Revue littéraire - La France juive d’Édouard Drumont

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Revue littéraire - La France juive d’Édouard Drumont
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 693-704).

REVUE LITTÉRAIRE


LA FRANCE JUIVE.


La France juive, essai d’histoire contemporaine, par M. Édouard Drumont.
Paris, 1886 ; Marpon et Flammarion.


Il y a beaucoup de choses dans cette France juive, tant de choses, et si diverses, et dont on voit si peu les liaisons entre elles que l’on eût bien pu se méprendre aux vraies intentions de l’auteur, si lui-même, dans sa préface et surtout dans sa conclusion, avec une singulière et sereine audace de fanatisme, ne les eût que trop nettement accusées. Dans ces deux gros volumes, où ne manquent certes pas les apparences de talent, quelques anecdotes lestement contées, quelques portraits heureusement touchés, mais où abondent les vaines déclamations et les personnalités offensantes, il est question de tout, mais il ne s’agit que des juifs. Si la France de M. Grévy, comme d’ailleurs tout le monde en convient, ne ressemble guère à celle de Louis XIV et encore moins à celle de saint Louis, la faute, ou plutôt le crime, en est donc aux juifs ; si nous aimons l’argent beaucoup plus que l’honneur et presque autant que la vie, ce qui sans doute ne s’était jamais vu que de nos jours, c’est aux juifs qu’il nous faut nous en prendre ; coupables de tout ce qu’ils font, les juifs le sont également de ce qu’ils ne font pas, mais qu’ils nous font faire : l’expédition du Tonkin, par exemple, ou la révolution française, ou le pamphlet même de M. Drumont, que M. Drumont, en effet, n’aurait pas écrit si les juifs n’existaient pas ; et, de jour en jour plus nombreux, plus puissans, plus riches, — surtout plus riches, — les juifs réduiront enfin le chrétien à la glèbe pour peu que le chrétien tarde encore à « supprimer » les juifs : voilà bien, si je ne me trompe, tout le livre de M. Drumont. J’en ai lu beaucoup de plus clairs, dont l’idée principale se dégageait plus nette et s’embarrassait moins de développemens inutiles : j’en ai peu lu de plus dangereux.

Ce n’est pas qu’en général, pour ma part, je goûte beaucoup les juifs ; et je crois même, en y réfléchissant, que je ne les goûte pas du tout. Je ne goûte pas non plus la musique, ni les montagnes. C’est sans doute l’effet d’une disposition personnelle, d’une idiosyncrasie, comme je crois que l’on dit quand on ne veut pas user du mot d’infirmité. Mais nos sympathies ou nos antipathies personnelles ne sauraient être la règle ou la mesure de nos jugemens ; et, sans en avoir l’air, c’est peut-être le comble de l’intolérance, quand nous essayons de conformer nos idées à nos goûts. Nos goûts sont une chose, nos idées en sont, ou en devraient être une autre. Et si ce principe était mieux connu, non-seulement de M. Drumont, mais de la plupart de nos critiques et même de nos historiens, on suivrait moins son goût, les opinions seraient moins divisées, les jugemens moins contradictoires. Aveuglé par sa haine des juifs, à laquelle il essaie vainement de donner de beaux noms, M. Drumont, mécontent de son siècle, a fait peser sur les seuls juifs la responsabilité d’un état de choses dont ils ont bien pu profiter, mais qu’ils n’ont rien fait pour amener. Et ils y auraient aussi bien travaillé que je croirais encore être injuste en le leur reprochant, puisqu’ils n’y auraient travaillé qu’avec nous.

Existe-t-il d’abord, comme le croit M. Drumont, une différence, une opposition, un antagonisme de race entre le juif et nous, entre le Sémite et l’Aryen ? Peut-être, pour se prononcer, faudrait-il savoir avant tout ce que c’est qu’un Sémite et ce que c’est qu’un Aryen. M. Drumont le sait-il ? et, quand il oppose la « candeur » naturelle de l’Aryen à « l’astuce » innée du Sémite, ne se moque-t-il pas un peu de son lecteur ? Car évidemment il veut rire quand il nous dit que tout Juif dégagerait une odeur de race, fœtor judaïca ; — et de plus, il fait un solécisme, ce qui n’est pas bien de la part d’un Aryen. Toutes ces théories sur les races étaient bonnes jadis, elles sont bonnes encore pour ceux qui se paient de mots. Mais pour ceux qui, comme nous, ne sont pas absolument sûrs qu’un Chinois ou même un Peau-Rouge ne soient pas des hommes, pour ceux qui pensent qu’il y a plus de ressemblances que l’on ne croit, plus de rapports et de traits communs entre un mandarin du Céleste-Empire et un préfet de la république française, il y en a sans doute bien davantage, et de plus frappans entre un remisier juif et un coulissier catholique. Nos érudits ont d’ailleurs maintes fois prouvé que s’il coulait dans les veines du juif un peu de sang sémitique, il y était largement mélangé ; que « pendant de longs siècles, des masses très considérables de populations non israélites avaient embrassé le judaïsme[1] ; » qu’un juif gaulois du temps de Chilpéric ou du roi Dagobert était sans doute un Gaulois de race qui professait le Dieu d’Israël ; et la preuve a paru généralement bonne. En admettant que l’ethnographie fût une science certaine et qu’il y eût un type juif, ce type même serait donc à peine juif, ne serait pas certainement sémitique. Et si l’on veut à toute force qu’il y ait une différence entre le juif et nous, ce n’est pas la race qui l’y a mise, mais l’histoire, l’histoire seule, c’est-à-dire nous mêmes et nos pères ; — leurs lois, leurs préjugés et leurs persécutions.

Oui, M. Drumont n’a peut-être pas tort, les juifs se tiennent et se soutiennent entre eux, et au besoin contre nous ; ils s’entre-tiennent fidèlement, obstinément, passionnément ; mais quand nous oserions bien traiter cette vertu de vice, n’est-ce pas nous qui depuis plus de mille ans leur avons fait, pour nous résister, pour durer, pour vivre seulement, une loi de se rapprocher, de se soutenir et de s’entr’aider ? Est-il également vrai, comme on l’a si souvent répété, comme le répète M. Drumont, et avec insistance, que les juifs ne soient capables que du commerce de l’argent, qu’ils répugnent par nature aux professions manuelles, que leur travail ne consiste guère qu’à exploiter celui des autres ? Je ne le crois pas ; et je sais, comme tout le monde, nombre d’exemples du contraire. Mais, en ce cas même, et supposé qu’effectivement, Spinoza, par exemple, ait jadis exploité les marchands d’Amsterdam, — lesquels étaient encore de bien candides et bien naïfs chrétiens sans doute, — nous ne pourrions nous en prendre qu’à nous, qui, depuis tant de siècles, avons écarté les juifs de ces professions qu’on leur reproche aujourd’hui de ne pas exercer. Et quand enfin il serait vrai, — car je vais jusque-là, parce qu’on y peut aller, — quand il serait vrai qu’il subsiste toujours dans le fond de leurs cœurs un vieux levain de haine contre le nom chrétien, qui l’y aurait mis si ce n’est encore nous ? qui l’y a cultivé ? qui prendrait soin de l’y faire fermenter, si ce n’est M. Drumont lui-même, avec des pamphlets comme le sien ? Il faut être justes : si les juifs ont leurs vices, et en admettant que quelques-uns de ces vices non-seulement leur soient propres, mais encore soient de ceux qui répugnent le plus à la « généreuse nature » de l’Aryen, ce n’est pas en tant que juifs ou que sémites qu’ils les ont, c’est en tant qu’héritiers de dix siècles d’abaissement ; et la faute en est toute à nous. A Constantinople, sous la domination du Turc ou du Tartare, les Grecs, fils de Thémistocle ou d’Epaminondas, et les Arméniens, qui sont pourtant des Aryens, passent pour avoir tous les vices que M. Drumont attribue aux Sémites ; — et quelques-autres encore.

Changeons maintenant la position de la question ; laissons là le passé, prenons les Juifs tels qu’ils sont, prenons-les avec tous leurs vices et tous leurs défauts, tels qu’il plaît à M. Drumont de se les représenter, et tels enfin qu’il s’alarme, et se fâche, et s’indigne de les voir s’introduire dans toutes nos affaires, ou plutôt s’y insinuer, et finalement s’en emparer. Il est certain que les juifs sont nombreux dans nos assemblées, dans nos administrations, dans nos journaux, un peu partout enfin, plus nombreux qu’ils ne le seraient, que peut-être même ils ne devraient l’être si les fonctions se donnaient à proportion du petit nombre qu’ils sont eux-mêmes en France. Ils ne sont pas 200,000, et ils remplissent plus de place, ils font plus de bruit, ils ont plus de pouvoir effectif que s’ils étaient 36 millions et que c’était nous qui fussions 200,000. Mais quoi ! Nos affaires ne sont-elles pas les leurs ? Sont-ils Français, ou ne le sont-ils pas? Et, s’ils le sont, veut-on qu’ils ne le soient qu’à moitié ; pour supporter leur part des charges, et nous quitter, en quelque sorte, les bénéfices de l’association ? Ce sont là des idées d’un autre âge. À la vérité, si l’on en trouvait un moyen qui ne fût pas tyrannique, j’aimerais qu’à plusieurs d’entre eux, Allemands ou Levantins d’hier, on mesurât plus étroitement leur part de nationalité française, qu’on la leur fît plus longtemps attendre et gagner plus laborieusement, par de plus longs services, des services d’un autre genre, dont ils n’eussent point commencé par se payer eux-mêmes. Les étrangers nous envahissent ; aucun peuple, en aucun temps, ne s’est laissé gouverner comme nous, ne s’est donné en proie à des aventuriers accourus des quatre coins de l’horizon. Défendons-nous, je le veux bien ; et lavons, comme l’on dit, notre linge sale en famille. Mais je demande seulement à M. Drumont s’il est bien sûr que, parmi tous ces aventuriers, les juifs soient plus nombreux que les protestans ou que les catholiques, et s’il n’eût pas mieux fait, dans l’intérêt même de la cause qu’il soutient, de laisser Gambetta, par exemple, aux Italiens, que de vouloir à tout prix l’agréger au troupeau d’Israël ? Car, après tout, parmi tant de nouveaux Français que nous acquérons de la sorte, et de la plupart desquels nous nous passerions si volontiers, les juifs sont peut-être encore ceux qu’il convient d’accueillir le plus favorablement. La raison n’en est pas difficile à dire : ils ne sont ni Génois, ni Badois, ni Polonais, ni Anglais, ils sont juifs, ce qui veut dire que nulle part ils ne sauraient trouver, en cette qualité même, à mieux vivre qu’en France, et, qu’à défaut d’amour, leur intérêt au moins nous répondrait de leur fidélité. Je ne parle ici que de ceux qui n’ont pas sur le sol national d’anciennes et profondes racines.

Ce qui semble plus juste et mieux vu dans le livre de M. Drumont, c’est ce qu’il y dit de l’influence de certaines idées juives, depuis tantôt une centaine d’années, sur l’orientation nouvelle, si je puis ainsi dire, de l’esprit moderne. Et, à ce propos, je suis étonné qu’il ne se soit pas autorisé du témoignage d’un écrivain juif, M. James Darmesteter, dans une brochure intitulée : Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif. « Le judaïsme, disait M. Darmesteter, le judaïsme, qui, dès sa première heure, a toujours été en guerre avec la religion dominante, que ce fût celle de Baal, de Jupiter ou du Christ, est enfin arrivé en présence d’un état de pensée qu’il n’a pas à combattre, parce qu’il y reconnaît ses instincts et ses traditions. » On ne saurait mieux dire, avec plus de franchise, que tout ce qui se fait contre le christianisme se fait conséquemment au profit, pour la plus grande gloire du judaïsme, et que la coïncidence est entière entre un certain idéal moderne et l’idéal traditionnel et « charnel » des juifs. C’est aussi, je le répète, ce que M. Drumont a très bien vu, mais dont il n’a eu tort que de rendre les juifs eux-mêmes responsables, attendu qu’ils n’ont rien fait ni rien pu faire, quoi que M. Darmesteter en dise ailleurs, pour amener le triomphe de cet idéal moderne : ils n’ont eu qu’à nous laisser faire. Nous nous sommes chargés sans eux de découvrir et de formuler les lois brutales qui gouvernent nos sociétés contemporaines, de substituer au sentiment de la patrie le cosmopolitisme économique, de borner les ambitions humaines à la possession des seuls biens de ce monde ; et nos philosophes, pour tout cela, nos révolutionnaires et nos économistes, n’ont pas eu besoin de s’inspirer autrement du Talmud ou de la Bible même : ils l’ont trouvé tout seuls.

Je ne me donnerai pas ici le ridicule de déclamer contre l’argent, ni ne feindrai surtout de croire que l’appétit ne s’en soit éveillé que de notre temps. On aimait l’argent avant qu’il y eût des juifs, et si les juifs doivent disparaître un jour, l’argent ne cessera pas pour cela d’être aimé. L’amour de l’argent est dans le sang des enfans des hommes, et les chrétiens, par l’effet d’une pudeur héréditaire qu’on peut prévoir qu’ils perdront tôt ou tard, le dissimulent peut-être mieux, mais n’en sont pas moins possédés que les Juifs. Toutefois, ce que l’on doit dire, c’est que, dans les anciennes sociétés, et notamment dans la France de l’ancien régime, l’aristocratie de l’argent était contrepesée par l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie de l’esprit et l’aristocratie du cœur. En ce temps-là, les fermiers-généraux n’allaient pas de pair avec un grand seigneur, Voltaire ou Rousseau même avait le pas sur un M. de La Popelinière, et dans le dévoûment ou dans le sacrifice, à défaut du principe ou du Dieu qui l’avait inspiré, on respectait au moins la victoire de la passion sur elle-même. Mais nous, en abolissant jusqu’au souvenir même de ces distinctions, nous n’avons laissé subsister que celles que la fortune peut mettre entre les hommes, et nous avons détruit toutes les autres inégalités sociales pour accroître d’autant la plus inévitable, il est vrai, mais aussi la moins respectable, la plus lourde et la plus insolente de toutes. C’est l’esprit même de la démocratie. Dans nos sociétés modernes, il est rigoureusement vrai qu’il n’y a que l’argent qui mette une différence entre les hommes et que tout le reste n’est rien, — naissance, éducation, travail, génie même, — si quelques millions ne s’y joignent. Je disais l’autre jour que ce n’avait pas été la moindre habileté d’Hugo, le moindre trait de son génie que d’avoir su durer au-delà de quatre-vingts ans ; j’aurais pu dire aussi bien que nous ne lui savons guère moins de gré d’être mort millionnaire. Nous n’aimons pas seulement l’argent, nous le respectons, il nous impose ; et si nous avons peine, selon le mot de Pascal, à ne pas regarder quelqu’un comme un autre homme, ce n’est plus « le grand seigneur dans son sérail, entouré de quarante mille janissaires, » c’est le riche Jay Gould et le « richissime » Vanderbilt.

Nous pouvons ajouter que, dans ces anciennes sociétés, d’une manière générale, et sauf l’exception que formait en France, par exemple, une trentaine de fermiers-généraux, la fortune, comme la noblesse, représentait quelque chose d’autre, si je puis ainsi dire, et de plus qu’elle-même. Elle était vraiment une force sociale, parce qu’elle était une force morale. On s’enrichissait lentement. L’aïeul avait cultivé la terre de ses propres mains, le père hasardait son modeste héritage dans le petit commerce ou dans la petite industrie, le fils achetait une charge ou un office et si, durant ce temps, ils ne s’étaient départis ni les uns ni les autres d’une étroite parcimonie, d’un esprit héréditaire de sagesse, d’ordre et d’activité, le petit-fils, qui naissait riche, pouvait alors commencer une grande fortune. De telle sorte que la richesse représentait ainsi, non-seulement, comme je crois que disent les économistes, le travail accumulé de trois ou quatre générations, mais encore toutes les vertus modestes qui perpétuent l’amour du travail dans une même famille, et quelque chose enfin de plus haut, de plus noble, de plus rare que tout cela : le sacrifice de l’égoïsme à l’intérêt, la considération, la dignité du nom. J’essaie ici d’expliquer ce qu’il y avait de respectable dans ces anciennes fortunes. On ne s’inclinait pas devant la richesse, mais comme au souvenir des vertus dont elle était vraiment le symbole. Et, à mon tour, c’est pourquoi je voudrais que l’on m’expliquât aujourd’hui la Bourse et la spéculation, ce que la fortune représente de légitime quand elle n’est plus la conquête et le fruit du travail et de l’économie, comment et tout d’un coup les millions peuvent entrer par dizaines dans une seule poche sans sortir d’un grand nombre d’autres, et beaucoup de choses enfin que je vois bien qui sont fondées en fait, mais moins solidement peut-être en droit et en raison. Les économistes ont d’excellens raisonnemens, je veux du moins le croire, pour établir l’utilité politique de la spéculation ; je trouve qu’ils en manquent pour démontrer sa valeur morale. Il n’y a pas d’effort, il n’y a même pas de travail à l’origine d’un grand nombre de ces nouvelles fortunes ; et l’on peut se demander s’il y a seulement de l’intelligence. Mais, en revanche, il y a de l’audace, et surtout cette conviction que la richesse n’a pas de juges, mais seulement des envieux et des adorateurs.

C’est ici ce qui fait aujourd’hui l’immoralité toute particulière et toute nouvelle de cette adoration que nous professons publiquement pour l’argent. Ce que l’on révère en lui, si ce n’est pas lui-même, c’est la récompense et le signe de l’audace heureuse, quand encore ce n’est pas la somme de jouissances vulgaires que l’on évalue qu’il peut procurer à ses possesseurs. Nul ne s’est enrichi de si laide façon, dans la grande usure ou dans le jeu, par des opérations si malpropres, que nous ne l’admirions sincèrement d’avoir fait fortune, à moins que nous ne le jalousions et qu’ainsi nous ne lui donnions la sensation plus aiguë de la supériorité qu’il s’attribue sur nous. Rien de plus naturel, si la fin justifie les moyens, si ce n’est plus l’emploi que l’on en fait, la manière dont on l’a gagné qui purifient l’argent, mais au contraire, l’argent dont le prestige ennoblit tout ce que l’on a pu faire pour s’en emparer. Mais qu’y a-t-il de plus immoral si nos actes sont ce qu’ils sont, valent ce qu’ils valent, en eux-mêmes, par eux-mêmes, indépendamment de leurs suites, et si les quantités sur lesquelles on opère ne changent rien aux vrais noms des choses? Il est permis d’aimer l’argent, puisque aussi bien sans cela, l’homme étant ce qu’il est, son activité manquerait de son plus vif aiguillon; il n’est pas permis de croire que tous les moyens de se le procurer soient tous également légitimes ; et c’est la distinction que nous ne savons plus faire aujourd’hui. Le temps approche où il ne sera pas fâcheux, mais honteux d’être pauvre ; et c’est pourquoi le moindre commerçant ne doute déjà plus qu’il ait le droit de mettre de l’eau dans son vin, — je veux dire le vin qu’il nous vend, — comme tout homme d’affaires est pleinement convaincu qu’à défaut d’une vraie mine ou d’un vrai chemin de fer, on peut toujours mettre en actions la crédule avidité des sots.

Est-ce là par hasard ce que M. Darmesteter, dans la brochure que j’ai citée tout à l’heure, appelait emphatiquement l’un des deux grands dogmes du judaïsme : unité de loi dans le monde, — ou le monothéisme de la richesse ? Un seul Dieu, le veau d’or, et une seule distinction, celle de la fortune ; une seule loi, par conséquent, qui est de s’enrichir. Je serais tenté de le croire. Et voici l’autre grand dogme : triomphe terrestre de la justice dans l’humanité, c’est-à-dire croyance au progrès et à la réalisation du royaume de Dieu parmi nous, ou, en d’autres termes, négation de la vie future, et limitation du bonheur à ce qu’il en peut tenir dans l’espace d’une vie humaine.

De toutes les prétendues différences qui séparent l’Aryen du Sémite c’est peut-être ici la seule que je reconnaîtrais volontiers. Les sémitisans de nos académies discutent si le « peuple de Dieu » s’est jamais élevé jusqu’à la conception d’une vie future. Mais la question est tranchée pour ceux qui pensent, comme nous, que, puisqu’il faut y regarder de si près avant de prononcer qu’Israël a cru l’immortalité de l’âme, c’est la meilleure preuve qu’il ne l’a pas crue. De semblables croyances ne se dissimulent pas si bien qu’elles puissent dépendre du sens d’un mot ou de l’interprétation d’une métaphore, elles pénètrent tout le langage, on les reconnaît dans toutes les actions de ceux qui les professent. Aussi bien, les juifs conviennent eux-mêmes que Moïse est muet « sur les récompenses et les peines que l’homme peut trouver dans une autre vie, » qu’il a dû, pour se faire comprendre de son peuple, éviter de donner dans « les subtilités » de la métaphysique ; et ils ajoutent qu’en ce point au moins il a sagement fait, la doctrine de l’immortalité de l’âme « ne pouvant guère se mettre d’accord avec le monothéisme pur, » ou servant même de fondement aux « plus grossières superstitions. » On sait d’ailleurs que ce que les disciples juifs de Jésus ont le plus malaisément admis de sa prédication, c’est que « le royaume de Dieu ne fût pas de ce monde » et que, pour y entrer, il fallût renoncer au rêve charnel de leurs pères. Ce n’était pas une Jérusalem en figure, mais la vraie Jérusalem, qu’ils s’attendaient de voir un jour régner sur les nations. Leur idéal était bien de ce monde, il devait avoir ici-bas sa pleine satisfaction ; le Messie les vengerait de l’esclavage d’Égypte et de la captivité de Babylone, en les substituant aux biens de leurs anciens oppresseurs. En fait, les juifs ont cru, croient encore parmi nous que tout finit avec le corps, avec l’entrée dans le Scheol, que la vie de ce monde n’a d’objet et de but qu’elle-même, qu’il faut donc en tirer, si je puis ainsi dire, ou lui faire rendre tout ce qu’elle contient, et ne jamais sacrifier un plaisir présent à l’espérance, à l’illusion, au leurre d’une félicité future.

À cette conception de la vie, qui était déjà la leur au temps de Salomon, nous sommes arrivés à notre tour, et ainsi, comme dit M. Darmesteter, nous nous sommes rencontrés avec eux. Nous aussi, nous avons rejeté loin de nous toutes ces idées dont on nourrit l’enfance ou la jeunesse des peuples, et à leur place, dans nos cœurs, si ce mot n’est pas trop ridicule, nous avons dressé l’idole du progrès. A l’idéal mystique du christianisme, pour qui ce monde n’est que figure ou symbole d’un autre, nous avons substitué l’idéal charnel du judaïsme. « Or sus donc! mange ton pain en liesse, et bois ton vin en bonne humeur… Que toujours tes habits soient blancs, que les parfums ne cessent de couler sur ta tête. Savoure la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours de ce court passage que Dieu t’a donné d’accomplir sous le soleil… Car voilà ton vrai lot et le prix de tes peines. » Quant à ceux d’entre nous qui rêvent de se survivre par-delà l’existence présente, nous ne promettons, s’ils y tiennent, cette survivance que dans l’humanité. Le bonheur des enfans de leurs petits enfans les paiera de leurs peines. Il faut bien accorder quelque chose aux âmes faibles et aux petits esprits. Mais les sages, les vrais sages, qui connaissent le prix du temps et de l’argent, ne se soucient pas plus de ce que le monde sera dans vingt siècles que de ce qu’il était sous le roi Nabuchodonosor ; ils prennent la vie pour ce qu’elle est et tâchent à la passer le plus gaîment possible. Car on ne sait ni qui vit ni qui meurt, et c’est folie que de s’égarer à poursuivre des chimères quand la réalité est là qui nous invite à jouir d’elle, et de tant d’inventions que nous avons trouvées pour augmenter, varier et multiplier nos jouissances.

Indulgente et facile, cette philosophie du plaisir, on le sait, a gagné dans ce siècle de si nombreux disciples, qu’un homme qui s’interroge, puisqu’il s’en trouve quelquefois encore, sur le sens et l’objet de la vie, leur paraît en vérité comme un revenant d’un autre âge. On les importune, on les gêne de trouver que peut-être tout n’est pas au mieux dans le meilleur des mondes, mais bien plus encore si l’on leur demande combien ils croient encore que durera ce monde qu’ils sont eux-mêmes pour eux-mêmes. Et, au fait, s’il dure autant qu’eux, ils n’en demandent pas davantage. Mais, en dépit d’eux, on essaierait inutilement de se le dissimuler : optimisme ou pessimisme, la lutte est aujourd’hui comme jadis, entre ces deux principes, et l’on ne se débarrassera pas du problème en le niant, non plus qu’en s’en moquant. Le christianisme est une religion pessimiste, qui ne défend pas d’user modérément de la vie, mais qui nous invite quotidiennement à nous souvenir qu’elle n’est qu’un passage ou une préparation ; et voilà la grande raison de son impopularité parmi nous. Mais le judaïsme est l’optimisme même, et c’en est assez pour nous faire comprendre l’illusion de M. Drumont. Car j’en reviens à ce que je disais : il y a coïncidence, mais non pas corrélation, et c’est M. Darmesteter qui a raison. Le monde est en train de devenir juif, puisqu’il est en train de devenir optimiste, et les juifs se trouvent là tout à point pour profiter d’une situation qu’ils n’ont pas préparée. Je ne dis pas qu’ils n’y aient point aidé, qu’ils n’y aident pas tous les jours : quand le monde vient à eux, ils seraient aussi trop maladroits ou trop dédaigneux de ne pas aller vers le monde. Mais ils ne remueraient pas le doigt que les choses iraient exactement de la même manière. Il y a là un entre-croisement ou plutôt un enchevêtrement de causes dont on ne saurait sans injustice rendre les juifs responsables ; et c’est comme si l’on disait que les juifs sont les vrais auteurs de la révolution française, parce qu’en effet ce sont eux surtout qui en ont profité. Après cela, ils sont si habiles qu’ils parviendront peut-être quelque jour à nous le persuader : ils ont même déjà commencé.

Est-il vrai cependant qu’ils jouent un si grand rôle dans le monde, et, comme le pense M. Drumont, comme ils le laissent eux-mêmes entendre volontiers, qu’ils nous conduisent où ils veulent sans que nous le sachions ni seulement le soupçonnions ? A leurs airs de triomphe, on serait tenté de le croire. Mais ce qui me rassure, quand je vois que les choses vont si bien pour eux, c’est qu’ils ne pourraient guère que les gâter en s’en mêlant trop activement ; et je ne devine pas l’intérêt qu’ils y pourraient avoir. J’ai donc peine à croire qu’ils soient les instigateurs de cette persécution religieuse à laquelle nous assistons ; j’ai peine à croire que leur main soit dans toutes ces affaires où M. Drumont croit la reconnaître ; j’ai peine à croire enfin qu’il nous faille voir en eux les jésuites, si je puis ainsi dire, de la libre pensée. Mais quand ils le seraient et quand ils feraient autant de besogne que de bruit, si je regrette l’expulsion des « autres, » ce n’est pas sans doute pour demander la leur, avec M. Drumont. Quoi qu’ils disent et quoi qu’ils fassent, ils sont avec nous citoyens de la même patrie ; et on a le droit de supposer qu’ils essaient, comme nous, de faire triompher leurs idées, que, comme nous, ils n’y épargnent ni leur argent, ni leur intelligence, ni leur activité, mais non pas celui de le leur reprocher, et encore bien moins de leur en faire un crime.

Il conviendrait seulement qu’ayant l’égalité, les juifs ne prétendissent pas la rompre à leur profit et rétablir pour eux le régime du privilège. Humbles, à ce que l’on dit, et même un peu bas dans la mauvaise fortune, ils sont trop arrogans dans la bonne. C’est ainsi qu’ils n’admettent pas que nous parlions légèrement d’eux et de leurs pratiques, mais au moins, quand ils parlent des nôtres, leur faudrait-il eux-mêmes peser leurs mots et mesurer leurs expressions. J’ai cité plusieurs fois la brochure de M. James Darmesteter : Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif. Il y a toute apparence que je passerais aux yeux de M. Darmesteter pour un fanatique ou un énergumène si je parlais du judaïsme comme il parle du christianisme. Lui, se croit certainement libéral en accusant cette « hérésie juive » d’avoir,comme il dit, « arrêté la croissance intellectuelle de l’Europe. » C’est un peu comme les protestans, que l’on scandaliserait bien fort si l’on s’avisait de faire célébrer quelque part un service en mémoire de M. de Guise assassiné par Poltrot de Méré, mais qui trouvent eux, tout naturel, comme l’an dernier, de solenniser bruyamment le centenaire de la révocation de l’édit de Nantes. Dans un autre ordre d’idées, combien de fois n’a-t-on pas accusé le catholicisme de substituer à la patrie locale je ne sais quelle patrie universelle dont le siège visible serait à Rome ! Et, conséquemment, quelles précautions n’a-t-on pas prises, toujours tyranniques et souvent offensantes, pour contrarier ou empêcher en France les relations trop étroites de nos évêques avec la cour pontificale ? Qu’est-ce donc cependant que cette fameuse Alliance israélite universelle qui n’entretient pas seulement des relations à Rome ou à Jérusalem, mais dans tout l’univers, comme son nom l’indique, dont les membres dirigeans résident à Francfort, à Livourne, à Bâle, à New-York, à Bruxelles, à Leipzig ? et pourquoi les juifs peuvent-ils léguer à l’Alliance israélite ce qu’on ne permet pas aux catholiques de léguer à leurs congrégations pieuses ? Je recommande à ce propos la lecture du premier chapitre du second volume de M. Drumont : Crémieux et l’Alliance universelle ; et j’aimerais savoir ce que les juifs y peuvent répondre. Dans un autre ordre d’idées, pourquoi veut-on faire assumer à la France le protectorat des juifs du monde entier, jusqu’à intervenir, comme naguère en Roumanie, dans le règlement des affaires intérieures des états étrangers ? et cela dans le temps, où, si nous l’osions, nous renoncerions à protéger nos anciennes clientèles catholiques ? À moins que tous les juifs ne soient Français de droit, même ou surtout quand ils sont Roumains ? au rebours de nos missionnaires qui semblent perdre leur qualité de Français, s’ils vont prêcher l’évangile à la Chine ?

Je ne veux pas suivre plus loin M. Drumont dans cette voie des récriminations, car je sais qu’il y est partial, et je crains qu’il n’y soit pas toujours exact. Du moins a-t-on déjà relevé dans son livre de nombreuses inexactitudes, et puisqu’on en relève encore tous les jours, ce n’y sont sans doute pas les seules. Il est vrai que ces rectifications ne laissent pas elles-mêmes d’être singulières, comme quand l’un de ceux que M. Drumont a nommés dans son livre nous fait publiquement savoir qu’il n’est pas juif, mais protestant, ou catholique, et de plus qu’il ne compte pas un seul juif dans sa famille. Ce serait donc un crime d’être juif ? et il importerait à la postérité qu’ils s’en fussent lavés ? Mais après cela, l’inexactitude n’en subsiste pas moins, et c’est ce qui nous empêche, ainsi que nous disions, de suivre plus loin M. Édouard Drumont.

Au résumé, comme on le voit, et autant que nous en puissions juger pour notre part, au milieu de beaucoup d’exagérations, il ne laisse pas d’y avoir un peu de vérité dans ce livre. La vérité, c’est la satire sociale, et l’exagération, si d’ailleurs nous sommes aussi corrompus que le prétend M. Drumont, c’est d’en rendre les juifs responsables. Voilà trop longtemps que nous sommes très capables d’aller de nous-mêmes à la corruption, sans que personne nous y pousse, et de nous y complaire. « Dans une société livrée à toutes les convoitises, dit quelque part M. Drumont, où le sentiment du juste et de l’injuste a presque entièrement disparu, où ceux qui souffrent sont foulés aux pieds par ceux qui jouissent, la catastrophe finale n’est plus qu’une question de temps. » Je ne sais si la catastrophe est prochaine, et on peut dire qu’en vérité M. Drumont fait le prophète à bon marché, car il est bien certain que, pas plus que ceux qui nous ont précédés, nous ne sommes éternels, en conséquence de quoi la catastrophe ne manquera pas d’arriver tôt ou tard. Mais comment la faute en sera-t-elle aux juifs, plutôt qu’aux protestans, plutôt qu’aux catholiques eux-mêmes, c’est ce que j’ai tâché de montrer que l’on ne voyait pas ; et supposé que M. Drumont lui tout seul eût bien vu, quel remède, après tout, nous proposerait-il ? Car il ne veut pas que je prenne au sérieux les paroles qui terminent son livre, et que j’appellerais odieuses si je ne regardais moins à ces paroles elles-mêmes, qui dépassent évidemment la pensée de M. Drumont, qu’à la sincérité de colère et d’indignation qui les a dictées. Si, d’ailleurs, les juifs étaient vraiment aussi puissans en France que le croit M. Drumont, le plus sûr moyen d’accroître leur puissance ne serait-il pas justement de renouveler contre eux les persécutions d’autrefois ? Mais ils peuvent dormir tranquilles dans leurs hôtels « bien capitonnés, » comme dit M. Renan, et s’y laisser mourir « au milieu des œuvres d’un art délicat et des images du plaisir, qu’ils ont épuisé, » parce que s’il se trouvait, — comme tout est possible, et surtout de nos jours, — quelques malheureux pour les y aller inquiéter, ceux-là mêmes qui ne les aiment point voudraient du moins défendre en eux la seule chose que nous respections encore quelquefois, j’entends les droits de l’humanité. Hath not a Jew eyes ? hath not a Jew hands, organs, senses, affections, passions?

F. Brunetière.
  1. Ernest Renan, le Judaïsme comme race et comme religion. Paris, 1883.