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Revue littéraire - La Jeunesse de Tallemant des Réaux

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Revue littéraire - La Jeunesse de Tallemant des Réaux
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

LA JEUNESSE DE TALLEMANT DES RÉAUX [1]

Il suffit d’avoir lu les Historiettes pour être sûr que Tallemant n’a point mené une vie morne et ennuyeuse. La gaieté le prit de bonne heure et le garda : il avait, pour être gai, deux vertus, — s’il faut les appeler ainsi, — malice et curiosité, qui ne sont pas très vite lasses. Il a regardé les gens, autour de lui, sans bonté ni indulgence. Peut-être, à cause de cela, ne les a-t-il pas toujours compris à merveille : il manquait généralement de cette amitié qui éveille l’intelligence et lui rend plus facile un juste sentiment d’autrui. Ses portraits ne sont pas enjolivés ni ennoblis. Ce seraient plutôt des caricatures, bien ressemblantes et telles que le personnage y est plus vrai que dans un portrait d’apparat. Je ne dis pas du tout qu’il soit menteur ; mais du moment qu’il tient, les ayant d’un coup d’œil attrapés, les traits singuliers d’un visage, il vous dessine le visage drôlement et ne cherche pas plus loin qu’une apparence pittoresque. Il a vu M. Ménage, dans l’alcôve de Mme de Rambouillet, « se nettoyer les dents, par le dedans, avec un mouchoir fort sale, et cela durant toute une visite ; » une autre fois, M. Ménage « s’est rogné les ongles devant des gens avec lesquels il n’était pas familier. » C’est mal ! Et vous imaginerez M. Ménage un pédant malpropre.de qui se moque la bonne compagnie. Certes ! continue Tallemant ; les belles dames le supportaient par seule vanité, pour la raison qu’il était célèbre et, la plupart du temps, le fuyaient comme un fâcheux. Or, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné lui ont témoigné de l’estime et de l’attachement. Il a été, dans la littérature de son temps, un assez grand personnage et, dans la société la plus élégante, un galant homme. Tallemant conte une anecdote de la même façon qu’il dessine un croquis. Toutes les médisances lui étaient bonnes, et les calomnies, pourvu qu’elles fussent divertissantes. Il recueillait promptement ce qu’il recueillait et n’empêchait point son plaisir par un souci de critique ou d’exactitude. Sa crédulité est une sorte de complaisance au rebours de la flatterie ou de l’amabilité. Il avait la manie, fréquente chez les écrivains dits réalistes, de supposer que la vérité est toujours ridicule ou abjecte. Il a laissé un tableau de son temps, fort amusant, mais dérisoire. Et, de page en page, nous serions en peine de réfuter Tallemant, je l’avoue. Mais voyez Corneille comme il a réussi à le peindre : ce Corneille n’aura point écrit le Cid. Cette époque non plus n’aura point fait ce qu’il a fait. Les Historiettes, cependant, sont précieuses pour réagir contre une idée fausse et guindée, emphatique et pompeuse, du grand siècle et de ses héros. La vérité n’est point ici ou là, mais dans un mélange de renseignements très divers qui ont besoin d’une interprétation délicate : il convient de ne pas oublier que l’humanité a une certaine constance à tempérer le mal et le bien l’un par l’autre, qu’elle ne change pas du tout au tout et bouge assez peu dans l’intervalle qu’il y a entre l’infamie et la perfection.

M. Emile Magne, qui étudie depuis longtemps et très soigneusement le dix-septième siècle, vient de donner une Jeunesse de Tallemant, qui est l’un de ses meilleurs ouvrages et d’une attrayante lecture. Voilà un excellent érudit. Méfiant ! C’est par-là qu’il faut commencer. Il faut partir de ce principe, que l’on ne doit accorder sa confiance à personne : les livres imprimés sont pleins de bévues (ou de fraudes). La plupart des historiens pèchent par un excès de négligence ou d’ingéniosité. Bien négligemment, ils se contentent d’un renseignement qu’ils ont trouvé n’importe où, sans le contrôler le moins du monde : et il y a, d’un livre à l’autre, une fidélité à l’erreur qu’il ne sied pas de confondre avec le digne amour de la tradition. Très ingénieusement, un historien qui a fait une petite découverte l’agrandit et, sans peut-être s’en apercevoir, la dénature au point que, si vous allez au « texte, » vous n’y voyez pas du tout ce qu’on prétend vous montrer. Les « sources » manuscrites ont un prestige, souvent trompeur. Quel embarras ! Tenez-vous en état de scepticisme vigilant ; puis, avec attention, mais avec humilité, tâchez de saisir un peu de vérité fraîche et peu surprenante. C’est ainsi que procède M. Emile Magne, presque toujours.

Je dis, presque toujours, et cependant lui chercherai deux fois chicane. Il me paraît se fier au témoignage de Tallemant d’une manière que Tallemant ne me paraît pas mériter. D’ailleurs, j’accorde que beaucoup de petits faits, n’étant connus que par cet anecdotier, sont difficiles à vérifier ; sous le prétexte qu’il est seul témoin, l’on aurait tort de considérer son témoignage comme nul. On pourrait du moins le discuter avec lui. Le Corneille que nous entrevoyons, d’après Tallemant, cet ambitieux, cupide, avare et malpropre, on aurait pu le corriger. Secondement, M. Émile Magne, qui a en mains les plus beaux documents, les anime parfois ou les met en scène, à mon avis, avec un peu trop de liberté ou de désinvolture. Il décrit et raconte si précisément les lieux et les incidents, — et, pour cela, utilise, je le sais bien, des certitudes, mais aussi des conjectures, et des probabilités, — si précisément qu’on lui demanderait s’il est bien sûr de son dire.

Voici, par exemple, la scène du 30 septembre 1561, où les Huguenots de Tournay et les grands-parents de notre Tallemant des Réaux sont en péril. « Vers huit heures, ce soir-là, les drapiers de la rue de Cologne, les ciseleurs de la rue des Orfèvres, les chapeliers de la rue de la Tête d’or, les rentiers des rues Dame Odile et de la Lanterne, entendant le bruit d’une troupe en marche, ouvrirent leurs fenêtres avec curiosité… » Bien ! et c’est-à-dire que Tournay fut en émoi ; or, les différents corps de métiers, à Tournay comme ailleurs, avaient leurs quartiers et leurs rues : M. Émile Magne s’est exactement informé de leur répartition dans la ville ; ajoutons que ces noms de rues et de corporations servent à peindre une ville du Nord en ce temps-là… « Quelques-uns, plus hardis, entrebâillèrent leur porte, flambeau à la main… Toutes les maisons, où s’éveillait une frayeur instinctive, s’éclairèrent… Les dévotes se signaient, sachant qu’à cette heure tardive, dans la bonne ville de Tournay, les honnêtes gens ne courent pas les rues… » Etc. Et, tout cela, je veux bien le croire ; mais, à la lettre, je n’en sais rien. Il arrive aussi à M. Émile Magne de faire parler ses personnages et de leur prêter des paroles qu’on n’est pas sûr qu’ils aient dites : M. Émile Magne ne les invente pas tout à fait ; car il en a pris la substance aux récits de l’époque ou aux circonstances qui voulaient que telle chose fût dite et à peu près comme ceci. Au surplus, M. Émile Magne ne s’éloigne pas beaucoup de ses documents. Seulement, dès qu’il s’en éloigne à peine, le plaisir de sentir la vérité diminue ; et c’est tout le plaisir de pareils travaux.

Une dernière objection. M. Emile Magne, pour donner à son ouvrage le « cachet » du temps passé, emploie volontiers de vieux mots et de vieux tours. Ce n’est pas maladroit. Mais il abuse de certaines expressions, comme de « souventes fois » qui, dans une phrase toute moderne, détonne. Ainsi : « Souventes fois Des Réaux voyait surgir les deux compères. » Ou bien : « Souventes fois il l’amenait chez son père, dans le but de lui offrir de substantiels repas. » On n’a pas dit en même temps souventes fois et dans le but. Cette phrase n’est pas satisfaisante : « Il y avait aussi des fleurs, des arbres, des animaux, des objets disparates, mille sujets traités par des apprentifs peintres. » Je ne crois pas qu’on ait dit un apprentif en même temps que l’on prenait disparate pour adjectif. Un mot qui plaît à M. Emile Magne ne me plaît pas, « silhouette, » et le verbe « silhouetter » que l’on en tire : « Sur les portes lumineuses des cabarets, se silhouettaient, en ombres dures, tripotiers et biberons attirés par le tumulte… » Silhouette, on le sait bien, n’est pas antérieur au XVIIIe siècle et ne convient pas dans une phrase où il y a les tripotiers et biberons de 1561.

Peccadilles ! Mais le livre est joli, d’une lecture très agréable et donne la vivante image d’un groupe de gens très bizarres.

Les Tallemant sont originaires de Tournay, en d’autres termes originaires d’une province qui appartenait alors à l’Espagne. Ils vinrent chez nous. Plus tard, en 1643, pour la raison qu’ils s’étaient enrichis, le fisc eut l’idée, qui leur parut mauvaise, de les inscrire sur la liste des Étrangers : non que l’on méconnût leur amitié française ; mais il y avait une ordonnance du 26 janvier 1639 qui contraignait à payer une taxe lesdits étrangers, s’ils voulaient jouir des « mêmes honneurs, franchises, privilèges et libertés que les naturels sujets de Sa Majesté. » Coût : dix mille livres. Ces dix mille livres ne gênaient pas les Tallemant : ce qui les ennuya fut de ne pas sembler naturels sujets de Sa Majesté. Dix mille livres, on les donne ; mais il est fâcheux de les donner pour signaler qu’on est chez nous comme à l’auberge.

Le chef de la famille était alors Pierre Tallemant, père de notre Des Réaux. Il appela son fils à la rescousse ; et tous deux rédigèrent un Discours, afin de montrer que Sa Majesté n’avait pas de plus naturels sujets. Ils venaient de Tournay ? Sans doute ; mais, quoi ! pendant mille ans, Tournay avait appartenu à la France. Si maintenant, Sa Majesté taxait comme étrangers des gens qui venaient de Tournay, autant dire qu’elle renonçait à la souveraineté de cette province et qu’elle acceptait l’usurpation de l’Espagne ! C’est un argument. Les Tallemant ne s’attendaient pas que cet argument fût invincible, car ils eurent soin d’en présenter un autre. Ils habitaient la France depuis longtemps ; ils avaient occupé à la Rochelle des postes que les bourgeois de cette ville refusent aux simples « naturalisés. » Seulement, les bourgeois de la Rochelle, Sa Majesté ne les approuvait pas en toutes choses ! Sans doute ; mais, quant à considérer les Tallemant comme Français véritables, Sa Majesté n’y manquait pas, les ayant récemment priés de verser au trésor plus de cent mille livres, comme Français et de la classe des Aisés. Les Tallemant suppliaient qu’on eût la bonté de ne pas les taxer tour à tour comme Français et comme Étrangers. A choisir, les Tallemant préféraient la France, à condition d’y pouvoir ménager leurs écus.

Ils étaient protestants. Bourgeois de Tournay, Jean Tallemant vivait assez bien. Mais, dans l’émeute du mois de septembre 1561, ses fils eurent maille à partir avec les gendarmes de Mgr Floris de Montmorency, gouverneur pour le roi d’Espagne. Ils se sauvèrent et allèrent se réfugier à La Rochelle, où ils ne tardèrent pas, étant malins, à faire un bon établissement. Ils avaient d’abord de l’argent, qu’ils placèrent chez des armateurs. Après cela, ils ouvrirent des bureaux et des entrepôts et fondèrent une maison qui bientôt donna d’excellents bénéfices. Leurs navires se voyaient jusqu’à Terre-Neuve, où ils pêchaient la morue. En outre, leurs navires apportaient d’Amérique maints produits de vente assurée. Vinrent les honneurs, avec la grande richesse. Puis les Tallemant professaient beaucoup de zèle pour la religion ; ils contribuaient de leurs deniers à la reconstruction du temple et acquéraient une renommée de parfaits huguenots et Rochelais.

Un beau-frère et associé de Pierre Tallemant, Paul Yvon, risqua de les compromettre. Il devint, par intrigue, le premier magistrat de la cité ; mais il devint aussi un peu fol. Ce fut sous les deux influences des mathématiques et de la méditation mystique. Son rêve était de résoudre le problème dit de la quadrature du cercle : et il publia, en latin, la solution qu’il avait trouvée. Il se croyait en communication directe, et bien dangereuse, quoique flatteuse, avec « les esprits. » Quand les esprits l’entretenaient du cercle et de sa juste quadrature, il n’y avait pas grand mal. Seulement les esprits l’engagèrent à mendier par les rues, pour enseigner à ses concitoyens l’humilité. Même, ils lui persuadèrent qu’il était un nouvel Abraham : et, n’ayant point à sa portée un nouvel Isaac, il menaçait de tuer sa femme, pour obéir aux volontés qu’il prêtait à Dieu. Pierre Tallemant n’allait pas à une telle déraison. Toutefois, il cédait à quelque mysticisme. Ces gens étaient un peu toqués. Mais, comme il arrive, leur toquade se tenait à l’écart des affaires, ne gagnait point leur esprit de négoce et leur laissait une excellente habileté de s’enrichir, leur laissait aussi le goût d’une vie opulente. M. Emile Magne nous mène chez ces gros bourgeois de La Rochelle, très dévots à leur manière, et très vaniteux par ailleurs, enchantés de luxe et qu’anime une émulation de bien vivre et goulûment. Pierre Tallemant, son orgueil est le faste de nourriture. Les marchands de tous pays, ses fournisseurs et clients, commissionnaires et correspondants, sont par lui traités sans pingrerie. Quels repas ! Chapons qu’il a fait venir du Maine, « faisans lardés de rubis, perdrix aux pattes dorées, levrauts couronnés et passementés de diamants ou d’émeraudes et que l’on nommait carabins de Bacchus, salades confites dans le sucre et parfumées à la civette, turbots à la mosaïque, brochets à l’allemande, pâtés appelés le pillage des dents, popelins dit le réveille-matin des moines, olives à la Sévillane, épices du Levant, » et les vins des meilleurs crus et des meilleures dates.

Le 2 octobre 1619, Marie Rambouillet, femme de Pierre Tallemant, mit au monde un garçon qui reçut, au baptême de l’église réformée, le prénom de Gédéon. C’était son troisième enfant : on l’appellera Des Réaux, du nom d’une terre sise en la paroisse de Néris, près de Montluçon en Bourbonnais. Précisément à l’époque où Des Réaux naquit, les Tallemant, qui conservaient leur établissement de La Rochelle, eurent la profitable pensée de fonder à Bordeaux un autre comptoir. Ils demeurèrent à Bordeaux quelques années et ainsi n’étaient plus à la Rochelle quand Richelieu mit le siège devant cette place. Mais ils s’occupèrent de la sauver par les moyens qui ne semblent pas les plus admirables. Au printemps de l’année 1628, Pierre Tallemant fréquente la maison du cardinal. Son beau-frère Paul Yvon, que l’on dit fol et qui a probablement quelque malice dans sa folie, abjure le protestantisme et est choisi par Jean Guiton, maire de La Rochelle, pour obtenir du Roi des conditions douces. Les Rochelais détestent Paul Yvon : Jean Guiton le désavoue. Mais Richelieu envoie aux assiégés Pierre Tallemant, qui n’est point accueilli avec amitié, qui néanmoins s’acquitte sans niaiserie de son ambassade. Il obtient par ses manigances la faveur du Roi et du cardinal. Son rôle, devers ses compatriotes et coreligionnaires, est d’un « agent de démoralisation. » Peut-être, d’ailleurs, croyait-il que les protestants rochelais avaient tort de résister à la force royale : toujours est-il qu’on aperçoit une coïncidence de cette opinion raisonnable et de quelques intérêts bien comptés. Six ans plus tard, les Tallemant venaient à Paris et, dans le quartier Saint-Eustache, installaient une banque des plus actives, à la réussite de laquelle la bienveillance des autorités fut très utile.

Le petit Des Réaux, à Bordeaux, s’éprend de poésie et de romans. L’Astrée lui monte l’imagination, qu’il a déjà très vive. Et il s’éprend d’une jeune cousine, Angélique Tallemant, jolie sans doute, mais encore plus gracieuse, qui chante d’une douce voix, et accompagne au luth ses chansons. Elle sourit toujours et diversement. Puis elle meurt ; et il en a beaucoup de peine. Mais il arrive à Paris et n’a point seize ans qu’il prélude à maints plaisirs.

On le met au collège et, pour qu’il aille au collège plus facilement que de la rue des Petits-Champs, qui est loin du quartier des écoles, on le met dans une auberge de la place Maubert où sont pareillement d’autres écoliers. Il a ses frères avec lui. L’aîné, que l’on appelle Boisneau, — comme, lui, Des Réaux, — est, à la ressemblance des Tallemant les plus nombreux, un vrai bourgeois et un marchand. Des Réaux a l’horreur du négoce et de la banque. Il aime la lecture. Sa mère lui demande pourquoi il achète des livres ; et quand donc finira-t-il d’étudier ? Il a, dans sa famille, une Mme d’Harambure, qui demeure rue des Vieux-Augustins et qui est une précieuse un peu célèbre.

Sa ruelle est fréquentée de quelques poètes : ils la comparent volontiers à une déesse, ses yeux à des escarboucles. De tels hommages l’ont rendue capricieuse et altière. Son mari, Jean d’Harambure, seigneur de Romefort et de la Boissière, ne l’importune pas, ayant une charge de cour et veillant aux oiseaux de chasse. Il est en outre commandant à Aigues-Mortes : il voyage et, que les poètes soupirent près de sa femme, que lui importe ? Mme d’Harambure avait composé des stances ; sous le nom de Livie, elle avait regretté la mort de sa sœur. Elle était lasse de louanges et disait un jour à sa demoiselle suivante : « La Cloche, n’ayons plus d’esprit ; cela est trop commun, tout le monde en a ! » Des Réaux fut très attentif aux charmes de Mme d’Harambure. Il rencontra chez elle Germain Habert, plus connu sous le nom de l’abbé de Cerisy et qui annonçait, dans un madrigal, « qu’il mourrait de trop de désirs, » si elle était inexorable. Cet abbé, l’un des amis de Conrart, est l’un des premiers académiciens sur lesquels compta Richelieu pour assurer la gloire des lettres françaises et corriger le mauvais langage. Le jeune Des Réaux devint, auprès de Mme d’Harambure, le rival de l’abbé : ce ne sont pas deux religions qui se trouvent aux prises, mais deux sortes de badinage. Des Réaux composa, en forme de rondeaux, une Résolution de déclarer son amour et une Protestation d’amour respectueux. Mme d’Harambure le traita comme un écolier. Dont il profita. Elle ne craignit pas de le recevoir quand elle était à sa toilette et n’avait pas encore ses bras, ses épaules, sa gorge tout à fait cachés. Elle le baisait au front, tant et si gentiment qu’elle s’aperçut qu’il fallait prendre garde et n’être pas étourdie. Alors, Des Réaux, privé de caresses, mit en rondeaux sa mélancolie.

Pour se consoler d’une avanie que lui infligeait la cruelle, il aima de son mieux la femme d’un conseiller au Parlement, Mme du Candal, qui lui jura un grand amour, mais afficha une vertu très incommode. Chaque fois que Des Réaux semblait empressé, elle appelait ses trois enfants et les plaçait comme un rempart entre elle et lui. Des Réaux faisait sa vaine cour à Mme du Candal, quand Mme d’Harambure, atteinte de la petite vérole, se défigura.

C’était la coutume, dans le quartier Saint-Eustache, que les jeunes gens, à tour de rôle, offrissent aux belles dames et gentils garçons du voisinage le plaisir des violons et de la danse. Le soir du bal que donna Des Réaux, il y eut grande assemblée. Les portiers et domestiques des Tallemant durent écarter à coups de poings, nombre de laquais malappris. Et l’on dansa. L’on dansait, lorsque la porte de la maison fut heurtée, secouée. Un cuisinier, par le trou de la serrure, passa une longue lame. Des cris éclatèrent. Les cris venaient d’une troupe dans laquelle on remarquait Charles de Lorraine, prince d’Harcourt, et ses deux frères, les ducs d’Elbeuf, princes lorrains. Ils venaient danser, puisque l’on dansait. Et la longue lame du cuisinier, qui donc avait-elle blessé ? Charles de Lorraine, prince d’Harcourt ! Il fit un esclandre. Des Réaux ne savait où se cacher. Mais on appela un chirurgien qui pansa le prince. Des Réaux dit qu’en somme ce n’était point sa faute. Et les princes lorrains dansèrent sans plus de rancune avec les bourgeoises du quartier Saint-Eustache, très flattées.

Une aventure de Tallemant, très singulière et qui montre les mœurs de l’époque très différentes de ce qu’on se figure, c’est le voyage qu’il fit en Italie, à vingt ans, avec deux de ses frères et un troisième compagnon fort imprévu, l’abbé de Retz. Celui-ci avait à peu près vingt-cinq ans. Sa réputation ne valait rien, à certains égards. Richelieu l’accusait de plusieurs méfaits : on n’aurait point affirmé qu’il n’eût assassiné personne. Mais il était l’abbé de Retz et, en Italie, comptait voyager comme un grand seigneur ; il comptait, à Rome, être accueilli par le Pape. Et il choisit pour camarades ces jeunes gens de la finance et du trafic, par-dessus le marché, huguenots !… Il faut à chaque instant le constater : on n’avait point encore, à cette époque, inventé le pharisaïsme ; voire, on s’amusait de quelque liberté. Les Tallemant, de leur côté, profitaient de l’obligeance de Richelieu, qui ne méprisait pas leur banque ou, du moins, la traitait comme s’il ne la méprisait pas : ils n’eurent pas à redouter l’amitié que faisaient leurs fils avec un ennemi du cardinal. Semblablement, une Mme de Sévigné, qui n’a point envie de déplaire à la Cour, ne cache pas le chagrin que lui causent les malheurs de M. Fouquet. Semblablement, Mlle de La Vergne, qui sera bientôt Mme de La Fayette, garde son titre de l’une des filles d’honneur de la Reine, quand elle accompagne en exil son beau-père le chevalier de Sévigné, frondeur et l’ennemi particulier de Mazarin. C’est une époque où il y a plus de désinvolture et de bonhomie que de petitesse.

A vingt-cinq ans, Retz était déjà laid, déjà myope, très vaniteux, très débauché, l’intelligence la plus vive et attrayante.

Quel voyage, où seraient de compagnie Retz et Tallemant ! Avignon les retint quelques jours. Le palais des Papes ne les émerveilla point ; c’est tout juste s’ils regardèrent cette « grande masse de bâtiments. » Mais ils allèrent visiter, dans l’église des Cordeliers, le tombeau de Mme Laure. Ils allèrent visiter le village de Vaucluse. Cet hommage rendu à la poésie et à l’idéale beauté, ils trouvèrent, dans Avignon, les femmes très jolies et avenantes. Retz, après cela, se souvint d’être bon catholique et emmena ses camarades protestants à la Sainte-Baume et aux lieux où l’on dit que la Madeleine fut pénitente. Retz prodigua le spectacle de ses dévotions et but à la source claire où l’on dit que la sainte se désaltérait. Un moine montra aux étranges pèlerins un cadavre tout desséché, la tête noircie, les cheveux rares et bruns, sur le front, — disait-il, — la trace de la bénédiction divine, et il disait que c’était ce qui restait de sainte Madeleine. Tallemant le raconte ; il a mis, en marge d’une copie du Voyage de Chapelle et de Bachaumont, que M. Emile Magne put lire, à côté de la mention de la Sainte-Baulme, ces quelques lignes : « Baulme, en provençal, veut dire caverne ou grotte. Je me souviens quand j’y fus… » Il raconte comme il a vu le visage et les cheveux de sainte Madeleine. C’est dommage qu’il ne dise pas quel fut, — ou ne fut pas, — l’émoi de Retz !

A Marseille, Tallemant, présenté à la précieuse Françoise de Diode, la trouva toute blanche et blonde. Elle était charmante. Il osa l’en complimenter. Elle lui répondit : « Monsieur, je suis en train de lire Le miroir qui ne flatte point. » Françoise, toute blanche et blonde qu’elle fût, citait du grec et du latin, de l’espagnol et de l’italien, citait Aristote et Platon, citait Zoroastre et Mercure Trismégiste. Ce n’était pas ce que lui demandait Tallemant.

A Florence, l’abbé de Retz et les Tallemant virent Ferdinand II, grand-duc de Toscane, et la grande-duchesse, « une des plus belles personnes d’Italie, » âgée de seize ans, qui souriait à ravir, malgré la disgrâce d’avoir, et si jeune, un « pauvre mari. » A Venise, l’abbé de Retz trouva fort à son goût la signora Vandramina, très noble dame, et qu’il sut se concilier par les agréments de son esprit. L’intrigue devint si périlleuse qu’il fallut que l’ambassadeur du Roi, un ancien président au Parlement, Claude Mallier du Houssay, bon homme et qui ne voulait pas d’ennuis, suppliât Retz de quitter la ville.

A Rome, l’abbé avait résolu de bien faire. Il augmenta son équipage, embellit ses livrées : pour quoi les jeunes Tallemant lui prêtèrent, à fonds perdus, beaucoup d’argent. L’on vit l’abbé fort assidu aux alentours du Vatican, chez les cardinaux et les prélats, parlant théologie et disputant à merveille les plus jolies et difficiles questions. Des Réaux, réformé, ne le suivait pas en telle occurrence et baguenaudait, avec grand plaisir, dans une société des plus mêlées. Le cardinal Antoine Barberin, frère du pape Urbain VIII, le reçut, le trouva gai, ne lui demanda point s’il était catholique et lui donna de connaître plusieurs poètes de chez nous qui cherchaient fortune à Rome, Montreuil par exemple, dit Montreuil le Fou, plus fou que poète, et pourtant poète à son heure.

Les plaisirs de Des Réaux et de ses frères, dont le récit ne serait pas très honnête, et qui ont été leur principale occupation pendant leur voyage, on les peut voir dans les Historiettes. Longtemps après, en y songeant, Des Réaux écrivait : « Je me divertis bien en Italie. C’est belle chose que jeunesse ! » D’ailleurs, il n’avait pas beaucoup regardé, en Italie, les monuments ni les tableaux ; mais il n’a pas feint d’être allé en Italie comme un amateur d’art : c’était un loyal et simple garçon qui se bornait à des curiosités moindres ou d’une autre espèce et qui n’affichait pas de sentiments empruntés.

Au retour, il trouva un peu morne et ennuyeuse la maison de son père. Il s’aperçut que son père n’avait point fait, en sa vie, une réflexion. Pierre Tallemant, qui vieillissait, devenait plus que jamais entiché de banque et d’un mysticisme dont le contaminait Paul Yvon : le catholique fraîchement converti Paul Yvon rendait le protestant Pierre Tallemant plus dévot, par une influence bizarre où la droite logique aurait eu à redire. Et Pierre Tallemant, las de travail et de tracas divers, s’embrouillait d’une sorte qu’il parlait un « galimatias » difficile à comprendre. On avait pour lui de la déférence ; l’un de ses fils, nommé François, manquait pourtant de patience, étant nerveux. Le bonhomme savait de « bons contes ; » mais il les ressassait : et François ne les voulait plus écouter. Le bonhomme n’osait plus faire un conte sans consulter François d’un regard. Il souriait avec incertitude et semblait demander timidement la permission de radoter. François, trop « mal complaisant, » se levait pour s’en aller. « Reviens, reviens ! » criait le bonhomme. Et François : « Vous ne le direz donc pas ? » Le bonhomme jurait de ne pas recommencer son histoire. Il la recommençait ; il ne pouvait pas se tenir de la recommencer. François se levait encore ; le bonhomme le rappelait. Je ne sais comment Des Réaux le raconte sans chagrin.

François était revenu d’Italie porté vers le catholicisme. Même, il annonça le projet de recevoir la prêtrise. Une chose le retardait, l’ennui d’apprendre la théologie. En outre, il lui traînait dans le cœur le souvenir de ses amours, qui n’étaient pas toutes finies. Son hésitation de mollesse ou de fainéantise ne dura qu’un peu de temps. Il fut prêtre ; il devint aumônier de Madame. Il était mélancolique et intrigant. C’est une question de savoir si l’abbé de Retz n’a été pour rien dans sa conversion ; il faudrait admirer cette anecdote, l’une des plus imprévues que l’on pût mettre au compte de Retz et ajouter à l’étonnante biographie de ce personnage : Retz était capable de tout.

Des Réaux, son intention principale et sa résolution, dès son retour, il eut à la déclarer : jamais il n’entrerait dans la banque ! Son bonhomme de père en montra de la colère et menaça de le déshériter. Au moins, qu’il essayât d’être conseiller ? Non ! Des Réaux avait horreur de la chicane autant que de la banque. Il était, à son avis, poète et entendait que le métier de poète serait, pour lui, tout mêlé de plaisirs et d’une aimable dissipation. Au moins, reprenait le bonhomme, qu’il se mariât ? Des Réaux, du moment qu’il devait choisir entre les exigences du bonhomme, eût préféré celle-là.

Cependant, il n’avait point de hâte et, d’abord, continua de folâtrer. Il fréquenta les cabarets où l’on rencontrait Saint-Amant, Vion Dalibray, quantité de rimeurs et qui « faisaient la débauche » avec entrain. Pour Saint-Amant, qui est une sorte de grand poète, il n’a que mépris ; et il estime davantage un Benserade, qui n’est qu’un agréable poète, en ses meilleurs moments. Il connut Olivier Patru, grand avocat, bon grammairien, libertin renommé ; François Maucroix, deux et gracieux, très fougueux et qui savait dissimuler son ardeur ; Nicolas Perrot d’Ablancourt, terrible farceur et sans pareil quand il s’agissait de goguenarder. Il fréquenta l’hôtel de Rambouillet. Julie ne lui fut pas obligeante ; Julie était une pimbêche. Les Rambouillet durent le recevoir assez bien, malgré ses « origines bourgeoises » que Julie n’approuvait pas. Seulement, ces Rambouillet, qui menaient un joli train, manquaient d’argent quelquefois et alors s’adressaient à la banque des Tallemant. Pour la Guirlande de Julie, Des Réaux eut la commande d’une fleur de lis et la livra, digne de l’insupportable guirlande de l’insupportable Julie.

Le Parlement ou le mariage ! répétait le bonhomme Tallemant. Le mariage ! répondit enfin Des Réaux. Il avait une petite cousine, Elisabeth Rambouillet : ces Rambouillet n’ont rien à faire avec les parents de Julie. Elisabeth, menue et charmante, embellie encore de naïve coquetterie, était une fillette de moins de douze ans. Des Réaux, avant de l’épouser, devrait la laisser grandir. Peut-être fut-il, autant que par la grâce de cette enfant, séduit par le délai que lui imposait, avant de s’établir mari, un âge si tendre. Il n’aimait point Nicolas Rambouillet, qui serait son beau-père et qui était, à l’entendre, « un franc nouveau riche, » très vaniteux et accoutré comme un héros de théâtre, incommode aussi à cause de ses façons impérieuses. Des Réaux n’arrivait point à se défaire d’une Marie Le Goux, drôle de femme, qui l’avait longtemps éconduit et qui, au moment de la séparation, s’attachait à lui sans nulle opportunité. Il fallut obtenir du Roi une dispense, pour le mariage de Des Réaux et de sa cousine. Enfin, Rambouillet, devenu veuf, annonça qu’il se marierait une seconde fois avant sa fille : et ce fut le 12 janvier 1646. Deux jours plus tard, Des Réaux menait au temple de Charenton sa fiancée qui avait eu le temps de vieillir : elle avait douze ans et huit mois, Des Réaux vingt-sept ans. Et les années de ce garçon, depuis son adolescence, peuvent compter double, tant elles sont occupées d’un loisir que rendait sa turbulence une perpétuelle aventure, très variée, un peu absurde, où il s’informait de la vie sans précaution.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Bourgeois et Financiers du XVIIe siècle : la joyeuse jeunesse de Tallemant des Réaux, pur M. Emile Magne (Emile-Paul.)