Revue littéraire - La Muse au cabaret

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André Beaunier
Revue littéraire - La Muse au cabaret
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 671-682).
REVUE LITTÉRAIRE

LA MUSE AU CABARET [1]

La muse est bonne fille et va où on la mène. M. Raoul Ponchon la mène au cabaret, où il rencontre Saint-Amant son maître et le doux bonhomme Faret qui, sans doute, n’eût pas laissé le souvenir d’un ivrogne, qu’il n’était pas, si ne rimait avec le cabaret son nom trop facilement.

Il ne faut pas reprocher à la muse d’aller au cabaret, ni aux poètes de l’y mener. Cette démarche a quelque chose de modeste qui, pour ainsi parler, compense le sublime de son allure extraordinaire. Par ailleurs, elle chante les dieux, les interpelle et invective contre leur souveraineté. Elle sait tous les secrets d’ici-bas et des autres mondes ; elle connaît le passé, l’avenir même, et aussi le présent qui n’est pas beaucoup moins mystérieux. Homère l’interroge et apprend d’elle comment Zeus gouverne la querelle universelle, comment on vit aux Iles fortunées et combien les Achéens ont de vaisseaux. Elle est une divinité. Elle dépasse tellement notre humanité que toute familiarité avec elle nous serait impossible et que notre amitié pour elle tomberait à n’être plus rien qu’une sorte de vague déférence, émerveillée d’abord, et puis distraite, si parfois elle ne s’approchait de nous, bienveillante, et, afin de nous rassurer, ne prenait un peu nos manières, fût-ce les plus anodines, ou badines, ou folâtres. C’est pour cela qu’elle ne refuse pas d’aller au cabaret, quitte à ce qu’on dise qu’elle va un peu loin : le qu’en-dira-t-on ne la tourmente pas ; elle aurait plutôt alors la gentille effronterie de sa complaisance.

Quelques poètes ne l’accompagnent que dans ses grandes envolées. D’autres ont grand’peine à la suivre ou à l’entraîner vers les sommets. Parfois, ils ne manquent pas de l’ennuyer, s’ils ne sont pas les compagnons qu’elle préfère. Elle les voit bientôt essoufflés. Elle leur dit : Paulo minora canamus ! Mais ils ne consentent pas à descendre, étant animés d’orgueil ou de très imprudente vanité. Elle les abandonne : et ils sont pitoyables ou ridicules. Elle vient doucement à ses camarades plus simples qui, dans la plaine, sur la route, à l’ombre des arbres ou à l’auberge, lui font grand accueil et l’attendaient pour la joie ou la consolation de rire. Elle se mêle à leurs ébats, à leurs paresses et à leur activité innocente. Elle n’est ni prude ni hautaine ; et, comme elle est pourtant la muse et à peu près divine, elle répand un charme singulier qui embellit les alentours et qui ressemble aux merveilleux prestiges du soleil sur le plus humble paysage.

Il y a bien des années qu’on lit et qu’on se rappelle maints poèmes de cet ami intime de la muse, M. Ponchon. Mais il ne les avait pas réunis en un volume. Il n’était pas un jeune homme pressé. En devenant moins jeune, il n’éprouvait pas plus de hâte ; il gardait sa nonchalance. Il aime cependant les livres et est curieux des beaux exemplaires, si l’on se fie au rêve qu’il a fait un jour de posséder un Malherbe sans pareil, « tout habillé de pourpre » et les plats étoiles de fleurs de lys d’or, un papier parfait, « l’impression superbe, » comme au temps où les éditeurs soignaient « le décor qui faisait ressortir et resplendir le verbe. » Ce temps est-il passé ? Le costume qu’on donne aujourd’hui à l’œuvre des poètes n’a-t-il point tenté M. Ponchon ? Principalement, il ne songeait pas à rivaliser avec Malherbe et ne croyait pas que son génie dût aborder aux plages futures. Il éparpillait au jour le jour ses « gazettes rimées » et ne semblait pas savoir qu’elles fussent dignes de durée. Les voici enfin : le recueil en est tout plein de délices.

Le préambule expose une philosophie aux termes de laquelle on aurait tort de mépriser les plaisirs de la table... Eh ! oui, l’on aurait tort ; qui les méprise commet le péché d’insolence présomptueuse et a probablement d’autres plaisirs moins dénués de vif inconvénient... Mais la philosophie de M. Ponchon n’est pas tout uniment une morale ou une aimable entente de la vie : elle est, en quelque sorte, une biologie, une synthèse de l’histoire humaine et le conseil de continuer cette longue histoire selon l’exacte vérité des faits et leur leçon. Bref, ce que les plaisirs de la table ont élaboré au cours des siècles s’appelle, d’un vénérable mot, la civilisation. Quand nos ancêtres des premiers âges reçurent la révélation du vin suave et du blé, leur joie les fit inventer Bacchus le rouge et la blonde Cérès : ils eurent des dieux et organisèrent un culte ; leur religion les améliora. Et puis, les hommes allèrent à la chasse. Quant à la cuisine, ce fut l’affaire des femmes. Une femme qui se montrait habile à préparer les aliments devint une personne précieuse et recherchée : on l’épousa ; et c’est le commencement du mariage. Les hommes, de jour en jour plus friands, s’avisèrent d’avoir des caves pour conserver le vin frais ; par la bâtisse du cellier, l’architecture préluda. C’est l’origine des beaux-arts. Le bon vin, qui dans le cellier prend de la bouteille, souleva l’enthousiasme des buveurs, inspira le chant, l’éloquence, la poésie et la danse. Pour le vin, l’on creusa des coupes, de forme bientôt jolie. Et, comme l’heure des repas était la plus agréable, on voulut en prévoir le retour. Il fallut évaluer le temps ; c’est aux astres et à leur cheminement régulier qu’on demanda la mesure des jours, de la saison, de l’année : « d’où, l’astronomie. » Par le progrès de la gourmandise, les hommes souhaitèrent de varier leur nourriture et, à cette fin, parcoururent le monde. Sans compter que la première indigestion nous valut la médecine. Voilà comme toute la civilisation dérive très évidemment du plaisir de boire et manger.

L’excellente caricature des systèmes qu’arrangent au gré de leur fantaisie moins gaie les philosophes de l’histoire et leurs aventureux camarades les biologistes ! L’on aboutit à un roman ; l’on vous compose un facile roman de l’évolution. Le triomphe est de réduire à l’unité la multiplicité des phénomènes Et l’on part de ce principe que l’unité est dans la nature des choses : on n’en sait rien. Mais l’unité paraît plus intelligible que la multiplicité. Cette unité, on la choisit d’une façon tout arbitraire. Ne voulez-vous pas que ce soit le plaisir de la table, cette unité qui ordonne et qui meut l’humanité depuis le temps de la préhistoire ? Pourquoi ne le voudriez-vous pas, si M. Ponchon vous invite à le vouloir ? Cette unité en vaut une autre ; elle est plus aimable qu’une autre et consacre vos gourmandises.

Conséquemment, M. Ponchon célèbre la cuisine et le fait en gourmand, gourmet aussi, mais sage gourmet qui ne va point à la subtilité sotte et qui préfère les plats de France les plus simples. Il parle bien du gigot, des haricots ; et l’on n’a jamais si bien parlé de la soupe à l’oignon. La soupe à l’oignon, si charmante, a le mérite de vous amuser le goût, tandis qu’on la prépare : son bruit sent bon, vous met en appétit. Vous la mangez : c’est le meilleur moment. Vous en voulez encore ?


Allons, bon ! Il n’en reste plus !
Eh ! bien, alors, il n’en faut plus.
Ayons quelque philosophie.
Une soupe se trouvait là...
Elle n’est plus là... C’est la vie !
Que voulez-vous faire à cela ?
La soupe la plus innombrable
Finit tôt par nous dire adieu.
Et je ne vois guère que Dieu,
Finalement, de perdurable.


La muse, avec tant de poètes, et depuis tant de siècles, déplore la décevante rapidité des jours ! Elle a inspiré au vieil Héraclite un chagrin de pensée qu’il résumait en disant qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve : le fleuve coule et est l’image du perpétuel changement. Le fleuve, incessamment futile, abandonné à tout instant ses rives ; et ses rives, malgré leur apparence d’être immobiles, changent de fleurs, d’herbe et de dessin. Le poète du Lac et le poète de la Tristesse d’Olympia, le poète du Souvenir aussi, plaignent la brièveté du bonheur. L’amour est analogue à l’eau courante ; et nos cœurs ne sont pas plus longuement fidèles que les rives, longuement pareilles. L’amour ne dure pas. Et ni la soupe à l’oignon ne dure ! Si vous jugez la seconde image moins belle et moins digne de votre rêverie, c’est possible. Mais enfin, la seconde image ne s’envole pas dans les nuées où ne l’atteignent bientôt plus vos regards ni votre amitié. Elle vous reconduit chez vous et ne vous laisse pas dissiper votre méditation : c’est trop dire ? votre sentiment.

Un jour, les savants annoncèrent que l’humble salade était le véhicule des plus redoutables microbes. L’on ne s’en doutait pas ; et le cresson, fils des fontaines qui sont des fées avenantes, passait pour la santé du corps. Il faut dire adieu aux salades : c’est la science qui l’exige !... La science n’a guère de crédit auprès des poètes du cabaret. Ce qu’ils lui reprochent est de déranger l’ordre des choses, la combinaison des idées et la coutume où l’on a installé son aise. Ennemie de l’habitude, elle mérite qu’on l’appelle ennemie du repos. Elle, qui s’acharne à tout savoir, ignore la sagesse et la douceur d’une tranquillité philosophique. La science est le symbole de l’inquiétude : imaginez-vous calamité pire ? Les poètes de cabaret sont, je ne dis pas, réactionnaires, du moins résolument conservateurs. La réaction leur paraîtrait une aventure périlleuse et, en tout cas, un changement. Ce qu’ils demandent, c’est de conserver ce qui existe et qui, par son existence même, prouve que l’on s’en peut accommoder. Ils ne comptent pas beaucoup sur l’avenir et plutôt regretteraient le passé.

La science est tendue vers l’avenir : elle l’invente, voudrait l’arranger à sa guise et voudrait en hâter la venue. Et elle l’invente au rebours de ce qu’on voit présentement, de ce qu’on aime et que le passé jusqu’à nous a rendu aimable. Ainsi, un chimiste allemand fait connaître à l’univers qu’il a trouvé le moyen d’emprunter à la houille un aliment qui rappelle, à s’y méprendre, la viande... Cette absurde chimie a son excuse toute prête, disant qu’elle prépare aux petites gens une excellente économie. Voilà résolue, n’est-ce pas, la question sociale ? C’est bientôt dit. M. Ponchon ne veut pas laisser à la chimie allemande l’excuse de résoudre la question sociale ; et il raisonne ainsi que suit, le mieux du monde. Cette houille qui prévaudra, en qualité de comestible, sur les moutons, les veaux et les bœufs, coûtera vite fort cher. Et vous manquerez de combustible. Alors, il faudra que survienne encore un chimiste allemand qui, des veaux, des bœufs et moutons, trouve le moyen d’extraire de la houille ! ... Autant vaut, somme toute, brûler la houille dans les fourneaux, comme devant, et manger le rôti.

Le grand méfait serait de supprimer le plaisir de la table, si d’une pilule avalée dès le matin vous étiez nourri pour un jour. Que de gentillesse perdue, mal compensée par le triomphe de la science ! Un art perdu, l’art de l’amphitryon. Un art ? Oui ; et une vertu. Mais aujourd’hui, l’on a des idées emphatiques. L’on traite comme de rien du tout l’art de manger, sous prétexte qu’on est sensible à d’autres satisfactions de rêverie ou de pensée. L’on renchérit sur la frivolité : on la met où elle est morose. Puis, conséquence d’une alarme imprudemment spirituelle, on a trop souvent l’esprit en désordre. On n’est plus à l’heure. On s’égare dans le temps comme ferait dans l’espace, ou le désert, un promeneur étourdi. Peu importe, s’il ne s’agit que des tracas de vos journées ; mais le dommage, aux repas, est horrible : vous aurez le potage tiède et le gigot, parmi ses haricots en bouillie, trop cuit.

Où l’on voit les opinions très hardiment conservatrices de M. Ponchon, c’est dans le chagrin que lui donne le nouvel embellissement des cafés. Il ne le peut souffrir. Quel excès de lumière ! Et des musiques ! L’honnête homme qui dîne a besoin de quelque silence et a besoin d’une douce pénombre. Un vin, même recommandable, n’est que piquette si l’atmosphère, aux alentours de lui et du paisible buveur, frissonne d’un charivari appelé Veuve joyeuse ou Beau Danube bleu...


Ah ! les bons cabarets d’autrefois, si plaisants,
Combien je les regrette !
Avec leur peu de bruit, leurs lambris reposants,
Leur lumière discrète.


Il y a, dans les poèmes de M. Ponchon, toute une poésie du petit café, qui certes ne donne rien de ce qu’on nomme Élévations ou Méditations, et qui ne contient pas une morale qu’on ait envie de répandre, mais qui, avec beaucoup de grâce et de courtoisie, enseigne pourtant quelques vertus, modestie ou modération, goût du silence et ponctualité.

Le ton s’élève, pour chanter le vin, le beau vin qui somnolait dans la grappe et qui s’éveille, comme une joie. Le ton s’élève rarement ; et la poésie de M. Ponchon, la plus jolie, a soin de voleter à demi-hauteur, tout près de nous.

Connaissez-vous M. Ponchon ? Vous aurez peut-être vu son portrait. M. Cappiello l’a représenté à la terrasse d’un café. M. Ponchon corrige ce portrait, qu’il n’approuve pas tout à fait, « bien que le génie y palpite. » Suis-je si gras ? demande-t-il ; et il ajoute qu’il n’en serait pas content. Il n’est pas maigre comme un loup, mais n’a point ce cou d’un taureau.


Et, qui m’a le plus contristé,
Vois-tu ? dans ta caricature.
C’est l’air dur que tu m’as prêté ;
Il n’est du tout dans ma nature...


Ces moustaches en croc, non pas ; cette mine si provocante, non pas !


C’est de moi beaucoup présumer,
Qu’un vol d’abeilles effarouche
Et qu’une rose fait pâmer.
Je n’ai pas non plus cette bouche
Dédaigneuse, je te promets !...
Et je n’ai pas non plus cet œil
De magistrat dans le prétoire.
Il est de bien meilleur accueil :
Viens y voir, si tu n’y veux croire !


Le portrait physique, insensiblement, devient un portrait moral ; et vous y remarquez ce caractère dominant, la bonhomie.

La bonhomie dans la manière et dans le ton, la bonhomie de l’intelligence et de l’âme, c’est le caractère de l’homme, à ce qu’il semble, et du poète sans nul doute, le caractère de son œuvre et de son art. C’est aussi, par excellence, la qualité française. On peut la trouver ailleurs que chez nous, quelquefois : le plus souvent, on s’apercevra qu’elle y vient de chez nous : elle signale un écrivain qui a subi l’influence de notre littérature. Quant aux livres écrits en notre langue — ou à peu près — et qui manquent de bonhomie, on les dirait traduits d’une langue étrangère : il y a en eux, malgré tous leurs mérites, quelque chose qui est l’influence d’un autre pays.

Qu’est-ce que la bonhomie ? Une intelligente façon de n’être dupe ni du prochain ni de soi-même ; une gentille façon de n’être ni sot ni infatué, l’air de ne pas avoir tout récemment découvert sa vérité ; le contraire enfin de l’air parvenu. C’est une amabilité qui vient de modestie et de ce qu’on ne met ni très haut son opinion, ni très bas l’opinion d’autrui. L’on apprécie avec une justesse enjouée le privilège de l’idée que l’on possède. Les nouveaux riches de la philosophie et de la science ont un zèle qui n’attend pas qu’on l’approuve et qui se manifeste sans précaution. Les poètes lyriques ont par mégarde une fureur d’enthousiasme qui prend le lecteur au dépourvu et qui le déconcerte. Un peu de scepticisme rend la bonhomie plus facile ; mais il ne lui est pas indispensable : un esprit bien fait, et que n’entache nul pharisaïsme, sépare ses croyances principales et toute l’inévitable incertitude. Ses croyances le consolent de son incertitude et lui permettent de s’y jouer ; elles ne le conduisent pas à être vaniteux, mais content et bien obligé. Une croyance est une opinion qui date de loin, de sorte qu’elle a perdu son acidité.

La bonhomie ne s’improvise pas : elle a besoin de passé. Notre littérature en a, du passé. Elle en avait déjà anciennement. Elle en avait déjà au XVIe siècle et au XVIIe. Et voyez la bonhomie de Marot, celle de la Fontaine. Si vous ne sentez pas la bonhomie de Ronsard même et de Racine, eh ! bien, vous ne vous connaissez pas en bonhomie. Notre littérature, depuis lors, a, pour ainsi parler, pris du passé, en vieillissant. Mais, à la suite de quelques tribulations, elle a perdu beaucoup de son ancienne bonhomie. Ses tribulations : elle a dû se mêler de maintes affaires où l’usage n’est pas toujours celui de la meilleure compagnie ; elle a roulé dans la politique et a reçu de très fâcheuses contagions d’éloquence. Elle a voyagé, s’est éprise de modes qui ne sont pas les nôtres. Elle a connu des Allemands, des Slaves et des Scandinaves qui l’ont par moments dépravée. Or, l’on dira que, de tout temps et dès la Renaissance, nos écrivains accueillaient volontiers la poésie et les idées étrangères, italiennes ou espagnoles, et anglaises un peu plus tard. C’est la vérité. Seulement, les influences étrangères ne sont dangereuses (et le sont alors à l’extrême) que si elles coïncident avec un fléchissement de l’énergie nationale. Au XVIIe siècle, par exemple, il y avait une belle suprématie de la France et une ardeur française qui rendait inoffensive l’intrusion de la poésie espagnole ou italienne. A d’autres époques, moins éloignées, Slaves et Scandinaves nous ont nui davantage ; et quelques Germains les avaient précédés. Notre bonhomie en a souffert.

La question n’est pas de savoir si vous admirez le théâtre d’Henrik Ibsen ; mais, au demeurant, l’ « ibsénisme » ne nous a rien valu. Et j’aime le théâtre de cet Ibsen : j’aime encore mieux, s’il faut l’avouer, que M. Ponchon ne l’aime pas. Il enterre Ibsen comme ceci, et sans piété ni déférence :


Ibsen n’est plus. Sa mort évoque
En moi cette bizarre époque.
Voilà bien des ans, quelque vingt,
Où la plupart de nos critiques
Firent à son art dramatique
Le succès que l’on sait. Enfin,
Disaient-ils, voici du théâtre
Profond tour à tour et folâtre
Et lumineux comme l’été ;
Alors que c’était, au contraire,
Un vrai magma d’ennui polaire
Et d’impénétrabilité...


Mais, Ibsen a du génie ?


Quoi qu’il en soit, ce vieux burgrave
Brille au firmament scandinave.
Mais si, pour nous. Français, il luit
Comme un soleil, et nous transporte,
Ce ne doit être, en quelque sorte,
Que comme un soleil de minuit !...


Pour nous Français : voilà qui est bien dit, et dit comme on n’osait pas le dire au temps d’une abnégation française qui a fait beaucoup de tort à la France. L’esprit de chez nous, en ce temps-là, ne se défendait pas.

C’est ainsi que la bonhomie fut en péril : non pas seulement à cause d’Ibsen, qui n’apparaît ici qu’à titre de symbole (et c’est bien son tour), le symbole ou l’échantillon de nos folies ou de nos imprudences.

M. Ponchon nous avertit de nos torts : nous avons suivi très étourdiment beaucoup de maîtres dangereux, qui n’étaient pas les nôtres et qui nous ont éloignés de nos maîtres véritables. Quant à lui, plus sage, il écarte ce qui le détournerait de suivre La Fontaine. Comme il aime le fabuliste, « son esprit, sa clarté, sa grâce ! » Le fabuliste, et aussi le conteur. Le petit poème intitulé Le premier moutardier du pape, La Fontaine l’eût approuvé. Le poème intitulé La mort est en souvenir de La Fontaine, et puis de François Villon :


Un vieillard râlait sur sa couche,
Souffrant tous les maux d’ici-bas ;
Déjà bleuissaient sur sa bouche
Les violettes du trépas...


La mort était nonchalante à le délivrer de ses maux. Il la priait, la suppliait de lui abréger son martyre : et le temps de vie que lui ôterait la mort, elle l’accorderait en délai à la jeunesse charmante et menacée. Elle vint et, comme à une madone, il tendait à cette camarde ses maigres bras :


Mais elle éperonna sa bête
Et continua son chemin
Sans seulement tourner la tête
Vers ce vieillard en parchemin...


Que fît-elle ? Dans une prairie, deux amants allaient joyeux, parmi l’herbe et les fleurs,


Souriant de leurs yeux d’avril ;
Le vent retenait son haleine
Pour ne point troubler leur babil...


La Mort fondit sur eux et, dans les bras de l’amant, saisit l’amante.

L’un des plus beaux poèmes de Villon, et qui contient tout le secret de son génie, est le débat du Corps et de l’Ame. Et le dernier poème du recueil de M. Ponchon est ce rondel où son âme est une marquise, son corps un monstre hideux.

La Fontaine et François Villon, ajoutons Clément Marot, voilà les maîtres de M. Ponchon : maîtres d’une poésie la plus naïve et naturelle ; savante aussi, mais habile à être simple. Et, dans l’art de M. Ponchon, ce qu’on ne trouve absolument pas, c’est la trace d’aucune influence étrangère. Nous n’avons pas aujourd’hui de poète mieux préservé.

Le naturel est ce qui manque le plus à la littérature contemporaine, poésie et prose. La poésie garde — et, si elle le garde piètrement, ce n’est pas son excuse — le souvenir d’un romantisme fastueux, où les mots dépassent l’idée et, quelquefois, la remplacent. On a grand tort de dénigrer le romantisme, qui a été l’un des plus magnifiques épanouissements de poésie que nulle époque et nul pays ait connus. Mais, faute de génie, la plupart de nos poètes sont réduits à n’imiter, du romantisme, que les dehors de somptuosité assez vaine. L’on imite un bavardage qui, détaché du génie romantique, ne vaut rien. L’on emprunte au romantisme son costume ; et ce n’est qu’un déguisement. La prose, de nos jours, imite la poésie ; elle n’a pas de modestie : elle s’attife d’oripeaux. Et combien y a-t-il de nos auteurs qui soient avec honnêteté de bonnes gens tâchant de dire ce qu’ils pensent ? L’on va chercher midi à quatorze heures.

Il en est de presque toutes les idées contemporaines comme des mots. On ne sent pas qu’elles soient nées de la méditation d’un brave homme qui, les ayant trouvées justes, vous les propose. Elles viennent l’on ne sait d’où et se répandent par une sorte de contagion. Ce n’est pas la santé qui se propage de cette façon, mais la maladie : ce n’est pas la raison, mais l’absurdité.

L’œuvre de M. Ponchon, sans bruit, sans éclat de colère et sans fureur démonstrative, proteste contre les toquades les plus fâcheuses de notre temps et qui gâteraient bientôt notre littérature, signe de notre pensée.

Or, dira-t-on, c’est bien ! Mais fallait-il, pour cela, mener la muse au cabaret ?

J’avoue que ce n’était pas indispensable, et que ni le cabaret, ni le petit café, ni le « bistro » ne sont les plus jolis endroits où l’on pouvait mener la muse. J’avoue aussi que la poésie des mangeailles, ripailles et buveries est assez étroitement limitée et qu’on trouvera des redites dans les poèmes que M. Ponchon leur consacre.

Mais, quoi ! tant d’autres poètes avaient endimanché la muse ! Elle faisait la mijaurée, ou la précieuse, ou la sublime. M. Ponchon la traite un peu comme, le bonhomme Chrysale, ces péronnelles de Philaminte et de Bélise. Le bonhomme Chrysale dit qu’une femme en sait toujours assez quand la capacité de son esprit se hausse à connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse ; et M. Ponchon dit qu’une muse n’est point sotte si elle sait distinguer le bon vin de la piquette.

Chrysale exagère la vérité. On lui en veut de rabaisser à de viles besognes l’esprit des femmes et leur étude. Et M. Ponchon, ne rabaisse-t-il pas le génie de la muse ? Peut-être ! Mais elle était sur le point de se monter la tête et perdait le sens commun. Distinguer le bon vin de la piquette, veuille-t-elle ne pas s’y tromper, est une école excellente, si elle s’accoutume par là, de jour en jour, à distinguer les mots vrais et les mots frelatés, les idées pleines et les idées vides. Parmi les idées pleines, ensuite, elle choisira les plus belles et les meilleures ; les idées vides, elle ne les choisira jamais, en dépit de leurs mines et de leurs singeries.

Socrate se vantait de ramener la philosophie du ciel sur la terre. Non qu’il se fût promis de ne point regarder le ciel ; mais il détestait une rêverie vague et analogue aux nuages perdus dans le vent.

Une année, le prix de Rome pour la peinture ne fut pas décerné, les candidats n’ayant donné rien qui parût digne de récompense. On les avait priés de peindre le vieux Silène un peu gris et la nymphe Eglé : celle-ci barbouille de raisin le visage de l’ivrogne ; et des bergers maintiennent gaiement les bras et les jambes de Silène. Joli sujet ! Nos jeunes peintres n’ont pas su tirer d’un sujet si joli autre chose que niaiserie laborieuse et ennuyeuse :


C’est à supposer que jamais
Ils n’ont rencontré ce Silène
Ni de nymphes dans les forêts,
Alors que la France en est pleine !
Que dis-je ? Il semblerait encor
Qu’ils n’ont jamais vu davantage
Le moindre raisin pourpre et or
Ni musé dans un paysage !


Il faut avoir musé dans le paysage et avoir longuement regardé l’humble réalité, l’avoir regardée humblement : alors, vous apercevrez et verrez bientôt ce qui vous échappait d’abord et qui est l’âme de la réalité. Mais vous ne verrez jamais la réalité ni son âme, si vous placez entre cela et vous une ambitieuse rêverie ou ne fût-ce que la rêverie du voisin. Sans hâte et sans préoccupation de l’esprit, sans fatuité ni orgueil, regardez : et voici les nymphes ; elles étaient dans le paysage à votre insu. Elles ne seraient pas sorties de leurs cachettes si vous les aviez effarouchées.

La plupart de nos poètes vont trop vite et, pour aller plus vite, ne prennent pas le temps de regarder autour d’eux ou en eux par le lent regard que l’on appelle songerie. Et les prosateurs font de même. Poètes et prosateurs sont généralement dépourvus de nonchalance à un point tel que la muse ne peut les suivre. M. Ponction leur donne un conseil de flânerie. Un camarade lui demande : « Qu’est-ce que tu fais, cette année ? » Une année « est aussitôt morte que née ; » que faire en un si court délai ? Le mois de janvier, n’en parlons pas : c’est une sorte de dimanche. Et février, qui n’a même pas ses trente jouis, il passe et l’on ne s’en est point aperçu.


En mars, si je bouge d’un pouce,
C’est bien par curiosité ;
Je vais voir si la feuille pousse
A l’arbre de la liberté !


Au mois d’avril, on attend les premiers lilas, on les guette. Ils ne viennent qu’au mois de mai : l’on va leur rendre visite à la campagne. En juin, l’on se repose. De mois en mois l’année s’en va, jusqu’en décembre qui ne sert qu’aux projets de l’année qui vient.

C’est un conseil de paresse ? Mais oui ! L’on a médit de la paresse. D’ailleurs, elle mérite des reproches. Cependant, il est bon que la poésie, toute littérature aussi, ait du loisir et ne ressemble pas au travail que fournit une machine.

Et, pour entendre bien les conseils de M. Ponchon, prenez garde surtout d’en omettre l’ironie. Elle les adoucit et adoucit la véritable satire qu’est toute son œuvre, et opportunément, contre la plupart des travers de nos écrivains. M. Ponchon feint de n’y point toucher et de vivre à l’écart dans la bonne humeur de l’indifférence, au cabaret. Méfiez-vous : il se moque de vous. Très gentiment : il se moque de vous, pourtant, d’une manière que vous auriez envie de rire avec lui ; et vous ririez à vos dépens. Riez tout de même, et pour le plaisir, et pour la leçon que vous avez reçue, dont vous profiterez si vous n’êtes pas fols.

L’exemple qu’il donne est de bien écrire, à la façon des bons auteurs qui florissaient avant l’invasion des pires folies, de n’employer que les mots qui ont de l’usage, d’obéir à la syntaxe qui est une logique, et à la syntaxe française, notre logique. Il vous engage à ne pas dire ce qui demande le galimatias. Il vous montre que, sans galimatias, sans prétention ni absurdité, l’on dit, eu notre langue, et avec grâce, tout ce qui vaut la peine d’être dit.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Raoul Ponchon, La Muse au cabaret, Fasquelle.