Revue littéraire - La Fantaisie dans le roman

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - La Fantaisie dans le roman
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 214-225).
REVUE LITTERAIRE

LA FANTAISIE DANS LE ROMAN [1]

Voici quelques romans où j’ai tâché d’apercevoir les tendances nouvelles de notre littérature. C’est une recherche difficile, car les jeunes écrivains de ce temps, revenus de la guerre il y a peu d’années, n’ont pas encore fait toutes leurs trouvailles et, pour le moment, savent ce qu’ils n’aiment pas, mieux qu’ils ne savent ce qu’ils vont aimer. Il ne faut pas qu’on s’en étonne ; c’est ainsi que préludent, et non pas très vite, les belles époques d’art et de littérature, telles que nous en attendons une pour la France de la victoire. Il semble que nos jeunes écrivains songent d’abord à s’écarter du réalisme, et fût-ce dans le roman, qui est le genre où a flori le réalisme à un tel point que le roman parut la peinture de la réalité. Sans doute y a-t-il un réalisme d’école, un prétendu naturalisme fort grossier, dont la mode avait passé bien avant la guerre et contre lequel réagit, vers la fin du siècle dernier, le symbolisme, par exemple. Mais, l’école dite réaliste une fois défunte, les romanciers continuaient d’examiner, en observateurs et en philosophes, la vie environnante : voire, ils entendaient ne renoncer aux procédés et aux manies réalistes que pour saisir et donner plus d’exacte réalité. Ils composaient une « chronique » et, s’ils ne se disaient historiens, du moins procuraient-ils des documents à l’histoire.

Je ne crois pas que le souci de la réalité soit aujourd’hui le même.

Peut-être nos jeunes gens sont-ils las d’une réalité avec laquelle ils ont eu un si dur contact. Quant à l’histoire, ils ont travaillé pour elle en soldats. Il n’est pas surprenant qu’au lendemain de la guerre la littérature les tente comme un divertissement de qualité anodine, un peu frivole, et comme un jeu de la pensée que sa récente liberté amuse. D’ailleurs je dis, nos jeunes écrivains ; il faudrait dire, quelques-uns d’entre eux. Ces remarques ne sauraient avoir un caractère de généralité : jamais la littérature n’a été plus diverse et plus éparpillée qu’à présent. Je ne fais que noter des signes, que je démêle ici et là.

Si l’on s’écarte de la réalité, c’est que l’on préfère la fantaisie. Elle se montre ingénieuse et agréable dans les ouvrages de M. Alexandre Arnoux, de M. Jacques Chenevière et de M. François de Bondy, que j’ai pris pour exemples.

Un stratagème, si l’on a résolu de traiter la réalité avec désinvolture, consiste à lui ôter ce qui la rend solide et sûre et ce qu’on pourrait appeler, par l’emprunt d’une métaphore, son appui, son soutien, la base sur quoi elle est bâtie, l’étoffe sur quoi elle est brodée : le temps ou la durée. Séparée du temps, la réalité se disperse et elle se défait ; vous l’avez à votre gré, à votre caprice, vous en êtes le maître et le despote... Seulement, le temps n’est pas sous votre dépendance ?

Les trois écrivains que j’ai cités imaginent que le temps soit bel et bien sous leur dépendance.

M. Alexandre Arnoux est l’auteur de deux volumes nettement marqués de la guerre, les contes du Cabaret, puis le roman qu’il a intitulé Indice 33 et dont il faut citer un passage. Un combattant raconte comment il fut élevé par un vieil oncle, ancien soldat de l’autre guerre, un vaincu de 70 et dont l’âme avait été comme avilie par la défaite ; l’amertume et le découragement suintaient de lui, pour ainsi dire, et l’enfant ne reçut que la leçon d’une tristesse accablante... « J’ai lu quelque part une légende. La coutume voulait, dans ce pays dont je n’ai retenu ni le lieu ni le nom, que le fils aîné du roi portât le cadavre de son père sur ses épaules, depuis l’église jusqu’au cimetière, suivi de tout le peuple. Il advint qu’un vieux roi mourut, le cœur au désespoir, l’âme remplie de grands rêves avortés, après un temps de désastres. Son fils, nourri sans joie, faiblit sous le poids du mort ; les épaules trop chétives, hors d’haleine, il laissa rouler la charogne au milieu de la route et se mit à pleurer. Alors tout le peuple fut dispersé et la nation s’éteignit... » Terrible et admirable image ! Les enfants qui ont été nourris, éduqués, attristés par les soldats et fût-ce par les héros de la défaite, risquaient de n’avoir ni force ni entrain. Le narrateur est à la guerre pour son compte, à la grande guerre qui a réparé l’autre : « Il me semblait parfois, dit-il, que j’étais moi-même le fils du vieux roi et qu’il valait mieux m’asseoir sur le bord du fossé et attendre... » Alors, il s’écriait : « Au secours, mes frères ! Prêtez-moi vos bras et votre cœur. Il faut que je recharge sur mes épaules les cadavres de mon père, de mon oncle, de mes maîtres, de vos pères, de tous ceux qui ont enveloppé notre enfance d’une chanson de déroute ; je me sens si seul, si dispersé, si démembré, et ils sont si lourds !... » Un Boche avait dit à ce jeune Français, avant la guerre : « Mon père m’apprenait les chansons de la Garde sur le Rhin, de la grande Allemagne. J’ai été allaité, nourrisson vainqueur, par une race victorieuse. Vous, vous êtes un fils de vaincus et qui ont rabâché leur défaite sans même en antidoter le poison par les mensonges convenables. » Ce fut la force de l’ennemi ; et ce fut un sursaut de notre faiblesse qui l’a domptée. Mais le passé pesait d’un poids très lourd sur le présent : le présent rejeta, comme d’un coup d’épaule, ce fardeau d’un passé qui durait et survivait à ses dates.

L’auteur d’Indice 33 et l’inventeur de cette grande image conte, dans Abisag ou l’église transportée par la foi, une extraordinaire aventure où interviennent Salomon, David, maints personnages de l’ancienne loi et de la nouvelle, où intervient aussi un milliardaire d’outremer. « Je lui tendis ma blague et mon briquet...» Voilà plusieurs époques mêlées d’une façon tout à fait imprévue ? Bah ! le temps, dit Salomon, — le roi Salomon de ce récit, — « le temps n’a pas la même étoffe pour tous, et nous le regardons couler sous des angles si différents qu’il n’est pas étonnant que nous ne tombions pas d’accord à la fin. C’est en prenant le temps comme moyen que tu nous abuses, Seigneur ! s’est écrié un philosophe. Le Voyant des anciens jours ne l’a-t-il pas figuré par une roue à un moyeu, à seize jantes, triplement encerclée dans trois sens ? Images mystérieuses, en vérité, mais encore trop claires ! » Trop claires, parce que la réalité ne l’est pas du tout et que ses images, pour lui ressembler, doivent être obscures. Un autre conte de M. Alexandre Arnoux se termine ainsi : « Voilà mon histoire toute nue ; il y reste de l’obscurité et du mystère. Il en faut, certes ; car, si les choses s’expliquaient parfaitement, elles cesseraient d’être croyables. » C’est assez drôle et, d’une certaine façon, très juste. L’auteur ne renonce pas à la « crédibilité » que M. Paul Bourget recommande ; mais, à cause de sa philosophie, — une sorte d’agnosticisme tempéré de quelque badinage, — il est conduit à chercher la « crédibilité » où d’autres auraient grand peur de la perdre.

Du reste, on aurait tort de lui prêter un système philosophique ; on lui ferait du tort aussi. Car il est romancier ; les fictions qu’il arrange ne sont pas destinées à illustrer une doctrine : ce seraient plutôt ses hypothèses de philosophe qui serviraient à la mise en œuvre de ses fictions plaisantes. Il n’emprunte pas à M. Einstein et il n’emprunte pas, comme le dit M. Einstein, à Emmanuel Kant ou à David Hume, une théorie de la relativité ou de l’irréalité du temps. Il a observé que le temps « n’a pas la même étoffe pour tous, » remarque d’un psychologue et non d’un métaphysicien : d’un psychologue très avisé, s’il est vrai que les esprits se distinguent les uns des autres et indiquent leur caractère le plus évidemment par leur manière d’évaluer, de goûter ou de subir la longueur du temps ou la durée.

Or, voici l’un des héros d’Écoute s’il pleut, « Grimaud Vanvole, maître du temps. » Il est, ce Grimaud, fils, petit-fils, arrière petit-fils et arrière-neveu d’horlogers ; l’un de ses aïeux, gloire de sa généalogie, travaillait pour la Marine sous les ordres du fameux Berthoud. Grimaud Vanvole a passé son enfance parmi les balanciers, les spiraux et les échappements, parmi les heures et les minutes rigoureuses. D’autres gens mesurent l’année par le retour des vacances, la dinde de Noël, les crêpes du mardi-gras, mesurent les semaines et les jours par les événements, les incidents, la coutume. Pour Grimaud Vanvole, le temps était réel : « J’assistais à son déroulement, sa continuité me supportait, son oscillation ébranlait mon cœur ; familier, amical, il vivait héréditairement avec moi. » Mais, Grimaud Vanvole étant malingre, on le mit à la campagne chez une bonne femme. Et, dans la maison de cette paysanne, il n’y avait ni montre ni horloge.

La bonne femme se souvenait d’avoir vendu l’oignon de son défunt mari, pour donner à son fils qui partait un peu d’argent. El il y avait bien encore un vieux cartel à fleurs, mais qui ne marchait plus ; le balancier ne bougeait plus, les poids de fonte ne tiraient plus la chaîne des heures. Grimaud tâcha de nettoyer, de graisser le mécanisme et ne put vaincre l’ankylose des roues. « L’idée me vint d’un arrêt total possible, où aucune aiguille ne grignoterait le cadran, aucun cœur ne se contracterait, aucun soleil ne tournerait, aucune ombre ne décrirait sa courbe, où, la pesanteur cessant de peser, les choses se maintiendraient à leur niveau, pareilles à ces cylindres de fonte stupide. C’est la première et la plus cruelle image que je me formai de la dissolution de l’univers... » Un soir d’orage, la porte s’ouvre ; et un homme noir, enveloppé d’un manteau de roulier, entre. Il dit son nom, Maldious, et raconte qu’il montait chez les bergers, quand cet orage Fa surpris ; une fillette l’accompagne, qui est sa fille et qui s’appelle Mariette. On lui donne asile. Et voici que, le lendemain, Grimaud, bavardant avec Mariette, regarde ses yeux pareils à des fleurs violettes. Il l’aime et, quand elle est sur le point de partir ainsi que Maldious, il reçoit d’elle un baiser durant lequel il ne sait pas si le temps passe ou ne s’est pas immobilisé. Maldious et Mariette sont partis ; et il demande à la bonne femme qui n’a point d’horloge combien de temps s’est écoulé depuis ce départ : le temps de traire douze giclées. Il réplique : « Vous vous trompez ; il s’est écoulé des heures et toutes choses sont demeurées comme mortes. » Plus tard, il croit revoir Mariette : ce n’est pas elle. Une troisième fois, il croit la revoir : et ce n’est pas elle non plus. Différents êtres, que le temps sépare, se rapprochent, si le temps est aboli et deviennent alors identiques. L’amour abolit le temps et, à la durée, substitue l’éternité. Grimaud rêve ainsi : « Les femmes arrivent un soir d’orage ; toute l’huile des horloges se fige, le pendule oublie la pesanteur. Alors il n’y a plus qu’un cœur qui règle le mouvement des astres... » Voilà comment Grimaud Vanvole est devenu maître du temps ou bien, si l’on veut, comment le temps et la durée sont remplacés par l’oubli et le souvenir, sentiments humains au lieu d’une réalité illusoire.

M. Alexandre Arnoux, par de telles combinaisons d’idées, modifie à son gré l’aspect de toutes choses, et met en liberté sa fantaisie ; ou, du moins, il la rend maîtresse de la réalité, comme Grimaud Vanvole est maître du temps. Il aboutit à une poésie très singulière et attrayante. Il a une imagination la plus originale, qui lui fournit ensemble faits et idées. Ses romans seraient à merveille du genre dit romans d’aventures, si l’on avait accoutumé d’appeler aussi aventures les charmantes erreurs de l’esprit aux alentours de la vérité incertaine.

M. Jacques Chenevière a donné deux romans, où il joue avec le temps et l’espace. L’Ile déserte est son roman de l’espace ; Jouvence ou la Chimère, son roman du temps.

De hardis voyageurs se sont embarqués à bord du Pionnier, le premier « transocéanique de l’air. » A bord, il y a Hervé Marcoge, un Parisien désœuvré, que tente l’audace ; puis Ève-Marie Germier, petite veuve assez joliment déraisonnable, et son fiancé M. des Conches, lequel serait plus volontiers la prudence même ; et deux ou trois autres personnes. Le Pionnier, dans la région des Iles Hawaï, est pris par la tempête. Une rafale le met en péril. Comme un navire a ses barques de sauvetage, il a ses parachutes de précaution. Eve-Marie et Marcoge se trouvent réunis dans la nacelle d’un parachute que manque maladroitement le fiancé ; ils font tous deux leur descente et les voici dans une île déserte : le Pionnier continue sa course de hasard et l’on ne sait où il sèmera ses autres passagers, ailleurs et peut-être en pleine mer. Ève-Marie n’aime pas du tout ce Marcoge. Au surplus, elle est fiancée ; ne le fût-elle pas, Marcoge lui déplairait encore. Et lui, Marcoge, si une femme l’impatiente, c’est bien elle. A Paris, Marcoge et Eve-Marie ne se verraient jamais ou détesteraient l’inévitable occasion de se rencontrer dans le monde où ils ont de communs amis. Dans une île déserte du Pacifique, leur mutuelle antipathie est une malchance, mais une toute petite malchance, comparée au plus grave inconvénient d’un tel naufrage. Ils ne sont plus exactement M. Hervé Marcoge et Mme Ève-Marie Germier, la fiancée de M. des Conches : ils sont un homme et une femme qui, sans l’avoir voulu, retournent à l’éternelle et immense nature, loin de Paris.

Hervé est simple, robuste et sensé ; il aime à se dire : « Je suis un homme tel que tous les hommes. » Elle n’est pas du tout simple et n’a de meilleur plaisir que de se croire une femme bien différente des autres femmes. Elle dit : « Comme il fait doux ! N’est-ce pas exquis ? Je suis toute surprise d’être si calme. Il y a une sérénité, dans cette nuit d’Océanie, qui semble vouloir anesthésier notre inquiétude. » Ce langage précieux importune Hervé. Il essaye de ne pas répondre. Mais elle : « Qu’en pensez-vous ? » Alors : « Je pense, madame, que vous avez un beau don littéraire, mais que vraiment dans notre situation... » Et bientôt, comme elle insiste : « Vous me fatiguez un peu avec votre philosophie ! » Leurs querelles sont de cette qualité petite. Et puis, au bout du compte, ils font la paix, Ève-Marie s’étant aperçu qu’elle a besoin de ce compagnon, lequel d’ailleurs obtient qu’elle renonce aux vains discours, à l’éloquence et à toute métaphysique, par de ces répliques impertinentes et judicieuses : « Qu’importe que l’univers soit grand, si ma chaussure est trop étroite ? » Et ils deviennent un ménage. Un bon ménage ? Ils n’ont choisi, en vérité, ni l’un ni l’autre, leur conjoint ; de sorte qu’ils se contentent, l’un et l’autre, plus facilement que s’ils avaient une responsabilité en cette affaire. Le temps passe. Faute d’avoir un calendrier, les premiers jours, ils mettaient un caillou, chaque matin, dans une boîte de conserve : autant de fois sept cailloux, autant de semaines depuis le naufrage. Mais la boîte aux cailloux tombe par terre et les jours tombent dans la durée indéfinie. Dès lors, Ève-Marie et Hervé sont égarés entre les extrémités invisibles de l’espace et du temps. Ève-Marie oublie M. des Conches : « Le mot fiancé n’a de sens que tant que le monde est là, tout autour, pour vous forcer à tenir votre promesse... » Etc. Le conte mène l’aventure d’Hervé Marcoge et de cette fiancée oublieuse à une espèce d’apologue où les rapports de la nature el de la vie parfaitement civilisée sont examinés avec beaucoup d’esprit, de malice et de gaieté un peu plus sérieuse qu’elle ne l’avoue.

Les naufragés de l’Ile déserte ont leurs difficultés principales avec l’espace ; les héros de Jouvence de la Chimère, avec le temps. On les verra, vainqueurs du temps et, d’une autre façon que ce rêveur de Grimaud Vanvole, maîtres du temps. Mais on verra comme le temps est pourtant le plus fort et se venge de qui a prétendu le maîtriser. C’est une histoire très pathétique, une très belle et redoutable histoire.

Un vieux savant, Simon Lerta, meurt quand il vient de découvrir le moyen de ne pas vieillir, de rajeunir même et de rester au point de jeunesse le plus séduisant. Il a deux élèves, Nicolas Nivard, un bon chimiste, sans frivolité, puis une demoiselle Françoise Mérial qui est à l’automne un peu avancé de la vie. Lerta leur a livré sa découverte et laissé le soin de savoir s’il convenait ou non de la divulguer. Mlle Mérial et, bientôt après, Nivard aussi prennent de la « lertine ; » et ils auront vingt ans, chacun vingt ans, un joli âge et qu’on leur envie. Leur intention n’est d’abord que toute scientifique. Lerta, l’inventeur de cette Jouvence, ne l’a point essayée, que sur des animaux. Nivard et Mlle Mérial font une expérience et ne savent pas si l’élixir de jeunesse ne va pas les empoisonner, s’ils ne vont pas mourir pour la science. Mais, quand ils ont vingt ans, c’est un succès pour la science et un plaisir pour eux. Mlle Mérial, lors de ses premiers vingt ans, authentiques ceux-là, aimait à aimer. Elle a été plus d’une fois déçue. Nivard, lui, n’avait de passion que scientifique, la curiosité d’un savant, la plus vive ardeur au laboratoire. Maintenant, Nivard se dit qu’à ce joli âge de vingt ans où il est revenu, il en sait plus el beaucoup plus qu’un jeune homme : et il a devant lui toute une vie interminable pour travailler mieux que personne et tout savoir. Il a de l’entrain. Il admire le printemps, la fraîcheur des lumières et des couleurs. Il songe que la nature n’est pas « ennemie de l’éternelle renaissance, » puisque les arbres, tous les ans, recommencent de verdoyer. Les projets de Mlle Mérial ne sont pas ceux du laborieux Nivard. Elle ne s’enferme pas au laboratoire le moins du monde. Elle songe que les animaux et les plantes ignorent la durée : c’est leur chance. Les hommes ont inventé la notion de la durée, qui les attriste. Elle, à présent que la lertine l’a sauvée de la durée, elle est contente. Voire, elle n’a guère envie de promulguer dans l’univers la découverte du bonhomme Lerta : « elle se sent avant tout une femme, une femme riche d’un privilège unique dont elle ne peut s’empêcher d’être jalouse, comme d’un trésor dont l’on voudrait être seule, le plus longtemps possible, à laisser glisser l’or entre ses doigts. » Elle a, un jour, avec Nivard, une excellente causerie. Elle vient de rajeunir, la première ; et Nivard l’examine, en savant, constate une évidente rénovation des tissus, tâte le bras, nouvellement ferme, de la récente jeune fille. Elle s’écrie : « Je ne suis pas un cobaye ! » Et Nivard, surpris : « Je croyais que nous étions lancés dans une expérience d’ordre nettement scientifique... » Il ne plaisante pas. Elle non plus ; mais ils ont deux manières, lui et elle, de ne pas plaisanter en cette occurrence. Nivard ébauchait un diagnostic ; et il s’excuse... « Vous ne m’ennuyez pas, répond Françoise Mérial. Seulement, je suis femme... — Vous étiez, de caractère, presque un homme ? — Oui ; mais, aujourd’hui, j’ai déjà quinze ans de moins ! » Et Nivard sourit, comme vous-même souriez.

L’on voit la donnée de ce roman, que l’auteur pouvait rendre fort gai, même s’il ajoutait ensuite à cette gaieté la mélancolie de ne pas douter que cette Jouvence ne fût vanité, mensonge et duperie. Or, le roman tourne à une tristesse infinie.

La tristesse commence, dès que Françoise Mérial vient à se demander si elle est contente de sa jeunesse. Quand elle était jeune pour la première fois, elle ne se posait pas de telles questions indiscrètes et qui n’obtiennent de réponse que désolante. Elle voit maintenant le plaisir des femmes que l’on félicite en leur disant qu’elles ne changent pas, qu’elles n’ont pas vieilli d’un jour depuis des années ; ces femmes songent : « Pourvu que cela dure ! » et Françoise : « Faut-il que cela dure ? » Pourquoi ne le faudrait-il pas ? Françoise éprouve un étrange malaise, au bout de quelques années, à se sentir « invariable parmi les êtres passagers ; » son visage de jeunesse lui devient un masque étouffant. Ses faux vingt ans ne l’ont rajeunie qu’à moitié ; elle a vécu : cela ne s’efface pas comme des rides. Elle se compare à « ces grandes sœurs que de tout petits frères fatiguent en les entraînant à des jeux qui n’amusent plus. » Elle est déconcertée parmi l’authentique jeunesse. Elle se regarde au miroir et s’y trouve jolie ; elle se souvient de s’être, jadis, regardée à ce miroir avec un amoureux, Jean Derbaud : depuis lors, le tain du miroir s’est marbré, s’est écaillé par endroits. Le miroir a vieilli, non l’image qu’il reflète imparfaitement.

Ce Jean Derbaud, son amoureux d’autrefois, elle le rencontre. Il n’est plus jeune. Il la reconnaît ; du moins, il remarque une étonnante ressemblance d’elle et de la jeune fille qu’elle a été autrefois : il ne peut supposer que l’une et l’autre soient la même. Il l’interroge. Elle dit qu’une Françoise Mérial était sa tante. Et Jean Derbaud retrouve les yeux pareils, les traits, la forme du visage, la même voix. Mais, ajoute-t-il, Françoise Mérial « était moins blonde, et plus grande... — Vous croyez ? — J’en suis sûr. » Elle s’aperçoit de la longueur du temps écoulé : son amoureux d’autrefois a la mémoire un peu altérée, comme est le tain de ce miroir... Jean Derbaud se plaît, en compagnie de Françoise, à conter comme l’autre Françoise et lui s’aimaient bien ; et il s’embrouille, il invente involontairement des souvenirs : il ne le sait pas et, en croyant se rappeler la vérité, il rêve. Elle, Françoise, nouvellement jeune, a meilleure mémoire : « En ce temps-là, se dit-elle, il était plus réservé qu’il ne le croit aujourd’hui et il aimait davantage. Il est certain qu’il a souffert, en ce temps-là. Peut-être ne s’en souvient-il plus exactement ; ou bien préfère-t-il ne pas l’avouer ? C’est dommage ! » Françoise Mérial et Jean Derbaud sont désormais, l’un près de l’autre, des étrangers et, dans le passé même, des étrangers.

Pendant que Mlle Mérial éprouve ainsi la déception d’être jeune, Nicolas Nivard constate durement que « les seules curiosités de l’esprit ne suffisent pas à occuper une jeunesse indéfiniment prolongée. » Ainsi Françoise et lui, elle dans l’essai de la vie tendre et amoureuse, lui dans l’essai de la vie savante et studieuse, ont la même déception. Leur ennui les conduit à ce désespoir : ils souhaitent de mourir et ne savent pas si le bienfait de la mort leur sera jamais accordé. « Mourir, mourir ! » s’écriait Françoise ; et Nivard répond : « Je ne suis pas sûr que nous mourrons ; il n’y a pas de raison pour cela. Depuis vingt-cinq ans, avons-nous changé ? Alors, si cela durait, durait... — Taisez-vous ! réplique Françoise ; ce n’est pas la peine de se donner à soi-même le vertige. » Elle répète : « Le vertige, le vertige... » Ces deux êtres qui sont dispensés du pire tourment de vieillir et de mourir, la seule pensée de vivre encore les martyrise. Et Nicolas Nivard se remet à la besogne. Il va s’enfermer dans son laboratoire ; que cherchera-t-il, avec une passion farouche ? un antidote contre les effets de la lertine, un remède pour vieillir et mourir comme tout le monde. Il ne trouve rien.

M. Jacques Chenevière n’a pas donné de dénouement à son histoire de ces deux êtres à qui la mort est épargnée, à qui la vie est pire que la mort. Est-ce qu’il ne fallait pas un dénouement, comme une moralité à la fin d’une fable ? Je crois que oui ; et le livre, qui est long, se prolonge de ce qu’il laisse illimité au delà de sa dernière page. Peut-être l’auteur a-t-il voulu que celle impression de longueur nous rendit plus saisissant le chagrin de ses héros perdus dans la mer sans bornes de la vie sans déclin.

Du reste, ce roman, l’un des plus originaux et pensifs que l’on nous ait donnés depuis longtemps, n’est pas sans défauts. Il me semble que l’auteur, enchanté d’un si beau sujet, l’a traité, je ne dis certes pas avec trop de soin, mais avec un soin peureux et avec une application laborieuse. Il avait plus d’entrain dans l’Ile déserte ; et il avait aussi plus de gaieté. La tristesse de Jouvence ou la chimère ne l’a-t-elle point accablé ? Elle est accablante, mais admirable aussi. Une grande et ample rêverie sur l’affreuse calamité de vieillir, et de mourir, sur la terrible et vaine lutte que la vie engage contre la durée, contre son ennemi décidément vainqueur, le temps ; et le deuil incessant de la fugitive jeunesse. Les danses des morts d’un Holbein ou d’un autre, à Bâle, à Lucerne ou ailleurs, ne sont pas les images d’un pire désespoir.

Je citerai, parmi les romanciers qui ont choisi pour thème le temps, M. François de Bondy, l’auteur du Moqueur et de Constance dans les cieux. Ces deux romans-là sont de gracieux badinages autour de la réalité ; l’on y voit de légers personnages qui ont l’air de marionnettes et qui sont des marionnettes vivantes, douées de sensibilité : le hasard les mène, et dangereusement. Puis M. François de Bondy écrivit, — c’est moins un roman qu’un poème en prose, — A l’enfant brune. Cette enfant brune, qui est-ce ? « Elle est mon amie à qui je parle en tout abandon. Nous causons de préférence le soir, à l’heure un peu mystérieuse et triste de la tombée du jour. J’essaie de lui apprendre à penser ; elle m’apprend à aimer... Existe-t-elle réellement ? J’ai tant de fois rêvé à elle que vraiment je ne sais plus... Elle est la grâce ; elle a vingt ans. » Or, un soir, le poète s’ennuie, entend le sifflet d’un train dans les ténèbres et voudrait partir : l’enfant brune l’accompagnerait. Où iraient-ils ? Ailleurs, vers des pays extraordinaires et vagues,.. « Alors, voici le voyage que peu à peu je rêve pour nous et que nous ne ferons jamais... » Tout le poème ou le roman n’est que le récit de ce voyage imaginaire.

Imaginaire, ce voyage ?... « Le bateau s’appellera d’un nom de pays chaud, d’un nom évocateur, un peu bizarre, voluptueux et sonore, qui soit de bon augure, le nom d’une montagne ou d’un fleuve d’outre-mer... » Mais ce bateau passe le golfe de Gascogne et descend vers le Sud. « La mer deviendra toute tranquille et lisse, d’un bleu indigo violent. Elle commencera de charrier les longues chevelures d’algues qui forment d’interminables îles flottant à la dérive, allant je ne sais où, et qu’on nomme les raisins des tropiques... » La pleine mer ; et enfin la terre est en vue. On l’a signalée : une île se dessine, pelée, peu escarpée, sous le ciel nuageux. Elle ne paraît point exotique à merveille. Pour l’enfant blonde, quelle déception ! « Quoi ? demande-t-elle ; est-ce donc là le prestigieux aspect des tropiques ? Et ce ciel où les nuages lourds et blancs s’accumulent, n’est-il point celui du parc de Saint-Cloud ? — Attendez, petite fille impatiente. » Il ne veut pas qu’elle soit déçue ; il la supplie de ne pas l’être : « Vous portez dans vos yeux la fortune entière de mes rêves... » C’est à peine s’il avoue à lui-même qu’il a grand peur de la Terre promise.

Et voici la Terre promise. Où est-elle ? Vous ne le saurez pas. Mais il y a une grande rade, qui semble fermée comme lac ; « une ville paresseuse et plate est couchée au soleil sur le rivage ; vers la droite, en bas d’une colline, une sucrerie, nette malgré la distance, a l’air d’un joujou dont les petites cheminées n’osent blesser le ciel... » Il y a des chaloupes, des remorqueurs, des bateaux à voiles, des pirogues et des gabares.

Il y a des nègres. Et c’est amusant, d’être dans un pays de nègres. Il y a des palmiers et des cocotiers, qui mêlent leurs panaches tout à fait exotiques. Et c’est un plaisir, d’avoir trouvé enfin l’exotisme, de voir des feuilles épaisses, lourdes, comme découpées dans du plomb, dans du caoutchouc, des feuilles qui ne sont pas fragiles et que ne toucheront point l’automne ou l’hiver : d’ailleurs, ce pays ne connaît pas l’hiver.

De belles promenades et, au retour, la maison de bois sans étage, peinte en blanc, la véranda où se réunissent l’ombre et les fleurs.. « Un palefrenier indien passe, emmenant boire ses mulets. Sur le seuil de sa porte, la cuisinière mulâtresse gourmande un négrillon. Nous voyons ses gestes, sa robe mauve, son madras jaune. Des éclats de sa voix courroucée nous arrivent... » Où sommes-nous ?

M François de Bondy vient de publier, sous le titre de Pygmalion aux cent amours, un agréable recueil de chroniques, où il trahit le secret de son voyage imaginaire. Il est allé à la Guadeloupe ; il se souvient de son séjour à Pointe-à-Pitre. Et il ne dit pas du tout que ce soit le même voyage auquel il s’amusait à convier l’enfant brune qui n’a peut-être point existé. Mais il avait là-bas, lors de ce séjour, « une petite maison de bois, ceinte d’une véranda d’où retombent des franges de lianes, » etc. Il n’est pas malaisé de reconnaître le pays où l’Enfant brune serait allée si elle existait. M. François de Bondy a visité aussi Khartoum ; et il écrit à une amie : « Cela m’ennuie beaucoup de ne pouvoir plus faire de voyages. Alors, je pense avec plaisir à ceux que j’ai faits. Vous allez me dire que rien n’est plus triste qu’un souvenir heureux dans un jour de misère. Mais c’est ce que, moi, je ne trouve pas du tout… Il me semble qu’un honnête homme, s’il a des tracas, trouve dans ses souvenirs une oasis où viennent boire et se calmer ses ennuis. À défaut du bonheur actuel, un souvenir est tout de même mieux que rien ; et il faut avoir vraiment une âme bien acide pour que quelque chose de rose y déteigne en noir… » Ainsi fait-on du plaisir nouveau avec du passé : il suffit de mettre les verbes au présent. Il y a plus ingénieux encore : c’est de mettre les verbes au futur ; le souvenir devient de l’espérance.

Voilà, si je ne me trompe, le secret de ce livre un peu étrange et si joli, A l’Enfant brune. Un regret se déguise et a pris l’apparence d’un projet.

L’Enfant brune dit : « Lorsque j’avais sept ans… » Et l’inventeur du beau voyage : « Lorsque vous aviez sept ans ! Enfance à peine d’hier et dont j’ignore tout. Je vous aime dans votre passé, je suis jaloux de votre enfance qu’on m’a volée… » Puis, fin du voyage : « Pourquoi dès aujourd’hui, quand j’écris pour vous selon mes rêves ce voyage illusoire, par quel jeu funèbre de mon esprit, vous espérant encore — avant le voyage — vous imaginé-je déjà repartie ? Combien j’aurai de peine ! Et pourtant cela sera. » L’on fait du passé, l’on fait de la mort à toute seconde. La vie est incessamment meurtrière de soi ; et la réalité est de la mort perpétuelle. La fantaisie, ou rêverie de l’esprit, de l’âme et du cœur, lutte contre le temps, notre ennemi le temps et, faute de pouvoir anéantir ce faiseur de néant, tâche de l’égarer, l’embrouille à dessein, disperse la série de ses moments, confond l’hier et le lendemain, le souvenir et l’espérance : peu pathétique et charmant !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Alexandre Arnoux, Écoute s’il pleut (Fayard) ; du même auteur, Abisag ou l’église transportée par la foi, La nuit de saint Barnabé, Huon de Bordeaux (Albin Michel) ; Le cabaret, Indice 33 (Fayard). Jacques Chenevière, Jouvence ou la Chimère ; du même auteur, L’Ile déserte (Grasset). François de Bondy, Pygmalion aux cent amours ; du même auteur, Constance dans les deux. Le moqueur, A l’enfant brune (Grasset).