgent de procéder à une refonte totale du système d’études, et d’opérer cette fois une véritable réforme, celle qui se traduirait aussitôt par un universel bouleversement.

Cette réforme est celle qui, à l’heure actuelle, affole parens, élèves, professeurs, et les met exactement dans la situation du voyageur égaré au milieu d’une forêt et qui se trouve à un carrefour où s’entrecroisent plusieurs routes. Ces routes désignées par des lettres A, B, C, aboutissent à d’autres routes désignées par les mêmes lettres, mais dont la signification n’est plus la même. Bifurcations, trifurcations, voies parallèles, tronçons qui se raccordent, c’est le dédale. On dira que la réforme entre à peine en application ; que, pour se reconnaître dans cette confusion, peut-être suffira-t-il d’un apprentissage et d’un peu d’accoutumance : laissons faire au temps, repassons dans quelques années ! Seulement, ce qu’on commence à craindre, c’est que dans quelques années nous nu cherchions en vain la trace de l’enseignement secondaire, attendu qu’il aura cessé d’exister. Les déclarations des divers professeurs sont, à ce point de vue, des plus nettes et des plus troublantes. M. Paulin Malapert constate que notre enseignement vient de subir une opération : « Les médecins accourus au chevet du malade ont reconnu nécessaire une intervention chirurgicale. Elle vient d’avoir lieu et ce nous est tout à la fois un motif d’espoir et un sujet d’angoisse ; car, chacun le sait, à la suite des merveilleux progrès accomplis par la chirurgie, il est devenu possible de formuler cette sorte de double loi : on ne meurt plus d’une opération, on n’échappe guère à ses suites. » Le moyen, en effet, d’échapper aux suites d’une opération qui consiste, paraît-il, dans l’amputation des jambes et l’ablation de la tête ? Pour parler sans métaphore, « je vois très bien, continue le même professeur, comment il se pourrait faire que d’ici une vingtaine d’années l’enseignement secondaire eût vécu. Cette disparition serait la suite naturelle d’une évolution dont il est facile de se représenter les divers stades, dont la possibilité, la probabilité ne sont pas malaisées à apercevoir, dont même, à de certains symptômes, il est permis de croire qu’elle est déjà commencée, du moins dans les vœux de certains. » M. Malapert est philosophe, et c’est donc de la philosophie qu’il mène le deuil. M. Croiset, qui professe les lettres anciennes, déplore le discrédit où elles sont tombées. M. Lanson, qui est professeur de littérature française, est amené à concevoir comme possible une éducation nationale où les professeurs de littérature française ne seraient que les premiers des « professeurs d’agrément. » Au moins le professeur de sciences se déclare-t-il satisfait ? Si la leçon de M. Hadamard a été placée à la fin du volume, c’était, pensions-nous, parce que toutes les autres devaient converger vers elle, et parce que le travail de réforme devait avoir eu pour résultat d’installer sur les ruines de tous les autres un enseignement scientifique capable de recueillir leur succession. Quelle n’a pas été notre stupeur à constater que les lamentations des professeurs de sciences font écho aux angoisses des professeurs de lettres et de philosophie ! M. Hadamard estime que, dans certaines sections, l’enseignement des sciences est dérisoire, réalisant ce prodige d’être devenu inférieur à ce qu’il était précédemment ; et il est d’avis que, dans les autres sections, les sciences ne sont pas réparties suivant leur importance respective, et sont enseignées d’après des méthodes absurdes, il ne craint même pas d’écrire : honteuses ! Le désarroi général, et la crainte d’une finale disparition, voilà donc l’état que révèlent les aveux des maîtres les plus désireux de conserver à l’enseignement secondaire sa valeur et son efficacité. En sorte qu’il est aujourd’hui aisé d’apercevoir le chemin parcouru en peu de temps. Nous avions en France un enseignement secondaire fortement organisé, harmonieux, et qui avait fait ses preuves ; enseignement incomparable au point de vue français, puisque nulle part à l’étranger on n’en trouvait l’équivalent ; c’était lui qui avait formé notre esprit, sinon notre caractère, et qui y avait mis sa marque au temps où la primauté de l’esprit français dans le monde était incontestée. Cet enseignement, on s’est d’abord évertué à le fausser, à l’altérer, à le diminuer. Aujourd’hui, on en vient à se demander combien de temps mettront à tomber les quelques pans de mur encore debout de l’édifice miné, lézardé et ruineux.

Je n’ignore pas à quel ordre de préoccupations ont obéi les promoteurs de la dernière réforme de l’enseignement, et c’est ici le centre du débat. « Cet enseignement des humanités, disent-ils, vous pouvez l’admirer et le regretter, mais vous ne pouvez empêcher qu’il n’ait fait son temps. Ce n’est pas de nos réformes qu’il souffre, c’est de sa longévité. Il arrive que le malade meure des remèdes qu’on lui fait ; il arrive aussi qu’il meure de sa maladie ; c’est le cas. Comment aurions-nous pu fermer l’oreille aux réclamations qui s’élevaient de toutes parts ? Comment méconnaître une opinion qui se faisait jour dans les écrits de tous les publicistes, à quelque parti d’ailleurs qu’ils appartinssent ?… » Ils n’ont pas réfléchi que, comme on le faisait remarquer dans un livre récent[2], ces critiques sont aussi anciennes que l’enseignement auquel on les adresse et qu’on n’a pas attendu le XIXe siècle pour se plaindre d’un enseignement qui date du XVIe. C’est au début du XIVe siècle qu’un poète s’exprimait en termes déjà rudes sur le compte des maîtres qui avaient perdu sa jeunesse et, comme dirait M. Lavisse, manqué son éducation :


… C’étaient de grands bêtes
Que les régens du temps jadis,
Jamais je n’entre en Paradis
S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse.


Après Marot, Rabelais n’était guère moins sévère, et, à l’en croire, un élève formé par les méthodes d’enseignement usitées de son temps en devenait « fou, niays, tout resveux et rassoté. » Montaigne à son tour déplorait qu’on ne s’adressât qu’à la mémoire de l’enfant, qu’on fût sans cesse à « criailler à ses oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir. » Descartes, ses études terminées, faisait retour sur lui-même et s’apercevait qu’il ne savait rien. D’un bout à l’autre du XVIIe et du XVIIIe siècle les mêmes plaintes se répondent. Et notez que les reproches qu’on adresse alors à l’enseignement diffèrent à peine de ceux qu’on trouve sous la plume de nos modernes publicistes : surcharge des programmes, encombrement des classes, surmenage, inutilité, frivolité d’un enseignement tout verbal et formel. Pour nous dispenser d’une longue énumération, il nous suffira peut-être de citer une opinion qui en résume plusieurs autres. « La manière dont la jeunesse est instruite dans les collèges de l’Université laisse à désirer ; les écoliers y apprennent tout au plus un peu de latin ; mais ils ignorent l’histoire, la géographie et la plupart des sciences qui servent dans le commerce de la vie. » Celui qui exprimait ainsi par avance les desiderata des plus réalistes de nos réformateurs est un personnage dont ils n’ont guère coutume de se recommander, puisque c’est Louis XIV. Comme l’enseignement classique n’a cessé d’être attaqué par ceux-là mêmes aux besoins et aux goûts de qui il nous semble aujourd’hui qu’il fût exactement adapté, nul doute que l’enseignement nouveau, tel qu’il sortira des réformes actuelles, ne soulève de violentes critiques parmi ceux dont on souhaitait le plus vivement l’approbation. C’est une loi que, dans tous les temps et dans tous les pays, on fasse son procès à l’enseignement : la raison en est toute simple : si contens que nous soyons de nous, il nous faut bien constater que nous sommes un peu plus ignorans que nous ne voudrions ; au lieu de nous en prendre à nous-mêmes, nous accusons nos maîtres.

Quel est pourtant le grand argument sous le poids duquel on accable l’enseignement secondaire ? On déclare qu’il n’est pas approprié à la vie moderne. Dans une société où, depuis cent ans, toutes les conditions ont changé, il est inadmissible que l’enseignement lui seul reste immuable. « L’enseignement secondaire est un enseignement d’ancien régime ; » telle est l’objection fondamentale ou, pour mieux dire, l’unique objection qu’on invoque contre lui. Chez plusieurs, elle ne traduit qu’un sentiment de bas fanatisme, à savoir que l’enseignement secondaire est accessible surtout à la classe bourgeoise et que cette classe est l’ennemie. A ceux-là, bien entendu, nous n’essaierons pas de répondre. Il va sans dire que, dans l’esprit des professeurs de l’Université, l’objection prend un tout autre caractère. Ils sont très justement frappés de la nécessité qu’il y a à mettre en harmonie toutes les institutions d’un pays. Ils comprennent bien que le but de l’éducation doit être de fournir à ce pays les hommes dont il a besoin. Il est incontestable qu’aujourd’hui plus qu’au temps où le mot célèbre fut prononcé, « la démocratie coule à pleins bords ; » notre enseignement doit donc être adapté à un régime démocratique. D’autre part, les sciences ont pris dans l’époque moderne un développement inouï, et elles n’ont pas seulement changé la conception que nous nous faisions du monde, mais, par leurs innombrables applications industrielles, elles sont devenues un des élémens les plus considérables de notre vie quotidienne. Nous avons chaque jour davantage besoin de chimistes et d’ingénieurs, d’industriels et de commerçans, Qu’avons-nous à faire d’hellénistes ? Science et démocratie sont deux termes inséparables, et, cet aphorisme étant tenu pour axiome, il s’ensuit que l’enseignement dans une démocratie doit être scientifique. De là ce mépris qu’il est d’usage aujourd’hui d’affecter, même entre lettrés, pour la littérature. De là cette énergie avec laquelle on s’engage à n’enseigner-la littérature que de la façon la moins littéraire possible. De là ce dédain, — où l’on ne saura jamais pour quelle part entre l’envie, — à l’endroit de ce qu’on appelle la virtuosité et qui n’est que le talent : une démocratie n’a pas besoin d’hommes de talent…

Il y a dans cette façon de raisonner d’étranges confusions de mots. Il est bon d’écarter d’abord tout ce qui ne sert qu’à encombrer la discussion et masquer la question véritable. Nous aimons la démocratie, mais nous aimons encore plus la vérité. Avouons-le donc, ce n’est pas par sa nature qu’un enseignement échappe à la masse ou lui est accessible, c’est par son degré. Et M. Croiset en fait excellemment la remarque : tout enseignement, même fondé sur l’histoire ou sur les sciences, dès qu’il est poussé un peu loin, devient aristocratique. Il ne s’agit pas davantage de savoir si le lycée formera des jeunes gens munis de toutes les connaissances positives qu’exige la pratique des diverses professions ; car ce n’est pas pour cela que le lycée a été institué. L’objet propre de l’éducation au lycée est de donner à l’esprit une culture générale. Donnera-t-on cette culture générale par le moyen des sciences ou par le moyen des lettres ? tel est, réduit à ses données essentielles, le problème de l’enseignement secondaire.

Or, que les sciences, dans la mesure où on peut les enseigner au lycée, aient, en vue de cette culture générale, une suffisante valeur éducative, c’est ce que les hommes de science n’accordent pas. « La science telle que nous la concevons, écrit M. Hadamard, vient à peine de se former. Ses méthodes, ses résultats, son rôle philosophique, son rôle social sont autant de conquêtes nouvelles de l’humanité ; nouvelle aussi son entrée dans l’enseignement. » Ce n’est pas dans la période où, nouvelles encore, elles se cherchent et s’essaient que les connaissances ont une valeur d’éducation. D’ailleurs, c’est M. Homais qui considère la science comme formant un bloc ; quand ils parlent de la science, les savans entendent : les sciences. Entre ces sciences, l’équilibre ne s’est pas établi, mais il y a rivalité, et on se demande aujourd’hui si on n’a pas fait fausse route en donnant à une catégorie de sciences la prédominance sur toutes les autres dans l’enseignement : « Bien loin que les mathématiques doivent nous occuper exclusivement, nous devons nous élever contre la prépondérance que l’enseignement secondaire leur a donnée sur les autres sciences. » Ce sont encore les non-savans qui s’imaginent que dans l’ordre scientifique il n’y a pas de place pour l’incertitude : en fait, nous voyons qu’on n’est pas d’accord sur la méthode dont on doit se servir pour les enseigner. Quoi ! Deux méthodes en mathématiques, comme on disait jadis : deux morales ! Il faut bien en croire un homme de la partie. « À ces obstacles qu’on lui impose, l’enseignement mathématique en ajoute un autre venant de lui-même et de sa méthode. Celle-ci est, comme on sait, la méthode euclidienne, immortel édifice qui domine encore aujourd’hui toutes les mathématiques… Si une telle méthode est indispensable aux mathématiciens, si elle est même considérée comme nécessaire aux élèves qui sont arrivés à un certain degré d’instruction, on doit se demander s’il n’y a pas de graves inconvéniens à l’imposer immédiatement aux commerçans. » Pour ce qui est de la méthode d’après laquelle on enseigne aujourd’hui les sciences naturelles. M. Hadamard la compare à celle de ce professeur de gymnastique qui faisait faire à ses élèves des compositions écrites. Le malheur est que cette méthode qui consiste à dicter un cours, faire étudier dans un livre et donner des problèmes à résoudre sur le papier semble bien imposée par la force même des choses. C’est au laboratoire qu’on s’initie vraiment aux méthodes de la découverte scientifique ; ce n’est pas sur les bancs du collège. De même il y a sans doute une sorte d’enthousiasme scientifique qui peut élever l’esprit et l’emporter dans les plus hautes régions. Mais ne nous payons pas de mots : reconnaissons que cet enthousiasme est la récompense d’un long commerce avec la science, mais qu’il ne saurait être l’effet de l’étude balbutiante, fragmentaire et incomplète des élémens des sciences. Et puisqu’on prétend adapter l’enseignement aux conditions de notre époque, ne cessons pas de tenir compte de ces conditions dès qu’elles deviennent gênantes pour notre thèse. Nous vivons dans une époque où les conditions d’existence matérielle sont de plus en plus rudes et difficiles, où la concurrence se fait sentir avec une âpreté grandissante, où il faut se faire tout de suite sa place. Nos jeunes gens sont pressés et ils vont au plus pressé. Ce qui est de nature à les tenter dans les sciences c’est qu’elles offrent de nombreux débouchés, et mènent directement à toute sorte de carrières : et c’est bien pourquoi, dans l’actuelle organisation par cycles, tant de parens ont choisi pour leurs fils les sections où brille le mot magique de sciences. On va aux sciences non parce qu’elles offrent à qui les aime d’un amour désintéressé des émotions quasi religieuses, mais parce que leur étude a un caractère d’utilité immédiate. Pas plus dans une démocratie qu’ailleurs, l’enseignement scientifique et utilitaire n’est un instrument de culture générale.

Au contraire, les lettres peuvent bien n’avoir pas d’autre efficacité ; mais elles sont l’organe même de cette culture, le moyen approprié à cette fin. Les professeurs de littérature dont nous lisons les leçons dans l’Education de la démocratie se sont appliqués avec soin à ne pas se contenter d’argumens de sentiment, et ne pas « entonner l’hymne éloquent des vieilles humanités. » A notre avis, ils s’en sont gardés avec un excès de scrupule ; mais leur argumentation n’en est que plus solide. M. Lanson n’a pas eu de peine à montrer, en des pages d’une précision qui ressemble à de la sécheresse, tout ce qu’on peut tirer, pour la formation intellectuelle, d’un texte littéraire dont on sait dégager et développer le contenu. « Une œuvre littéraire est un aspect de l’humanité, un moment de la civilisation. La plus légère est toute chargée de sens… A son tour, M. Croiset se porte garant que l’esprit de l’enseignement universitaire est l’esprit scientifique. « Nous ne croyons qu’à la science ; » telle est sa déclaration de principes. Son témoignage a d’autant plus de force quand il s’élève en faveur de la culture esthétique et de sa valeur éducative. « La vraie beauté n’est que l’épanouissement suprême de l’idée dans une forme qui la rend sensible. L’œuvre d’art la plus belle est celle qui enferme dans l’harmonie du mot, de la ligne, de la couleur, la plus grande somme de vie, c’est-à-dire de pensée et de sentiment. Éliminer de l’idée de beauté toute réalité substantielle, c’est une grave erreur. Mais en exclure, comme fait Tolstoï, la notion même de la forme, c’est un contresens. Le propre de la beauté est d’être à la fois fond et forme, et de donner ainsi à l’âme un aliment complet, mieux adapté aux enfans et à la foule que ne l’est parfois l’idée pure… Ce serait donc une lourde faute que de ne pas faire à la beauté sa part dans l’éducation, en France surtout, où le goût naturel est si vif, où le sens de l’art a toujours été une des qualités essentielles de l’esprit national et un. De ses moyens d’influence les plus efficaces. » Veut-on développer chez les jeunes gens uniquement le bon sens (ce qui d’ailleurs est une conception beaucoup trop étroite et timide de l’objet de l’éducation) ? veut-on leur donner uniquement le goût de la vérité (ce qui d’ailleurs revient à amputer la nature humaine, qui ne se passera jamais de nobles, de généreuses et de magnifiques illusions) ? où trouvera-t-on pour développer le bon sens, le sentiment des réalités et le goût du vrai, un procédé meilleur que le commerce intime avec notre littérature classique ? J’avoue encore que l’idée d’autorité n’est guère en faveur aujourd’hui et que celle de tradition nous est suspecte ; mais il appartient aux hommes de pensée de conserver leur sang-froid au milieu de l’engouement universel, et de maintenir contre le courant de la foule les principes qu’ils savent être nécessaires. On ne conçoit même pas une société organisée où l’autorité ne joue quelque rôle ; et, si affamé qu’on soit de progrès, on ne peut méconnaître que la tradition, qui a en elle sa vertu, est en outre la condition même et un des élémens de ce progrès. L’autorité et la tradition auraient encore leur place dans l’éducation quand bien même elles seraient bannies de partout ailleurs, Et par-là encore l’enseignement littéraire se recommande à quiconque aborde avec sérieux et respect le problème de l’éducation.

Comment enfin ne pas être frappé de ce fait qu’au moment où, de gaîté de cœur, nous nous apprêtons à sacrifier l’enseignement des lettres, on s’efforce de le retenir ou de le renforcer dans les nations voisines, dans celles mêmes qui sont aujourd’hui le mieux armées pour la lutte économique et qui nous font sur les marchés du monde une concurrence trop souvent victorieuse. M. Malapert rectifie l’assertion de je ne sais quel rapporteur de commission affirmant qu’en Prusse on a établi l’égalité de sanction entre la Real Schule et le gymnase. C’est le contraire qui est vrai. « Le gymnase est sorti du conflit plus fort qu’auparavant : on ne peut faire ni droit, ni médecine, ni théologie, sans connaissance du latin. » Encore ne s’agit-il ici que de la préparation aux carrières dites libérales. Mais d’après un renseignement que M. Croiset emprunte à un article de M. Bornecque paru dans la Revue universitaire, la fameuse supériorité des Anglo-Saxons trouve dans la formation littéraire classique un auxiliaire dont elle n’a garde de se priver. « Dans des villes industrielles comme Birmingham, tous les Headmasters (directeurs) des écoles industrielles et commerciales considèrent l’enseignement du latin comme le meilleur moyen de former l’intelligence : tous leurs élèves apprennent le latin jusqu’à quatorze ans et le continuent deux années encore dans la division moderne ; de même, le latin est obligatoire, jusqu’à treize ans, dans l’école essentiellement pratique de Dulwich. » À ces exemples, qu’il serait facile de multiplier, j’en ajouterai un, sur lequel mon expérience personnelle ne me laisse aucun doute. Tous ceux qui ont visité les Universités des États-Unis savent quelle extension y a prise dans ces derniers temps l’enseignement des lettres. Dans cette culture classique qu’elle travaille à nous ravir et à s’approprier, la démocratie américaine ne voit pas seulement une parure, mais une force.

La conclusion qui se dégage de ces quelques remarques est très nette, et l’ouvrage qui nous les a suggérées a tout au moins cette utilité d’avoir posé la question comme elle le doit être. A l’enseignement professionnel il appartient de fournir aux jeunes gens une préparation technique ; et puisqu’il laisse encore chez nous beaucoup à désirer, qu’on ne néglige donc rien pour le développer ! A l’enseignement supérieur il appartient d’ouvrir toutes grandes les portes de la recherche scientifique et de former des spécialistes, Entre les deux, reste une place bien déterminée pour l’enseignement secondaire, dont l’objet, qui ne se confond avec celui d’aucun autre, consiste dans la culture générale et désintéressée de l’esprit. De cet enseignement, une démocratie ne saurait se passer ; et il n’y a rien en lui qui contredise le principe même de l’égalité ; car s’il n’est pas en fait également accessible à tous, il ne s’ensuit pas qu’en dernière analyse tous n’en profitent pas de quelque manière. Cet enseignement a pour moyen les études littéraires. Que ces études littéraires puissent se renouveler, se rajeunir, et qu’elles profitent des progrès de l’histoire ou de la philologie, nul ne le conteste. Encore faut-il que les réformes qu’on y introduit soient faites dans un esprit de sympathie, non de suspicion. En cherchant à le modifier, on l’a naguère affaibli et appauvri, et les professeurs de l’Université n’hésitent pas aujourd’hui à répudier des innovations malheureuses : car le mieux qu’on ait à faire, quand on s’est trompé, c’est sans doute de réparer son erreur. L’erreur que découvrent aujourd’hui dans les nouveaux programmes ceux-là mêmes qui sont chargés de les appliquer serait de conséquence autrement grave, puisqu’elle aboutirait, dans un laps de temps peu éloigné, à la ruine totale de l’enseignement secondaire. Si l’on n’y avise, et si l’on ne se ressaisit pendant qu’il en est temps, c’en sera fait d’une supériorité dont personne encore en France n’avait songé à faire bon marché : la supériorité intellectuelle.


RENE DOUMIC.

  1. L’Éducation de la démocratie. Conférences faites à l’École des haute : études sociales, par MM. Lavisse, A. Croiset, Seignobos, Lanson, Malapert, Hadamard, 1 vol. in-8o (F Alcan).
  2. Conférences pour le temps présent, 1 vol. (Lecoffre).