Revue littéraire - La prairie et la chapelle

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Revue littéraire - La prairie et la chapelle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

LA PRAIRIE ET LA CHAPELLE[1]

Borville est un village de Lorraine, entre Épinal et Lunéville, non loin de la forêt de Charmes ; un village pieux : des statuettes de la Vierge protègent les portes des maisons. À Borville demeurait, au commencement du siècle dernier, Léopold Baillard, « père de trois prêtres. » En 1821, l’aîné, qui s’appelait aussi Léopold, fut nommé curé de Flavigny-sur-Moselle, et ses deux frères, l’un François et l’autre Quirin, furent, peu de temps après, nommés dans des paroisses toutes proches.

Les trois Baillard, hommes de rêve et d’action, bouleversèrent le pays. Animés d’un grand zèle religieux et dominateur, ils restaurèrent, sur la colline de Sion, le sanctuaire et le culte de Notre-Dame. Ils fondèrent un institut de frères et une congrégation de religieuses : la colline fleurit de pensée divine et de prospérité. Ils cédèrent à la double ambition qui les excitait : une ambition d’apôtres ardens et une ambition de paysans qui élargissent leur domaine. Ils engagèrent de folles dépenses ; et ils allaient trop hardiment à la faillite, quand l’évêque de Nancy, prudent, les avertit et leur commanda de faire, à la Chartreuse de Bosserville, une retraite un peu calmante. L’évêque, en outre, dispersa les frères et les religieuses. Et voilà détruite l’œuvre des Baillard.

L’œuvre, non l’énergie des Baillard. Une ferveur si bien allumée ne va pas s’éteindre : il y a, pour la nourrir, tous les sentimens les plus divers, anciens et nouveaux, ceux qui couvent depuis des siècles comme les grosses bûches d’un foyer, ceux qui flambent comme des fagots sans cesse jetés sur un feu profond. Sorti de la Chartreuse et dégagé de sa pénitence imparfaite, Léopold Baillard ne se soumet aucunement ; et il exaltera le vif entrain de ses deux frères.

Il est éperdu, quelques jours. Mais on lui a parlé de Vintras. l’extraordinaire bonhomme Vintras, absurde et malin, qui a fait tous les métiers, le métier d’enfant trouvé, celui de commis libraire et d’ouvrier tailleur, de marchand forain, de domestique, de garçon de café, de relieur, et qui, ayant reçu la visite de saint Michel archange, s’est pour finir établi thaumaturge. Vintras, à TilIy-sur-Seulles, multiplie à foison les miracles, devient le prophète Élie réincarné, l’organe de Dieu, annonce un christianisme imprévu et prodigieux, lance des paroles de terreur et d’extase.

Léopold Baillard était, sans le savoir, une âme en peine d’hérésie ; il avait le tempérament de l’aventure : et il lui manquait seulement la doctrine. Vintras la lui donna. Dangereux cadeau ! Et Léopold Baillard, en Lorraine, promulguera passionnément la doctrine de Vintras. il fondera une petite église. Il réunira autour de son erreur enchantée un troupeau de fidèles que touche son éloquence et que tourmente son prestige. La colline de Sion frémira d’espoir et de révolte. Elle méprisera l’autorité de l’évêque, l’autorité de Rome. Il y aura un duel d’influence, une rivalité acharnée, entre ces deux puissances : l’aguichant désordre que les Baillard susciteront dans les esprits, dans les cours, et l’ordre qu’impose infailliblement l’Église. Il y aura une belle démence ; il y aura du scandale. Il y aura, sur la colline, des idées ridicules, parées de mots splendides. et qui mèneront des cavalcades de Sabbat. Il y aura des polémiques de Dieu et du Diable ; il y aura des batailles, des brutalités ; il y aura d’ineptes et poignans martyres, il y aura de la frénésie.

Les Baillard seront excommuniés. Le village, qui les a favorisés de sa complaisance, les reniera, les insultera, les tournera en dérision, les lapidera. Puis, en 1870, la Guerre ! Et Léopold Baillard, devant les calamités, se réjouira : le règne du Bien doit naître (selon Vintras) de l’excès du Mal. Mais, quand se retire l’ennemi, le Bien n’est pas né. Le vieux Baillard estime que le Mal était anodin. Et le vieux Baillard languit désespérément. Il meurt, âgé de plus de quatre-vingts ans ; avant de mourir, il abjure son hérésie.

Voilà, en résumé, l’anecdote que, dans La colline inspirée, raconte M. Maurice Barrès.

Anecdote vraie. Et récente : le vieux Baillard est mort en 1883. Autour de la colline, là-bas, le souvenir des hérésiarques dure encore ; mais il diminue. L’oubli aura d’autant plus vite raison des Baillard qu’on évita de parler d’eux au moment où leur nom suffisait à évoquer des repentirs : les repentirs de ceux qui, ayant suivi les Baillard, s’étaient dressés contre l’Église et les repentirs de ceux qui, ayant bafoué les Baillard, ne savaient plus s’ils n’avaient pas offensé la miséricorde. Il est tombé sur la mémoire des prêtres inquiétans un étrange silence, composé de vergogne et de pitié. L’auteur de La colline inspirée entendit, enfant, leur mention passer dans les causeries. Et l’on n’insistait pas ; on éludait le détail. Aujourd’hui, une demoiselle septuagénaire avoue qu’étant jeune fille et descendant, par une chaude après-midi, la côte de Sion, elle a vu un homme et une femme, près de la route, bêcher les pommes de terre. L’homme avait un pantalon de treillis, comme en ont les soldats à la caserne, et un vieux chapeau de paille ; la femme, une jupe courte : et, l’un et l’autre, les pieds nus dans des sabots. Ils saluèrent la jeune fille et M. Magron, curé de Varonval, oncle de la jeune fille et qui l’accompagnait. La jeune fille dit au curé : « Ils vous ont salué, mon oncle, comme des gens qui vous connaissent… » Et M. Magron répondit : « C’est le grand François et la sœur Euphrasie. Je n’ai pas voulu m’arrêter ; mais, tout de même, ça m’a fait quelque chose… » Sur cette rencontre furtive, un demi-siècle s’est tassé. Puis interrogez, là-bas, les vieilles gens et les jeunes : vous n’aurez rien que d’évasif ou d’ignorant. Et ainsi se perdait la singulière et condamnable renommée des Baillard.

L’auteur de La colline inspirée cherchait en vain les Baillard, dans tout le pays. Il les cherchait avec une avide curiosité, que nul récit ne satisfaisait : curiosité qu’éveille, chez un psychologue, le cas si surprenant du mauvais prêtre ; et curiosité particulière, pour ce Lorrain qui réclame à ses morts le secret de son individualité, c’est-à-dire le double secret de son tumulte et de sa règle. Et les Baillard semblaient perdus, quand il découvrit, à la bibliothèque de Nancy, sous les numéros 1592 à 1635, les papiers des Baillard, correspondance, visions, entretiens, révélations divines, annales, pièces de procédure, prières, livres de comptes, enfin tout un immense grimoire, et qu’il dépouilla.

Bref, c’est de l’histoire, qu’a, cette fois, écrite M. Maurice Barrès. Qu’est-ce, pour lui, que l’histoire ?

Sa méthode ? — Son livre, dit-il, est sorti « d’une infinie méditation au grand air, en toute liberté, d’une complète soumission aux influences de la colline sainte, et puis d’une étude méthodique des documens les plus rebutans. »

Je vois (si j’ose ainsi parler) d’ici Gabriel Monod !

Les documens ne rebutaient pas Gabriel Monod ; d’ailleurs, je crois qu’il ne méditait pas infiniment au grand air et je suis sûr qu’il n’aurait jamais soumis à l’influence de nulle colline le choix de ses conclusions. Plutôt, il ne concluait pas.

M. Maurice Barrès a une tout autre idée de l’histoire. Il ne se contente pas d’une collection minéralogique pour témoigner d’un volcan. L’histoire, il la veut fraîche et vivante ; il la veut telle que les documens ne la donnent pas, mais telle que, sur les documens, la ressuscite une imagination très attentive et chaleureuse. À mon avis, il aurait dû citer un peu les documens : on a plaisir à voir où commence et où finit la certitude matérielle, où commence la conjecture ; du moins, j’ai plaisir à le voir et plaisir à voir la conjecture naître et s’épanouir, tandis que ma persuasion l’accompagne de tous ses vœux craintifs et vigilans Ce n’est pas le goût de M. Barrès. Et, quand Chateaubriand, pèlerin de l’Hellade enturbanée, visitait Argos, le bon Avriamotti. sans génie aucun, lui offrait les services d’une patiente érudition ; mais Chateaubriand l’écartait, disant qu’il n’avait pas besoin de tout ça. M, Barrès a plus d’analogie avec Chateaubriand qu’avec Gabriel Monod ; et il a pris la bonne part.

S’il dédaigne peut-être les petites précautions des érudits, et voire avec un peu de superbe, il ne dédaigne pas la vérité, certes. Son livre est tout plein du désir de la vérité ; son livre est tout plein de vérité. Mais, s’il ne sépare pas le document de la conjecture, c’est (en dépit de l’apparence) que son procédé ne le lui permet pas : c’est amour de la vérité encore, et de l’authentique vérité, de celle qu’on rattrape dans le passé, brûlante et palpitante comme la vie. Cette vérité-là, dans les paperasses qu’ont laissées les Baillard, est morte. L’étincelle qui la peut embraser : l’imagination. Seulement, une imagination qui ne se livre point à ses velléités ; une imagination docile aux réalités et qui réussisse le paradoxe d’unir à la fibre intuition l’obéissance la plus dévouée. Il ne faut pas qu’elle invente : il faut qu’elle devine ; et c’est l’invention de la vérité.

M. Barrès qui, autrefois, a formulé (avec quelle délicate maîtrise !) les méthodes du moi, se montra ensuite soucieux du non-moi et de ses méthodes. Il les employa dans le pur chef-d’œuvre de Colette Daudoche. Encore, là, créait-il, — avec exactitude, mais à sa guise, — et Colette et l’entourage de cette charmante fille. Les Baillard ne dépendent pas de lui ; c’est pour découvrir les Baillard qu’il a instauré cette méthode : les documens et la méditation soumise à l’influence de la colline sainte. Il dit : « J’ai surpris la poésie au moment où elle s’élève comme une brume des terres solides du réel. » Et, de même qu’un autre historien nous ferait d’abord assister à son enquête d’archiviste, à son débrouillement de textes, il nous fait assister, lui, à sa « méditation soumise » sur la colline de Sion. Quel prélude !...

« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse... » Il cite Lourdes, entre le gave et le rocher ; la plage mélancolique des Saintes-Maries, Vézelay héroïque, la lande de Carnac. la forêt de Brocéliande, le mont Auxois, « autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux ; » Domrémy, avec ses trois fontaines.., « Ce sont les temples du plein air... « et « il y a des lieux où souffle l’esprit... » Sur la colline de Sion-Vaudémont, promontoire en demi-lune, les Celtes avaient placé, à l’une des pointes, Rosmertha la déesse, à l’autre pointe le dieu Wotan. La Vierge mère s’est substituée à la déesse : et les seigneurs de Vaudémont bâtirent leur château sur l’ancien sanctuaire du dieu. Les cultes de Rosmertha et de Wotan, jadis, étaient associés. Semblablement, les seigneurs de Vaudémont posèrent leur couronne au front de la Vierge. Et ainsi, « à travers les siècles, la pensée de la montagne s’est déroulée et s’est amplifiée sans que la tradition fût rompue. » Maintenant, le château a disparu ; et, en 1793, une bande venue de Vézelise a démoli la statue sainte. Mais, dans les décombres de la colline, les gens du pays ont trouvé une vierge de pierre, qui tient dans sa main l’alérion de Lorraine et qui en amuse l’enfant Jésus ; ils l’ont dressée sur le sol où leurs pères priaient la vierge de Sion : par elle-même et par l’insigne qu’elle porte, elle figure les deux puissances tutélaires de la colline et continue le double rôle séculaire de la chapelle et du château. Telle est, sur la colline de Sion-Vaudémont, la perdurance (la passé.

Sur la colline de Vaudémont, à l’automne, la lumière est d’un jaune mirabelle. Par les jours dorés de septembre, les nuages glissent dans un ciel immense, La plaine est plissée, comme de dunes. Il y a des champs, des pâturages, des vignobles, des bois, des labours « où les laies de la charrue font un grave décor ; » et il y a le vent perpétuel, dans un vaste paysage. « Cet horizon où les formes ont peu de diversité nous ramène sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de nos ancêtres. » Ils avaient là leurs travaux, — les conditions du labeur et des journées ne changent pas, — leurs travaux et leur songe : le songe a traversé les siècles et continue. « C’est toujours ici le point spirituel de cette grave contrée ; c’est ici que sa vie normale se relie à la vie surnaturelle. » Un Lorrain qui monte la colline sent des ombres l’accueillir, des ombres qui naissent de son cœur, des ruines et du sol tout chargé dépassé, tout chargé d’antique silence. Un Lorrain, ce fut Léopold Baillard : les ombres de la colline l’ont frôlé ; et il a subi le silence de la colline, un silence où des voix soudain s’élevaient et l’adjuraient de glorifier ce lieu sublime, toutes les voix de la colline, récentes, ou anciennes, ou antiques. Et les « dragons du paganisme » rassaillirent en même temps que les anges chrétiens l’exhortaient.

Ces pages admirables, je les appelais un prélude. Elles sont, en effet, de qualité musicale ; ou bien l’on ne sait quel est leur artifice, pour vous ravir et vous convaincre. On dirait que, du paysage, surgit l’esprit du paysage ; et cet esprit du paysage se réalisera dans les âmes singulières de ces Baillard, de sorte que ceux-ci, tout en gardant leur singularité, nous deviendront évidens et naturels : nous aurons cru les attendre.

Les voici tous les trois. Léopold est le plus chimérique et il est le chef. Quant à ses dehors, un curé de campagne. Un peu lourd, il s’assied, « ses larges mains aux ongles noirs étendues comme mortes sur sa soutane couverte de taches. » Seulement, son regard passe au-dessus des gens avec lesquels il cause ; il a au coin des lèvres un sourire « orgueilleux et acquiesçant, » et ses yeux, sur les gens, opèrent une fascination bizarre : le feu secret qui est en lui lance des flammes invisibles, mais fortes. François : un grand garçon très gai, jovial même et qui vous traite le mystère avec une familière bonhomie. Il a de la repartie et présume qu’il n’est pas de ceux à qui l’on en fait accroire : et puis il est crédule comme pas un. Quand Léopold, de Tilly-sur-Seulles où Vintras l’endoctrine, écrit à la petite communauté, raconte les miracles et toute la thaumaturgie de l’imposteur dont il est dupe, François éclate de rire. Mais il est curieux. Il va donc à Tilly-sur-Seulles, rejoint son frère, connaît Vintras et, comme un autre, cède aux argumens de l’absurdité. Vintras le nomme Pontife de Sagesse. Et, au retour, il annonce qu’il est ce Pontife de Sagesse. Mais, en l’annonçant, il éclate de rire encore : « Vous êtes bien étonnés ? Je l’ai été plus que vous ! « Il ajoute : « En voilà, des merveilles ! » Et il n’a aucun doute ; mais il admire joyeusement l’imprévu. Il sera plus entêté que personne et mourra sans confession. Quirin, le cadet, un homme de procédure et d’astuce : le hasard a fait de lui un prêtre ; il passera son temps à tirer son épingle du jeu. Certes, l’esprit de Léopold entrera en lui, l’habitera, mais comme on a vu, autour de Napoléon, des gaillards ordinaires soudain hantés de son génie et qui devenaient des héros de par l’héroïsme d’un autre : et, l’Empereur parti, ces héros d’un jour retombaient dans leur médiocrité, Quirin, de même, par ses chutes, montrera que la mystique était en lui une étrangère qui abuse de l’hospitalité.

Les trois Baillard, prêtres et qui mènent le rêve religieux au delà des confins où le borne la prudence de l’Église, ces grands rêveurs déchaînés demeurent des campagnards de Lorraine. S’ils vont très loin et s’ils vont (comme on dit) au diable, dans l’aventure intuitive, le fond de leur âme, c’est le désir paysan de posséder la terre. Ce désir, on le prend au sol qu’on laboure, on le prend aux sillons droits qu’on trace et qu’on tracerait volontiers plus avant. Les Baillard l’ont pris sur la colline, au point d’être obscurément les émules des seigneurs qui jadis régnaient à Vaudémont. Mais la colline porte le château et la Vierge : ainsi se mêlent, dans leur désir, cupidité, mysticité, en une synthèse déconcertante et vivante. L’auteur de La colline inspirée eut l’art très juste de ne leur prêter qu’une petite philosophie. Ce n’est point un système d’idées qui les possède ; mais, leurs bribes d’idées, qui toutes seules ne feraient qu’un désordre insignifiant, le désir les dirige et les compose. Il fallait, pour doser ainsi les divers élémens de ces étranges personnages, une fine justesse d’analyse, une admirable entente de la réalité profonde, sa véritable divination. Et c’est où a réussi l’auteur de La colline inspirée, avec une sorte d’habile génie.

Après avoir vu les Baillard aux prises avec leur idéologie fantasque et avec leur extravagance métaphysique, on nous a si bien préparés à eux qu’on peut nous dire sans nous dérouter : « Ils demeuraient les frères de ces robustes garçons de ferme que l’on voit le dimanche, devant l’église, sur la place. Ils étaient la fleur du canton, trois bonnes fleurs campagnardes, sans étrangeté, sans grand parfum ni rareté, mettons trois fleurs de pommes de terre. » Ici, les mots indiquent que l’auteur s’amuse ; et, de ses bonshommes, il fait un heureux croquis. Il y a, dans sa désinvolte gaieté, le contentement de sentir qu’il tient ses bonshommes et qu’il n’a plus à se méfier. Ses bonshommes, les voilà !

Cette jolie aisance est l’agrément de tout ce livre, comme elle en est la prouesse. La difficulté de mettre en œuvre une telle matière où la théologie se combine avec les instincts paysans, cette difficulté on ne l’aperçoit pas. Au culte du moi, souci de naguère, comme s’est magnifiquement ajoutée l’intelligence du non-moi !

Quelle peinture, celle-ci ! peinture et du paysage et des âmes ! De Tilly-sur-Seulles et de la compagnie de Vintras, les trois Baillard sont revenus à leur village lorrain, tout occupés, tout infatués de surnaturel. Et ils ont reçu, avec cérémonie, la visite de leurs ouailles. On les a félicités de leur retour ; ils ont parlé, ils ont promis des révélations, Léopold avec un grand air épiscopal, les autres avec des mines averties. Maintenant, le soir tombe ; les gens sont partis et, autour des trois prêtres, il ne reste plus que la douce intimité des frères et des sœurs, humbles, timides et tendres. C’est l’heure de souper ; elle assemble dans la cuisine, auprès des voyageurs arrivés, frère Martin et frère Hubert, sœur Thérèse et sœur Euphrasie, sœur Marthe et sœur Lazarine, bonnes âmes que la tribulation n’a pu effaroucher. Alors : « Comme ils sont contens ! Pour la première fois, depuis la grande dispersion et depuis qu’ils ont formé un nouveau foyer, ils reçoivent leur Supérieur. Autour de la table, sous la pauvre lumière d’une lampe, ils forment une petite société d’amis vérifiés par le malheur. Paysage charmant et singulier que cette tablée de prêtres, de frères et de nonnes, un très vieux paysage. Tous ces gens rassemblés là, avec leurs soutanes fatiguées, leurs robes à lisérés bleus, leurs collerettes, leurs larges manches retroussées et leurs cornettes, font moins penser à des gens d’église qu’à des terriens de l’ancienne France. A leurs traits, à la rudesse de leurs manières, à la franchise salubre de leurs attitudes, on croirait voir un de ces tableaux où le grand artiste Le Nain peignait des paysans du XVIIe siècle, assis autour d’une table avec du vin et des femmes pour les servir. » Déjà le lecteur songeait aux tableaux de Le Nain, quand l’auteur les cite : alors, la vision, déjà complète, a la solidité d’une certitude. Or, toute la longue histoire des Baillard est ainsi peinte dans son atmosphère. Les épisodes se succèdent ; ils sont extrêmement variés, allant du rêve le plus solitaire aux plus violentes bagarres. Et la lumière change, de scène en scène ; elle change, mais dans une atmosphère continuellement la même et qui donne aux différentes clartés une touchante analogie. Nous sommes en un coin du monde, et où la vie peut multiplier ses fantaisies, voire les plus exubérantes, sans échapper à nos regards, qui ne perdent rien d’elle.

Comme naît d’une plante la profusion des feuilles et des fleurs, la quantité de leur dessin, de leurs nuances, l’atmosphère de la colline colore ensemble tous les personnages qui sont nés parmi elle : leur réunion fait une harmonie. Mais ils ne se confondent pas. Chacun d’eux est particulier. Aucun d’eux ne nous déçoit, pas même cette inquiétante sœur Thérèse qui a, dans l’esprit, « les virevoltes d’un martin-pêcheur, tout bleu, tout or, tout argent, sur un paisible étang de roseaux ; » sœur Thérèse qui a les allégresses, les bonheurs, les mélancolies et les douleurs du printemps, de l’été, de l’automne et de l’hiver et qui est, comme la nature, sensible au passage des saisons et, dans les saisons mêmes, sensible au passage des heures inégales ; sœur Thérèse qui, un beau jour, un triste jour, « . se perd dans l’ombre, » comme s’en va dans le crépuscule mourant le sourire d’une journée.

Il n’est pas facile de dénombrer, sans les déranger, sans défaire la combinaison de leur charme et de leur signification, tant de beautés. À louer les unes après les autres, je disloque ce livre qui a l’unité d’un chant, — ou bien, si l’on veut, l’unité de ces villages où les maisons, bâties avec la pierre et la terre de l’endroit, sont de la même teinte que le paysage : de la même teinte aussi, les gens, parce qu’ils travaillent le sol de cet endroit ; et leur pensée, à contempler ce paysage, a pris la même teinte.

Mais il faut pourtant signaler les plus émouvantes péripéties de ce roman qui met en branle les plus vifs sentimens de l’âme, l’amour divin, la recherche de l’infini, l’audace de la croyance, la tendresse, la rébellion, le désespoir. Léopold Baillard, illuminé d’erreur, gravit un calvaire de triomphe. Il s’est d’abord élevé très haut dans l’orgueil : et, aux étapes du martyre qu’il a mérité, qu’il accepte, l’orgueil qu’il s’est procuré en route le soutient. À la Chartreuse, où on l’a placé pour qu’il se repentît, les Pères, durant l’office nocturne, et les profès en habits blancs, et les novices aux chapes noires, tournent vers les antiphonaires leurs lanternes et, priant ou psalmodiant, ils intercèdent en faveur de lui ; mais, en lui, frémit davantage « l’homme de désir qu’il a toujours été. » Au moment de quitter la Chartreuse, un Père l’encourage, avec de bonnes paroles ; mais il répond : — « Comment voulez-vous que j’aie pu trouver la paix ici ?… » Au surplus, a-t-il souhaité la paix ? Il est une âme de guerre. Et, la guerre, il l’aura.

Quelle angoisse, néanmoins, quand tout l’abandonne ! Mais, son angoisse, il la compare à celle qu’endura Jésus dans le jardin des Oliviers. Les fidèles qui le trahissent, ne comptait-il pas sur leur trahison, pareille à celle que l’évangile a notée ? Les coqs chantent, de village en village : il comptait bien que les coqs chanteraient, cette nouvelle fois.

Il y a une semaine de la Passion pendant laquelle il subit, comme un halluciné, mais dans la réalité concrète, le détail du supplice divin. Son orgueil le substitue au divin supplicié ; son obsession lui présente, ainsi qu’à tant d’hérétiques dans les annales des hardiesses de l’esprit, le parallélisme de son aventure et de l’autre. Sa souffrance lui déroule un nouvel évangile ; et il a conscience de vivre, tout pantelant, les symboles de la suprême révélation.

Il est dehors, à tous les vents. On l’a chassé de son petit monastère. Il en est sorti dans une charrette que traînait un âne ; et il regardait l’âne, il regardait aussi les gens qui, pour activer la bête, avaient aux mains des rameaux. Il est dehors ; une bonne femme vient au-devant de lui, comme cette femme qui s’approcha du Sauveur afin de lui essuyer le visage. Et il entre dans la maison de son exil, de sa défaite, justement à l’heure où Notre-Seigneur expira, un tel jour.

Drames terribles de lame, qui arrive par les chemins de la piété au scandale du sacrilège ! Et Lèopold Baillard mourra dans le giron de l’Église, ayant reconnu sa folie.

Léopold Baillard a entendu, sur la colline de Sion, le dialogue de la Chapelle et de la Prairie : le souffle qui tournoie entre Sion et Vaudémont jette à la Chapelle les rumeurs de la Prairie et à la Prairie le message de la Chapelle. « Je suis, dit la Prairie, l’esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains, la liberté, l’inspiration. » La Chapelle répond : « Je suis la règle, l’autorité, le lien ; je suis un corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes. » La Prairie : « J’agiterai ton âme... » Et la Chapelle : « Visiteurs de la Prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente... Viens à moi si tu veux trouver la pierre de solidité, la dalle où asseoir tes jours et inscrire ton épitaphe. »

Le livre s’achève sur cette allégorie de la Prairie et de la Chapelle. Et traduisons cette allégorie : c’est le dialogue, ou le conflit, des spontanéités et de la discipline.

Ce grand beau livre, La colline inspirée, nous l’avons premièrement examiné du dehors ; et puis nous avons tâché d’y entrer peu à peu : maintenant, ne sommes-nous point à son cœur même, à la pensée qui, de là, se distribue dans tous les épisodes ?

Spontanéités et discipline : il s’agit de l’individualisme et de ses formes. Et ce n’est pas seulement La colline inspirée que voici dédiée à ce problème : c’est toute l’œuvre de cet écrivain, depuis son premier volume et constamment. D’abord, avec le jeune entrain de qui goûte le récent plaisir de la vie, il écartait les barbares et organisait, pour le moi, une solitude ornée des dépouilles du monde. Sa confiance éconduisait l’usage ancien ; dans l’expérience des siècles, il ne consentait qu’à choisir, suivant son caprice, les plus jolis stratagèmes et, principalement, il voulait que le moi pût trouver lui-même sa règle toute neuve, pour sa fraîche nouveauté. Il lui ouvrait tout grands les champs du temps et de l’espace, les époques et les villes, les idées, le divertissement des métaphysiques. Il l’invitait aux plus audacieuses conquêtes ; et il lui donnait à ravager, pour ses parures, l’amusant univers. Je ne sais si nulle adolescence de l’esprit s’est élancée avec plus de fougue.

Et puis, au bout de son élan, le moi butte à une forte muraille. Il l’avait prise pour un horizon, mais au delà duquel s’étendent largement d’autres contrées et des voyages. C’est une muraille, et circulaire, la muraille d’une prison. Le moi sait alors qu’il est enclos.

Il examine ses trésors. Et les uns ne lui sont de rien ; les autres ne sont pas nombreux. Il se replie sur lui-même et, au fond de lui, comme dans une tombe vivante qui serait lui, trouve ses morts. La muraille où s’est heurté son élan borne ses voyages ; ses morts, trouvés en lui, bornent sa méditation. Il examine ses trésors ; et les seuls qui ne lui soient pas de rien, les seuls qui ne soient pas une brocante de bazar, ses morts les ont aimés, ses morts les lui ont préparés. Il se flattait d’inaugurer la vie ; il la recommence et, plutôt même, — écartons la moindre illusion d’aucun début, — il ne fait que la continuer. Il est captif : et qu’il chante, pour se distraire, sa captivité !

C’est, dans l’œuvre de M. Barrès, un deuxième temps : celui des stances du chagrin

Le prisonnier, plus tard, se libère. Mais il se libère selon cette parole de saint Paul : « Étant lié, je suis libre ! » C’est dans la connaissance de ses limites qu’il découvre sa liberté, dans la discipline consentie qu’il assure son indépendance. Il renonce à la vaine apparence d’un infini de mensonge et qui le tentait ; son renoncement le dégage. Faut-il, à ce tournant d’une dialectique passionnée, dire que le moi se renonce ? Il n’abandonne que du néant et saisit de la vérité. Il avait l’air de se limiter à ses morts ; et c’est par eux qu’il se propage au delà de ses propres limites. Le cantique de captivité devient un hymne de libération.

Donc, l’individualisme agrée ses disciplines : les disciplines de ses morts, ses perpétuels parens.

C’est la suprématie de l’autorité sur l’inspiration ; c’est, dans La colline inspirée, le triomphe de la chapelle sur la prairie. Quand l’évêque châtie Léopold Baillard, nous plaignons ce dur traitement, — ce traitement qu’il fallait qui fût appliqué à ce fol « pour protéger un plus vaste ensemble. » Et, ensuite, quand Léopold Baillard est excommunié, avec ses dangereuses rêveries,— « ô sagesse de l’Église, qui rejette les Léopold et veut les écraser ! »

Ainsi, l’auteur de La colline inspirée n’hésite pas. La discipline est, dans cet ouvrage, plus impérieuse et rude que jamais.

On l’a remarqué sans doute, c’est la prairie, maîtresse d’erreur, qui disait : « Je suis l’esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains... » Ainsi, le conseil des morts serait-il périlleux ?

Mais la chapelle répond : « Je suis la pierre qui dure, l’expérience des siècles, le dépôt du trésor de ta race. Maison de ton enfance et de tes parens, je suis conforme à tes tendances profondes, à celles-là mêmes que tu ignores et c’est ici que tu trouveras, pour chacune des circonstances de ta vie, le verbe mystérieux, élaboré pour toi quand tu n’étais pas. »

Donc, la philosophie des morts subsiste ; et l’auteur de La colline inspirée n’en relâche rien. Mais, toutes deux, la prairie et la chapelle se réclament des morts. « Les ancêtres les plus lointains, » dit la prairie. Trop lointains ! répliquerait la chapelle.

Les morts, qui marquaient nos limites, nous ont bientôt montré le chemin de notre libération. Mais, de morts en morts, suivant leurs invites, n’irions-nous pas trop loin trop librement ? La chapelle interrompt et coupe la file des morts et la fait partir seulement du point où s’est imposée la certitude : point dogmatique. Aussi disais-je que se resserre la discipline.

A qui obéir ? A la prairie ? « Qu’est-ce qu’un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle ? » A la chapelle ? « Qu’est-ce qu’un ordre qu’aucun enthousiasme ne Adent plus animer ? » Mais : « L’Église est née de la prairie et s’en nourrit perpétuellement, pour nous en sauver. »

C’est la conclusion du livre ; et c’est, aujourd’hui, la conclusion d’une œuvre qui emplit de son incessante recherche vingt volumes et qui n’a pas fini de célébrer ses trouvailles. Beau spectacle, et poignant : une philosophie qui s’est, pour ainsi dire, vécue au long d’une existence passionnément active et pensive ! J’ai pitié d’une thèse immobile et qui bavarde.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La colline inspirée, par Maurice Barrès. 1 vol. in-18 ; Émile-Paul.