Revue littéraire - La Poétique nouvelle

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Revue littéraire - La Poétique nouvelle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 935-946).
REVUE LITTÉRAIRE

LA POETIQUE NOUVELLE

Il est bien difficile de parler des jeunes poètes sans un peu de mauvaise humeur. Depuis tantôt quinze ans qu’ils occupent la scène, ils semblent avoir pris à tâche de lasser la patience et d’énerver l’attenté. Par de belles promesses et par un air d’assurance, ils ont éveillé la curiosité ; ils la tiennent encore en suspens. Rien de plus séduisant que leurs intentions, rien de plus décevant que leurs œuvres. Sans doute si jusqu’à présent ils n’ont réussi qu’à demi dans leur tentative, ce n’est pas leur faute et il faudrait plutôt les en plaindre. Mais ils ont une attitude de défi. Ils sont prétentieux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Ils ont le dégoût de la simplicité et l’horreur du bon sens. Ils abondent en paradoxes dont on souhaite qu’ils ne soient pas dupes. Ils sont hérissés et abscons. Le moindre d’entre eux trouve tout naturel que pour aller à la conquête de son maigre rêve nous fassions autant d’efforts que pour forcer la pensée de Goethe ou démêler le symbolisme de Dante. S’il nous semble, après l’épreuve faite, que nous sommes mal récompensés de notre peine, qu’il y a disproportion entre l’effort et le résultat, et que, comme on dit, nous sommes volés, ils nous répondent qu’il faut donc nous en prendre à nous-mêmes, attendu qu’ils ne nous ont pas priés de les lire et qu’ils ont fait serment de n’écrire que pour eux. Bien sûr nous ne les en croyons pas ; nous savons de reste ce que valent ces sermens de littérateurs. Mais pourquoi aller au-devant de ces hommes si peu hospitaliers ? pourquoi leur témoigner une bonne volonté qu’ils accueillent de si mauvaise grâce ? et puisqu’ils se montrent si jaloux de leur solitude, pourquoi ne pas les y laisser se complaire — ou se morfondre ?

J’ai dû traduire cette impression, d’abord pour être tout à fait sincère, ensuite pour que les écrivains dont je parle ne puissent pas m’accuser de ne les avoir pas lus. Je suis d’ailleurs très disposé à croire que le mouvement de rénovation poétique est le plus intéressant, si peut-être même il n’est le seul, qui se soit dessiné en ces dernières années. Nos poètes ont vraiment le souci de faire quelque chose de nouveau. Ils l’ont à un bien plus haut degré que les romanciers et les écrivains de théâtre, contraints au surplus par les conditions mêmes de leur art d’être très conservateurs. Idéalisme, symbolisme, mysticisme, tous les mots qui défraient nos discussions littéraires, ce sont eux qui les ont mis en circulation. Toutes les modes variées et changeantes ils les ont suivies ou ils les ont faites. Ils se sont prêtés à toutes les influences qui peu à peu transforment notre vision. Ce sont des gens inquiets. Ils se cherchent en gémissant. On les a pris d’abord pour des mystificateurs ; ils sont de bonne foi : leur persévérance et la continuité de leur effort le prouvent suffisamment. Ils ont cette vertu, rare à notre époque, de la conviction et de l’enthousiasme. Ils se sont déjà rangés sous des bannières différentes et ils ont entre groupes rivaux échangé plus d’un coup ; néanmoins ils ont des tendances communes. Ils forment une école. Et quoiqu’on ait coutume de protester contre ce que le mot a de pédantesque, il n’est pas de mouvement fécond en littérature qui n’ait été marqué par la fondation d’écoles nouvelles. Ils ont à défaut d’idées très nettes des aspirations qu’ils tachent de rendre de moins en moins confuses. Ils s’efforcent de voir clair dans leurs propres théories. Rarement avait-on accumulé plus de traités ni plus de commentaires. Depuis le livre déjà ancien de M. Charles Morice sur la Littérature de tout à l’heure, en passant par le Traité du Narcisse de M. André Gide et par les minutieuses études de métrique de M. Robert de Souza, ce ne sont qu’exégèses et ce ne sont que gloses. Peu à peu, du vague des formules et de l’incomplet des œuvres une esthétique se dégage. Je voudrais en indiquer les quelques points qui me semblent acquis.

Faute d’une œuvre où les idées nouvelles se trouvent tout à la fois condensées et illustrées, nous serons obligés de recueillir çà et là les élémens épais d’une poétique. Nous nous adresserons surtout aux livres de M. Henri de Régnier. Celui-ci semble bien entre ses compagnons d’âge être le plus richement doué. Il a fait de très beaux vers, remarquables par l’éclat et la sonorité. Soit qu’il nous montre les


Satyresses dont la main folâtre saccage
Les lys présomptueux qui frôlent leurs genoux,


ou soit qu’il fasse parler la sirène au moment où elle va se replonger dans l’onde maternelle :


— Ma poitrine avec ses deux seins en avant
Surgira de ma robe autour de moi tombée
Et debout, un instant, auprès de l’eau bordée
D’iris et de glaïeuls et de plantes flexibles,
Je me tiendrai, pareille aux nymphes invisibles
Qui hantent la forêt ou, sirènes, la mer ;
Alors je descendrai rose dans le flot clair
Avec sa grande ride en cercle autour de moi.


M. de Régnier a ce don de l’expression imagée et chantante où on reconnaît le poète. Il a commencé par subir la discipline parnassienne, et il s’en souvient jusque dans son dernier recueil, où telle vision antique fait songera quelque pastiche de Ronsard. Il a fréquenté chez Leconte de Lisle et chez M. de Heredia avant de prendre M. Mallarmé pour maître et pour émule M. Vielé-Griffin ; c’est chez lui qu’on (voit le mieux la fusion des traditions d’hier avec les plus récentes influences. Dans ses derniers livres : Tel qu’en songe, Contes à soi-même, Aréthuse, se précise son idéal personnel d’une mélancolie très noble. Il a une imagination somptueuse et une âme triste. Et derrière le décor de ces poèmes aux lignes harmonieuses et larges, où des héros et des dames, des chevaliers et des pèlerins errent parmi des forêts merveilleuses, traversent des villes de rêve, heurtent à des châteaux emblématiques, il semble qu’on entende l’accompagnement d’un invisible orchestre wagnérien. — On ne saurait non plus négliger M. Francis Vielé-Griffin. C’est lui qui est considéré dans son groupe comme le plus hardiment novateur et c’est à lui que revient la plus grande part d’influence. Aussi, quand on ouvre sans méfiance ses petits livres : les Cygnes, la Chevauchée Yeldis, Πάλαι (Palai), est-on d’abord tout à fait déconcerté. Tout de suite on perd pied. Toutes nos habitudes intellectuelles nous rendent inaccessible cette poésie qui ne se rattache à aucune tradition française. Cet Américain transplanté en Touraine n’a pas du tout la même façon que nous de lier ses idées. Ou plutôt, idées, souvenirs, émotions, impressions, ce dont il se soucie le moins c’est de les relier ; il les laisse se succéder au hasard ou peut-être au gré d’on ne sait quelles associations très subtiles et qui échappent. On essaie d’abord de comprendre, ce qui, pour nous autres Français de France, est toujours la première démarche de notre esprit, jusqu’à ce qu’on ait compris qu’il n’y a rien à comprendre et qu’il faut plutôt se laisser bercer par une mélodie qui n’est pas sans charme. Ce sont des choses incohérentes et douces. M. Vielé-Griffin a plus de tendresse que de force, une imagination plus délicate qu’éclatante et son expression est souvent voisine de la prose. Son âme vague flotte à tous les mirages, se dissout à toutes les brises. C’est le chuchottis des feuilles


Entre les peupliers mirés
Au grand ruisseau de Loire étale.


Un nouveau venu, M. Albert Samain, a donné l’autre année sous ce titre : Au jardin de l’infante, un volume de vers tout plein de l’influence de Baudelaire et d’où celle même de Banville n’est pas absente. Ce sont des vers de sensualité triste qu’on aimerait à entendre sur la fin de quelque fête vénitienne accompagnés par les violons et les violes d’amour. — Je pourrais en citer d’autres. Nous avons beaucoup de poètes, venus de beaucoup de pays ; car ce qui caractérise le personnel poétique d’aujourd’hui c’est que la carte des deux mondes s’y échantillonne. On en trouverait le dénombrement imposant dans le volume que M. Georges Docquois vient de consacrer au Congrès des Poètes[1]. Ce congrès avait pour objet d’élire un successeur à Leconte de Lisle dans le « respect des jeunes », comme on élit un conseiller municipal ou un membre du conseil des prud’hommes. Si la consultation était bizarre, les réponses ont été assez insignifiantes. Du dépouillement des votes il ressort que les jeunes poètes se recommandent non plus de Coppée ou de Sully Prudhomme, mais de Verlaine et de Mallarmé. On s’en doutait bien un peu.

L’idéalisme est à la base de la Poétique nouvelle. La poésie est chose de rêve. Le poète est le rêveur. Mais à ce mot de rêve il faut restituer tout son sens et y faire entrer la théorie elle-même de la connaissance telle que l’entendent les philosophes. Nous ne connaissons que nous-mêmes ; en nous étaient les êtres à qui nous avons tendu la main et les choses auxquelles nous nous sommes heurtés ; en nous était le parfum de la fleur, en nous les épines où nous nous sommes déchirés ; et les routes aux lointains obscurs où notre destin s’égarait ne menaient qu’à notre âme. C’est le sens de la légende de Narcisse. Nous sommes pareils à l’enfant grec amoureux de son image et qui meurt du désespoir de n’en avoir pu saisir la réalité. Comme lui, nous nous apercevons dans le miroir qui ne reflète d’autre visage que le nôtre. Ceux qui sont soucieux de savoir restent longuement accoudés dans cette contemplation d’eux-mêmes. Mais bien peu savent s’y absorber. Les apparences nous sollicitent : nous nous laissons prendre à leurs séductions. Pendant les heures du jour la lumière se joue aux objets, les fait saillir en relief et leur prête de vives couleurs ; il y a des voix et des caresses dans l’air : c’est le bruit, c’est le mouvement, le spectacle animé et varié, le décor qui nous abuse. A mesure que l’ombre revient, les couleurs s’effacent, les contours s’estompent, les bruits se taisent, les prestiges s’évanouissent, l’âme se ressaisit, consciente dans le silence et dans la mort de tout, d’être seule vivante… L’homme part au matin, laissant la maison qu’il ne devrait jamais quitter, si plutôt il ne faut que l’absence lui en révèle le charme familier. Il descend par la plaine où s’éveillent les cantilènes et les rondes enfantines. Il entre dans la ville où l’amour l’attend pour l’enlacer dans ses biens de chair. Sur la place se sont réunis les hérauts d’armes, et leurs trompettes remuent en lui le besoin de l’action. Il est alors en proie à l’orgueil et à l’ambition, à la colère et à la haine ; il connaît les rivalités et les luttes. Il va ainsi, suivant de faussés destinées, poursuivant de faux biens, oublieux de soi. La fausseté même de ces biens, en éclatant à la fin, le sauve. Lassé de trop d’aventures et meurtri de trop d’échecs le voyageur reprend le chemin de la maison désertée où n’a cessé de l’attendre la gardienne vigilante qui l’accueille sans lui faire de reproches. Il s’assied au foyer éteint. Il se repose sous la treille vendangée. Il se souvient. Il comprend et il juge. Il revoit les espoirs et leur mensonge, les désirs et leur vanité, les jouissances et leur amertume, la gloire et son néant. Il est triste, de cette tristesse désabusée qui lui enseigne le sens de la vie. Il trouve une sorte de joie, la seule qui ne trompe pas, dans cette contemplation silencieuse. — Et cette contemplation n’est pas égoïste. Car il y a une solidarité entre les hommes et chacun porte en soi le dépôt de l’humanité tout entière. En nous étudiant nous-mêmes, nous étudions tous les autres. Nous apprenons à connaître l’homme dans ce qu’il a de plus général, dans sa nature et dans les lois de cette nature, dans ses traits essentiels et qui ne changent pas. Nous prenons conscience de la destinée universelle. Les idées nous apparaissent dans leur pureté. La loi morale se découvre, aussi radieuse dans nos cœurs que le ciel étoile sur nos têtes. C’est ainsi que, dans l’apaisement des sens, dans le silence des passions, dans l’oubli des intérêts, l’âme repliée sur elle-même contemple en soi l’absolu.

C’est du « rêve » ainsi interprété que la poésie doit être la traduction.

On voit déjà que cette conception diffère également de celle du lyrisme romantique et de la poésie parnassienne. Le poète romantique tire toute son inspiration des accidens de sa vie sentimentale. Il s’attache à faire saillir ce qu’il y a en lui de plus individuel, dans sa destinée de plus exceptionnel, et par quoi il diffère des autres. Son regard est concentré sur quelques points particulièrement douloureux, ou sur tels passages de bonheur dont il perpétue le souvenir dans ce qu’il a de plus précis et de plus aigu. La poésie dont nous esquissons le programme ne fait pas de place à l’individuel. Elle ne retient que les traits par où nous nous ressemblons tous ; en sorte que dans ses œuvres comme chargées d’humanité tous les hommes se puissent reconnaître. Elle ne dit pas telle douleur née un jour d’une aventure singulière ; mais elle répète cette plainte qui traverse les siècles, aussi vieille que le monde, étant née du mal de vivre. Elle ignore les nuances, le détail et l’accident ; elle ne reproduit que des sentimens très généraux, que des états d’âme indiqués largement, comme ces paysages qu’on voit dans les toiles de Puvis de Chavannes réduits aux grandes lignes, aux plans essentiels, aux masses de lumière et d’ombre. — Pour ce qui est de la poésie parnassienne, son grand principe, comme aussi bien celui de toute littérature réaliste, est la « soumission à l’objet ». Le poète s’efface, comme dans l’œuvre impersonnelle et objective de Leconte de Lisle. Il laisse la parole aux choses. C’est en vertu du même principe et alors même qu’il semble s’en écarter le plus, que M. Sully Prudhomme décrit les réalités de la vie intérieure, et M. Coppée les réalités de la vie moderne. Mais si les choses ne sont que des apparences, il ne saurait plus être question de s’y soumettre. Le monde n’est qu’une création de notre esprit ; et notre esprit reste donc libre à tout moment de le recréer à sa guise et de le façonner au gré de sa fantaisie. Pour lui ni le temps n’existe, ni l’espace ; et il ne se soucie ni de géographie ni d’histoire. Tous les élémens du monde sensible lui appartiennent et il les recompose en vue de la fin qu’il veut signifier. Sa tristesse, s’il lui plaît, va prendre forme et vie et marcher devant lui. Elle sera une femme aux yeux de songe, reflétant des songes très anciens, à la voix qui semble venir du lointain des âges. Elle sera vêtue d’une robe dont les tons s’accordent à la pâleur de son teint et dont les plis retombent suivant un rythme. Elle tiendra à la main la tige allongée d’une fleur au large calice. Il y aura des mauves dans le jardin ; et le soleil se couchera derrière les arbres et les tourelles dont le profil agrandi se mire au lac voisin, ainsi qu’on le voit dans les toiles des peintres anglais. — Et tout cela se déduit logiquement du principe une fois posé. Dans une poésie de rêve le point de vue général se substitue au point de vue particulier, et le sentiment du réel disparaît pour faire place à l’artificiel.

De ce que l’homme est enfermé en lui-même il ne s’ensuit pas qu’il n’existe aucune communication entre lui et ce qu’on appelle la Nature. Bien au contraire, entre le monde intérieur et le monde extérieur il y a une correspondance intime et secrète. Seulement elle ne nous est pas perceptible par les moyens ordinaires de la connaissance. Les sens s’arrêtent à l’enveloppe matérielle, incapables de pénétrer jusqu’à ce qui est derrière elle et qu’elle leur cache. La raison ne perçoit rien hors ce qui se moule dans ses cadres et se plie à son ordre logique. Mais nous devinons bien que tout l’être ne saurait tenir dans ces cadres trop étroits : un instinct nous avertit que la somme indigente de notre connaissance est débordée de tous côtés par l’inconnaissable. Nous sommes entourés par le mystère. Il est comme l’atmosphère où baigne notre sensibilité. Nous en avons parfois la révélation subite et partielle, et il nous semble que nous en avons effleuré quelque point devenu tout à coup tangible. Comment s’expliqueraient sans cela ces pressentimens dont l’angoisse étreint les plus aguerris, ces terreurs soudaines ou ces joies sans cause, cette tristesse dont nous emplit le crépuscule comme si la nuit se faisait en nous, cette légèreté de l’âme dans la fraîcheur matinale, ces rapides passages où nous communions avec toute la nature ? Un coin s’est soulevé du voile qui retombe aussitôt. Une brusque déchirure s’est faite. La sensibilité des hommes se mesure à ce sens qu’ils ont du mystère. Tandis que les esprits enfoncés dans la matière nient tout ce qui n’est pas elle, quelques-uns par miracle échappent à son oppression. Les autres hommes ne voient dans la forêt que de l’ombre et n’en goûtent que la fraîcheur : le poète y aperçoit un fantôme qui le cherche et il converse avec la Dame de la forêt. Les hommes disent que les sirènes n’existent pas, qu’il n’y a pas de faune accroupi dans les blés, et que les hêtres tombent sans que la hache qui les frappe rougisse du sang de la dryade. Le poète aperçoit dans les choses des visages qui le regardent ; il discerne des pleurs dans la pluie, des voix dans la nuit ; il entend le silence où quelqu’un est vivant. C’est pourquoi les hommes le traitent de fou, le clouent au mât du navire et le crucifient aux arbres du chemin. « Certes, dit quelque part M. Taine, il y a une âme dans chaque chose, il y en a une dans l’univers ; quel que soit l’être, brut ou pensant, défini ou vague, par de la sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l’aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne ». A l’âme humaine répond l’âme des choses, une âme dont les formes extérieures ne sont que les manifestations et que les symboles.

De là une façon particulière d’envisager les choses, non plus en elles-mêmes mais dans leur signification emblématique et par rapport aux idées qu’elles sont chargées d’éveiller en nous. Au procédé de la description se substitue celui de l’allusion. Le malheur est que, pour saisir ces correspondances, il faudrait que nous fussions très près de la nature, et que nous en sommes très loin. Tout le travail de la civilisation contribue à nous en écarter. Notre pensée est circonscrite dans la barrière des idées qui délimitent et ferment son horizon. Devenue incapable de symbolisme, elle l’a remplacé par un procédé qui n’en est pas seulement différent, mais qui est le procédé inverse ou contraire : c’est l’allégorie. Le symbolisme consiste à découvrir sous l’enveloppe matérielle le contenu idéal. L’allégorie part d’une idée abstraite qu’elle revêt ensuite laborieusement d’une forme concrète. La faculté de créer des symboles n’appartient qu’à l’imagination toute neuve, voisine des choses, presque mêlée avec elles et qui n’a pas encore distingué sa vie de leur vie. Les enfans n’aperçoivent le monde que sous l’aspect du merveilleux ; peut-être à qui saurait les entendre les chansons qu’ils inventent porteraient-elles comme un témoignage balbutié de l’universel mystère. Les peuples au temps de leurs origines ont ce don de l’imagination plastique : alors prennent naissance les religions et les mythologies. C’est ce même don de plus en plus atténué qui est la source des fables et des contes. Certaines époques d’ignorance et de misère sont particulièrement fertiles en légendes : la légende fleurit sur la terre douloureuse du moyen âge. Au lieu d’inventer de froides allégories, comme on s’y évertue dans les époques dénuées de sentiment poétique, le poète d’aujourd’hui reprendra les vieux thèmes des symboles primitifs. Profilant du travail des siècles, de raffinement de la sensibilité, de la complication de l’intelligence, il y apercevra des analogies nouvelles, il y découvrira un sens inattendu. L’âme moderne peut s’exprimer encore par les récits de la Légende dorée, et elle a recommencé de tourner dans le cycle de la Table-Ronde. Si nous prenons plaisir à entendre conter Peau d’Ane, c’est que sa robe couleur du temps est de la couleur aussi de notre rêve. Barbe-bleue peut n’être qu’une histoire pour faire peur aux petits enfans, ou c’est une image de la sensibilité avide et déçue. Mais, pour le sens qui continue de s’en dégager, ni légendes ni fictions ne valent ces mythes toujours jeunes : Ariane, Eurydice, Hercule, nés aux rives lumineuses de la Grèce, au pied des collines mesurées, dans les plaines bruissantes, au bord des fleuves habités par les cygnes, au bord des grèves où s’en vient mourir le chant immortel des sirènes.

C’est justement à l’interprétation de l’un de ces mythes grecs que M. Henri de Régnier doit le meilleur de ses poèmes et celui qui jusqu’ici donne l’idée la plus complète de ce que cherche à être cette poésie renouvelée : l’Homme et la Sirène. Aux dernières étoiles de la nuit finissante, venue d’un navire qu’on ne voit pas, on entend la voix du veilleur qui signale des sirènes sur la mer. L’aube devient de plus en plus claire. Peu à peu on distingue une grève où est assis un jeune homme couvert de vêtemens amples et sombres. Sur ses genoux repose la tête d’une femme couchée et nue. Qui est cette femme et d’où vient-elle ? Il n’en sait rien, ne sachant rien d’elle que sa beauté. Elle lui sourit en s’éveillant, car elle est accueillante et douce. Elle lui offre des fleurs, la fleur de ses lèvres, la fleur de ses seins. Elle s’offre toute à lui, et lui offre en elle toute la volupté des choses.


Sens
L’odeur de ma peau moite, et touche ma peau nue
Où toute une tiédeur en parfums m’est venue
Qui m’accable et m’embaume, et tu respireras
En mon souffle l’odeur de toute la forêt.
Oh ! mes yeux purs sont frais en moi comme des sources.
Des endroits de ma peau se veloutent de mousses ;
Il me semble aujourd’hui que mes seins sont éclos.
Si je pleurais, de doux ramiers seraient l’écho,
Et des abeilles sont éparses dans mes rires,
Et parmi la douceur de l’air où je m’étire
Je me semble plus grande et je me sens plus belle
Et magnifique de la Vie universelle.


Mais l’homme ne se contente pas de jouir de cette chair. Il en voile la nudité ; il tresse en nattes la masse des cheveux ; il charge les doigts de bagues, il chausse les pieds de sandales. Il veut éveiller la pensée chez celle qui doit être sa compagne, la femme. Au soleil couchant, sur la même grève, il est étendu mort. Elle se penche sur celui qu’elle a tué, pitoyable et le plaignant de son erreur. Hélas ! pourquoi ne l’a-t-il pas comprise ? pourquoi l’a-t-il appelée vers des destins pour lesquels elle n’était pas faite ? Elle n’était pas faite pour la vie de la conscience et pas née pour avoir une âme. Elle appartient aux choses qui peu à peu la reprennent, à la nature où elle va rentrer, à la mer où tout à l’heure du haut de la proue le veilleur apercevra mêlée à l’écume sa chevelure d’algues. — Ce petit poème nous présente harmonieusement fondus les deux élémens d’une poésie symbolique : d’une part, une fiction suffisamment plastique, valant par elle-même, d’un charme sensuel et mortel ; d’autre part, une signification très claire qui gagne à ne pas être précisée et résumée dans une formule abstraite. Tout au plus regrette-rai-je qu’au lieu de faire vivre les acteurs de son drame, le poète n’ait su que les faire parler et s’épancher en des monologues à la manière des personnages de notre tragédie classique.

De son côté, M. Vielé-Griffin avait tenté dans la Chevauchée d’Yeldis quelque essai analogue. Yeldis est une jeune femme dont le vieux mari eut l’heur de mourir. Elle part au soir vers un but inconnu, entraînant après elle la chevauchée galante et joyeuse de ceux que l’amour force à la suivre. Il y a là Philarque, qui fut un savant subtil ; Luc, bel homme et fat ; Claude, le joueur de viole, et Martial le paladin, et d’autres parmi lesquels est le poète. Ils s’en vont sur la route, qui se déroule et s’allonge sans fin comme dans les rêves. Tant que Philarque et Luc se lassèrent et s’en furent sans adieux. Claude mourut. Alors, beau de sa jeunesse, fort de son amour, Martial prit dans ses bras la jeune femme, et, sur son cheval lancé au galop, il emporta Yeldis souriante… Le défaut serait ici que le symbole est presque trop transparent, le récit trop grêle, décelant une certaine gaucherie et pauvreté d’imagination.

Nous ne pouvons entrer dans les mille détails et dans les infiniment petits de la technique. Encore devons-nous indiquer comment l’application de la même conception générale aboutit à d’importans changemens dans la forme. Si la poésie est chose de rêve, elle ne doit pas l’être seulement pour le poète, il faut qu’elle le soit aussi pour le lecteur. L’alexandrin tel que l’ont forgé les parnassiens a une sorte d’éclat dur dans un contour précis et arrêté. En dépit de l’appauvrissement ou même de la suppression totale de la rime, on désespère de le rendre assez ductile et fluide pour qu’il ne risque pas de donner à la pensée une précision factice. Aussi ne le conserve-t-on que pour mémoire et, pour ainsi dire, comme moyen de repère. En fait on le remplace par des séries ou des « laisses » de vers à peine assonances, de coupe irrégulière, de rythme capricieux, où s’exprime librement la sensibilité de chacun. On a noté bien des fois l’influence de la musique et des plus récentes modes musicales sur la nouvelle poésie. Tout l’effort consiste à rapprocher le système de la versification des combinaisons de la musique, dont c’est le propre de n’éveiller en nous que des émotions vagues et de nous induire au rêve.

Peut-être aperçoit-on maintenant ce qu’il y a de vraiment neuf et de légitime dans la tentative des jeunes poètes. Ils se font de l’essence même de la poésie une idée à la fois très haute et très juste. Ils se rendent bien compte que tout art est vain qui n’enferme pas un contenu humain et qui est vide de pensée. Ils se souviennent que tous les essais d’explication du monde donnés par les religions et les métaphysiques ne sont que les plus ingénieux des poèmes. Mais ils se tiennent en garde contre l’erreur inhérente à ce qu’on appelle la « poésie philosophique ». Ils comprennent que la poésie doit procéder non par raisonnement, mais par intuition. De même ils essaient d’apporter dans la composition, soumise aux règles d’une rhétorique trop impérieuse, plus d’imprévu et de fantaisie. Ils tâchent à rendre tout ensemble plus souple et plus complet l’instrument du vers. Ils donnent toute leur attention à l’élément qui appartient en propre à la poésie : l’agencement musical des rythmes et des syllabes. Ils veulent faire de la poésie vraiment une synthèse de tous les arts, et un genre différent de tous les autres.

Maintenant, et dans l’intérêt même d’une réforme que pour ma part je souhaite vivement de voir aboutir, il me sera permis d’indiquer les points faibles du système et tels dangers qui pourraient en compromettre le succès. La première objection qui se présente à quiconque vient d’ouvrir un de ces livres à couverture bizarre porte sur la question du vers libre. Car d’abord on n’a pas prouvé que l’alexandrin méritât tous les reproches sous lesquels on a tôt fait de l’accabler. Mais ensuite si on supprime une sorte de vers, il serait bon de la remplacer par une autre ; or, le prétendu « vers libre » est, jusqu’à ce jour, tout à fait inexistant. Quand M. de Régnier écrit :


Si tes lèvres ne m’ont pas maudit de tout le reproche de leur pâleur,
Si tes tristesses m’ont pardonné de toute la bonté de leur douleur,
Si ta bouche ne fut pas aride de m’avoir appelé en vain,
Si tes yeux ne furent point implacables d’avoir pleuré,
Si mon souvenir te fut doux
De toute la peine endurée,
Si l’ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,
Si ceux qui t’ont enlevée (peut-être) ont dit :
Qu’elle est belle et douce dans la mort
Et, pardonnante dans la mort !
Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,
Je suis celui qui prie et qui pleure.


ou quand M. Vielé-Griffin aligne ces mots :

Vieille Rome,
Force
Hautaine et triste,
Vaine et sans art que pour l’hégémonie
Qui foulas d’un pied lourd le verger d’Ionie
Et fis stérile le vrai sang du Christ, etc.


il se peut bien qu’ils obéissent à une musique intérieure : pour nous qui n’avons pas la clef de leur musique nous ne voyons dans ces séries de mots que des lignes quelconques disposées d’après une typographie fallacieuse. On a maintes fois essayé en France de se passer de la rime, on n’y est jamais arrivé : apparemment parce que la rime est chez nous constitutive du vers. Ce qui est plus nouveau et ne parait guère moins chimérique c’est d’inaugurer un système de versification où les lois soient remplacées par le bon plaisir. Des trois élémens dont se compose le vers on supprime l’un qui est la rime, et on laisse les deux autres, nombre et agencement des syllabes, à la fantaisie personnelle. On voit aisément ce qui reste. À ce compte, il n’est pas de prose qu’on ne puisse à aussi juste titre faire passer pour vers. Et peut-être n’était-ce pas la peine de faire tant d’affaires pour revenir finalement à ce système bâtard de la prose poétique dont on s’est jadis tant moqué. Le vers libre est cela même : prose poétique, prose rythmée, prose musicale, prose précieuse ou de quelque épithète qu’on veuille la décorer, mais toujours de la prose.

Il serait temps aussi d’en finir avec cette fameuse « théorie de l’obscurité » que la nouvelle école a élevée en effet à la hauteur d’un dogme. On nous dit que le poète est en droit d’exiger de la part du lecteur un effort ; mais aussi ne demandons-nous pas qu’on fasse des vers « pour lire en wagon. » On soutient qu’il n’est pas nécessaire pour la poésie d’être comprise, mais uniquement d’être sentie ; il n’en reste pas moins que l’objet de la littérature est d’abord d’exprimer des idées, et quoi qu’on puisse faire pour les confondre, la poésie n’est pas la musique. On cite l’exemple de grandes œuvres qui ont comme des parties d’ombre ; encore faut-il que la partie le plus aisément accessible nous donne envie de pénétrer l’autre. On dit aussi que le vague a sa vertu en soi et que la pensée qui se voile en devient plus attirante, qu’un style n’est limpide que parce qu’il est trop peu chargé de matière, que les idées simples sont les idées courtes ou banales, et que l’obscurité est une condition de la profondeur. Voilà de belles choses. Mais toutes les raisons ne servent de rien pour nous donner du plaisir. Et les argumens les plus subtils ne nous feront pas prendre pour des poèmes tels rébus indéchiffrables dont nous soupçonnons que le mot n’existe pas. C’est une plaisanterie dont au surplus personne n’est dupe. Le symbolisme, par sa définition même, est tenu d’être intelligible, puisque le symbole n’y prend de valeur ou même n’existe à titre de symbole qu’autant qu’on en aperçoit l’application. L’obscurité n’est pas un caractère essentiel de la poésie symboliste non plus que d’aucune autre. C’est le défaut ordinaire de gens qui n’ont pas vu bien clair dans leur propre pensée.

Est-il indiscret de souhaiter en terminant que nos poètes arrivent enfin à débrouiller leurs idées ? D’autre part, ce ne sont pas les bonnes intentions qui leur manquent. Mais pourquoi est-ce qu’ils se hâtent si peu de les réaliser ? Je sais qu’il est assez vain d’adjurer les gens d’écrire un chef-d’œuvre ; mais c’est qu’en littérature comme ailleurs on ne peut se dispenser d’arriver à temps. Il y a pour les tendances littéraires un moment où il faut qu’elles aboutissent, sous peine de s’épuiser et de disparaître sans avoir rien produit. La poésie nouvelle est à peine née ; elle a déjà ses lieux communs, ses procédés quasiment mécaniques, son jeu d’énigmes, son répertoire d’emblèmes en tous genres, son fatras et sa défroque. « Je souhaiterais, dit l’un de ses théoriciens, qu’on nous laissât enfin tranquilles avec le Graal, le cygne, l’oiseau de Siegfried, les casques, les palefrois, les glaives, les cités de rêve et autres lieux communs. C’est une punition injuste que les symboles qui plurent à Wagner, et qui ne valent que par la place qu’il leur assigna, soient devenus le repère et la cheville de tous les débutans de lettres. Est-ce que cette ferblanterie est de la vie ?… » Voilà précisément ce qui nous inquiète. Ces indices et quelques autres nous renseignent sur la période que traverse aujourd’hui la poésie nouvelle. C’est la période critique où rien n’est encore compromis, où tout paraît déjà douteux. C’est le moment où l’on se demande, non sans quelque appréhension, si le germe se développera, si la branche va porter des fruits ou se dessécher, si l’idée va prendre l’orme, — ou la formule se figer en poncif.


RENE DOUMIC.

  1. M. Georges Docquois, le Congrès des poètes ; 1 vol. Bibliothèque de la Plume.