Revue littéraire - La Philosophie de Lamartine

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - La Philosophie de Lamartine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 445-456).

LA PHILOSOPHIE DE LAMARTINE


On peut toujours de l’œuvre d’un grand poète dégager une philosophie, car il n’est pas de poésie digne de ce nom qui n’implique une certaine façon de concevoir la vie, et ne suppose une réponse telle quelle donnée aux problèmes de notre nature et de notre destinée. Il y a plus. Parvenus à un certain degré de développement de leur génie, presque tous les maîtres du rythme ont voulu aborder directement ces problèmes, et trouver la substance même de leur poésie dans les questions réservées aux penseurs. Ils se sont souvenus que le poète a été d’abord l’inspiré, l’interprète des dieux chargé de révéler aux hommes les vérités essentielles ; ils se sont proposé, après le long travail d’analyse de la pensée moderne, de refaire l’union entre l’idée abstraite et la parole imagée : ils ont tenté l’entreprise si souvent décevante, mais toujours si honorable, de la poésie philosophique. Ç’a été le cas pour les principaux parmi nos poètes du XIXe siècle. Et si Alfred de Vigny et M. Sully Prudhomme se sont plus constamment et d’un effort plus spécial attachés à ce genre de poésie, ni Lamartine, ni Victor Hugo ne l’avaient négligé. Le philosophe peut, aussi bien que le littérateur, reprendre dans quelques-uns de leurs poèmes la matière de ses spéculations ordinaires. C’est ainsi qu’un des chefs du mouvement philosophique contemporain, Renouvier, consacrait naguère tout un volume à la philosophie de Victor Hugo, — longtemps réputé pour son incapacité à penser ! Et voici qu’un jeune professeur, M. Marc Citoleux, a pris, la Philosophie de Lamartine[1] pour sujet d’une thèse de doctorat. Cette étude consciencieuse est d’autant plus solide qu’elle se défend d’être systématique. La première partie surtout, consacrée à la recherche des sources de la philosophie du poète, est neuve et instructive. Dans la seconde où il suit, à travers les différens recueils de Lamartine, le progrès et le développement du poète, l’auteur a eu le bon goût de ne pas en surfaire le mérite et de ne pas leur donner dans l’histoire de la pensée moderne une importance qu’elles n’ont certainement pas, et que Lamartine lui-même n’a jamais songé à leur attribuer.

Celui-ci n’a jamais cru que le poète fût, dans le sens où l’entendait Victor Hugo, un mage et qu’il eût, avec le don de cadencer ses strophes, reçu la puissance de pénétrer les secrets de la nature et la mission de tenir, sur le chemin des peuples, le rôle de flambeau. On sait assez qu’il n’estimait pas si haut la poésie et qu’il en a toujours parlé avec une modestie plus sensée. Mais précisément parce que la poésie, réduite à sa seule vertu, lui paraissait un assez frivole divertissement, il a été très frappé de l’avantage qu’il y avait à unir poésie et philosophie, persuadé au surplus qu’à une certaine hauteur, métaphysique, histoire, poésie, éloquence se rejoignent. Dans l’avertissement de la Mort de Socrate, en 1823, il écrit : « La métaphysique et la poésie sont deux sœurs ou plutôt ne sont qu’une, l’une étant le beau idéal dans la pensée, l’autre le beau idéal dans l’expression. Pourquoi dessécher l’une et avilir l’autre ? » Dans les Destinées de la Poésie (1834) : « La poésie ne sera plus lyrique, au sens où nous prenons ce mot, elle n’a plus assez de vigueur ; elle ne sera plus dramatique, le drame va tomber au peuple. La poésie sera de la raison chantée ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser. » Dans le Cours de littérature, — où il s’amende si souvent et confesse plus d’une erreur, — il écrit, en 1856 : « Toute poésie qui ne se résume pas en philosophie est un hochet. » C’est donc là une opinion persistante, une conviction qui n’a pas varié, et la théorie même de Lamartine.

Sa pratique a été conforme à sa théorie. Dans les vers antérieurs aux Méditations, on rencontre déjà une Épître sur l’amitié. Les Méditations contiennent de véritables dissertations morales, telles que l’Homme, la Providence à l’homme, etc. À cette époque, la poésie philosophique se présentait à Lamartine sous la forme du discours en vers, à la manière de Voltaire ; et c’est là un des élémens qu’il importe de distinguer dans la poésie fort complexe des Méditations. La Mort de Socrate est un résumé de la philosophie de Platon, et nous y trouvons déjà exprimée l’une des idées, ou traduite l’une des rêveries, où Lamartine reviendra le plus fréquemment :


Peut-être qu’en effet dans l’immense étendue,
Dans tout ce qui se meut une âme est répandue ;
Que ces astres brillans sur nos têtes semés,
Sont des soleils vivans et des feux animés ;
Que l’Océan frappant sa rive épouvantée
Avec ses flots grondans roule une âme irritée…
Et qu’enfin dans le ciel, sur la terre, en tout lieu,
Tout est intelligent, tout vit, tout est un Dieu.


Les Harmonies ne sont que l’abondant et harmonieux développement d’un argument d’école : la preuve de l’existence de Dieu par les causes finales. Jocelyn et surtout la Chute d’un ange constituent la partie proprement philosophique de l’œuvre du poète. L’inspiration des Recueillemens procède essentiellement des mêmes idées auxquelles il s’est décidément rangé. Et ces dernières pièces où son génie, en dépit de la vieillesse, conserve toute sa vigueur, la Marseillaise de la paix, ou même la Vigne et la Maison et le Désert, ont encore un caractère philosophique.

Remarquons d’autre part que Lamartine a toujours été curieux de philosophie. Sa correspondance nous apporte à ce sujet un témoignage indiscutable. De bonne heure, il a été atteint par le tourment métaphysique, et c’est en 1812, à l’époque en apparence la plus frivole et la plus dissipée de sa jeunesse, que nous lisons, dans une de ses lettres intimes, cette déclaration d’une si éloquente sincérité : « Il est des choses plus relevées encore que l’ambition et la gloire, et qui m’occupent plus vivement et plus souvent. Que de nuages les environnent ! Quelle épouvantable obscurité ! Et que bienheureux sont les insoucians qui prétendent s’endormir sur tout cela ! Tu sais assez de quoi je veux parler. Il est bien aisé de rejeter des systèmes comme j’ai fait ; mais, s’il faut en bâtir d’autres, où trouver des fondemens ? Il me semble voir assez clairement ce qui ne doit pas être, mais pourquoi le ciel nous voile-t-il si bien ce qui est ? Ou du moins, puisqu’il a voulu que nous fussions d’éternels ignorans, à quoi bon l’insatiable curiosité qui nous dévore ? » Souvent dans ces lettres, dont plusieurs sont de véritables professions de foi, — et c’est bien ce qui ajoute tant de noblesse à cette correspondance d’ailleurs si variée et si charmante. — Lamartine revient à ces questions qui lui furent pareillement le sujet de plus d’une causerie avec ses amis. Cette « insatiable curiosité, » il s’efforça de la satisfaire par la discussion, par la réflexion, par la lecture. Certes il faut ici se garder de toute exagération. Lamartine ne fait pas profession d’être philosophe, lui qui se défend même de faire métier de poète. Il est très loin d’être un érudit et il ne fait aucun mystère de son mépris pour l’érudition. Il se contente de connaissances superficielles, qui ne sont parfois que le résultat d’une conversation. Il goûte la pensée contemporaine, plutôt qu’il ne l’absorbe et ne se l’assimile. Il effleure, il devine. Et enfin il est poète, capricieux et mobile : on perdrait son temps et sa peine à vouloir rendre compte de toutes ses variations et contradictions, on essaierait vainement d’emprisonner dans des formules trop exactes une pensée souvent fuyante. Il reste qu’il s’est fait chez le poète un travail de réflexion, que sa pensée s’est modifiée, et ce travail d’une pensée en mouvement est, pour le critique ou pour le moraliste, le sujet d’étude le plus intéressant.

Le point de départ pour Lamartine est la pure orthodoxie chrétienne et même catholique. Dans les Méditations, nées pour la plupart à Milly sur le sol et dans l’atmosphère familiale, le poète avait mis la fleur de son éducation pieuse. L’école catholique, celle de Chateaubriand et du Conservateur, de Bonald, de Lamennais, de Genoude, du duc de Rohan, y avait salué la poésie qu’elle attendait. A l’époque de Jocelyn, qui paraît en 1836, on peut dire que l’évolution philosophique de Lamartine est achevée. Et c’est bien pourquoi, de tous les points du monde chrétien s’élèvent contre lui de si âpres réclamations. Car le poète se berçait de l’espoir d’avoir désarmé par avance la polémique, en ne mettant dans son œuvre « que le sentiment moral et religieux pris à cette région où tout ce qui s’élève à Dieu se rencontre et se réunit, et non à celle où les spécialités, les systèmes et les controverses divisent les cœurs et les intelligences. » Comme il c’était trompé ! Ce qu’on lui reproche c’est justement cette largeur de pensée dont il est si fier. Le mot de « spécialités » déchaîne la tempête. C’est un protestant, Vinet, qui dénonce cette religiosité vague et vaine réduite à n’être plus que la religion naturelle : « Tout ce qui rend une religion sainte, tout ce qui l’élève au-dessus de la poésie, tout ce qui en fait autre chose qu’une manière de courtiser la divinité, tout ce qui lui donne un corps, une substance, une réalité, tout cela manque dans la religion désossée de Jocelyn. » Mais c’est l’abbé Gerbet qui trouve dans le poème des « choses sinistres » pour la foi, et formule cette condamnation : « Lorsque cherchant à vous tenir en dehors de toute spécialité vous croyez monter, vous ne faites que descendre. » Lamartine a commencé par être chrétien ; il aboutit à être philosophe. Comment donc s’est opérée la transformation ? Quand on y regarde d’un peu près, on est frappé de voir combien elle fut régulière, normale, logique, et probablement inévitable.

Faut-il rappeler que le christianisme auquel Lamartine avait été formé par sa mère était un christianisme tout sentimental, accommodant et flottant sur plus d’un point, et où se mêlait à l’influence de Fénelon celle de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre ? Mais de bonne heure la foi de Mîlly ou de Belley s’était altérée en lui. En 1818, il écrit à la marquise de Raigecourt : « Il y a longtemps que nous soupirons après cette conviction si heureuse et si paisible, dont vous parlez. » Et tandis que les véritables croyans sentent leur foi s’affermir, à proportion que la souffrance leur en fait davantage une nécessité, au contraire sous le coup du malheur il se prend à douter : « Heureux l’homme qui croit, heureux celui qui espère, seulement comme je croyais, comme j’espérais avant un malheur sans remède. Je donnerais mon reste de jours pour un grain de foi… Je la demande aux livres, je la demande à la raison, je la demande au ciel. » Ainsi, au moment même où il composait les Méditations, avait commencé de se former en lui cette pensée philosophique, à laquelle il ne donnait pas encore son expression en poésie. Aussi bien il avait recueilli une partie de l’héritage philosophique du XVIIIe siècle. Il avait lu Voltaire et Rousseau, comme il lisait, facilement gagné aux idées dont l’expression lui arrivait à travers une lecture rapide. Alors même qu’il se crut devenu l’adversaire de l’esprit de Voltaire, comme il n’en continuait pas moins d’admirer ses vers, il était bien impossible que l’influence du penseur ne s’insinuât pas en lui. L’éducation qu’il avait reçue offrait plus d’une analogie avec l’éducation d’Emile, et elle le préparait à recevoir, comme une des plus profondes qu’il ait subies, l’empreinte de l’auteur de la Nouvelle Héloïse. Il se rattachait encore au XVIIIe siècle par son admiration pour Mme de Staël, qu’il n’aimait guère, mais dont les écrits lui firent une impression si vive. Pour ce qui est de Paul et Virginie, ce fut son livre de chevet. Aussi certaines tendances de l’esprit philosophique se remarquent-elles chez lui de très bonne heure : par exemple, la croyance à la bonté foncière de la nature humaine ; le goût du cosmopolitisme ; il écrit dès 1811 à Virieu : « La patrie n’est plus qu’un mot, du moins en Europe ; » l’horreur de la guerre, d’ailleurs confirmée et renforcée par le spectacle de l’invasion. C’est donc un premier ferment qui, déposé, dès l’origine, dans l’esprit du poète, ne pouvait manquer d’y faire un travail lent et profond. Ce travail sera aidé par l’influence de la philosophie contemporaine. Lamartine nous en avertit dans un passage des Nouvelles confidences, intéressant et significatif par sa confusion même. « Une autre école philosophique, nous dit-il, se ranimait à côté de celle des philosophes sacrés : c’était celle du platonisme moderne, de cette révélation par la nature et par la raison que J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Ballanche, Jouffroy, Kératry, Royer-Collard, Aimé Martin, avaient substituée peu à peu à ce matérialisme voisin de l’athéisme, crime, honte et désespoir de l’esprit humain. Les philosophes allemands et écossais l’avaient élevée sur les ailes de l’imagination du Nord jusqu’à la hauteur de la contemplation et du mystère. Un jeune homme nourri et comme enivré de ces révélations naturelles, orateur, écrivain politique, commençait à les révéler à la jeunesse : c’était M. Cousin. » Le néo-platonisme, à la mode dans la première moitié du XIXe siècle, avait d’abord pénétré la pensée de Lamartine empressé à saluer dans la philosophie de Platon une première et déjà resplendissante image du christianisme. En 1818, Virieu, étant à Munich, met son ami au courant des nouveautés de la philosophie allemande. Celui-ci, avec sa promptitude d’enthousiasme, va tout de suite aux extrêmes : « Il n’y a plus que cette nation qui pense. Toute l’Europe recule et ils avancent. Mais ils iront plus loin que nous n’avons été, parce qu’ils fondent tout sur un principe vrai et sublime : Dieu et l’infini. » Cette philosophie était celle d’Hegel, celle que Victor Cousin va faire connaître au public français, et qui est à l’origine de son éclectisme. Lamartine était donc préparé à goûter vivement l’œuvre de Cousin. L’éclectisme est aujourd’hui fort décrié. Si pourtant il fut, à l’heure où il se produisit, si favorablement accueilli, c’est sans doute qu’il répondait alors à un besoin de l’esprit français. En effet, de 1820 à 1850, comme M. Citoleux en fait spirituellement la remarque, il y eut comme une fièvre de conciliation parmi les penseurs. « La méthode hégélienne permettait mainte audace. Tous ne la reproduisaient pas avec l’exactitude de Proudhon. Mais le goût d’harmoniser les systèmes les plus différens se glissait même chez les théocrates. Ballanche concilie comme il peut le catholicisme et le progrès, l’autorité et la liberté. Bûchez fonde la religion du progrès, tout en restant catholique, et, tout en repoussant l’individualisme, ménage la liberté. La doctrine de Pierre Leroux est une doctrine de concentration. Il est panthéiste et maintient la personnalité de Dieu. Il attaque les capitalistes et sauve le capital. Il part de la critique de l’individualisme et reste individualiste. Les économistes dissidens, Sismondi, Blanqui, Baret, acceptent et le laisser faire et l’intervention de l’État. La synthèse hégélienne finit même par se tourner en recette. On prend deux termes contradictoires : organisme et contrat, christianisme et rationalisme ; l’un reste substantif, l’autre devient adjectif, et l’on obtient : organisme contractuel, christianisme rationnel[2]. » Or concilier est chez Lamartine la démarche habituelle de l’esprit, et comme un besoin de nature. Parce qu’il est toute sympathie, il a une disposition à croire que philosophes, moralistes, sociologues peuvent aisément sympathiser : il n’est que de négliger et de laisser tomber tout ce qui les divise. Parce qu’il est optimiste, il aperçoit dans les doctrines leurs principes d’expansion, plutôt qu’il ne découvre leurs limitations. Ajoutez que, se tenant toujours à la surface, il ne se rend pas compte de la profondeur de certaines divergences et de la force de telles objections irréductibles. Il estime que sur quelque point que ce soit, si deux personnes ne pensent pas de la même manière, il faut qu’elles y mettent de la mauvaise volonté. Soyez donc de bonne volonté ! Ne rétrécissez pas le point de vue ! Élargissez ! Et de fait, il élabore une doctrine assez large pour que les penseurs, les plus hostiles les uns aux autres, s’y trouvent néanmoins à l’aise.

À ce travail d’élargissement deux circonstances ont contribué puissamment ; car Lamartine est le contraire d’un homme de pensée abstraite, et ses idées ont presque toujours leur point de départ dans les événemens de la vie. D’abord il a été très vivement impressionné par la Révolution de 1830. On a souvent signalé, on n’a jamais exagéré l’énorme contre-coup qu’eut dans le monde moral la secousse de Juillet. Pour Lamartine, ce fut l’édifice de ses idées et de ses croyances, un édifice peut-être fragile et miné déjà, qui s’effondra du coup. Il lui sembla que l’humanité était à une de ces époques critiques où tout se renouvelle pour s’améliorer. Au lendemain même de l’événement, il esquisse dans deux lettres très importantes, datées L’une et l’autre de 1830, sa théorie de l’utilité des révolutions. « La Révolution-principe est une des grandes et fécondes idées qui renouvellent de temps en temps la forme de la société humaine… l’idée de liberté et d’égalité légales est autant au-dessus de la pensée aristocratique ou féodale que le christianisme est au-dessus de l’esclavage ancien ! .. Une idée que le monde entier avoue, adopte, conçoit, défend, ne peut être une erreur : l’erreur est dans sa pratique incomplète, mais non dans sa nature. » La Révolution est pour lui divine, comme pour Joseph de Maistre elle était diabolique ; et on reconnaît déjà dans ces lignes le morceau fameux de Jocelyn : il n’y manque que les rimes. Désormais Lamartine se détache du passé, tient la tradition pour suspecte, se persuade que le monde est en travail d’un évangile nouveau.

Ces idées vont germer pendant le voyage en Orient, dont je ne crois pas que M. Citoleux ait suffisamment marqué l’importance. Elle a été très grande. C’est déjà un voyage, celui d’Italie, qui avait donné l’essor à l’imagination du poète. Le voyage en Orient va marquer une étape décisive dans sa pensée, établir une coupure dans sa carrière. Il l’a d’abord comme déraciné. C’est ce qu’atteste l’émotion si profonde qu’il retrouvait, longtemps après, à l’époque où il composait le Désert. L’enfant du vallon de Milly va rêver désormais du libre espace et de l’é, tendue sans limite du désert :


Des deux séjours humains, la tente ou la maison,
L’un est un pan du ciel, l’autre un pan de prison ;
Aux pierres du foyer l’homme des murs s’enchaîne,
Il prend dans ses sillons racine comme un chêne :
L’homme dont le désert est la vaste cité
N’a d’ombre que la sienne en son immensité.


D’une part, envoyant dans le Liban toutes les religions juxtaposées, Lamartine en vient à douter que le christianisme soit une religion privilégiée : il le compare avec l’islamisme, et il lui arrive de préférer celui-ci, parce qu’il est plus « tolérant, » plus large, et parce qu’il n’impose à l’homme que « deux grands devoirs, la prière et la charité. » D’autre part, non seulement ce voyage, en dépaysant Lamartine, élargit son point de vue, mais, en l’isolant, il lui donne une confiance plus grande en lui. Il ne doute plus de la valeur objective de ses intuitions, et s’en remet pour toutes choses au jugement de sa raison, c’est-à-dire aux suggestions de son instinct. « A première vue, en un clin d’œil, j’ai jugé un homme ou une femme pour jamais… On se demande qu’est-ce que l’instinct et on reconnaît que c’est la raison suprême, mais la raison innée, la raison non raisonnée, la raison telle que Dieu l’a faite et non pas telle que l’homme la trouve. Elle illumine tout du premier jet. Le génie est instinct et non logique et labeur. » La raison lui dicte les articles essentiels de son credo : « En religion, Dieu un et parfait pour dogme, la morale éternelle pour symbole, l’adoration et la charité pour culte ; en politique, l’humanité au-dessus des nationalités ; en législation, l’homme égal à l’homme, l’homme frère de l’homme, la société comme un fraternel échange de services et de devoirs réciproques régularisés et garantis par la loi : le christianisme législaté. » On voit donc, de façon très nette, en quoi avait consisté ce travail de renouvellement, que Lamartine constate en lui depuis son voyage en Orient : c’est à faire tomber toutes les barrières, barrières entre les croyances, entre les constitutions, entre les peuples. Plus de séparations, plus de limites, l’unité réalisée par l’atténuation des angles, par l’effacement des contours, par l’évanouissement des affirmations trop précises.

N’est-il pas curieux de noter que ce travail qui s’est opéré dans la pensée de Lamartine s’est fait justement dans le même sens et suivant la même loi, que celui dont on peut suivre le progrès dans son inspiration poétique et dans la forme de son art. Dans la poésie des Méditations, il y avait tout un contenu sentimental, des faits, des souvenirs, des regrets, des impressions ; ce contenu est allé peu à peu se dissipant jusqu’aux Harmonies, dont la poésie, vide de substance, est pareille à une musique. De même encore, dans les Méditations, le dessin de chaque pièce était arrêté, autant du moins que l’art lamartinien comporte un dessin arrêté ; les proportions en étaient mesurées. Par la suite, et de plus en plus, le flot de la poésie va se déborder, et couler sans rives, pour en venir à s’épancher dans les huit mille vers de Jocelyn, ou dans les onze mille alexandrins de la Chute d’un ange. Et peut-être voit-on maintenant à quel point de sa pensée et de son art était arrivé Lamartine, quand il aborda la partie proprement philosophique de son œuvre, c’est-à-dire les deux épisodes de son grand poème.

L’idée même de ce poème, — qu’il portait en lui depuis longtemps et dont il avait peu à peu modifié le plan, — était essentiellement une idée philosophique. C’est ce caractère qui l’avait séduit, lorsqu’il avait pour la première fois entrevu son sujet, en 1819. « On y est, disait-il tantôt sur la terre avec les passions des hommes, tantôt dans le ciel avec les puissances surnaturelles, tantôt dans la moyenne région avec les génies intermédiaires qui font aller les ressorts cachés des âmes humaines. Cela aurait satisfait les métaphysiciens qui veulent quelque chose de complet et d’infini : on aurait vu l’ensemble et l’infini du monde et les rapports des deux mondes. » En 1821, il rêve de donner à son poème une signification cosmogonique. Dans la campagne de Rome, devant un beau coucher de soleil, lui est apparue l’harmonie de la création ; il a vu tomber la barrière cartésienne entre l’homme et la nature. Comme l’homme même, toute la nature reçoit une double essence, étendue et pensée. Le poète se proposé de nous montrer des « enfantemens de mondes » et aussi la mort de ces mondes, bref a la vie sous d’autres formes que celles qui nous sont connues. » En 1823, il revient au plan primitif : rapports de l’homme et de Dieu, par l’intermédiaire des anges. Son héros est l’âme humaine : et dans l’avertissement de la Chute d’un ange il oppose nommément sa conception poétique, toute morale, à celle de Lucrèce. Son sujet est exactement celui de l’humanité personnifiée par un même homme qui renaît sans cesse pour être le témoin des époques successives de l’histoire. Ange déchu, « dieu tombé, » il se purifie par la souffrance, et, par une série d’épreuves, tend à remontera sa perfection première. Ainsi se trouvent conciliées la doctrine chrétienne de la déchéance et la théorie philosophique du progrès. Les poètes d’alors s’occupaient beaucoup des anges, de leurs chutes et de leurs amours, et de même les philosophes étaient très préoccupés de la possibilité d’existences successives, notion qui a pu frayer la voie au transformisme. Mais il est remarquable que les écrits de Fourier, de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et l’Ahasvérus d’Edgar Quinet, sont tous postérieurs à l’époque où Lamartine conçut son poème.

Il était hors de doute que le poète n’exécuterait jamais en son entier un plan trop vaste. Il est certain encore que chacun des deux épisodes a son existence propre et se suffit à lui-même. Néanmoins Lamartine n’y perd jamais complètement de vue le rapport qui l’unit à l’ensemble et le lien qui le rattache à l’idée générale. On fait tort à Jocelyn quand on n’y veut voir qu’une idylle un peu puérile, et une histoire de curé un peu fade. Le poète nous avertit qu’il a essayé d’y représenter un « drame intérieur : » et ce drame est en effet le plus poignant qui se puisse imaginer, puisque nous y voyons l’âme passer — et s’élever — de l’amour humain à l’amour divin. En aucun temps, en effet, Lamartine n’a cru que l’amour eût sa fin en lui-même : sa conception n’est pas celle de l’amour romantique, qui rapporte tout à lui seul et absorbe en soi toute la création ; mais c’est celle de l’amour platonicien qui met lame en liberté et lui rend possible l’ascension vers les hauteurs qu’illumine la splendeur des Idées. Le degré de cette échelle mystique est le sacrifice. C’est parce qu’il s’est sacrifié, que Jocelyn peut réaliser en lui cet amour, ou cette charité, qui se répand sur la création tout entière, et non seulement sur l’homme, mais sur l’animal, sur le chien « frère à quelque degré qu’ait voulu la nature, » sur le sol et sur la pierre. De même encore toute la fable, si compliquée et si bizarre d’ailleurs, de la Chute d’un ange est dominée par la nécessité d’imposer à Cédar les souffrances dont est capable sa nature toute primitive : l’esclavage dans la tribu de Phayr, la jalousie et la honte dans la cité des Titans.

Au centre même de ce dernier poème Lamartine a placé son Credo philosophique ; et c’est là qu’il faut aller chercher le dernier mot de sa pensée. C’est dans la « Huitième vision, » l’admirable Livre primitif, qui est ici le morceau le plus achevé, comme l’était dans Jocelyn l’épisode des Laboureurs, et qui est, à coup sûr, l’un des rares chefs-d’œuvre de la poésie philosophique en France. Lamartine s’y montre décidément rationaliste et optimiste. Il n’admet pas la révélation entendue au sens théologique d’une révélation faite une fois pour toutes, de façon extérieure et par le moyen d’un livre : il n’y a, d’après lui, d’autre révélation que la révélation intérieure et continue que chacun de nous lit dans sa raison. Dieu est personnel et cependant inséparable de son œuvre.


Dieu dit à la raison : Je suis celui qui suis :
Par moi seul enfanté, de moi-même je vis…
Mes ouvrages et moi, nous ne sommes pas deux,
Comme l’ombre du corps je me sépare d’eux ;
Mais si le corps s’en va, l’image s’évapore :
Qui pourrait séparer le rayon de l’aurore ?


C’était ici la partie la plus délicate de l’exposé, celle où, une fois de plus, Lamartine devait côtoyer ce panthéisme dont le danger le guettait sans cesse. La création se recommence et se continue sans interruption : elle ne comporte aucune dérogation aux lois universelles et ne laisse pas de place au miracle. Le mal, que nous y croyons apercevoir, n’est qu’une illusion d’optique : s’il nous était possible d’étendre assez loin notre vue pour considérer l’ensemble, aussitôt tout s’expliquerait et se justifierait à nos yeux. Dieu n’est d’ailleurs jamais absent de son œuvre : sa présence s’y manifeste par cette aspiration vers le mieux que, sous des formes différentes, on constate aussi bien dans la nature inanimée et dans le monde de l’intelligence. L’âme est immortelle ; il n’y a pas de peines éternelles. Il faut enseigner Dieu aux enfans, il faut le prier, et le prier en commun. Mais pas d’églises, pas de temples, pas de sanctuaires : Dieu est partout. Vous ne tuerez pas, même pour vous nourrir. Vous n’établirez pas de séparations en races, peuples, nations. Il faut cultiver la terre : du travail de la terre sont nées la famille et la propriété, dont le maintien est indispensable à toute société humaine. Mais pas de villes : les cités sont corruptrices, et, pour que l’homme reste vertueux, il a besoin d’apercevoir sur sa tête un grand morceau des cieux. Pas de rois, pas de juges : le coupable porte son bourreau dans sa conscience…

Que vaut ce système ? Nous n’avons pas à le rechercher ici et il n’entre pas dans notre dessein de porter la discussion sur les principes. Il nous suffit que ce soit un système lié, cohérent, et dans lequel Lamartine a fait effort pour déduire d’une métaphysique une morale et une sociologie. Nous voyons pareillement comment ce système s’est formé en lui, quelle part y revient à l’influence ambiante, quelle part au travail de sa réflexion personnelle, et de quelle façon son éducation, ses lectures, ses souvenirs, ses impressions se réunissent dans ce christianisme élargi et amoindri. Jamais Lamartine n’a été plus maître et de sa pensée et de sa forme, et jamais poète n’a, dans notre langue, exprimé des pensées plus abstraites avec plus de précision et plus d’éclat. Lamartine a évité ces deux écueils de la poésie philosophique : l’un qui est la platitude ; l’autre qui est le pathos — ô profondeur ! — et dont ne s’est pas suffisamment garanti l’auteur de la Bouche d’ombre, quand il s’inspirait, si docilement ! du Livre primitif. N’était-il pas d’ailleurs fâcheux et inquiétant que la pensée de l’homme, qui allait désormais avoir sur les destinées de son pays une si réelle influence, habitât en plein pays d’utopie ? Et ses idées ne reçoivent-elles pas de ce voisinage de l’activité pratique, une importance, et ne prennent-elles pas une valeur de fait, que n’ont pas ordinairement celles des poètes ? La politique de Lamartine n’était-elle pas déjà contenue dans sa philosophie ? Ce serait le sujet d’une autre étude. On n’avait à examiner ici que le service rendu au poète par cette philosophie ; service incontestable, puisque, au moment où son inspiration lyrique semblait épuisée, sa pensée philosophique arrivant à sa maturité lui a permis de fournir une carrière nouvelle, et puisqu’il lui doit la partie de son œuvre la plus hardie, sinon lu plus par faite, tout étincelante de beautés auxquelles on n’a pas encore rendu pleine justice.


RENE DOUMIC.

  1. Marc Citoleux, la Poésie philosophique au XIXe siècle : Lamartine, 1 vol. in-8o (Plon).
  2. Citoleux, p. 239.