Revue littéraire - La Conversion d’Horace

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Revue littéraire - La Conversion d’Horace
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 204-215).




REVUE LITTÉRAIRE


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LA CONVERSION D’HORACE[1]


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Horace était un gros garçon, de taille courte et de petite santé. Auguste lui écrivait : « Tu n'es pas grand, non ; mais tu as de l'embonpoint ; » et, recevant de ce large poète un mince volume : « Une autre fois, je veux un ouvrage qui n'ait pas moins de tour que ton ventre ! » Gai de nature, aimable et bien pourvu de bonhomie ; sincère jusqu'à se montrer un peu vulgaire, à l'occasion, plutôt que de se guinder jamais ; dénué de grandes idées, de nobles ambitions, de principes hautains et de tout ce qui fait le tracas de la vie ; énormément égoïste, consacré à son plaisir et à son repos, et plus lâche que brave, l'amant d'Inachia, de Phryné, de Cinara et de maintes fillettes fut sauvé de la turpitude, où il eut de la propension, par la petite santé que je disais et par le goût, qu'il avait délicat. Vers l'automne de l'année 38 ou au printemps de l'année suivante, avec Mécène, il partit pour Brindes. Dès la deuxième étape, il est très fatigué. Il souffre de l'estomac, se met au régime, craint que l'eau ne soit pas bonne, le pain tendre et léger ; dans l'incertitude, il ne mange pas. Quand Mécène, au cours du voyage, va jouer à la paume, lui se couche. Il a des maux de tête ; et même, il a de l'ophtalmie. Il voyage avec ses médicamens, ses onguens et collyres. Il n'a que vingt-sept ans alors. Toute son existence, il eut à se soigner : et, là-dessus, il ne badinait pas. Je crois qu'il s'écoutait. Il redoutait la neige et le froid ; l'hiver, il se réfugiait volontiers dans les stations chaudes de l'Italie méridionale. Il redoutait également la chaleur ; l’été, au risque de mécontenter l’utile et capricieux Mécène qui, dans ses crises d’ennui, le réclamait, il ne voulait pas quitter sa fraîche villa, où le chêne et l’yeuse lui donnaient de l’ombre, où la montagne le garantissait des vents brûlans. S’il s’éloigne de la Sabine, pendant la belle saison, ce ne sera que pour aller à Baïes faire de l’hydrothérapie. Il guettait les inventions ingénieuses des médecins ; et il a été l’un des premiers cliens de cet Antonius Musa, qui préconisait les bains froids et qui l’envoyait à Gabies ou à Clusium, pour les douches. Ce n’est pas là le tempérament d’un viveur extraordinaire. Ou bien, s’il a commis quelques excès, probablement fut-ce dans sa prime jeunesse et avant cette vingt-septième année où la sagesse lui devient un devoir et, timide, une habitude. Lorsque plus tard il assure qu’il est un porc du troupeau d’Épicure, il se vante ou plaisante avec mélancolie. En outre, il a l’esprit fin, l’esprit gourmet plus que gourmand ; les pires folies ne le tentent pas. Il était porté aux amusemens de l’amour, — ad res venerias intemperantior, dit Suétone ; — oui, mais non avec fureur, et il sut épargner à sa quiétude les alarmes de la passion, à son hygiène l’imprudence. Il prétend qu’amoureux de Lycé peu clémente, il est resté, toute une nuit, couché dehors, devant la porte de la cruelle, par un très mauvais temps : Lycé ne le crut pas ; et imitons cette belle avertie.

Il savait plaindre, sur le mode grec, la vie courte, les heures qui s’évanouissent comme un rayon de soleil à la cime des arbres, le fragile bonheur, l’allégresse qu’il faut qu’on ménage pour qu’elle ne tourne pas au chagrin, le bref secours que le vin prête au courage, la flânerie parmi les trompeuses caresses et la menace de la mort, qui ajoute à nos ferveurs une vivacité désespérante. Il nous apparaît ainsi, voluptueux, replet, subtil, doux à lui-même, dans la douceur italienne, dans la lumière des beaux jours, dans les sites célèbres et charmans et, à Rome, dans la compagnie indulgente des politiques, des lettrés et des courtisanes.

Tel qu’il est, et avec ses défauts, avec une certaine médiocrité de l’âme, il a bien de la grâce et des attraits auxquels je ne suis pas sensible autant que le furent, jadis ou naguère, mille et mille dévots de sa poésie élégante et de sa bonne humour. Que de militaires émérites et que d’officiers ministériels, de fonctionnaires et d’employés de l’enregistrement le lurent avec délice et, l’âge de la retraite venu, le traduisirent passablement ! Il leur recommandait les vertus dont la pratique n’est pas onéreuse ; il leur vantait une destinée humble et analogue à celle qui leur avait été accordée ; il ornait de jolies phrases leurs déceptions ; il glorifiait de sa renommée leur modestie. Ses préceptes ne les accablaient pas ; ses aveux leur étaient une excuse ; et le menu libertinage de sa pensée, qui éveillait leurs souvenirs, les leur ennoblissait de latin. Ce temps est passé ; la petite bourgeoisie néglige maintenant les humanités : Horace ne lui est plus un autre Béranger.

Mais un éminent professeur de la Sorbonne, M. Edmond Courbaud, vient de publier un Horace. Or, on dit et l’on répète que, férue de superstition pour la philologie, la Sorbonne dédaigne la littérature et, attentive aux seules besognes de la critique verbale, ne cède plus aux charmes de la poésie. Voyons le livre de M. Courbaud. C'est un in-12, de quatre cents pages, ou peu s'en faut. Horace est le titre. Et, le sous-titre : « Sa vie et sa pensée à l'époque des épîtres. » Second sous-titre : « Étude sur le premier livre. » Ainsi se restreint le sujet. M. Courbaud, qui a examiné toute l'œuvre d'Horace, borne néanmoins son étude aux vingt petits poèmes qui composent le premier livre des épîtres. Chacun de ces poèmes a de quinze à cent onze vers : le commentaire dépasse de beaucoup le texte. M. Courbaud n'est pas exactement bavard ; mais il est extrêmement méticuleux : et « peut-on jamais avoir tout dit ? » se demande-t-il. En 1864, Sainte-Beuve écrivait : « Ne subtilisons pas sur nos grands auteurs ; n'imitons pas les érudits qui dissèquent à satiété les odes d'Horace et qui disent : ceci est plaqué et ceci ne l'est pas. Qu'en savent-ils ? Les plus fins sont conduits plus loin qu'ils ne le veulent et ne savent plus où s'arrêter… » Sainte-Beuve admonestait ainsi (à propos de notes sur Corneille) Édouard Fournier, dit le furet des grands écrivains. Il ajoutait : « Pourquoi remettre éternellement en question ce qui est décidé ? Pourquoi venir infirmer, même en des matières légères, ce qui est appuyé suffisamment et ce qui est mieux ? Assez d'autres soins nous appellent. » D'autres soins : et telle était la curiosité de Sainte-Beuve ; il n'aimait point à s'arrêter longtemps sur un objet ; viite il se sauvait ailleurs, pour attraper des anecdotes, des faits inédits, voire des potins. M. Courbaud ne se dépêche pas ; et il a raison, si la méditation lente lui réussit. Pourtant, la remarque de Sainte-Beuve lui serait adressée sans trop d'injustice. Entre ces vingt épîtres d'Horace, si prestement écrites, si aisées, rapides, et un formidable commentaire, il y a le plus fâcheux manque de proportion : les petits poèmes sont opprimés. M. Courbaud répond : « Dans les questions littéraires, il faut éviter, avec tout le soin dont on est capable, la littérature au mauvais sens du mot, les considérations vagues qui se tiennent audessus et loin des textes. » Sans doute ! et le mot littérature a, en effet, un mauvais sens. Il a aussi un bon sens : et les érudits se méfient par trop de la littérature ; quelle moue sévère indique leur mépris !… La littérature, au bon sens du mot, devait engager notre auteur à écrire, touchant les épîtres d’Horace, un livre qui eût un peu l’agrément, sinon la frivolité de ces épîtres, leur gentillesse, leur esprit. Et, sur Quintilien, par exemple, on n’écrirait pas un livre plus grave, austère, moins souriant que celui-ci.

M. Courbaud, du reste, a beaucoup de talent : et veuille la Sorbonne souffrir la futilité de cet éloge !… Il veille à ses phrases, les fait bien, sait les varier, les nuancer. Peut-être abuse-t-il des nuances ; et les couleurs s’embrouillent un peu. Il n’a guère d’abandon ; mais il est toujours distingué. Il a perpétuellement le souci de n’exagérer point son ilée, et de ne pas la diminuer, et de la présenter munie de tout ce qui la détermine : cela retarde son élan. Puis il manque de concision dans le style et, déjà, dans la pensée : voilà son tort. Et l’on relèverait, de place en place, quelques peccadilles. S’il dit : « Horace était parti à la campagne » et voit « deux alternatives » quand il n’y en a qu’une, mon Dieu, qui n’a jamais péché lui jettera la pierre. Quelquefois, il tatillonne ; mais souvent il a de très jolies pages… « Cette fin de la vie d’Horace, soit à Rome, au milieu d’amitiés délicates et parmi des jeunes gens qui lui sont attachés, soit à la campagne, dans une retraite où il apprend à vieillir en acceptant les inconvéniens de l’âge et en modérant de plus en plus ses passions, c’est vraiment la fin d’un sage ; c’est un beau soir tranquille… » Littérature ?… Excellente !… Mais, en général, il n’ose pas ; et il retient sa verve, comme s’il se sentait épié par les érudits.

Quelques lignes, au début de sa préface, attestent bien drôlement ses appréhensions. Il a fait, avant que d’entrer en matière, des cérémonies : parler d’Horace ? et n’est-il pas téméraire ? le sujet n’est-il pas épuisé ? pourquoi y revenir ?… « Alléguer que j’ai cédé, comme tant d’autres, à l’attrait du plus charmant esprit que Rome ait connu, ce serait, aux yeux des philologues, une excuse insuffisante… » Évidemment, sous les yeux des philologues, M. Courbaud n’est pas tranquille. Et il se moque des philologues ; mais il y a, dans son ironie, et de la peur et de la déférence.

Voilà un sentiment très juste. Comment ne pas respecter les philologues ? On les a dénigrés avec une extrême violence. Les adversaires d’une Sorbonne pédantesque, si judicieux la plupart du temps, ont ici commis une faute : pourquoi ces ardens amis de l’antiquité s’acharnent-ils à railler et malmener les plus fidèles serviteurs du génie grec et latin, les pieux et patiens philologues ? Nous savons que les œuvres antiques ne nous ont pas été transmises sans altération. Les copistes, — fainéantise, ignorance ou maudite vanité, — suppriment des vers entiers, changent des mots et même, pris d’une émulation dérisoire, collaborent avec le poète, le corrigent et lui font cadeau de leurs idées. Il importe d’écarter ces misères et de découvrir, sous les fautes des copistes, le texte véritable. C’est le travail des philologues : aventureux travail, et opiniâtre, et qui demande une dextérité merveilleuse, un tact infini, travail de l’imagination que guide l’amour de la vérité. Enfans d’Esculape et industrieux guérisseurs, les philologues : ils ont inventé une thérapeutique pour les poèmes malades et les discours égrotans. Puis, à cause de leur zèle et de leur assiduité quasi religieuse, je les compare aussi à des prêtres. La statue d’Athéna ou celle de Minerve leur a été apportée fruste ; ils ont à la nettoyer, à la délivrer de cette rouille qui atteint l’épiderme de la pierre et qui en ronge peu à peu la substance vive. Le plus gros, on l’a vite enlevé ; mais comme les doigts tremblent, quand ils vont toucher au sourire de la déesse ! À considérer les dégâts qu’ont faits le temps et les barbares, l’on s’afflige : et, sur les blessures de la déesse, on répand l’huile des bonnes conjectures. Il manque des morceaux à la divine statue : et l’on risquera des réparations. Je me souviens de philologues singuliers et admirables, uniquement dévoués à leur lâche modeste. L’univers, autrement, n’existait pas pour eux. Ils avaient l’humilité de qui estime son œuvre plus que soi, mais l’orgueil de qui ne saurait concevoir une œuvre plus auguste. Et, entre les philologues, je me souviens du grand Édouard Tournier, si touchant et plaisant, bizarre et occupé des plus vénérables manies. Sa mémoire serait bien digne d’une vie des saints, amicalement composée : on l’y verrait plus enfermé dans ses doctes soucis que nul reclus dans la cellule d’un couvent, plus solitaire, plus penché sur la lettre, gaine de l’esprit, et parfois, aux momens de relâche, fumant une pipe de tabac ou, sur le piano, divertissant ses minutieuses fatigues.

Louons M. Courbaud, qui respecte les philologues. Il tient compte de leurs recherches et, à vingt reprises, dans son Horace, il mentionne les Ribbeck, Wieland, Meineke, Lehrs et Müller. Il indique leurs propositions, les analyse, les apprécie. Son livre, nous l’avouerons, en est un peu encombré : par instans, les petits poèmes d’Horace disparaissent sous la foison des argumens philologiques. Relisons les études consacrées à Horace par les humanistes du siècle dernier, les Hippolyte Rigault, les Goumy, les Boissier : nous n’y trouvons rien de ce genre. Hippolyte Rigault, jeune homme très spirituel et la fleur de l’université sous la monarchie de Juillet, fin moraliste et précieux lettré, goûte Horace et le juge : si la poésie le ravit, l’épicurisme ne lui impose pas ; docile aux vers, il blâme la doctrine. Chez Goumy, ah ! nulle philologie ! Plutôt, il la remplaçait par de très intelligentes digressions, par les prouesses d’une verve impétueuse et par des facéties de toute sorte, plusieurs inopinées ; au lieu de discuter un texte, ce républicain taquinait, en passant, les bonapartistes. Boissier, plus savant, très savant et avec la plus élégante maîtrise, porte légèrement son érudition ; et il ne s’embarrasse pas de fardeaux inutiles, il a jeté les lourds bagages de néant : parmi les poèmes d’Horace, il se promène, attentif et rapide. M. Courbaud n’a point cette allure dégagée : Ribbeck, Wieland, Meineke, Lehrs et Müller le retardent.

Vais-je le lui reprocher ? Oui, quand je constate qu’au surplus, toutes les conjectures qu’il examine, il finit par les rejeter. Il les présente, loyalement ; il épilogue à leur propos et enfin démontre qu’il faut conserver la leçon des manuscrits. Alors, dira-t-on, voilà beaucoup de philologie en pure perte ; et, ne le dissimulons pas, Horace en a pâti.

Pourquoi M. Courbaud n’a-t-il pas, tout simplement, éconduit les philologues stériles et encombrans ?… Vous en parlez bien à votre aise !… Vous ignorez le despotisme de ces personnages, qui sont difficiles à vivre. M. Courbaud, lui, les connaît. Il s’excuse auprès d’eux ; ou il renonce à gagner leur pardon : mais il sait leur férocité. Il tâche de les amadouer ; il essaye de les convaincre. philologues redoutables, il ne pouvait pas s’arrêter à toutes les particularités du texte et signaler tous les problèmes que le texte pose. Cela, c’est le travail de l’éditeur et il ne songeait point à faire une édition… Ici, les philologues lui tournent le dos : à quoi songeait ce littérateur ?… Non, philologues ; ce travail, il vous l’a laissé. Puis, les problèmes que le texte pose, il ne les a point négligés ; et il s’est efforcé de les résoudre, pour son usage : avec votre aide, ô philologues !…

Les philologues ont pris, de nos jours, une terrible autorité ; il n’est pas de plus impérieux et insolent dogmatisme que celui des philologues. Ces humbles serviteurs des deux déesses tiennent le haut du pavé, dans la cité universitaire ; et que de morgue ! Ces gens sont ou se croient en possession de la méthode ; ils en ont perdu toute aménité. Tels sommes-nous : dès l’instant où l’on se croit en possession de la méthode, ici-bas, on perd toute incertitude, conséquemment toute sagesse, et la douceur. Les philologues ont la fatuité de leur science. Or, à la suite d’incidens divers, les sciences deviennent, depuis quelque temps, moins rudes et arrogantes ; les mathématiques elles-mêmes, sur le conseil d’Henri Poincaré, s’amollissent. La philologie est de plus en plus revêche. Cependant, elle ne hasarde que des conjectures : mais elle a le ton de la prophétie. Ses conjectures, habituellement, ne seraient pas indiscutables : très souvent, elles ne valent rien. Peut-être n’a-t-on pas oublié cette aventure, qui date d’un quart de siècle à peine. Des égyptologues trouvèrent, sur un papyrus, le manuscrit d’un long passage du Phédon : manuscrit fort ancien, et à peu près contemporain de Platon et qui offrait les garanties les meilleures. Eh bien ! il arriva que ce manuscrit déçut l’espoir des philologues : il prouva que toutes leurs conjectures, — sauf une ou deux, parmi des dizaines, — étaient fausses, inutiles les unes, absurdes les autres. Le labeur des philologues n’avait pas restauré le texte de Platon : il l’avait détérioré. Les philologues se découragèrent-ils ? Pas du tout ! Ils redoublèrent de hardiesse. M. Courbaud n’a pas tort de les craindre ; il n’a pas tort de les traiter avec un peu d’ironie.

Un Müller, parmi eux, n’est aucunement timide. Un passage le gêne-t-il ? Voilà, dit-il, « un pathos, indigne d’Horace : » il le supprime. Seulement, ce passage, M. Courbaud le déclare excellent, « d’une rare élévation morale. » Müller n’en a-t-il pas senti la noblesse ? Oui ; mais Horace, au vers précédent, badinait ; et Muller ne veut pas qu’Horace, une seconde après avoir badiné, soit soudain grave. M. Courbaud réclame, pour le poète, plus de liberté. Ensuite Muller se récrie : Horace n’est-il pas, à l’égard de Mécène, trop familier ? Ces vers choquans, il les refuse. M. Courbaud les admet. Ailleurs, dans l’épître à Lollius, Horace nous engage à écarter les plaisirs qu’on achète au prix de la douleur. Müller se rebiffe : achètera-t-il ses plaisirs au prix de la douleur ? Je ne sais. Mais il considère que cet avis d’Horace « brise l’enchaînement des idées : » et il supprime le vers qui l’importune. Bref, Müller supprime, avec quel entrain ! M. Courbaud, lui, conserve. Une fois, Müller ajouterait volontiers quelques vers. C’est dans l’épître à Iccius. Vers la fin du poème, il ne voit plus l’enchaînement des idées. Supprimer la fin du poème, c’est bien tentant. Il aime autant conjecturer que le copiste a sauté une phrase. Non ! et c’est trop commode, répond M. Courbaud, circonspect. Et, à peine Müller se lance-t-il dans l’hypothèse d’une lacune ou d’une interpolation, M. Courbaud le retient. Don Quichotte n’éprouva pas, de la part de son paisible compagnon, plus de contrariété. Je crois que M. Courbaud, dans toute cette affaire, a bien raison. Dès qu’il n’est pas indispensable de modifier la leçon des manuscrits, gardons-la. Pour convaincre Müller de se tenir coi, M. Courbaud lui montre l’enchaînement des idées : si l’enchaînement des idées se voit très peu, M. Courbaud le restitue avec beaucoup de finesse et de malice. Le cas échéant, M. Courbaud dépense, au bénéfice de la dialectique horatienne, plus de malice qu’il n’en faudrait. Si, même ainsi, Horace n’a pas l’air d’un dialecticien, M. Courbaud note qu’après tout Horace aime à juxtaposer les idées et ne s’acharne pas à les lier logiquement. Certes ! Mais, cette observation faite au préalable, Müller et ses chicanes s’évanouissent.

La désinvolture avec laquelle Müller prend le texte d’Horace et le réforme à sa guise est héroïque, assez comique, assez extravagante. Et Müller, somme toute, agit comme les autres philologues. Ils sont, les autres philologues et lui, les victimes d’un accident spirituel analogue à celui où périt la prudence d’un Viollet-le-Duc. Cet archéologue, si heureusement épris de l’art médiéval, se figura un beau jour qu’il était un architecte gothique. Alors, non seulement il construisit, pour son propre compte, selon la formule ogivale ; mais encore, les monumens bâtis par ses prédécesseurs du xiie ou du xiiie siècle, il les remania et les corrigea de même que vous remaniez et corrigez vos brouillons. Il ne savait plus que la cathédrale d’Évreux n’était pas de lui. Et il démolissait des arcs-boutans avec une superbe gaillardise. Il les remplaçait par d’autres, qui étaient de lui, terriblement de lui, et prétendait que les nouveaux, les siens, étaient mieux dans le style de l’époque. L’ancien architecte avait commis une bévue ; et son collègue Viollet-le-Duc la réparait. C’est ainsi que cet archéologue étonnant devint, presque ingénument, un vandale. Et c’est ainsi que les savans et pieux philologues, après avoir très bien travaillé, s’établissent poètes grecs ou latins et font une œuvre de dévastation. Horace à qui Müller a donné des soins ne ressemble-t-il pas à la cathédrale d’Évreux, hélas ! revue et corrigée par Viollet-le-Duc ?…

Je suppose que, pour les philologues, la tentation est à peu près irrésistible. J’ai vu les plus raisonnables y succomber : Tournier lui-même !… Il avait une sorte de génie. Mais, sur le tard, il soupçonnait partout des fautes. Il n’osa plus lire de grec : involontairement, et avec un art quasi pervers, il le modifiait. Il lut une bonne édition de Racine, espérant trouver là ses vacances ; mais, triste, sombre et aguiché, il disait : « Il y a des fautes ! » Il résolut de ne lire que le journal ; et il disait : « J’y sens des fautes ! » Ce fut sa passion, ce fut son tourment. Chercheur de tares qu’animait le désir de la parfaite pureté, il n’avait nul repos ; il endura une espèce de martyre étrange. Il se soumit à une règle d’ascétisme et, tant que les textes n’auraient pas été purifiés, il refusa les jouissances de l’esprit que leur éloquence ou leur poésie accordent au simple liseur. Dans sa jeunesse, il avait écrit un beau livre, Némésis et la jalousie des dieux, un beau livre de synthèse idéologique et dans lequel la pensée de l’Hellade revit avec la double nature d’un système et d’une croyance, don des philosophes et que l’âme d’un peuple suscita. Mais, quand Tournier fut entré dans les ordres philologiques, il ne fallait plus lui parler de la Némésis, péché de littérature et qu’il réprouvait comme j’ai vu le vieux Tolstoï se repentir de ses romans à l’époque où il ne voulait plus être qu’un apôtre. Les séductions de la philologie sont redoutables.

Le livre de M. Courbaud réagit contre les plus folles entreprises de la critique verbale. Je l’ai dit encombré de philologie : plutôt, encombré d’argumens contre la philologie, toutes les conjectures des Ribbeck, Wieland, Meineke, Lehrs et Müller y étant démenties. Allons-nous considérer qu’avec M. Courbaud la nouvelle Sorbonne se dégage des disciplines où on l’emmaillotait ? Notons, avant d’admettre cette hypothèse, qu’il ne s’agit pas de supprimer la philologie de même que Müller supprime effrontément des vers d’Horace. La philologie a du mauvais et du bon : ses erreurs ne doivent pas faire oublier les services qu’elle a rendus ; et ne repoussons point ceux qu’elle rendra. Mais il est indispensable de lui rabattre son caquet, de temps en temps, et de lui rappeler qu’elle ne peut être qu’une science, — en quelque mesure, — une science auxiliaire de la littérature, une servante de la littérature : sa tyrannie serait, de toutes façons, ridicule. Les forcenés qui sacrifieraient la littérature à la philologie auraient l’absurdité d’un architecte qui abattrait la maison pour ne conserver que les échafaudages.

M. Courbaud, lui, n’abat ni la maison, ni les échafaudages.

Sa manière n’est pas, à proprement parler, philologique. Du moins est-elle érudite, et parfois inutilement. Il a des précautions excessives et qui vont à la pusillanimité. Son désir est de n’avancer rien qu’il ne prouve : et il prouve même ce qui n’aurait pas besoin de preuves ; puis, à une preuve déjà suffisante, il en ajoute d’autres. Il va si lentement qu’à chaque instant le lecteur, au lieu de le suivre, le précède. Si clairvoyant à l’égard des philologues, il n’évite pas leurs prétentions à la science. Or, la science des philologues est conjecturale : que dire de la science de la morale et du goût ? M. Courbaud, dans son livre, étudiait principalement la « conversion » d’Horace. Il a observé que le poète des épîtres, — le poète du premier livre des épîtres, — sur sa quarantième année, passa d’un joyeux épicurisme à des idées plus nobles et, sinon au stoïcisme intégral, à une doctrine assez stoïque du devoir. Comment procède M. Courbaud ? Il prend une à une les épîtres d’Horace, — les épîtres du premier livre, — il analyse chacune d’elles : et, de chacune d’elles, obstinément, il cherche les intentions. Il analyse : il a raison. Mais, toute une partie de l’analyse était son affaire, non la nôtre. Il nous fait assister à tout son travail : il laisse les échafaudages et veut que nous y grimpions avec lui. C’est exactement la méthode des érudits ; le travail de la construction les intéresse plus que l’édifice lui-même.

Quel analyste !… Et la synthèse ?… Car la science a l’analyse pour moyen et la synthèse pour objet. Seulement, la vive synthèse effraye le savant craintif ; et il s’attarde volontiers dans la sécurité de l’analyse. D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait le défaut de notre auteur. Précisément, voici la singularité de sa manière. À le voir cheminer de vers en vers, quêtant son information, trouvant ceci, trouvant cela, on le dirait bien libre et en état de scepticisme ou d’attente. Non : il analyse et il tient sa synthèse. Il interprète les épîtres d’Horace, au gré du texte et au gré de ses conclusions. Sa bonne foi n’est pas douteuse : ses conclusions, le texte les lui fournit. Cependant, nées du texte, les conclusions s’imposent quelquefois au texte. À peine s’en apercevrait-on, si le stratagème n’était évidemment révélé par le contraste d’un rigoureux appareil scientifique.

Soit l’épître cinquième, à Torquatus. Horace invite son ami Torquatus à dîner. C’est au mois de septembre ; les nuits sont tièdes : l’on boira, l’on jettera des fleurs et l’on sera même un peu fou. Il faut profiter de la vie, cueillir les jours, aimer les vins délicieux ; et il faut s’amuser. Eh ! mais, cet Horace qui se convertit, cet Horace qui, dans son épître à Mécène, antérieure à l’épître à Torquatus, indiquait les préludes certains de sa conversion, cet Horace est un épicurien fieffé ?… Semblablement, l’épître quatrième, à Tibulle, ne paraît pas très édifiante : « Si tu veux rire, viens me voir ; je suis gras, luisant, la peau soignée, un porc du troupeau d’Épicure. » Eh ! mais, la conversion ? Voilà, tout uniment, le plus « bas sensualisme ?… » Peut-être. Mais M. Courbaud s’est promis de suivre, d’épître en épître, les étapes d’une conversion. Il interprétera l’épître quatrième et la cinquième selon ce projet. Oui, Horace engage Torquatus à des liesses : c’est que Torquatus est trop économe et austère ; l’on fait œuvre pie en secouant ce garçon. Tibulle ? Un triste : et Horace n’est que gentil quand il « force la note, » afin que rie ce mélancolique. En outre, la philosophie d’Horace commande la mesure ; il blâme une sagesse morose ou renfrognée ; quand il proteste contre l’excessive gravité de Torquatus et le chagrin de Tibulle, il demeure fidèle à ses principes.

Je ne nie pas l’ingéniosité de ces interprétations ; plutôt, elles me paraissent excessivement ingénieuses. La conversion d’Horace, M. Courbaud ne l’a-t-il pas prise un peu trop au sérieux ? Sans doute, Horace, dans les odes de sa jeunesse, est un folâtre ; puis il note les inconvéniens de la débauche et des passions, plus d’inconvéniens que d’avantages ; il écrit enfin : « Oderunt peccare boni virtutis amore, » c’est-à-dire qu’on doit être vertueux pour le seul amour de la vertu. Le folâtre est devenu un morahste du devoir. Et, la conversion d’Horace, la voilà. D’autant plus qu’Horace, ayant ses quarante ans, écoutait le conseil de l’âge. Je ne nie pas l’ingéniosité de M. Courbaud, ni la conversion d’Horace. Mais je crois que la durable vérité est dans ces vers de l’épître à Mécène (commencement de la conversion), où il dit : « Tantôt, je me sens un homme d’action et je vais me lancer dans les tempêtes politiques ; je suis le gardien de la stricte vertu ; et tantôt, furtivement, je retombe aux préceptes d’Aristippe… » M. Courbaud se le figure moins capricieux, nonchalant et badin. M. Courbaud consacre le premier livre des épîtres à une conversion d’Horace qu’il n’invente pas tout à fait et qu’il invente un peu. Il est dans la réalité, quand il nous montre un quadragénaire que son estomac sert mal, et qui s’apaise, et qui incline vers la raison ; mais il ajoute à la réalité, quand il déduit presque logiquement les divers momens d’une conversion qui ne fut pas celle d’un philosophe.

Au bout du compte, la pensée d’Horace est une bien petite chose. M. Courbaud prête à Horace plus de pensée qu’il n’y en a dans l’œuvre de ce charmant poète. Ce n’est pas le servir. Nous lisons les odes, les satires et les épîtres : le joli arrangement des mots, leur grâce légère et l’amabilité des propos nous peuvent enchanter. Mais qu’on n’appelle pas notre attention sur la pensée d’Horace : car ce n’est rien ; et alors nous nous en apercevons. H a fallu tout le talent du poète exquis pour dissimuler tant de pauvreté, voire tant de vulgarité. L’on dit : Horace et Virgile. Et c’est, à l’égard du divin Virgile, un sacrilège. Dans Virgile, écrivait Hugo, le vers « porte à sa cime une lueur étrange. » Il n’y a pas de lueurs étranges dans les poèmes d’Horace. Il y a, dans les poèmes d’Horace, les petites méditations, tournées à ravir, d’un drille qui aima l’aise de son existence, le divertissement de ses journées, le calme de son esprit.

Pourtant, il philosophe, habituellement. On chercherait en vain sa philosophie ; et l’on chercherait en vain, chez lui, la philosophie d’Épicure ou celle de Zénon. De ces doctrines, il a possédé ce qu’un mondain de Rome en attrapait. Il a institué, entre les tendances épicuriennes et les stoïciennes, un débat qui témoigne de son élégante mollesse et de ses honnêtes velléités. Mais il n’est point allé jusqu’à l’âme des deux pathétiques doctrines qui alors se disputaient l’adhésion des gens troublés. Remarquons-le, son époque a été celle d’une immense inquiétude, à laquelle la philosophie répondit de son mieux. Livie, à la mort de son fils Drusus, va trouver le « philosophe de son mari » et lui demande les consolations de l’idéologie. Bientôt, les condamnés à mort des empereurs auront auprès d’eux leurs philosophes et mourront plus dignement si, à la dernière minute, ils entendent un stoïcien comme un prêtre. Sénèque, en ce temps-là, écrira ses lettres de direction et organisera la consolation philosophique. La philosophie de l’antiquité expirante est le désir et l’obscur présage d’une religion, de la religion si proche que déjà Virgile, dans sa quatrième églogue, semble annoncer, la venue extraordinaire du sauveur : aussi l’intelligent Moyen âge l’a-t-il placé, aux porches des cathédrales, parmi les annonciateurs et les prophètes. L’inquiétude qui est la poignante beauté du paganisme à son déchn, cette alarme et, pour ainsi parler, cette prévision chrétienne, Horace ne l’a point connue. Sa liberté conquise, son hygiène assurée, ses idées en ordre, il est content et se félicite en vers délicieux. Virgile devinait la pitié, les scrupules du cœur et de l’esprit, les rédemptions, les mystères de la vie et de la mort illuminées d’une espérance. Auprès de lui, Horace n’est vraiment, comme il l’a dit avec sa gentillesse qui vous désarme, qu’un porc du troupeau d’Épicure, troupeau fort délicat, joliment soigné, amusant. Mais il a salué, du rivage, le vaisseau de Virgile, qui allait plus loin.

André Beaunier.
  1. Horace, sa vie et sa pensée à l'époque des épîtres, étude sur le premier livre, par Edmond Courbaud, professeur adjoint à la Sorbonne. (Librairie Hachette.)