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Revue littéraire - L’Immortel de A. Daudet

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Revue littéraire - L’Immortel de A. Daudet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 695-706).
REVUE LITTERAIRE

L’Immortel, par M. Alphonse Daudet. Paris, 1888, Lemerre.

Si peut-être, en écrivant l’Immortel, M. Alphonse Daudet, comme je me le suis laissé dire, avait eu l’intention « d’asséner » à l’Académie française un coup dont « la vieille dame » ne se relevât plus, — ce sont les expressions d’un article du Figaro, — il a pu s’apercevoir, depuis que son livre a paru, qu’il avait manqué son affaire, et que la partie n’était pas si facile à gagner. Jamais, en effet, on n’avait tant parlé de l’Académie française que depuis que M. Daudet s’est avisé de la caricaturer ; jamais pour la défendre on n’avait trouvé de meilleures raisons ; et jamais, quant à moi, je n’avais mieux compris l’utilité de son institution qu’en lisant l’Immortel. Ainsi, parfois, nos intentions tournent contre nous-mêmes, et le hasard a de ces ironies. Non-seulement ce n’est pas à la popularité de l’auteur du Nabab et de Sapho, c’est au bon renom, et, si je puis dire, c’est à la vitalité de l’Académie française que l’Immortel aura dû son succès d’un jour ; mais encore, et plus tard, comme tant d’autres satires, c’est à l’Académie qu’il devra de survivre, ce n’est pas à l’homme de talent, dont nous avons regret à constater qu’il est sans doute l’un des moins bons romans.

C’est qu’aussi bien, et d’abord, puisqu’il voulait s’expliquer sur l’Académie, M. Daudet, dans son Immortel, n’a rien dit ou presque rien de ce qu’il y en avait à dire. Et, il est vrai qu’il ne le pouvait pas, le seul reproche un peu grave que l’on doive adresser à l’Académie étant précisément ce qui ferait son unique excuse aux yeux de M. Daudet et des « plus parisiens de ses amis de lettres. » Mais, c’est bien celui qu’elle mérite, et que, pour ce motif, on nous permettra d’indiquer. Par une condescendance étrange pour l’opinion du boulevard et des petits théâtres, ou par ambition d’une popularité qu’elle ne saurait acquérir qu’en y perdant sa raison d’être, laquelle est de résister aux engouemens du jour, il semble donc que l’Académie française, depuis quelques années, ne veuille plus faire de littérature, quand elle consent d’en faire, qu’au détriment et aux dépens des bonnes lettres. Uniquement attentive à ce que l’on dira d’elle, non pas dans les salons, — car où sont les salons ? et puis, quel titre y auraient-ils ? — mais dans les bureaux de rédaction, entre la Madeleine et les variétés, elle ne va plus, comme autrefois, chercher, dans la solitude où il se sont retirés, un Emile Montégut ni un J.-J. Weiss, pour honorer en eux des esprits rares et pour avertir de leur distinction, qu’il ignore, l’auteur de… l’Abbé Jules, ou celui des Trente millions de Gladiator. Mais, en revanche, elle consulte les « chroniqueurs parisiens, » elle prend les avis des journaux, ceux de la Société des gens de lettres ou de la Société des auteurs dramatiques ; elle se demande avec anxiété ce que penseront de ses choix ou de ses candidats les feuilles prétendues littéraires. Et, comme si elle ne voyait pas qu’en livrant de la sorte aux discussions des demi-lettrés les intérêts dont elle a charge, lesquels sont avant tout ceux de la tradition et de l’histoire, elle les trahit ; elle n’appelle plus enfin du nom « d’élections littéraires, » — car elle en fait d’autres aussi, — que celles qui satisfont, qu’approuvent, et que contresignent M. Albert Wolff ou M. Henry Fouquier. Voilà ce que je lui reprocherais, si j’en avais le temps ; car il n’y a rien, non pas même la prétention qu’elle affiche quelquefois d’être une compagnie politique, il n’y a rien qui menace, tôt ou tard, de la discréditer davantage. Mais l’on voit assez aisément que M. Daudet ne pouvait pas le dire, lui, chez qui le romancier n’a jamais pu complètement triompher du « chroniqueur, » et à qui les chroniqueurs, ou plutôt les « reporters, » auraient depuis longtemps, et plus tôt qu’à son tour, ouvert les portes de l’Académie, si lui-même, jadis, ne se les était fermées solennellement ; — avec peut-être un peu trop de fracas.

Il n’a donc guère fait, dans son Immortel, pour toute médisance, que renouveler contre l’Académie de très anciennes épigrammes. Si, par exemple, il ne lui reproche point d’avoir oublié jadis de s’associer Molière, c’est qu’au cours de son récit l’occasion ne s’en est point offerte ; mais c’est bien là, comme au directeur lui-même du Moliériste, son grand grief ou l’un de ses grands griefs contre elle. Quelques hommes de talent n’en ont point fait partie ; et, en revanche, quelques médiocrités, ou, pour être plus poli, quelques « utilités, » s’y sont parfois insinuées, des Ripault-Babin ou des Astier-Réhu, qui n’avaient point seulement écrit Tartarin sur les Alpes. A la vérité, il lui reproche encore « le costume dessiné par David, » l’habit à broderies vertes et le chapeau à la française ; et qu’elle n’est point composée d’éphèbes, mais ordinairement de vieillards, dont il y en a même qui ne sont point beaux. Celui-ci, par exemple, Gazan, a « le crâne inégal, » et le « masque terreux et squameux d’un proboscidien, » celui-là, Laniboire, a « la bouche tordue d’un guignol hémiplégique ; » et il est malheureusement certain, comme l’a fait observer M. Jules Lemaître, que « la nature n’a pas donné à tout le monde de noirs cheveux bouclés, un nez d’une fine courbure, de longs yeux, une tête charmante et toujours jeune de roi sarrazin. » Moi, je n’ai jamais vu de jeune roi sarrazin. Que si maintenant à ces traits de caricature, plus dignes de feu André Gill que de M. Daudet, vous ajoutez un dernier reproche, qui est que les écrivains qui songent à l’Académie risqueraient, en y songeant trop, de ne pas écrire la Terre ou la Fille Elisa, vous aurez la somme des griefs de M. Daudet contre l’Académie. Cette coupole est un éteignoir ; et M. Daudet lui-même, s’il l’eût eue sur la tête, n’eût pas osé nous montrer, dans le tombeau des Rosen, la princesse, quoique née Sauvadon, échangeant de « lents et profonds baisers » avec son architecte. Reste à savoir s’il y eût perdu, M. Daudet, s’entend ; — et non pas l’architecte.

Mais où les Laniboire, et les Ripault-Babin, qui sont hommes, triompheront tout à fait, c’est quand ils se diront, et le public avec eux, qu’il faut bien que l’Académie soit quelque chose encore, et un peu plus qu’un « leurre » et qu’un a mirage, » pour qu’un écrivain de la valeur et du talent de M. Daudet laisse paraître ainsi son dépit de s’en être évincé. Oh ! je sais bien qu’il n’en conviendra pas ; et j’ajoute qu’il sera de bonne foi. M. Daudet ne s’est pas présenté, il ne se présente pas, il ne se présentera jamais. Comme son sculpteur Védrine, il a se moque du succès, du public et des prix d’Académie. » C’est le véritable artiste, à qui suffit sa conscience. Il n’a jamais écrit, comme il le dit encore, « que pour sa joie personnelle, pour le besoin de créer ou de s’exprimer. » Et s’il a peint sous les traits que nous disions ses Laniboire et ses Danjou, ses Desminières et ses Gazan, tant pis pour eux, c’est qu’il les a vus tels, et qu’il les a rendus comme il les voyait, et qu’il les a vus comme ils sont. Mais, après tout cela, le public est si malicieux, que tant de violence n’en passera pas moins pour un étrange effet de tant d’indifférence. Ne leur en voulant en aucune façon, ni de rien, que peut-être de croire qu’une histoire vaut bien un roman, — et l’œuvre même du sévère Henri Martin celle du joyeux Paul de Kock, — on se demandera de quelle manière l’auteur de l’Immortel eût donc arrangé nos académiciens, si par hasard il eût eu quelques raisons de leur en vouloir. Et on les cherchera, et on ne les trouvera point, mais on les supposera tout de même. Et comme il ne conviendra ni à la dignité de M. Daudet, ni à celle de l’Académie, de les supposer personnelles, vous voyez bien la conséquence : il nous faudra conclure que l’Académie n’est pas tellement « passée de mode, » en train de « moisir sous sa coupole ; » et aussi que l’heureux auteur du Nabab et de Numa Roumestan a décidément le bonheur un peu aigre, le désintéressement bien amer, et l’insouciance furieusement querelleuse.

J’ajouterai seulement, pour tâcher d’être juste, que l’Académie française n’est pas seule maltraitée dans ce livre, et que l’université, l’architecture et la diplomatie, la science et « la société, » les grands-ducs de Finlande et l’archéologie préhistorique, — en la personne du baron Huchenard, — les relieurs et les princes, n’y apparaissent guère plus flattés. Jamais M. Daudet n’avait rien encore écrit de plus satirique, de plus violent surtout. Avec les qualités ou quelques-unes au moins des qualités habituelles de M. Daudet, qui ne sont point celles de M. Zola, vous diriez de Pot-Bouille, transposé dans un monde qui ne serait pas plus propre, au fond, mais mieux habillé cependant, qui garderait encore certaines apparences, qui n’étalerait pas ses vices en façade. Le sculpteur Védrine, beau, noble, intelligent et bon, achèverait de préciser la ressemblance, faisant ici le rôle du romancier naturaliste qui représentait la vertu dans Pot-Bouille. Et je n’en voudrais à M. Daudet ni de cette émulation d’artiste, ni de ce pessimisme, qui pouvait donnera son Immortel beaucoup de profondeur. Mais alors, pour le faire valoir, il eût fallu que, comme autrefois dans Sapho, par exemple, ou dans l’Evangéliste, son intrigue roulât sur quelque autre sujet que ceux qui s’entrecroisent dans son Immortel. On ne joue pas avec le pessimisme ; et quand on le veut toucher, c’est à d’autres questions qu’il faut que l’on s’attaque, sous peine de n’en donner que la caricature. C’est peut-être aussi avec d’autres moyens et d’autres procédés que ceux de la chronique.

Non pas ici que nous prétendions reprocher à M. Daudet les allusions ou les personnalités dont il paraît que son Immortel abonde. A la vérité, si j’avais l’honneur d’être romancier, c’est un moyen dont il me semble que je n’userais guère. Je craindrais trop qu’en ce genre de portraits, au lieu de mon talent, — car j’aurais la faiblesse de ne pas « me moquer » du succès ni du public, — on n’applaudit uniquement le mérite vulgaire de la ressemblance. Les photographes et les caricaturistes y atteignent trop aisément pour qu’un vrai peintre soit curieux de s’en entendre louer. Cependant, ce n’en est pas moins le droit du romancier que de travailler d’après le modèle vivant, et, le modèle vivant, c’est pour lui tous ceux qui s’exposent sur le théâtre du monde. Eh ! que resterait-il de Gil Blas ou du Diable boiteux, que resterait-il des Caractères de La Bruyère, si l’on en ôtait tous les Ripault-Babin et les Astier-Réhu, tous les princes d’Athis et toutes les duchesses. Padovani du XVIIe siècle ? A peu près ce qu’il resterait des Satires de Boileau, si l’on en effaçait les faits particuliers, les interpellations et les noms propres, ceux de Chapelain et de Cotin, tous les deux académiciens, ceux de Linière et de Pradon. Ce qui est seulement à redouter et à éviter, c’est qu’en imitant de trop près le modèle on ne l’imite pas d’assez loin ; et voilà sans doute une naïveté grande, mais les peintres savent bien que c’est ce qui fait la première difficulté de leur an. Il m’a paru qu’en général M. Daudet, dans son Immortel, ne l’avait pas toujours très heureusement surmontée.

On lui a fait une autre critique ; et, dans son « Immortel » en personne, ayant reconnu des traits de plusieurs académiciens, on a déclaré que le personnage ne se « tenait » point, qu’il s’en « allait, » que la tête d’Auger n’était point à sa place sur les épaules de Michel Chasles. Comme si cependant, et de tout temps, ce n’était pas ainsi que les romanciers, que les auteurs dramatiques, que les poètes eux-mêmes ont composé leurs personnages ! Et n’a-t-on pas dit encore, — puisque c’est l’histoire de cet illustre géomètre et du faussaire Vrain-Lucas qui fait le fond, dans l’Immortel, de celle de relieur Fage et de l’historien Astier-Réhu, — qu’un historien qui sait son métier n’aurait jamais donné dans un panneau si ridicule, qu’il y fallait l’ignorance et la simplicité d’esprit d’un mathématicien ? Ce qui est peu flatteur pour les mathématiciens, et ce qui l’est trop pour les historiens. Car l’histoire de l’histoire est remplie de ces mystifications, dont les plus habiles ont été victimes. La Beaumelle, avec ses Lettres de madame de Maintenon, a trompé, trompe encore des générations d’historiens ; avec leurs fausses Lettres de Marie-Antoinette, MM. d’Hunolstein et Feuillet de Conches ont surpris Sainte-Beuve ; c’est M. Thiers qui, lorsque l’on éleva les premiers doutes sur l’authenticité des Lettres de Pascal de la collection Chasles, intervint pour la défendre, et recula de plusieurs mois la constatation de la fraude. Je ne doute pas qu’il existe encore des fabriques de faux autographes, comme il en existe de faux Rembrandt ou de faux Véronèse ; s’il s’en était glissé jusque dans les dépôts d’archives, je n’en serais pas plus étonné qu’il ne convient de l’être ; et, en tout cas c’est précisément l’affaire Vrain-Lucas qui a éveillé l’attention des historiens sur les faux autographes. M. Daudet avait donc le droit de mettre au compte de son historien la mésaventure du géomètre. Et il l’avait également, en lui donnant des traits de Michel Chasles, de lui en donner d’Auger, parce que ; personne ; après tout, n’est une combinaison tellement particulière ni surtout tellement fixe que l’un ne puisse en échanger les élémens entre eux. Combien y a-t-il de nez qui feraient mieux dans un autre virage !

D’autres, observations pourraient porter sur le décousu de la composition. Ç’a toujours été, comme l’on sait, le défaut de M. Daudet, qu’il a d’ailleurs habilement déguisé, dont il avait réussi, dans Jack, dans le Nabab, à se faire presque une qualité, dont nous eussions cru qu’il avait triomphé dans l’Évangéliste et dans Sapho, mais que nous voyons reparaître dans l’Immortel ; — et qui ne laisse pas d’en rendre la lecture un peu fatigante. Les descriptions surtout y semblent infinies, et, moins nombreuses, on les y trouve plus longues : l’enterrement de Loisillon, par exemple, ou le dîner chez la duchesse Padovani. C’est que les notes de l’observateur, moins adroitement fondues dans le récit, y transparaissent à l’état simple, comme elles ont été prises. « Partout les taches vertes, bleues, rouges des cordons, l’argent mat, et les feux en étoiles des brochettes et des plaques… Quelqu’un se montra, une grosse dame en noir, veuve et fraîche, qui faisait son ménage mortuaire, tranquille, comme à la campagne, dans un cabanon marseillais… Un sacré petit officier, pas commode, la jugulaire au menton, dont cet enterrement devait être la première affaire. » Sur les carnets de M. Daudet, toutes ces esquisses doivent être datées. Presque à coup sûr, dans l’enterrement de Loisillon, il y a des notes que M. Daudet n’avait pas jadis utilisées dans l’enterrement de la petite Delobelle. Mais si M. Daudet a toujours procédé de la sorte, nous en avons fait ici même assez souvent la remarque pour qu’il nous soit permis de nous borner à la rappeler. Et il sera plus intéressant, plus instructif peut-être, de rechercher pour quelle cause plus profonde M. Daudet n’a pas pu mettre, dans son Immortel, ce qu’il avait su mettre, dans son Évangéliste ou dans Sapho, de suite et d’unité.

C’étaient sans doute aussi des « sujets parisiens, » pour parler comme lui, que M. Daudet avait traités naguère, dans l’Évangéliste ou dans Sapho, mais c’était en même temps quelque chose de plus, qui débordait la chronique, qui passait les fortifications, si je puis ainsi dire, et de vrais drames enfin de la conscience ou de la vie. Mais ici, dans son Immortel, puisque ce n’est pas à ses rancunes ou à son dépit, à quoi M. Daudet veut-il que nous nous intéressions ? à la candidature académique de M. de Freydet ? Qu’est-ce que c’est que M. de Freydet ? d’où sort-il ? qu’a-t-il fait ? et puisque l’Académie n’est rien ou peu de chose, que nous importe à nous, dans le fond des provinces, ou dans un quartier de Paris, très lointain et très silencieux, qu’elle prenne M. de Freydet ou qu’elle lui préfère le baron Huchenard ? Et le mariage du prince d’Athis ou la fortune de Paul Astier, quel intérêt y pouvons-nous prendre ? Architecte et diplomate, ils nous sont également étrangers, étant tous deux également « forts » peut-être, mais tous les deux surtout également vides et inexistans. Une gredinerie vulgaire, toute seule et par elle-même, n’a rien dont nous soyons curieux ; il faut encore que nous en connaissions les auteurs et qu’on nous montre en nous, au fond de nous, quelque chose de commun avec eux. Qu’avons-nous de commun avec le prince d’Athis ou Paul Astier ? et, pour nous les rendre intéressans, M. Daudet, comme un simple Ponson du Terrail, aurait-il compté sur le prestige des millions qu’ils convoitent ? Mais Astier-Réhu lui-même, si nous comprenons mieux les mobiles de ses actes, que nous importe qu’il occupe un troisième étage de la rue de Beaune ou l’appartement de son confrère Loisillon ? que ses « Charles-Quint » soient faux ou authentiques ? et qu’il ait dû son habit vert à son Essai sur Mare-Aurèle ou aux intrigues de Mme Astier, fille du « regretté Paulin Réhu » de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ? Pour avoir voulu faire une satire trop directe et des portraits ressemblans, M. Daudet a manqué cette part de satire plus générale des mœurs, et ces moyens d’intérêt profondément humain sans lesquels il n’y a pas de roman, — ni surtout de roman naturaliste.

Par cela seul, en effet, qu’il se donne comme une imitation plus fidèle de la vie et de la vérité, l’ait naturaliste est tenu, en imitant de plus près, d’imiter aussi plus profondément. Aux grands poètes et aux grands romanciers, de la famille de George Sand. on ne passe pas seulement l’invraisemblance de leurs inventions, on l’aime ; parce que leur objet est de nous ôter à nous-mêmes pour nous transporter avec eux dans un autre monde. Le prosaïsme ou la vulgarité de l’existence les attriste ; c’est leur plaisir que d’imaginer la vie selon un rêve qu’ils s’en font ; et, quand nous les lisons, nous leur demandons de nous faire partager ce plaisir. Mais l’art naturaliste, s’il ne supplée pas au charme de la fiction qu’il n’est plus, qu’il ne veut plus être, par l’étendue de l’observation ou la profondeur des peintures, il n’est rien. Non-seulement donc il devra ressembler, mais dans la ressemblance individuelle, il devra mettre quelque chose qui’ la dépasse, et qui en la dépassant la rende plus durable que son modèle. C’est ce que M. Daudet a oublié dans son Immortel, et c’est ce qui fait qu’on a bien pu le lire, mais on ne le relira point.

Comment ne l’a-t-il pas senti, que de la façon dont il les a peints, les personnages de l’Immortel ne représentaient rien d’autre ni de plus qu’eux-mêmes ? Car, ils sont si particuliers, et surtout si simples, qu’ils en cessent d’être vrais, d’être humains ; ils sont si « Parisiens » qu’ils en deviennent artificiels ; ce ne sont plus que des caricatures dont l’intérêt s’efface avec la disparition de leurs originaux. Astier-Réhu collectionne des autographes, et que fait-il avec cela ? Il collectionne des autographes. De même Paul Astier, son architecte de fils, quand il a pris les princesses pour a les asseoir sur ses genoux, » alors il « roule, il enveloppe, il reprend, il étreint, il engloutit » les duchesses ; et il ne s’ennuie pas, comme on dit dans la langue du boulevard ; mais c’est nous qui bâillons. De même encore M. de Freydet, le candidat perpétuel, dont les lettres intime » ne sont pleines que de l’Académie, qui « se fait une tête pour les ducs, » a la grande joie de son ami Védrine, mais non pas pour la noire, et qui répond aux condoléances qu’on lui fait de la mort de sa sœur par des lamentations sur son fauteuil encore une fois manqué. Mais nous savons bien que les hommes ne sont pas aussi simples que cela, et pour nous y intéresser ou pour les trouver ressemblans, nous les demandons plus complexes. Non-seulement au sens vulgaire du mot, les personnages de M. Daudet ne sont point sympathiques, et dans son Immortel, il n’y en a pas un dont nous puissions partager les chagrins ou les joies, mais ils ne le sont pas davantage, en ce sens que d’eux tous on peut dire, comme de l’académicien Laniboire, qu’ils ne sont vraiment que des « guignols, » Comme un montreur de marionnettes, M. Daudet en tire les fils ; et ce qu’ils ont parfois de douloureusement comique n’est fait que de l’impassibilité rigide qu’on les voit conserver dans toutes les situations. Il n’y a pas d’événement qui puisse arrêter sur les lèvres du vieux Jean Réhu son éternel « J’ai vu çà ; » il n’y a pas de catastrophe qui empêche le professeur Astier de parler a dans un sévère coup de mâchoire, » Et grâce aux anecdotes, à la pailleterie et au clinquant du style, grâce peut-être surtout à la « nervosité » contagieuse de M. Daudet lui-même, tout cela se remue, s’agite, se trémousse, rit et parle, et a l’air de vivre ; mais cela ne vit point.

Oserai-je ajouter que quelques-unes des actions dans lesquelles on nous les montre, et qui sont tout exprès choisies, je le sais bien, pour les rendre odieux et ridicules, passent la mesure de la vérité ? Est-ce que le succès de la Terre aurait troublé le sommeil de M. Daudet ? et quelles sont ces crudités auxquelles en d’autres temps il ne nous avait pas habitués ? Ce grand fils, dès la première scène, qui surprend sa mère à sa toilette, et qui la défaille comme il ferait une de ses maîtresses, en admettant que celle-ci le lui permît, et sa mère qui lui répond sur le même ton ! Ou bien encore, à Mousseaux, cette duchesse, affolée du besoin d’aimer, qui se dépoitraillé devant Paul Astier, pour lui montrer à quel signe se reconnaît la jeunesse des femmes ! Ou bien encore, dans une loge du Théâtre-Français, l’entretien rapide et violent du même fils et de la même mère, brutalement terminé par une injure plus vulgaire encore que grossière ! Si M. Daudet croit avoir fait et fort » en nous retraçant de semblables tableaux, il se trompe ; et il a fait « gros » seulement, ce qui n’est pas du tout la même chose. Mais quel besoin, vraiment, en avait-il ? et pour produire les mêmes impressions, aussi vives, et mélangées de moins de répugnance, se peut-il qu’il se soit défié des ressources de son art ? Que n’a-t-il donc mis aussi dans la bouche de la duchesse Padovani, trahie par le prince d’Athis, le vocabulaire de Gervaise, ou de la Mouquette ?

A la vérité, de ces scènes comme de quelques autres, M. Daudet pourra dire, il a même déjà fait dire qu’elles lui étaient nécessaires, pour nous montrer la famille moderne « atteinte de la longue fêlure qui court du haut en bas de la société européenne, l’attaque dans ses principes de hiérarchie et d’autorité ; » et, en le faisant dire, c’est une preuve qu’il a bien vu lui-même où pouvait être le véritable intérêt de l’Immortel. Sans rien changer au fond de son récit, et si seulement il en eût serré le lien un peu trop lâche ; au lieu d’éparpiller son intrigue, s’il eût trouvé le moyen de la concentrer entre Astier-Réhu, Mme Astier et leur fils, peut-être, en effet, ces scènes se supporteraient-elles ; et je ne crois pas, quant à moi, qu’elles parussent moins excessives, mais on se chargerait d’en plaider l’intérêt et la nécessité. Sans doute, le tableau serait toujours bien noir. Car, en quel temps, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils écrivent, ne s’est-on pas plaint que la famille, et, avec la famille, que la hiérarchie, que l’autorité, que la société s’en allaient ? Ce qui tendrait à prouver pour le moins que « la fêlure » est constitutionnelle. Je ferais un joli tableau, si je le voulais, de la famille du XVIIe siècle, avec un peu de Bussy-Rabutin, de La Bruyère, de Saint-Simon et de Bourdaloue. Mais enfin c’est un droit qu’on ne saurait disputer à personne, s’il voit quelque part un danger public, de le signaler à l’attention de ses contemporains. Ce que je regrette donc, c’est qu’en exagérant le cynisme de ses personnages, M. Daudet n’ait pas vu qu’il manquait le but, puisqu’il le dépassait. Mais je regrette encore davantage qu’il n’ait pas sacrifié quelques-unes de ses rancunes, et au besoin quelques-unes de ses notes, à l’intérêt social, si je puis ainsi dire, du sujet qu’il semble qu’il se fût d’abord proposé.

A défaut de ce genre d’intérêt, il en était un autre que comportait également la donnée de l’Immortel, et que M. Daudet a encore certainement entrevu. C’est ce que les apparences et le décor de la vie mondaine dissimulent trop souvent de dessous honteux ou misérables ; c’est de combien peu de choses, et qui n’ont quelquefois rien de commun avec elle, se compose une réputation de diplomate ou d’académicien ; c’est les vilenies secrètes qui se compensent en s’ajoutant pour former ce que l’on appelle une « surface » honorable. Ni le vice ni la perversité ne portent avec eux leur enseigne ; mais cherchez bien ; vous trouverez la tare, et ce n’est qu’une affaire de patience et de temps. M. Daudet ne l’ignore pas, et je n’en voudrais pour preuve que l’amertume ou l’ironie de quelques réflexions qui lui échappent. Celle-ci, par exemple, qui contiendrait tout un roman, pour celui qui saurait l’en tirer : « A Paris, dans la société, l’argent ne joue qu’un rôle occulte. On est censé en avoir, vivre au-dessus de ces misères comme dans les comédies distinguées. Manquer à cette convention, ce serait s’éliminer soi-même de la bonne compagnie. » Ou celle-ci encore : « Ah ! quand on a vu ces déblayages, et les balances symboliques fonctionner avec cette dextérité, on garde une forte idée de la justice. C’est à peu près la sensation d’une messe de mort expédiée en bousculade, par un prêtre étranger à un enterrement de pauvre. » Mais ce ne sont là que des « impressions, » sur lesquelles M. Daudet lui-même serait peut-être embarrassé d’appuyer, qu’ayant notées un jour il nous communique en passant, et dont je n’ai garde de dire qu’il ne sache pas l’importance, mais dont peut-être il aurait quelque peine à faire sortir toutes les conséquences. Car, moins académique encore qu’il ne le pense, et pour d’autres raisons, il lui manquerait cette habitude ou cette science de la réflexion, cet art d’approfondir, de creuser, d’étendre ses idées, qui manquent d’ailleurs à tant d’écrivains, et dont le manque a fait l’infériorité de nos naturalistes, sur les Anglais et sur les Russes, George Eliot ou Dostoïevski.

C’est ce qui explique bien des choses : leur sécheresse, leur ironie souvent plus dure que spirituelle, leur impuissance à pénétrer au-delà de l’écorce des choses, le manque d’ampleur et de profondeur surtout de leurs « chefs-d’œuvre. » Ils ouvrent les yeux sur le monde ; et le monde s’y peint comme dans un miroir, avec ses incohérences et ses contradictions ; mais l’explication leur en échappe, et aussi bien doit-on dire qu’ils ne la cherchent guère. Point de ces idées chez eux, ou de ces sentimens intenses et profonds, qui, par la seule vertu de leur attraction, groupent les choses et les hommes pour en former, et sans presque y prétendre, une conception de la vie. C’est pourquoi, tous tant qu’ils sont, leur pessimisme même a l’air d’un jeu d’artiste, d’un procédé plutôt que d’une conviction, et bien moins d’une façon de sentir ou de comprendre les choses que de les représenter. Faut-il le dire en d’autres termes ? Ils ont d’autres qualités, mais ils n’ont pas cette culture générale dont ils aiment mieux se moquer que de se la donner ; ils n’ont pas cette curiosité d’esprit que rien d’humain ne laisse indifférente, qui s’attache à de vieilles pierres, non pas plus, mais autant qu’aux faits quotidiens de la vie contemporaine, qu’à l’enterrement de Loisillon ou qu’à l’élection du baron Huchenard ; ils n’ont pas ce souci d’accroître et d’enrichir leur art de tout ce qui leur semble y être étranger. Mais le tort qu’ils ont pardessus tous les autres, c’est de mépriser ce qu’ils ne possèdent pas ; — et ceci, en nous ramenant naturellement à la satire du monde académique, achève de préciser le sens et de mesurer la portée de l’Immortel, plus grande peut-être que ne le croit M. Daudet lui-même, à de certains égards, — et surtout plus significative. Qu’est-ce qu’il reproche, en effet, à son « Immortel, » le professeur Astier-Réhu ? d’être un malhonnête homme ? en aucune façon ; et la probité de sa vie, jointe à l’énergie de sa volonté, feraient plutôt de ce dur et patient Auvergnat une espèce de héros de vertu. D’être médiocre, alors ? et d’être tombé lourdement dans le piège que lui a tendu son faussaire ? Sans doute ; mais il le trouve surtout ridicule et moquable d’être professeur, d’être académicien, d’être historien. « Oui, parlons-en du professeur, un misérable, dont l’existence s’est passée à détruire, à arracher dans des milliers d’intelligence la mauvaise herbe, c’est-à-dire l’original, le spontané… Ah ! le saligaud, nous a-t-il assez raclés, épluchés, sarclés… » Et l’historien ! « voyons, est-ce que cela constitue un titre d’historien, ce délayage de pièces inédites en de lourds in-octavo que personne ne lit… Il n’y a que la légèreté française pour prendre ces compilations au sérieux… Ce que les Allemands et les Anglais nous blaguent ! » Par où l’on voit, d’ailleurs, que M. Daudet ne connaît guère d’historiens allemands ni anglais. Car, en voilà qui se moquent de la composition ; et d’être lus par les romanciers ! Je crains aussi décidément que l’histoire ne consiste pour lui que dans la « chronique, » et l’art de l’écrire qu’à la moderniser, comme ont fait MM. de Goncourt… Mais ce qu’il me semble que l’on voit plus clairement encore, c’est ce qu’il y a par-delà ces grands mois : je veux dire la haine de la tradition, sous le nom de « convention, » et le mépris rageur du passé.

Oui, romanciers, auteurs dramatiques, journalistes et peintres, chroniqueurs et a reporters, » ils sont toute une école pour qui le monde et l’art n’ont commencé qu’avec eux. C’est l’éternelle querelle, qui dure depuis trois ou quatre cents ans, celle des « modernes » et des « anciens. » Écoutez-les plutôt dire. La haine qu’ils ont de l’Académie française, ils l’ont, et ils la témoignent tous les jours, à toute occasion, de tout ce qui 8e fonde sur le respect de la tradition ou l’amour du passé. Ils l’ont, par exemple, de l’École des Beaux-Arts et de l’École de Rome, où l’on apprend qu’il y eût de grands peintres avant Edouard Manet, et que les chefs-d’œuvre de Bastien Lepage et de la petite Marie Baschkircheff ne sont le dernier mot de l’art, que dans le sens et dans la mesure où le bégaiement du vieillard imite le balbutiement de l’enfant. Ils l’ont également du Conservatoire, de la Comédie-Française, et de ce répertoire classique, dont les chefs-d’œuvre, en maintenant un certain niveau de goût ou de délicatesse, empêchent la foule de courir aux romans de M. Zola, dramatisés par M. Busnach, ou aux vaudevilles tour à tour indécens, prétentieux et lugubres de M. Paul Alexis et des « jeunes » qui l’imitent. « Ineptissimus vir Astier-Réhu ! » Ils l’ont encore, cette haine, pour le latin que l’on enseigne à nos enfans dans les collèges, parce qu’il en reste toujours quelque chose, et qu’à défaut d’autre profit, il entretient dans les esprits une vague superstition de ce qui fut, le respect de ceux qu’on appelle les maîtres, la popularité des grands noms qui les gênent et qui les importunent, en nous prenant une part de l’admiration qu’ils voudraient de nous pour leurs Germinie Lacerteux, pour leurs Assommoir, pour leurs Immortel. Et, naturellement, plus encore que de tout le reste, ils ont la haine de l’Académie, parce qu’elle seule en littérature, ne pouvant pas, sans se détruire de ses propres mains, méconnaître entièrement l’esprit de son institution, représente encore aujourd’hui, même parmi nous, ce qu’ils feignent d’appeler la résistance à la « modernité, » mais qui n’est de son vrai nom que le maintien des droits du passé. Car l’humanité, selon le beau mot d’Auguste Comte, que l’on ne saurait lasser de répéter, l’humanité se compose de plus de morts que de vivans, si même on ne peut dire que ce qu’il y a de plus vivant dans le présent c’est le passé, puisque personne au monde ne peut dire ce qui survivra de ce qui semble vivre aujourd’hui. Et la question se pose ainsi, comme jadis, comme toujours, s’il est souhaitable, que, pour satisfaire le maladif amour-propre de quelques romanciers ou de quelques journalistes, on leur livre à discrétion tout ce qui les a précédés dans l’histoire d’un grand peuple, avec tout ce qui continue, dans le temps présent, de l’aimer, de le respecter, et d’en entretenir le culte.

Nous avions donc raison de dire, tout à l’heure, que l’Immortel a plus de portée peut-être que ne l’imagine M. Daudet, et raison aussi de dire en commençant qu’il devra de vivre, s’il doit vivre, à cette Académie dont il voulait être la satire. Pour soulager sa bile, M. Alphonse Daudet n’a pas mis moins de trois ou quatre ans à écrire, avec tout son talent, l’un de ses moins bons romans. Nul n’en aura ressenti plus de chagrin que nous, qui, depuis Sapho, depuis l’Évangéliste, espérions toujours qu’à mesure qu’il s’éloignerait de son point de départ, M. Daudet, s’il ne renonçait pas à quelques-unes de ses idées, comprendrait tout au moins qu’il était « littéraire » d’en retenir ou d’en modérer l’expression. Et, sans doute, il est bien difficile, quand on a écrit l’Immortel, de revenir sur ce qu’on y a die, et nous ne pourrions pas décemment le demander. Mais nous nous flatterions encore qu’ayant maintenant « délivré son âme, » M. Daudet revînt prochainement au genre de ses meilleures études, si nous ne redoutions pour lui, qu’ayant bien vu l’inutilité de son effort, il ne le voulût peut-être redoubler. Car, on n’a jamais mieux manqué son but, ni jamais fait, d’une façon plus propre à irriter un homme d’esprit, le contraire de ce qu’on eût voulu faire.


F. BRUNETIÈRE.