Revue littéraire - La Renaissance du roman social

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Revue littéraire - La Renaissance du roman social
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LA RENAISSANCE DU ROMAN SOCIAL

Les romans au sujet desquels nous voudrions présenter aujourd’hui quelques réflexions ont été d’abord publiés dans cette Revue : est-ce une raison pour que nous paraissions les ignorer ? Nous n’éprouverons pour notre part aucun embarras à en parler, et nous ne nous sentons nullement gênés pour le faire en toute simplicité et liberté d’esprit. Il y a plus : nous croirions commettre à leur endroit une espèce de déni de justice en les écartant systématiquement. D’où viendrait en effet que nous eussions le droit de nous entretenir avec le lecteur de toutes les œuvres, hors celles qu’on a jugées dignes de lui être offertes ici ? Et tandis qu’il n’est aucun recueil littéraire et presque aucun journal où celles-ci n’aient été louées, blâmées, discutées, attaquées, défendues, pourquoi serions-nous seuls à n’en pouvoir donner notre opinion ? Une partie de notre tâche consiste à suivre le développement de la « littérature qui se fait, » à en noter les directions et en éprouver à mesure les tendances ; nous ne saurions donc négliger un mouvement qui a déjà fait plus que de se dessiner, et qui est dès maintenant assez fortement accentué, pour qu’il y ait lieu d’en rechercher les origines et d’en marquer le sens et la portée. Considérons d’ensemble les dernières œuvres de MM. E.-M. de Vogüé, Paul Bourget, Edouard Rod, rapprochons des Morts qui parlent, l’Étape, le Maître de la mer, Un Divorce ou Un Vainqueur[1], nous verrons s’en dégager une forme de roman qui, si elle n’est pas sans attaches dans le passé de notre littérature, avait été pour le moins négligée pendant un long espace de temps. A travers toutes ces œuvres, d’ailleurs si diverses, se continue un même effort pour réconcilier les idées avec le roman et pour renouveler le type du roman social.

Qu’il fût devenu nécessaire de réconcilier la littérature romanesque avec la littérature d’idées, et que l’une eût été violemment séparée de l’autre, c’est ce que nul ne contestera, pour peu qu’on se rappelle ce qu’était devenu le roman, il y a une trentaine d’années, entre les mains des écrivains naturalistes. Transformant en système les indications de leur propre tempérament et se faisant une vertu de leur impuissance à penser, ils exigeaient d’abord du romancier qu’il fût le plus inintelligent des hommes. Il devait abandonner à la controverse des spécialistes les questions essentielles qui se posent à chaque époque et lui font son atmosphère morale. Artiste, il ne pouvait l’être complètement qu’à condition de vider son art de tout contenu intellectuel, et cet art, devenant chaque jour plus superficiel, ne devait consister qu’à peindre les figures, les attitudes, les gestes, dans le décor de la vie contemporaine, attendu que ce sont les seules réalités que puisse atteindre le regard de l’observateur. Plus l’école allait exagérant son principe, plus ces réalités, auxquelles elle se restreignait, devenaient mesquines, indifférentes ou niaises, pour ne rien dire ici de leur grossièreté. Et, dans le moment même où les romanciers célébraient avec le plus d’emphase la souveraineté du genre où ils s’exerçaient, celui-ci, par leur faute même, retombait à n’être qu’une œuvre frivole et vaine. Aussi toute la partie du public qui souhaite avant tout de trouver dans ses lectures quelque intérêt d’humanité, se détournait-elle du roman français et passait-elle à l’étranger pour en rapporter des livres, d’une forme moins artiste peut-être, mais plus riches de substance. — C’est pour reconquérir cette catégorie de lecteurs qu’on s’avisa de lui rendre le genre du roman d’analyse, le premier qui ait été conçu en dehors de l’esthétique naturaliste et en réaction contre elle. Il n’en est pas qui soit davantage en accord avec notre tradition ; et c’est bien un des traits de notre caractère national que cette curiosité à connaître le détail exact et les mouvemens les plus secrets de la vie intérieure. Une fois de plus, le roman a retrouvé dans cet emploi de l’analyse un regain de vitalité : il lui a dû des œuvres délicates, pénétrantes, et. dont tiendront compte quelque jour ceux qui voudront étudier un certain moment de notre sensibilité. Mais on sait que dans la voie du raffinement, l’analyse ne s’arrête pas et qu’elle glisse par une pente rapide à la subtilité et à la mièvrerie. Surtout il y a dans ces perpétuels reploiemens sur nous-mêmes un plaisir d’égoïsme. Peu à peu le public se lassait de voir le romancier s’absorber avec tant de complaisance dans la contemplation du moi. Il estimait que cette enquête sans cesse recommencée sur des langueurs, des défaillances et des scrupules parfois morbides perdait de son intérêt en se prolongeant ; surtout, beaucoup de bons esprits étaient d’avis que de tant regarder en soi est le sûr moyen pour ne pas apercevoir ce qui se passe autour de nous. Or nous sommes à un moment où il se passe autour de nous des événemens d’une extraordinaire gravité. Dans le silence de certaines époques régulières et apaisées rien n’empêche qu’on prête l’oreille à chacun des battemens du cœur ; nous sommes à une heure où le fracas qui vient du dehors couvre ces voix intimes : nous percevons le bruit d’on ne sait quel bouleversement ; et nous ne sommes, nous-mêmes et ceux qui naîtront de nous, que trop menacés par les changemens qui se font dans la maison où nous nous sommes longtemps abrités : Ainsi de psychologique qu’il a pu être, l’intérêt du drame que nous vivons tous, est devenu social.

C’est de questions sociales qu’est saturée l’atmosphère d’aujourd’hui ; c’est des problèmes intéressant la constitution même de notre société que les cerveaux sont hantés. Cela date de l’instant précis où nous avons été brusquement mis en présence des résultats d’un travail qui, pendant longtemps, s’était poursuivi par des voies souterraines et obscures. Il semble qu’une fois encore notre vieux monde soit secoué sur ses bases. Allons-nous assister à de profondes transformations, est-ce une révolution qui se fait sous nos yeux, verra-t-on prochainement se lever un nouvel ordre de choses ? Quelques-uns le souhaitent et d’autres le redoutent, mais on peut bien dire que tous s’en inquiètent. Nous ne faisons pas même d’exception pour ceux parmi lesquels se recrute en grande partie le public des romans. Les femmes passaient jadis pour faire du roman leur lecture à peu près exclusive ; nous les voyons aujourd’hui se porter avec l’ardeur, la bonne volonté et la bonne foi dont elles sont coutumières vers l’étude des questions sociales. Celles d’entre elles qui par hasard ne seraient ni présidentes d’un groupe, ni secrétaires d’un comité, ni trésorières d’une œuvre, sont du moins les auditrices assidues de ces conférences innombrables où s’épanche la prédication laïque. Pour ce qui est des jeunes gens, c’est dès le collège qu’ils se passionnent pour des problèmes dont le souci était autrefois le privilège de l’âge mûr. Et s’ils ont donc cessé de parier aux courses et de s’attarder dans les cafés, pour se consacrer à instruire le peuple et hâter l’avènement du bonheur universel, ce n’est pas moi qui les en blâmerai. Mais comment cette nouvelle espèce de curiosité ne créerait-elle pas des obligations nouvelles au romancier dont le premier souci est de se mettre au goût du jour ? Comment le public ne chercherait-il pas le reflet de ces préoccupations dans des livres destinés justement à lui présenter sa propre image ?

Aucun genre, non pas même le théâtre, ne subit, autant que le roman, l’influence de l’atmosphère et du milieu. Nous en aurions aisément la preuve en constatant que les époques où on a vu le roman social apparaître dans notre littérature, sont précisément celles où la société a présenté des conditions analogues à celles d’aujourd’hui. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que la société craque de toutes parts, c’est dans les salons que se propage la doctrine qui en prépare la ruine définitive ; on a cessé de s’y passionner, comme au siècle précédent, pour un sonnet ou pour une tragédie ; mais on fait cercle autour des philosophes, on fait fête à chacun des dogmes d’une religion qui commence de s’opposer à l’ancienne. Aussi bien le roman, qui jusqu’alors ne s’était proposé comme objet que d’analyser la passion ou de peindre les caractères, s’adjoint la discussion des questions de morale sociale. Le livre qui obtient alors le plus prodigieux succès, et qui non seulement défraie toutes les conversations mais bouleverse les âmes, c’est la Nouvelle Héloïse ; et dans les pages de son fameux roman, Jean-Jacques Rousseau n’a pas mis moins de philosophie, de morale, de politique et d’utopie que dans ses discours ou dans ses traités. Au surplus, ce qui en a fait alors la vogue et qui lui a assuré une valeur durable, c’est la somme de pensée que son auteur y a fait tenir, assignant, lui le premier, au roman un rôle auquel on ne l’avait pas encore employé, et le rendant, autant qu’aucune autre forme littéraire, propre à l’expression des idées. Au XIXe siècle, la période qui va de 1840 à 1848 est également marquée par une abondante fermentation des esprits. Des Salentes s’édifient en vingt cerveaux chimériques. Le socialisme, si éloigné qu’il pût être des doctrines où nous le voyons se figer aujourd’hui, hante déjà les imaginations et sert de thème à d’ardentes discussions. C’est alors qu’on voit le roman quitter le mode analytique ou lyrique pour faire concurrence à ces autres romans que composaient les bâtisseurs de cités idéales. C’est entre ces années que George Sand écrit ses Compagnon du tour de France et ses Meunier d’Angibault, et que Victor Hugo ébauche ses Misérables. Aujourd’hui, la façon dont se posent les problèmes s’est modifiée, les esprits ont subi une autre discipline, le roman lui-même s’est approprié des méthodes plus précises. Il est donc aisé de deviner que le roman social nous apparaîtra assez différent de ce qu’il a pu être jadis. Mais sa renaissance, elle-même, est déterminée par des conditions très voisines de celles qui jadis l’ont aidé à naître.

Chacun des écrivains que nous verrons s’y essayer y portera, comme il est naturel, son tour d’esprit ordinaire, et le fera servir à l’examen des problèmes dont il est le plus tourmenté ou à l’expression des idées que son expérience lui a signalées comme essentielles. Formé à l’école de Taine, M. de Vogué s’est efforcé de tout temps à jeter sur l’histoire contemporaine des regards de philosophe. Par delà les incidens de la mêlée quotidienne, il a cherché à distinguer les élémens profonds et permanens. À mesure que les événemens se produisaient, ce qui lui a semblé le plus intéressant, ç’a été de les rattacher à leurs causes lointaines, et de prévoir les conséquences qu’elles pourraient entraîner un jour par l’effet de cette logique qui veut que dans la vie publique, comme dans l’autre, tout se paie. Calculateurs à courte vue, nous n’apercevons dans les spectacles qui se déroulent sous nos yeux que le résultat de nos combinaisons particulières, de nos efforts, de notre habileté ou de nos fautes. Nous oublions que la partie était engagée bien avant l’heure où nous y sommes entrés, et qu’il n’a pas même toujours dépendu de nous d’y choisir notre place. La grande difficulté est de trouver le juste point de perspective et de percer le brouillard d’apparences que font les réalités actuelles.

Cette idée du passé qui pèse de tout son poids sur le présent, de l’histoire antérieure continuant à façonner l’histoire que nous vivons, c’est celle que M. de Vogué mettait en œuvre dans son roman Les Morts qui parlent. Lui-même il avait été, pendant une législature, mêlé à la vie parlementaire. Et il n’avait pas eu de peine à constater que beaucoup de ces représentans de la souveraineté nationale ne sont que des fantoches. Ils font les gestes, ils miment les attitudes, ils disent les mots ; mais qui tient les ficelles de ces marionnettes, qui a réglé la pièce où elles figurent, quelle voix parle par leur bouche ? Car en vérité ce qui achève de nous rendre inintelligible la parade politique, — drame ou comédie, — c’est que nous en connaissons les acteurs. Nous les connaissons pour être le plus souvent des indifférens, médiocres même dans l’ambition et même dans la haine. D’où vient donc la violence avec laquelle ils mènent la bataille, pour des idées dont ils sont détachés ; d’où vient l’âpreté avec laquelle ils se heurtent dans le choc de passions auxquelles ils sont étrangers ? C’est que derrière eux il y a des générations et des générations d’hommes qui ont réellement porté en eux le poids de ces idées et brûlé du feu de ces passions. Rien ne meurt du passé et dans un pays qui compte des siècles d’existence, sur un vieux sol témoin de tant de luttes, aucune trace n’a tout à fait disparu, aucun souvenir n’est complètement aboli. Guerres civiles, persécutions religieuses, luttes des classes, souffrances longtemps accumulées ont laissé après elles la semence de haines inexpiables. C’est pourquoi nous sommes condamnés à poursuivre longtemps encore le rêve inutile de cette paix et de cette union où notre lassitude aimerait à se reposer. Comme dans les vieilles chansons de geste, les fils reprennent la lutte où l’ont laissée les pères. Ou encore on songe à ces récits légendaires où l’on voit à une heure fatidique les ombres des guerriers se lever de leur couche et recommencer dans l’éternité les combats où ils s’étaient plu de leur vivant. Ces morts d’autrefois peuplent notre monde d’aujourd’hui et ils ont continué d’y jouer un rôle de maîtres. Mais discerner ainsi et noter dans l’incohérence et l’inconsistance de nos discordes contemporaines, l’influence agissante, persistante et précise du passé, c’est faire briller la lueur de vérité qui éclaire les ténèbres où nous nous battons.

Dépassons cet horizon de nos frontières où s’emprisonne aussi bien l’imagination des plus enragés de nos internationalistes. Est-il vrai que la question de savoir à qui appartiendra l’empire du monde se soit à nouveau posée, et que l’humanité soit près de renier l’idéal sur lequel elle avait tenu jusqu’alors ses yeux fixés ? Cet idéal séculaire était fait justement de la foi dans certaines idées très nobles, très pures, très désintéressées. Il s’accompagnait de tout un cortège de sentimens chevaleresques. C’était lui qui triomphait sur les champs de bataille ; mais il mettait la force au service des causes justes, des droits méconnus et de la faiblesse opprimée. Longtemps nous en avions été, nous autres Français, les champions attitrés, et quand on voulait se représenter sous une forme concrète cet esprit d’héroïsme et d’abnégation et lui donner le visage d’une personne vivante, on l’imaginait sous les traits de la France. Mais dans ce dernier siècle, et par le simple jeu des forces économiques, une révolution s’est faite auprès de laquelle les changemens de régimes politiques ou les réformes des Codes ne sont que des incidens négligeables. C’est la conception même de la vie qui s’est trouvée changée dans l’humanité, et c’est l’axe lui-même de la morale qui a été déplacé. Les principes qui paraissaient le plus solidement établis par le consentement des peuples et l’accord des âges, se sont évaporés en fumée de chimères et de billevesées. Ce qui avait été honni a été glorifié. Au règne des idées s’est substitué le règne des faits, au pouvoir de l’opinion la toute-puissance de l’argent. La voix de la pitié s’est tue. Il a fallu être du côté du plus fort. Et ce qui jusqu’alors avait été tenu pour barbarie s’est appelé la civilisation. Cet idéal nouveau devait s’incarner dans le peuple le dernier éclos à la vie moderne : c’est celui que nous prêtons à tout Américain suffisamment représentatif. Ce heurt de deux conceptions de la vie, cette lutte entre l’idéal ancien et celui qui se croit appelé à le remplacer, c’est dans Le Maître de la mer le fond même de la rivalité qui met aux prises l’officier français Tournoël et le milliardaire Robinson.

Ce roman est de beaucoup l’effort le plus vigoureux et le plus neuf que M. de Vogué ait encore fait dans le roman. On voit tout de suite ce que ce roman social emprunte au roman traditionnel, tel qu’il est constitué chez nous depuis un temps immémorial. Il en conserve l’armature ; et le lecteur qui ne s’attacherait qu’au matériel des faits risquerait d’y voir tout uniment la dispute pour l’amour d’une femme, un épisode de la bataille sans cesse recommencée où la victoire marquée d’avance restera au plus jeune et au plus beau. Il en conserve le personnage de la femme aux séductions irrésistibles, qui range à ses lois les plus puissans souverains de la terre comme les plus braves des héros, change ses adversaires mêmes en serviteurs et guérit d’un sourire les blessures qu’elle a faites. Mais il est aisé de voir que le véritable sujet n’est pas dans cette histoire d’amour, qu’il la déborde de toutes parts, et que le principal intérêt en est fourni par cette continuelle évocation que fait le moraliste des problèmes du temps présent. Au surplus, tandis que le roman promène notre imagination de la France d’hier à la France de demain, du vieux monde à la jeune Amérique, des rues de nos villes aux routes de la mer, tantôt s’encadrant dans le décor d’un château de la Renaissance et tantôt réveillant en Égypte les morts endormis depuis des siècles et des siècles, ce tableau dont l’horizon s’élargit sans cesse prend un incomparable caractère de grandeur et de poésie mélancolique.

Entre toutes ces questions du temps présent, celles qui ont trait à « la famille » et à son avenir dans la société de demain inquiètent tout particulièrement M. Paul Bourget ; c’est sur elles qu’il concentre toute son attention de romancier épris de sociologie ; car dans l’organisme social, n’est-ce pas la famille qui est la molécule initiale ; et l’erreur moderne, celle qui menace de décomposition et de mort notre société, n’est-elle pas qu’on ait transféré à l’individu les droits qui n’appartiennent qu’au groupe naturel ? L’individu ne fait que passer ; la famille qui vient du temps et qui va vers lui constitue l’effort le plus puissant que l’homme ait réalisé contre la mort. Mais puisque la vertu même de la famille réside dans sa durée, il faut donc qu’elle se conforme à la loi de tout ce qui dure, c’est-à-dire qu’elle se développe progressivement et lentement. La nature ne fait pas de sauts, et l’être vivant doit passer par toutes les étapes de son développement. La famille a-t-elle brûlé une étape, a-t-elle accompli d’un seul coup le travail qui aurait voulu le labeur patient et mesuré de plusieurs générations ? il est impossible qu’elle ne souffre pas de cette transformation trop rapide, comme toute crise de l’organisme se résout en souffrances et comme tout surmenage produit une fatigue qui peut entraîner la mort. C’est la thèse de l’Etape. Est-elle d’ailleurs juste ou fausse ? je n’ai garde de le rechercher, et à propos d’aucune des œuvres dont il s’agit ici, je ne songe à transformer en discussion de morale sociale une étude uniquement littéraire. Je me borne à constater, par l’âpreté même des débats qu’il a soulevés et par l’intensité de colères où la littérature n’était pas seule en cause, que ce roman prenait donc son sujet dans le vif des conditions de notre société. De l’enquête à laquelle il s’est livré, l’auteur a su nous rapporter un tableau de mœurs et une étude de caractères qui sont en soi des morceaux achevés et c’est ce que nous avons surtout à y considérer. Car, quelques critiques qu’on puisse adresser à l’ensemble de la composition, les chapitres où nous est décrite l’existence de cette chimérique et tumultueuse Union Tolstoï contiennent sans doute la peinture la plus significative et la plus ressemblante qu’on eût encore faite de toute une partie de notre jeunesse actuelle, si différente de ses aînés, et travaillée de souffles si contradictoires. Et sans doute plusieurs des types du roman avaient été déjà rencontrés dans les romans de M. Bourget lui-même ou ailleurs, mais une des créations les plus fortes du roman contemporain me semble bien être le type de ce père Monneron, si instruit et si ignorant, si honnête et si coupable, et qu’une longue habitude de se cantonner dans l’abstraction a rendu à jamais incapable de rien comprendre aux réalités de la vie.

Tout l’édifice de la famille est édifié sur la pierre du foyer conjugal : ébranlez celle-ci, l’édifice croulera. Cette idée était déjà fortement indiquée dans l’Étape : le mariage de Monneron n’y avait été que l’effet d’un hasard, la rencontre de deux êtres qui se plaisent et s’unissent pour la vie, sans s’être souciés de tout ce que la différence de race, de milieu, d’éducation peut avoir élevé entre eux d’incompatibilités irréductibles ; inversement il s’agissait de savoir si entre le fils de l’athée Monneron et la fille du catholique Ferrand disparaîtrait cet abîme que creuse l’opposition des croyances religieuses et se ferait cette complète union des âmes sans laquelle il n’y a pas de mariage au sens complet du mot. Elle va devenir toute la thèse de Un divorce. En effet tous les argumens qu’on peut invoquer en faveur du divorce ne procèdent que de la considération des individus ; ils tombent si on envisage la famille, son intégrité et sa perpétuité. Darras, en épousant une femme divorcée, et donnant au fils de celle-ci les soins les plus dévoués, a cru fonder une famille : il s’est trompé, et un beau jour se sont dressées devant lui ces deux forces avec lesquelles il n’avait pas compté, celle de la nature et celle de la religion. Il se peut que ce dernier roman de M. Bourget n’ait pas la variété et le fourmillement de vie du précédent ; et il arrive que les parties de raisonnement y empiètent sur l’action. Mais il vaut par d’autres mérites, par une simplicité, un naturel, et si l’on veut par un réalisme qu’on n’a pas assez remarqué. Il y avait dans l’Étape un recours à des moyens d’espèce toute romanesque, et il n’avait fallu rien de moins à l’auteur qu’un faux, une tentative de chantage, un avortement et des coups de revolver pour mener à bout sa démonstration. Ce sont des argumens voyans et bruyans. Dans Un divorce on ne trouve rien qui tranche sur les incidens ordinaires et je dirais sur la médiocrité de la vie courante. Deux époux qui n’ont l’un à l’autre aucun reproche à se faire, se sentent pourtant devenir comme étrangers ; sans qu’ils s’en doutent, d’anciennes influences se sont réveillées, le fond de l’âme affleure. Un jeune homme va faire un sot mariage : le second mari de sa mère essaie de l’en dissuader : il échoue parce qu’il n’a pas l’autorité qui n’appartient qu’au vrai père. Ce sont de ces drames intimes qui se jouent tous les jours dans la vie familiale et dont la rumeur assourdie parvient à peine à l’oreille distraite du public. Au point de vue de l’art, cette absence de tout élément romanesque et de tout moyen artificiel est peut-être ce qu’il y a dans l’œuvre de M. Bourget de plus remarquable et de très nouveau.

Reste à nous introduire dans le monde ouvrier, à soulever devant nous cette question du capital et du travail, dont l’antagonisme savamment entretenu va chaque jour en s’exaspérant. Quel peut être l’état d’esprit d’un industriel d’aujourd’hui et n’est-il pas sur certains points semblable à celui où se trouvèrent aux approches de la Révolution des aristocrates attachés au régime qui avait tout fait pour eux ? Il y en avait peu de cette sorte, mais il y en avait. Ceux-ci vivaient tranquilles dans le respect des privilèges qu’ils possédaient par longue transmission héréditaire, et voilà que tout d’un coup cette possession authentique, consacrée par l’usage et par la loi, leur était reprochée comme un vol fait à la nation ! L’industriel a été élevé dans cette idée que la seule richesse dont on soit vraiment propriétaire, est celle qu’on a fabriquée de ses mains ; mais celle-là, cette fortune dont on a été l’unique artisan, cette affaire qu’on a créée, cette usine qu’on a fait sortir du sol, comment n’en aurait-on pas la propriété ? Or voici que des idées nouvelles se font jour, et le chef d’usine apprend avec stupéfaction que son usine appartient à tout le monde, sauf à lui : à l’État, qui vient contrôler ses registres et qui réglemente chez lui les heures de travail, aux ouvriers qui, le jour où l’envie leur en prendra, sont libres de laisser s’éteindre les fours et de ruiner l’entreprise. Cet homme, qui était patron à l’usine, a cru qu’il était également un maître dans sa famille. Et voici qu’il n’a plus le pouvoir de gérer la fortune de sa femme pour le plus grand bien des intérêts communs, de marier sa fille suivant les convenances de son monde, et d’imposer silence à son gamin de fils qui lui fait la leçon devant que d’avoir de la barbe au menton ! C’est là le nouveau train des choses ; c’est la société où il lui est réservé de vieillir comme une espèce de paria… Ce désarroi du monde capitaliste en présence des exigences chaque jour plus envahissantes et des injonctions chaque jour plus impérieuses du monde ouvrier, ressort fortement du roman de M. Rod : Un Vainqueur. M. Rod n’y prend certes pas parti pour les politiciens : le portrait qu’il en a tracé dans le type nullement caricatural de l’ineffable Romanèche est la figure la plus vivante du livre. Mais il est également hors de doute que toute sa sympathie va aux misérables, à ceux qui ont été les opprimés et les souffrans d’hier, à ceux qu’on a dans ces derniers temps rendus plus consciens de leur souffrance, sans d’ailleurs y apporter aucun remède efficace. C’est un livre de pitié. La pitié y est parfois un peu indiscrète. Certes, c’est un scandale que l’exploitation des enfans, et toutes les fois que nous voyons des enfans martyrs suppliciée par une besogne trop rude pour eux, tout notre être s’en émeut. Mais, justement parce que l’effet en est sûr, ce sont des moyens qui ! ne faut employer qu’avec infiniment de sobriété. Je ne refuse pas de pleurer sur les petits Italiens dont M. Rod nous conte l’odyssée lamentable et nous détaille la lente agonie ; mais quelque chose en moi proteste contre cet appel trop direct à l’émotion. D’ailleurs il serait prématuré de porter un jugement sur la valeur complète et le sens dernier d’un récit dont nous ne possédons encore que le commencement. On nous y présentait aux premières pages un orphelin, le petit Valentin, dont l’usinier a voulu faire d’abord un ouvrier, et qu’une irrésistible vocation a poussé à devenir un intellectuel. Qu’arrivera-t-il de cet enfant ? De quel drame deviendra-t-il le héros ? Quoi qu’il en soit, il reste que ce livre est tout imprégné de sympathie, de pitié pour les humbles, de révolte contre l’injustice inhérente à nos sociétés et qu’on y retrouve la même inspiration morale qui se marquait déjà, et avec une si noble sincérité, dans les premiers romans de l’auteur.

Influence du passé sur le présent, action continue de l’histoire sur les destinées d’un pays, opposition des races, conflit entre l’idéal d’hier et celui de demain, lutte entre les intérêts de l’individu et ceux de la famille, ruine progressive du mariage, soudaine éclosion d’un état d’esprit anarchique, haine des classes, ce sont quelques-uns des élémens qui rendent si inquiète notre vie moderne, et des problèmes que se posent avec tant d’angoisse ceux qui regardent vers l’avenir. Ils font aussi bien le sujet des livres d’après lesquels nous avons essayé d’esquisser le type du nouveau « roman social. » Dira-t-on que ces questions dépassent la portée du roman, et que la solution n’en appartient pas plus aux fictions du récit qu’à celles de la scène ? C’est une objection qui de tout temps a été faite au roman social comme aux pièces à thèse ; et nous ne méconnaissons pas qu’elle enferme une part de vérité. Par exemple on pourrait dans chacun de ces romans prendre le personnage auquel l’auteur est plus ou moins défavorable, et on constaterait que nous lui devenons à mesure plus indulgens. Tel est en nous l’esprit de contradiction. Voici l’usinier de M. Rod, l’infortuné Délémont. Cet homme est actif, laborieux, intègre et bon. C’est lui qui recueille son neveu, et qui prend effectivement soin de l’élever, tandis que ce phraseur de Romanèche ne saura jamais que l’étourdir de ses bonimens. Il cherche à marier sa fille à un brave homme qu’il prend dans son monde, sans souci de fortune, ni prétention de vanité. Pour le récompenser, tous les malheurs vont fondre sur lui. Sa femme devient folle, on lui tue une de ses filles, ses affaires périclitent, et c’est tout juste si on ne le met pas en prison. Trop est trop ; et nous sommes tentés de prendre parti pour cet oppresseur.. Voici le malheureux Darras. Il aimait une jeune fille : on la marie à un autre, d’ailleurs parfaitement indigne ; et quand celui-ci a saccagé la vie de celle qu’on lui a livrée, Darras toujours épris, toujours fidèle, revient avec le seul espoir de refaire la destinée de la femme qu’on lui avait jadis refusée. Il triomphe de l’espèce d’hostilité instinctive que peut lui inspirer le fils qui n’est pas né de lui ; il fait cette concession de laisser élever sa fille dans des croyances qui ne sont pas les siennes ; il exécute scrupuleusement le pacte auquel il s’est engagé ; toute sa conduite est celle d’un homme de conscience droit et d’âme délicate. Donc le fils auquel il s’est dévoué l’injurie et l’humilie ; la femme dont il a refait l’existence, non seulement échappe à l’influence de ses idées et à la domination de son esprit, mais en vient même à lui déclarer qu’ils ne sont pas mariés et que leur union vaut tout juste une union libre ; un beau jour, elle emmène sa fille et fuit le domicile conjugal. Nous sommes pour Darras. J’en dirais presque autant au sujet du déplorable Monneron, qui nous semble châtié au-delà de ses mérites et de ce pauvre richard de M. Robinson, à qui reste en somme le beau rôle. Mais il en est ainsi chaque fois qu’un auteur a dirigé contre l’un de ses personnages tout l’effort de son argumentation. Nous sommes d’instinct pour les vaincus. La remarque peut être amusante : elle ne prouve rien. Il n’est pas davantage à propos d’objecter qu’une œuvre d’art ne fait pas avancer la solution des questions sociales : car il ne s’agit pas de résoudre de telles questions ; et le fait est que ni les philosophes, ni les législateurs ne semblent y réussir beaucoup mieux que les romanciers. Il s’agit d’attirer sur elles l’attention des hommes qui réfléchissent, et d’y intéresser leur imagination et leur sensibilité en même temps que leur intelligence. Il s’agit de jeter des idées dans la circulation. L’exemple est en train de prouver que la forme du roman peut y servir ; le mouvement qui se fait dans ce sens, et qui ira en s’accentuant est doublement légitime, puisqu’il aide à se renouveler la littérature romanesque fatiguée par tout un siècle de production ininterrompue, et puisqu’il est en accord avec les désirs et la tournure d’esprit de l’élite des lecteurs. Et quand bien même la sociologie ne devrait recevoir d’avancement que du fait des sociologues, nous nous réjouirions encore de cette mainmise des romanciers sur les questions sociales, en constatant ce que le roman y gagne en dignité.


RENE DOUMIC.

  1. Vte E.-M. de Vogué, les Morts qui parlent, 1 vol. in-12 (Plon) ; Le Maître de la mer, 1 vol. (ibid.) ; Paul Bourget, l’Étape, 1 vol. in-12 (Plon) ; Un Divorce, 1 vol. (ibid.) ; Edouard Rod, Un Vainqueur, 1 vol. in-12 (Fasquelle).