Revue littéraire - La Littérature de voyages

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Revue littéraire - La Littérature de voyages
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 445-456).
REVUE LITTÉRAIRE

LA LITTÉRATURE DE VOYAGES

L’été est venu ; peut-être nous apportera-t-il quelques beaux jours : il faut l’espérer, contre pluies, vents et marées. Peu importe au surplus, et, comme chaque année, nous assistons à l’exode universel. On part, et le plus loin possible ; on va de préférence où l’on n’était pas encore allé ; on veut voir du pays ; on n’a qu’une nostalgie, — ou, pour mieux dire, qu’une inquiétude, — celle du nouveau. Il n’en était pas ainsi autrefois. Nos pères étaient gens d’habitude ; à la belle saison, ceux qui avaient des terres s’y installaient, les bourgeois aisés s’en allaient à leur maison des champs, les petites gens restaient à la ville. Il ne semble pas que personne s’en portât plus mal, ni que la vie en fût plus courte ou moins gaie. Mais quoi ! La ville, en été, nous est devenue intolérable, et la campagne prochaine dont beaucoup, il y a quelque trente ans, se contentaient encore, a cessé de plaire ; nous nous y ennuyons : c’est pourquoi nous préférons courir les routes. La tendance est si forte et si universelle, qu’on s’essaierait vainement à la combattre. J’entendais un jour un moraliste chagrin gourmander ses contemporains, en termes empruntés à la sagesse antique et à la méditation chrétienne. « A quoi bon, disait-il, tout ce mouvement que vous vous imposez ? Pourquoi mettre tant de lieues au bout de tant de kilomètres ? Et qu’allez-vous chercher si loin, que vous n’ayez auprès de vous ? Où que ce soit, vous ne trouverez jamais qu’un peu de terre, quelques gouttes d’eau, un coin de ciel : car les Océans et les Himalayas sont un point dans l’immensité. S’il vous plaît d’admirer l’œuvre du Créateur, elle est tout entière dans chacun de ses aspects ; il n’est pas d’aube se levant sur le plus modeste des champs, il n’est pas de soleil se couchant sur la moins pittoresque des villes, qui n’en révèle toute la splendeur. L’ennui, ne craignez-vous pas de le retrouver à toutes les étapes et à toutes les escales ? C’est en vous qu’il réside et vous êtes à vous-même votre compagnon de voyage. Vous pensez avoir bien gagné de prendre un peu de distraction ; mais votre vie si affairée, si compliquée, si surchargée d’inutilités, n’est-ce pas une perpétuelle distraction où tout vous distrait, en effet, de ce qui est le propre de l’homme, né pour réfléchir et vivre par l’esprit ? » Ce discours n’eut aucun succès ; l’accent en était triste et suranné ; on renvoya le prêcheur à son prône. « Tout cela était bel et bien, lui répondit-on justement, quand nous n’avions ni les chemins de fer, ni les bateaux à vapeur, ni les automobiles. A l’heure qu’il est, on n’a plus que le plaisir du voyage, sans en avoir les difficultés. Le progrès a changé les conditions de la vie et la face du monde. Il a mis à nos portes ces merveilles de la nature et de l’art, que naguère nous étions réduits à entendre célébrer par ceux qui revenaient de loin. Il faudrait être d’un naturel bien peu curieux, et d’un sang bien épais, pour ne pas être tenté d’y aller voir. » Cela est sans réplique. A l’instant donc où tout le monde a le voyage en tête, parlons, nous aussi, de voyages.

S’il n’y avait pas les Mémoires et les livres d’histoire, pour lesquels nous continuons d’avoir une passion sans égale, on pourrait dire des récits de voyages qu’ils sont notre « gibier en matière de livres. » Leur attrait est de même nature que celui des récits historiques, et il n’est personne qui n’y soit accessible. Pour les jeunes gens, ils ont ce charme d’être aussi romanesques que les romans, et pour les lecteurs plus âgés celui d’être plus réels. Il vient un moment dans la vie où l’on se dégoûte de la fiction, où l’on demande avant tout aux choses, pour qu’elles nous intéressent, d’être arrivées. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire ; mais c’est un fait. Les récits de voyages, comme les Mémoires, — encore que l’invention y ait bien sa part, — donnent satisfaction à ce goût du réel. Je sais des lecteurs qui y prennent plus de plaisir qu’au voyage lui-même. C’est le voyage, non seulement sans le wagon et sans le roulis, mais le voyage expliqué, commenté, mis en scène. Ces livres sont pleins de descriptions ; et combien de gens, pour qui le monde extérieur n’existe pas, avoueraient, s’ils étaient sincères, n’en avoir jamais perçu les images qu’autant qu’elles leur étaient présentées par les écrivains ! Ils sont pleins de traits de mœurs singulières ; et qui sait si ces étrangetés ne nous eussent fort incommodés ? Combien d’entre nous sont à tel point prisonniers de leurs habitudes, que tout ce qui les y dérange les chagrine, au lieu de les amuser ! Ils abondent en curiosités morales ; et combien sommes-nous qui, par vanité ou paresse d’esprit, dédaignons d’entrer dans l’âme d’autrui, ou ne voulons pas nous en donner la peine, ou nous en sentons incapables ! Ces récits sont des récits d’aventures, alors même qu’ils ne sont signés ni par Alexandre Dumas ni par Mayne Reid, ni par Stanley. A tout le moins, sont-ils ponctués d’incidens ; et les plus désagréables ne risquent pas de nous chagriner, puisque ce sont d’autres qui en ont souffert. C’est ici que se vérifie le mot splendidement égoïste du poète : Suave mari magno… Il y a de l’imprévu, de la variété, je ne veux pas dire du décousu. D’un sujet on passe à un autre : d’un paysage à un intérieur, d’une marine à un sous-bois, d’un mariage à un enterrement, et d’une séance de Parlement à une parade de carnaval. Ajoutez qu’on a la satisfaction de songer qu’on s’instruit. On s’instruit en s’amusant, ce qui est l’éternelle chimère des pédagogues ; on acquiert des idées nouvelles ; on fait provision d’hypothèses ; on change de préjugés. Aussi pas un livre de voyage, fût-il médiocre, qui ne trouve des lecteurs. Les meilleurs sont accueillis avec une ferveur marquée. Je ne crois pas qu’on en eût jamais fait autant qu’aujourd’hui, ni qu’on y eût dépensé autant de talent. Mais surtout, et c’est ici ce qui doit nous intéresser, il est aisé de voir que de quelques-uns de ces livres se dégage une conception assez nouvelle de cette sorte d’écrits. Un art s’y essaie qui n’est plus seulement l’art de décrire et de conter, mais qui, plus complexe, plus riche en ressources, réalise un objet de plus de conséquence. A de certaines conditions, les récits de voyages deviennent œuvre de littérature ; c’est un genre qui n’a pas eu encore pleine conscience de sa définition et de ses moyens. Nous voudrions, en nous aidant de quelques spécimens choisis à dessein, indiquer ce que doit ou ce que peut être la « littérature de voyages. »

Ils sont nombreux, ceux de ces livres qui mériteraient d’être loués, et que nous aimerions à citer. Mais justement, ils sont trop. Contentons-nous d’en prendre quelques-uns qui nous fourniront d’exemples à l’appui de l’idée que nous souhaitons de faire prévaloir. M. André Chevrillon est historien, philosophe et poète. Neveu d’Hippolyte Taine, il est vraiment, par l’esprit, « de la famille. » Formé par la discipline du maître, il sait comme lui aller droit au petit fait significatif et qui porte témoignage pour tout un ensemble. Il a comme lui le culte du détail précis et la hardiesse à généraliser. Il observe et il ordonne ses observations en système. Ce goût des idées ne l’empêche pas d’avoir une des visions les plus concrètes qui soient. Ses descriptions sont chargées de traits et de couleurs. Ses principaux ouvrages, Dans l’Inde, — un livre devenu classique, — Sanctuaires et paysages d’Asie, Terres mortes, et le dernier en date, Crépuscule d’Islam[1], contiennent des pages de grande allure et d’un solide éclat. — De M. Maurice Maindron, on ne sait s’il est davantage un savant ou un littérateur. Ses études de naturaliste lui ont donné, au lieu de la vaine superstition de la science qui égare aujourd’hui tant d’ignorans, les méthodes de recherche et les habitudes d’esprit scientifiques. Elles l’ont amené à choisir, entre les différens procédés de l’art littéraire, ceux qu’il a adoptés. Il s’est mis à l’école des écrivains les plus véritablement probes. Sa prose fait songera celle de Gautier. Grand admirateur de Heredia, il a emprunté à l’auteur des Trophées le secret de son exactitude et de sa précision. Il a donné des romans dont l’action s’encadre dans les époques d’autrefois, et il a eu soin de ne pas baptiser ses « récits du temps passé » de ce nom de romans historiques qu’a discrédité l’école de la fantaisie et de l’a peu près. Ne le chicanez ni sur un trait de mœurs, ni sur un détail de costume, ni sur une partie d’armures ! vous y perdriez votre temps. Doué, à un vif degré, du don d’évocation, M. Maurice Maindron est un des hommes qui écrivent aujourd’hui la meilleure langue française, d’un style plein, serré et dru. Aussi bien, nos lecteurs ont présentes à l’esprit ces Lettres sur l’Inde[2] dont, sans doute, il publiera quelque jour la suite. — M. André Bellessort est un écrivain du talent le plus souple, et placé très haut dans l’estime des connaisseurs. Il s’était fait d’abord apprécier par un roman très délicat : Reine Cœur, et par de beaux vers : Mythes et poèmes et La Chanson du Sud. Conteur savoureux, excellent humaniste, il aurait pu être romancier ou historien des lettres ; mais il se sentait irrésistiblement attiré vers les « pays estranges. » Il a parcouru tour à tour l’Amérique du Sud, la Norvège, la Roumanie, le Japon. Il en a vu qui sont du Nord et qui sont du Midi. Dans les relations qu’il nous en a rapportées, il a mis partout la même curiosité intelligente, la même variété d’information, la même verve et le même agrément de récit. Entre ses livres, deux surtout font autorité et sont dans toutes les mains. La Société japonaise et Les Journées et les nuits japonaises[3] contiennent du Japon d’hier et d’aujourd’hui l’image la plus pittoresque et la plus suggestive. Voilà donc des écrivains venus d’origines très diverses et formés très différemment : pourtant, ils conçoivent l’art d’écrire les livres de voyage d’une manière à peu près pareille, et qu’on peut définir en disant qu’elle est également éloignée de la manière classique et de la manière romantique.

On se tromperait fort, si l’on croyait que nos siècles classiques aient manqué de récits de voyages, ou que ces récits manquent d’intérêt. Il faut relire, dans l’excellente édition que vient de nous en donner M. Louis Lautrey, le Journal de voyage[4] de Montaigne. On a trop dit que c’est surtout le journal de la santé, des cures, des digestions et des coliques de Michel Eyquem. Et comment supposer que l’auteur des Essais laissât perdre une occasion d’exercer son universelle curiosité ? Il est sensible à la beauté de la campagne ; il dessine les paysages au courant de la plume, d’un trait qui en marque le caractère essentiel. Il note les cérémonies et les costumes. Surtout il observe les hommes, leurs croyances, leurs coutumes et leurs « polices. » Il assiste dans des décors différens à cette comédie humaine qu’il ne se lasse pas d’étudier. Il n’est indifférent ni à la technique des arts, ni aux inventions de l’industrie, ni, pour ainsi dire, à rien de ce qui intéresse le voyageur d’aujourd’hui. Car nous nous attribuons un tas de découvertes qui sont vieilles comme le monde : combien de modes littéraires nous paraissent nouvelles, et dont on s’est avisé de tout temps ! Devant les ruines de Rome, Montaigne disait « qu’on ne voioit rien de Rome que le Ciel sous lequel elle avoit été assise et le plant de son gîte ; que ceux qui disoient qu’on y voioit au moins les ruines de Rome en disoient trop : car les ruines d’une si épouvantable machine rapporteroient plus d’honneur et de révérence à la mémoire : ce n’étoit rien que son sépulcre ;… que ces petites montres de sa ruine qui paressent encore au-dessus de la bière, c’étoit la fortune qui les avoit conservées pour le témoignage de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de feux, la conjuration du monde réitéré à tant de fois à sa ruine, n’avoient pu universellement éteindre[5]. » Sainte-Beuve n’a pas manqué de souligner ce « langage auguste et magnifique. » Mais n’avons-nous pas coutume de faire honneur à notre sensibilité moderne de cette mélancolie qui rêve devant les ruines ? Passons au XVIIe siècle : il est bien vrai que ni Pascal, ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni La Bruyère n’ont éprouvé le besoin de sortir de chez eux. L’exotisme représente un ordre de curiosités auquel ils sont restés parfaitement étrangers, il faut le reconnaître. C’étaient des gens à recommencer sans cesse, aux régions du cœur et dans le cercle de la société, un voyage toujours nouveau et à y Voir toujours plus de pays. Mais le siècle ne s’achèvera pas, sans que Regnard quitte ses champs de la rue Richelieu, pour s’aller faire prendre prisonnier par les pirates barbaresques et monter jusque chez les Esquimaux, afin d’y boire, lui gourmet, de l’huile de phoque. Et bientôt, par force ou par goût, par nécessité ou par mode, les gens de lettres et les gens du monde, Montesquieu, Voltaire, le président de Brosses, et tant d’autres, prendront le chemin de l’Angleterre ou de l’Italie, jusqu’au jour où sa mauvaise étoile et notre bonne fortune mèneront Bernardin de Saint-Pierre découvrir dans l’Ile de France des sensations vraiment inédites avec l’art de les traduire. Mais XVIIe et XVIIIe siècles ont eu leurs voyageurs de profession : c’est Bernier qui va chez le Grand Mogol, c’est Tavernier qui va en Turquie et aux Indes, c’est Chardin qui parcourt la Perse, et ce sont ces admirables Pères Jésuites.

Ceux qui manient aujourd’hui leurs ouvrages volumineux, et qui, refaisant après eux le même chemin, sont amenés à contrôler leurs assertions, sont unanimes à leur rendre hommage. Appartenant à un temps où c’était l’usage de bien faire ce qu’on faisait, ils savaient à merveille leur métier de voyageurs et s’en acquittaient en conscience. Aussi perspicaces que sincères, ce qu’ils ont vu, ils l’ont bien vu, et ils l’ont rapporté avec simplicité. C’étaient, a-t-on dit, des manières d’encyclopédistes qui avaient non seulement des clartés de tout, mais des connaissances assez précises sur presque toutes les sciences de leur époque. On a très finement caractérisé leur manière d’observer, en notant que les « les hommes qu’ils avaient sous les yeux les [intéressaient, non pas en qualité de fantoches chatoyans, mais en qualité d’hommes. » Ils en ont tracé des portraits dont les grandes lignes subsistent… Et pourtant, on peut écrire toute l’histoire littéraire de ces deux siècles, sans prononcer leurs noms ; personne, hors les spécialistes, ne lit plus leurs livres. Que leur a-t-il donc manqué ? M. Bellessort, — qui les connaît bien et qui devrait nous présenter quelque jour une galerie de leurs portraits, — va nous le dire ; mais toutefois en leur faisant gloire de ce qui est précisément leur insuffisance. « Nous leur sommes très inférieurs, écrit-il, et je vois à cette infériorité plusieurs causes, dont la première serait peut-être notre souci de la « littérature. » Les anciens voyageurs en étaient fort éloignés. Ils ne s’inquiétaient pas de briller par le style ou l’esprit. Le lyrisme et l’amour artistique de la phrase, que nous avons hérités des Romantiques, ne déformaient point leur vision des pays qu’ils traversaient[6]. » Il est impossible de parler à la fois plus juste et plus faux. Ces voyageurs ne savaient ni choisir, ni comparer, ni ordonner leurs tableaux ; leurs relations sont confuses, lentes ; les grandes lignes ne s’en détachent pas ; rien n’y est en relief : riche matière, mais dépourvue de mise en œuvre. Où prend-on que ce puisse être un mérite ? La « littérature » n’est nullement, — comme les illettrés auraient tant d’avantage à nous le faire croire ! — une vaine rhétorique et une invention normande destinée à fausser la réalité sous le prétexte de l’embellir. Elle est tout le contraire. Elle est un système de procédés pour égaler l’idée par l’expression et l’objet par l’image ; elle est un ensemble de moyens pour dégager l’âme des choses, et en fixer l’image sous l’aspect de l’éternité. A l’entendre en ce sens, c’est, chez les anciens voyageurs, leur irrécusable infériorité, qu’ils aient manqué de « littérature. »

Avec Chateaubriand, les voyages entrent dans la littérature. Il se peut bien qu’il ait emprunté aux missionnaires quelques-uns des matériaux dont il a composé son Voyage en Amérique ; ils n’existent à nos yeux que pour avoir été animés par le grand enchanteur, avec l’espèce et le degré de vie qu’ils en ont reçus. Si Chateaubriand n’a peut-être pas vu autant d’Amérique qu’il en décrit, il avait vu la campagne romaine ; et la description qu’il en donne est poétique à coup sûr, mais d’une poésie qui a pour essence la vérité. Et si les récits de voyages ont d’abord pour but de nous transporter dans un autre pays et de nous imprégner de son atmosphère, on comprendra le service rendu par ces pages merveilleusement évocatrices. Pourquoi faut-il que celui qui dotait ainsi la littérature d’un genre nouveau, l’ait fait dévier dans le sens où lui-même penchait et détourné de sa définition et de son objet ? Aucune des innovations romantiques n’est sans mélange et sans alliage. Parce qu’il avait le sens de l’extérieur et celui du relatif, le romantisme a créé la littérature de voyages ; mais parce que, d’autre part, il était irrémédiablement subjectif, il l’a, pour un temps, écartée du but auquel elle doit tendre.

Dans la préface de l’Itinéraire, Chateaubriand nous avertit de le regarder « moins comme un voyage que comme des Mémoires d’une année de sa vie. » Il est allé chercher des images pour écrire les Martyrs, et aussi chercher de la gloire pour se faire aimer. « C’est l’homme beaucoup plus que l’auteur que l’on verra partout ; je parle éternellement de moi. » C’est lui en effet que nous apercevons méditant sur les fûts brisés des temples de la Grèce ou dans les sanctuaires de Palestine, comme il a fait naguère dans les forêts de l’Amérique, sur les chemins de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie. Ce sont les aventures de sa sensibilité qu’il nous conte. Il est le centre autour duquel s’organisent les spectacles de l’univers ; et ces spectacles n’ont pas de valeur en eux-mêmes, ils n’en prennent qu’en se reflétant dans son âme. Nous en dirions tout autant du Voyage en Orient de Lamartine. L’impulsion est donnée. La littérature de voyages est créée, mais sous les espèces de « l’impressionnisme. » Certes, la méthode n’est pas à rejeter purement et simplement ; mais il faut savoir ce qu’on peut en attendre : elle vaut exactement ce que vaut celui qui l’emploie. Un poète, tel qu’est Pierre Loti, en tirera de merveilleux effets : M. Victor Giraud le montrait ici même en des pages auxquelles il me suffit de renvoyer le lecteur. En revanche, on ne saurait assez dire ce que ce genre nous a valu de frivoles bavardages et de niaiseries prétentieuses.

Tout le progrès qui s’est fait dans la littérature de voyages a consisté à la dégager de cet impressionnisme. Plusieurs y ont contribué dont les ouvrages marquent autant d’étapes. C’est Théophile Gautier promenant à travers Espagne ou Russie son indifférence admirative. C’est Taine appliquant à l’étude de la société et des arts en divers pays les mêmes théories par lesquelles il rendra compte des œuvres de la littérature ou des événemens de l’histoire. Ç’a été surtout Fromentin, dont quelques indications restent décisives. Dans les pages de Une année dans le Sahel, où il expose sa théorie de l’orientalisme, les principes qu’il établit valent aussi bien pour l’écrivain de voyages que pour le peintre de paysages. « L’Orient est très particulier. Il a ce grand tort pour nous d’être inconnu et nouveau, et d’éveiller d’abord un sentiment étranger à l’art, le plus dangereux de tous et que je voudrais proscrire : celui de la curiosité. Il est exceptionnel, et l’histoire atteste que rien de beau ni de durable n’a été fait avec des exceptions. » Fromentin insiste sur la difficulté qui consiste d’une part à donner le signalement exact du pays, et d’autre part à dégager le beau du bizarre. Il conclut en rapportant un propos que lui tint un paysagiste célèbre, son maître. Certain jour, étant au bord de la Seine, ils virent passer un berger, besace au des : « Savez-vous, me dit mon maître, que c’est une chose très belle à peindre qu’un berger au bord d’un fleuve ? La Seine avait changé de nom, comme le sujet avait changé d’acception : la Seine était devenue le fleuve. Qui de nous pourra faire avec l’Orient quelque chose d’assez individuel et à la fois d’assez général, pour devenir l’équivalent de cette idée simple du fleuve[7] ? » Dégager de chaque pays les traits caractéristiques, qui ont subsisté à travers les temps et en dessinent « le type ; » ne pas se borner à nous présenter de ce type les singularités qui le particularisent et le séparent du reste du monde, mais nous faire comprendre par quoi il reprend sa place dans l’humanité générale : tel est le problème. Mais pour le résoudre, nous sommes mieux armés qu’on ne l’était naguère. Nous y sommes aidés par les sciences qui se sont développées au cours du XIXe siècle, et dont quelques-unes mêmes datent d’hier, sciences naturelles et historiques, philologie, études religieuses, psychologie des foules et des races. Et c’est, à l’heure qu’il est, le privilège de la littérature de voyages qu’elle puisse, mieux qu’aucune autre, utiliser tant de résultats nouvellement acquis, mettre à profit l’effort de tous ces chercheurs qui, sans le savoir, ont travaillé pour elle.

Chez les écrivains dont nous avons ici les œuvres en vue, nous allons surprendre, appliquée déjà, cette méthode impersonnelle, objective, tout à la fois savante et artiste. Aucun d’eux n’a cédé à la tentation de nous renseigner sur lui-même : et c’est ce dont nous leur savons d’abord un gré infini. Mais ils ont cherché, par tous les moyens, à nous renseigner sur les pays dont ils se faisaient les peintres. Leur première précaution a donc été précisément de se mettre en garde contre leur impression. Car l’impression immédiate et directe que nous recevons des choses, — et dans laquelle plusieurs ont une foi superstitieuse, — est de sa nature superficielle et fugitive. Entre elle et nous, il est nécessaire de mettre toute la somme des observations précédemment faites par d’autres, en sorte que sur le pays où nous abordons pour la première fois, nous puissions promener, au lieu de la curiosité d’un novice, des regards déjà avertis. On ne voit rien en passant, et surtout on ne comprend rien à ce qu’on voit. Tout juste peut-on glaner les quelques notes dont le reportage se contente, et dont il amuse la badauderie. M. Maindronnous dit qu’avant d’écrire une ligne sur l’Inde, il y est retourné six fois dans un espace de trente années : c’est un bel exemple. Encore faut-il contrôler les plus certains des documens qu’on a recueillis sur place. Après quoi, il reste à faire un autre contrôle, plus difficile, celui de ses propres souvenirs ; il faut les vider de tout contenu personnel, les estimer à leur exacte mesure, les mettre à leur plan. À ce prix, et à force de renoncement et d’oubli de soi, on a chance que l’œuvre ait une signification et une valeur réelles ; on s’est soumis à l’objet : on a fait la physiologie d’une contrée et la psychologie d’un peuple.

Pour établir le type d’un pays, le premier élément dont il faille faire acception, c’est, de toute évidence, la nature. En ce sens, il n’est pas mauvais que le voyageur soit doublé d’un naturaliste. Par exemple, je me souviens d’avoir maintes fois frémi à lire des pages brillantes où des écrivains, maîtres des prestiges du style, ont fait grouiller pour nous la vie monstrueuse de la forêt vierge. Il ne me déplaît pas d’apprendre, d’un spécialiste en la matière, que dans les forêts vierges on ne trouve absolument rien. « Chacune d’elles est un désert de verdure où manquent et l’air et la lumière, où aucun animal ne peut trouver à vivre… Ni oiseaux, ni mammifères, ni reptiles, pas une mouche, pas un papillon. En Nouvelle-Guinée, j’ai marché des heures, il m’en souvient, sous des arceaux de verdure, dressés sur des colonnes lisses, droites, hautes de plus de deux cents pieds et qui ne laissaient point tamiser les rais du soleil… Autour de nous le silence régnait, plus lourd que la température étouffante ; on eût pu entendre tomber les gouttes de sueur qui me perlaient au front. Mais quand on sortait de la forêt obscure, tout vibrait, pantelait dans l’air léger et la lumière[8]. » Tout écrivain de voyages doit être un écrivain descriptif ; et on sait assez que cet art de la description, s’il date du XIXe siècle, n’a cessé d’aller en se perfectionnant. Le défaut en serait aujourd’hui dans l’excès même de la virtuosité. On est arrivé à saisir toutes les nuances, à discerner tous les tons. Or, ce ne sont pas les accidens qu’il nous importe de connaître, ce sont les forces permanentes. Je veux voir sourire la précieuse nature japonaise ; je veux, dans l’Inde, sentir « l’accablement, l’immense besoin de repos et de quiétude en face d’une nature disproportionnée, violente et fluide où, toutes les choses visibles, incessamment renouvelées, sont toujours en train de naitre et de mourir[9]. »

Poussée dans ce sol, la plante humaine, qu’elle soit autochtone ou importée, y sera façonnée par diverses influences dont la principale est l’histoire. C’est une étrange, erreur de croire qu’à aucun moment de son existence une nation vive dans le présent : de ce présent même, sa tradition, son passé, constituent les élémens agissans et vivans. Mais de tous ces élémens le plus puissant, et peut être le seul irréductible, c’est l’élément religieux. Cette conclusion se dégage pareillement des récits de tous nos voyageurs et, pour ma part, c’est ce que j’y ai trouvé de plus frappant et de plus instructif. S’agit-il de l’Inde ? Le peuple y est à l’image d’une religion d’inertie et d’engourdissement du moi. S’agit-il de la Judée ? « Que cette innombrable humanité, s’écrie M. Chevrillon, est donc foncièrement religieuse ! Dès que l’on voyage ou qu’on regarde l’histoire, on reconnaît que là est vraiment sa caractéristique propre. On sonde la durée, on cherche sa première apparition hors des ténèbres, et ce qu’on aperçoit d’elle, d’abord, ce sont les temples prodigieux de l’Egypte, les pierres cyclopéennes de Baalbek, les menhirs[10]… » S’agit-il du Japon ? M. Bellessort nous dira fortement : « Plus j’ai fréquenté d’hommes sous des ciels divers, plus je me suis persuadé que souvent leur manière de comprendre et d’honorer l’inconnaissable créait toute leur différence[11]. » Nature, histoire, religion, nous donnent la charpente et l’ossature. En suivant les lignes qu’il a ainsi retrouvées, et qui désormais s’imposent à lui et guident impérieusement son pinceau, le peintre est assuré de faire un portrait qui ressemble. C’est celui d’un peuple qui, à travers le temps, a persévéré dans son être et maintenu son individualité.

Montrer comment chaque peuple est lui-même et par quoi il diffère de tous les autres, est d’une importance capitale ; cela va sans dire. Qui ne sait qu’une des erreurs les plus dangereuses de nos réformateurs cosmopolites est de bâtir leurs cités idéales, sans tenir compte des habitudes séculaires qui ont fait à chaque peuple sa mentalité ? Mais on n’a pas à craindre que les voyageurs n’atténuent dans leurs récits ces différences. Ils seraient bien plutôt portés à les exagérer. S’il fallait les en croire, un degré d’élévation au pôle changerait non seulement les usages et les coutumes, mais l’esprit même dans son fond. Combien n’a-t-on pas fait de développemens, ingénieux d’ailleurs ou éloquens, sur ce qu’on appelle l’âme mystérieuse et incommunicable des peuples ? On oublie que, sous les fourrures ou sous la soie, sous la mitre ou sous le turban, quelle que soit la teinte de leur peau, et quels que soient l’écrasement ou l’allongement de leur nez, les hommes n’ont toujours qu’une seule âme, obscure et radieuse, misérable et sublime. Le peintre de la société japonaise a le courage d’en faire l’aveu, et il nous confie l’étonnement où il fut d’abord, de n’avoir pas davantage à s’étonner. « Est-ce donc là ce pays excentrique qui a réjoui les amateurs d’étrangeté ? On m’avait rebattu les oreilles que rien ne s’y passait comme ailleurs, et tout ce que j’y rencontre m’avertit de mon illusion[12]… » Et, quand on y réfléchit, comment en pourrait-il être autrement ? Partout différent, l’homme est partout le même. C’était l’avis des classiques. C’est le grand principe qu’il faut reprendre aux anciens voyageurs, et qu’ils peuvent enseigner à leurs successeurs d’aujourd’hui.

Ainsi comprise, la littérature de voyages a devant elle un vaste champ, non encore exploité, un cadre qui vaut d’être rempli. Elle a été jusqu’ici considérée comme un genre inférieur, ou tout au moins accessoire, et par ceux mêmes qui en sont les meilleurs représentans. Dans l’Itinéraire, Chateaubriand n’a mis que des résidus, ceux qu’il n’a pas utilisés dans les Martyrs. Lamartine, dans le Voyage en Orient, nous a donné des notes, sans plus. Pour Taine, les récits de voyages n’ont été qu’un repos entre des travaux qu’il considérait comme plus importans ; et pour Gautier, ils n’étaient que des vacances du lundi. On écrira encore des impressions qui ne seront que des confidences personnelles, et des souvenirs qui ne seront que pour faire l’étonnement des amis et la joie des familles, et des relations qui ne seront que des rapports économiques ou statistiques. Mais fort de la psychologie que nous ont enseignée une fois pour toutes les classiques, brillant des artifices de style que nous devons aux romantiques, enrichi de toutes les ressources que les sciences mettent à notre disposition, le récit de voyages peut devenir un des genres principaux de la moderne littérature. Il ouvre devant nous ces perspectives immenses, celle de l’espace et celle du temps ; il déroule à nos yeux les aspects sans nombre de la nature et de l’histoire ; il dresse sur les routes de l’humanité ces statues sacrées, celle du Passé, celle de la Religion ; et des ruines mêmes sur lesquelles les peuples continuent d’édifier leurs demeures nouvelles, il fait surgir la double image de la mort inlassable et de l’infatigable renaissance.


RENE DOUMIC.

  1. André Chevrillon, Dans l’Inde ; — Terres mortes ; — Sanctuaires et paysages d’Asie ; — Crépuscule d’Islam, 4 vol. in-16 ; Hachette.
  2. Maurice Maindron, Dans l’Inde du Sud, 1 vol, in-18 ; Lemerre.
  3. André Bellessort. la Jeune Amérique ; — En escale ; — la Roumanie contemporaine ; — la Société japonaise ; — les Journées et les Nuits japonaises, 5 vol. in-16 ; Perrin.
  4. Montaigne, Journal de voyage, publié par Louis Lautrey, 1 vol. in-12 ; Hachette. — Voir Introduction, p. 50.
  5. Op. cit. p. 230.
  6. Voir pour tout ce paragraphe : André Bellessort, Un voyageur du XVIIe siècle au Japon. Bulletin de la Société normande de Géographie (1899).
  7. Fromentin, Une année dans le Sahel, p. 224-234.
  8. Maindron, Dans l’Inde du Sud, p. 25.
  9. Chevrillon, Dans l’Inde, p. 42.
  10. Chevrillon, Terres mortes, p. 320.
  11. Bellessort. La Société japonaise, p. 190.
  12. Bellessort, La Société japonaise, p. 32.