Revue littéraire - Le Bilan d’une génération

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Le Bilan d’une génération
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 434-445).
REVUE LITTÉRAIRE

LE BILAN D’UNE GÉNÉRATION

Le frisson du malade qui en s’éveillant prend conscience du mal dont il vient de subir l’accès, c’est celui qu’on éprouve en relisant aujourd’hui, à quinze ans de distance, cette enquête que M. Paul Bourget menait naguère sur la sensibilité contemporaine. Lecture instructive et poignante, comme un retour sur un passé tout proche et tout plein des erreurs dont nous continuons d’être victimes, si nous avons cessé d’en être dupes. Ces dix Essais de psychologie, que M. Paul Bourget réimprime au premier volume de ses œuvres complètes[1], forment un des livres essentiels pour qui veut être renseigné sur les idées et les sentimens qui avaient cours hier. Très jeune, et à l’heure de ses débuts, M. Bourget voulait faire le compte des influences qui régnaient dans ce monde de la littérature où il allait entrer, et que subissait ce public lettré auquel il voulait s’adresser. Il remarquait justement que les états de l’âme particuliers à une génération nouvelle sont enveloppés en germe dans les théories et les rêves de la génération précédente. C’est par les œuvres des grands écrivains que se propagent ces théories ; et la faveur dont elles sont entourées, à un moment déterminé, témoigne de l’accord où elles sont à ce moment précis avec l’état des âmes, car « nous n’acceptons que les doctrines dont nous portons déjà le principe en nous. » Ainsi, en étudiant l’influence des écrivains dont la chapelle était la plus fréquentée aux environs de 1883, l’auteur des Essais de psychologie rassemblait les faits épars de l’âme d’alors, et se faisait l’historien d’un moment de notre conscience et de notre vie françaises. A quel point il y a réussi, c’est ce qui apparaît bien aujourd’hui. Car ces états de sensibilité, vagues encore et confus, que le psychologue démêlait avec une rare perspicacité, et que parfois il était le premier à définir, nous les avons vus par la suite se préciser, se renforcer, développer leurs conséquences. Et, bien placés maintenant pour en apprécier la nature et la portée, ce qui nous frappe, c’est d’y retrouver une même tare morbide.

Ces maladies de l’âme, si M. Bourget les a jadis si bien décrites, c’est que lui-même alors il en subissait la contagion ; et, en les décrivant, il les propageait. Il n’est guère disposé à l’admettre aujourd’hui. Car le parti où il se range désormais est bien net, et la curieuse préface qu’il met en tête de la nouvelle édition de ses œuvres ne nous laisse aucun doute sur la nature des conclusions où il s’arrête. « Pour ma part, la longue enquête sur les maladies morales de la France actuelle, dont ces essais furent le début, m’a contraint de reconnaître à mon tour la vérité proclamée par des maîtres d’une autorité bien supérieure à la mienne : Balzac, Le Play et Taine, à savoir que pour les individus comme pour la société, le christianisme est à l’heure présente la condition unique et nécessaire de santé et de guérison. » Au point de sa carrière où il en est, et jetant sur son œuvre un regard d’ensemble, M. Bourget fait comme Balzac à l’heure où il s’avise du lien qui reliera les romans de la Comédie humaine, comme Dumas fils à l’heure où il s’avise d’écrire ses Préfaces et d’ailleurs comme tous les écrivains : il cède à l’inconscient désir d’introduire dans cette œuvre l’unité. Il croit, le plus sincèrement du monde, qu’il n’a jamais varié. Il est persuadé qu’à l’époque où il écrivait les Essais, il pensait déjà comme il pense aujourd’hui ; seules les nécessités de la méthode psychologique lui imposaient cette position d’analyste sans doctrine où il se plaçait volontairement. « Cette attitude d’observateur qui ne conclut pas n’est jamais que momentanée. C’est un procédé analogue au doute méthodique de Descartes. » Ce qui rend plus facile encore à M. Bourget cette illusion, c’est qu’au moment où il décrivait ces états de la sensibilité contemporaine, il n’a jamais manqué d’en signaler le caractère malsain. À l’occasion de Renan et des frères de Goncourt, il indiquait « le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. » À l’occasion de Stendhal, de Tourguéniew et d’Amiel il montrait quelques-unes des « fatales conséquences de la vie cosmopolite. » Les poèmes de Baudelaire et les comédies de Dumas lui étaient un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l’amour moderne, et pour indiquer « les perversions et les impuissances de cet amour sous la pression de l’esprit d’analyse. » Il énumérait les infirmités qu’entraîne le mal moderne du doute : vacillation de la volonté. compromis sophistiques de la conscience, impuissance à agir. Mais c’est ici le ton et c’est l’accent qui est significatif. Ces écrivains, dont il analysait l’influence de façon si pénétrante, M. Bourget ne les admirait pas seulement, il les aimait, et n’était du nombre de leurs dévots. Ces dispositions d’esprit, rares peut-être, exceptionnelles et dangereuses, il les acceptait, puisque aussi bien elles ne pouvaient manquer d’être, comme tout phénomène, déterminées par un ensemble de conditions. Ces maladies, non seulement il s’y résignait comme on se résigne à ce qui est nécessaire, mais il en savourait délicieusement le charme. Il raillait les docteurs en santé sociale, et se consolait que les citoyens d’une décadence fussent inférieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, en songeant qu’ils sont très supérieurs comme artistes de l’intérieur de leur âme. « C’est probablement une loi que les sociétés barbares tendent chaque jour à un état de conscience qu’elles décorent du titre de civilisation et qu’à peine cette conscience atteinte, la puissance de la vie tarisse en elles. Les Orientaux disent souvent : Quand la maison est prête, la mort entre. Que cette visiteuse inévitable trouve du moins notre maison à nous parée de fleurs ! » M. Bourget n’aurait plus aujourd’hui ces façons de parler alanguies, et il estime à leur valeur ces nonchalances orientales. Qu’il en convienne donc ! Un changement considérable s’est fait en lui, celui-là même que nous avions peu à peu suivi à travers la succession de ses romans ; il est seulement rendu tout à fait sensible dans ce livre qui rapproche, en un frappant contraste, le Bourget d’aujourd’hui et le Bourget d’il y a quinze ans. Qu’il en convienne et qu’il s’en réjouisse avec nous ! Il s’est libéré des influences dont il avait été d’abord le prisonnier. Il a secoué le charme dont il avait subi la duperie. Il a échappé aux courans dont il était lui-même l’un des représentans. Qui ne sait que cette forme de l’indépendance est l’une des plus rares et des plus difficiles qui soient ? Cela est à son honneur, et c’est au surplus ce qui donne à la réimpression de ces Essais une portée actuelle et un intérêt nouveau. Plaçons-nous donc au même point de vue qui est devenu celui de M. Bourget, et, favorisés par le recul du temps, éclairés par l’expérience, instruits par la leçon des événemens, regardons avec nos yeux d’aujourd’hui notre image d’hier.

Il serait aisé, pour peu qu’on en eût envie, de s’égayer aux dépens du portrait. C’est l’impression qu’on éprouve à feuilleter un album de modes récentes et passées. Elles nous semblent, ces modes, pitoyables dans leur extravagance qui ne fait plus illusion. Au temps où on nous reporte, l’usage pour les personnes distinguées était de sourire. C’était pour elles un signe de ralliement et un moyen de se reconnaître. Elles souriaient, et quoi de plus pitoyable qu’un sourire où nous ne pouvons plus apercevoir qu’une grimace ? Ces personnes souriantes étaient aussi bien promptes à s’attendrir, et quoi de plus plaisant que des attendrissemens dont la cause nous laisse désormais insensibles ? La promenade serait divertissante, parmi ces élégances passées de saison, et ces « supériorités » qui ne se portent plus. Mais le fait est que nous ne sommes guère d’humeur à nous y divertir, et que nous n’avons, pas même un peu, l’envie de nous en égayer. Non ; ce n’est pas ici matière à raillerie. Et s’il est vrai que nous avons subi alors une de ces crises qui rien qu’en se prolongeant deviennent mortelles, celui-là serait impardonnable qui traiterait un pareil sujet sans gravité et sans émotion. Chaque génération a sa marque particulière. Celle de 1830 est fameuse pour son enthousiasme et celle de 1850 pour son sens des réalités positives. Celle de 1880 restera célèbre pour avoir été comme le terrain où devait éclore, germer et s’épanouir toute une flore malsaine.

La première en date et en importance parmi ces maladies, ç’a été le dilettantisme. Réputé jadis pour son bon sens un peu court, et pour la lucidité de son esprit un peu étroit, le Français se découvrit tout à coup une intelligence indéfiniment compréhensive. Nulle idée ne lui paraissait plus vraie ou fausse, mais vraie et fausse tour à tour ou tout ensemble. Entre le bien et le mal, il n’apercevait plus d’opposition irréductible. Nulle part aucune distinction tranchée, mais seulement des nuances imperceptibles se résolvant l’une dans l’autre par une série de dégradations continues. Nulle assertion qui ne dut être aussitôt corrigée par l’assertion contraire. Une rhétorique nouvelle enseignait à ménager d’habiles transitions, en sorte que la fin de chaque phrase en détruisit le commencement. Ainsi entraîné d’un pôle à l’autre et sans cesse emporté dans un mouvement de pendule, l’esprit devenait incapable de se fixer, c’est-à-dire de choisir, de conclure et de se décider. Il fallait tout comprendre, partant tout admettre. Un seul état d’esprit paraissait intolérable ; c’est ce qu’on appelait entre initiés « l’horrible certitude. » L’origine de ce mouvement remonte à Renan dont l’influence a si lourdement pesé sur cette génération pénétrée de son esprit. Il se plaisait alors à donner par les propos frivoles de sa vieillesse un démenti à une vie consacrée tout entière à la recherche laborieuse de la vérité. Pour sa part, il continuait de rester fermement attaché aux principes de la critique rationaliste et d’avoir la même foi inébranlable dans l’avenir de la science : aux autres, il recommandait une philosophie de doute universel, d’indifférence sceptique, d’insouciance. De la philosophie, la contagion s’étendait à toute la littérature, roman, poésie, théâtre, et aux genres mêmes dont la définition répugne le plus au dilettantisme, tels que la critique. Il n’était plus question pour le critique ni de juger ni de classer, mais de raconter les aventures de sa sensibilité à travers les livres. Où donc aurait-il pris le droit d’émettre un avis d’une valeur générale, réduit qu’il était à noter des impressions incertaines, changeantes, dépendant de mille causes variables, du caprice de son humeur et de l’air du temps ? Bien peu ont résisté à cet entraînement, au risque de s’entendre reprocher leur épaisseur d’esprit. Et le compte serait bientôt fait de ceux qui se sont constitués les avocats de l’autorité, au risque de s’entendre reprocher leur dogmatisme. Ç’a été l’universel écoulement de la pensée s’échappant à elle-même pour s’aller perdre vers on ne sait quelles perspectives fuyantes. Cette sorte de scepticisme est chez nous sans précédent. On n’en trouverait l’analogue ni dans la prudente réserve d’un Montaigne, attentif à ne pas s’embarrasser des questions qui dépassent la portée de son entendement, ni dans l’incrédulité des philosophes du XVIIIe siècle, menant leur campagne avec toute la vigueur et l’élan d’un fanatisme à rebours. Mais, opposée à notre tradition et à la suite de notre histoire, elle est pareillement en désaccord avec les lois de l’esprit humain, qui aspire à la certitude et vit de l’affirmation.

Non moins « inhumaine » est cette ironie où les littérateurs se sont longtemps confinés. Gardons-nous ici de confondre des choses très différentes, sous prétexte qu’un même mot sert à les désigner. L’ironie qui n’est qu’une forme de la raillerie est un procédé de style qui en vaut un autre, ou plutôt qui vaut d’après celui qui l’emploie, et dont on peut dire seulement que la médiocrité y est plus déplaisante qu’ailleurs. Depuis le temps des Provinciales elle a définitivement droit de cité dans notre littérature. Mais l’ironie dont il s’agit cette fois est bien différente. C’est une attitude, supposant de la part de celui qui l’affecte tout un travail d’esprit, tout un ensemble de sentimens dont le premier est la conscience de sa supériorité. Supérieur à la foule des hommes, il n’est pas dupe des illusions grossières dont ils se leurrent, et, témoin trop clairvoyant de leur sottise, il les regarde de haut d’un air de pitié méprisante et de dédain transcendantal. Étranger à leurs passions et détaché de leurs préoccupations, il garde la sérénité du contemplateur, ayant pour unique souci de veiller à l’élégance de sa posture. Dégagé des préjugés sur lesquels a de tout temps vécu l’humanité, il sait de combien d’ignorance et de combien de mensonges est faite la morale commune, et ne s’expose pas à être confondu avec les « lourdauds vertueux. » Obligé d’accepter les lois établies, d’entrer dans le cadre de l’activité générale, et même dans une certaine mesure de s’y mêler, il a soin de se tenir au-dessus de son œuvre et de nous rappeler par un imperceptible sourire qu’il ne la prend pas au sérieux. Tant pis pour ceux qui ont la simplicité de croire à ce qu’ils font ! Pour lui, tout ce qui a coutume de mettre en mouvement le reste des hommes, de faire battre leurs cœurs, de les exalter, de les faire souffrir, de tendre à travers les siècles l’effort de tout un peuple et l’énergie de toute une race, ces ambitions, ces espoirs, ces rêves généreux et douloureux, éveillent tout au plus la curiosité indifférente de son esprit. Tout n’est que spectacle pour cet esprit qui s’amuse. Tout n’est que plaisir de vanité pour cet esprit qui s’adore.

Cette ironie vicie par avance la sensibilité qui, du jour où elle a commencé de rentrer dans notre littérature, n’a plus cessé d’y couler à pleins bords. Longtemps impassible devant la misère humaine, la littérature a voulu se hâter de réparer le temps perdu, de déverser toutes ses réserves et tout son trop-plein de sympathie. Elle a célébré la douceur, la simplicité et l’ingénuité, la pitié pour les humbles, la tendresse pour ceux qui souffrent et l’indulgence pour le coupable. Il fallait se refaire une âme d’enfant ou une innocence de primitif. Il est regrettable seulement, pour l’avènement de cet âge d’or, que le littérateur eût commencé par s’isoler du reste de ses semblables. Le moyen de sympathiser avec ceux de qui on se sent si différent ! Et le moyen d’aimer ceux qu’on méprise ! Cette douceur conciliable avec le dédain, cette bonté compatible avec l’égoïsme, ces attendrissemens sans mesure et sans raison, ces apitoiemens sans choix, cette charité inactive et inefficace est par trop suspecte. Ces effusions trop peu retenues nous inspirent de la méfiance. Nous ne pouvons oublier que dans une récente période de notre histoire le même phénomène s’est produit, suivi des conséquences que l’on sait. Déjà vers le milieu du siècle dernier les cœurs avaient besoin de s’épancher ; « l’honnête homme » de jadis était devenu « l’homme à sentimens, » on ne prononçait qu’avec émotion des mots tels que celui d’amitié, on rêvait d’idylle dans la manière de Gessner et de Florian ; on pleurait à chaudes larmes aux drames de La Chaussée, de Sedaine et de Beaumarchais ; on s’attendrissait sur le sort des travailleurs et des paysans, on communiait avec la nature. Cette fièvre de sentimentalisme devait avoir pour lendemain une explosion de férocité. Apparemment, c’est que la bonté ne va pas sans une certaine dose d’énergie, et qu’elle suppose une volonté maîtresse d’elle-même. La sensibilité vraie ne fait pas tant de phrases. Ce pathos est un dérivatif. Par-là s’échappe le peu de tendresse dont nous sommes capables ; il ne nous en reste plus pour l’usage de la vie réelle. Sous ces phrases mouillées et coupées de sanglots, je devine la dureté d’âmes prêtes à se refermer sur elles-mêmes et la sécheresse de cœurs prêts pour la haine.

Et nous avons vu reparaître, sur la fin du siècle, le même mal qui en avait attristé les débuts et qu’on avait baptisé : le mal du siècle. Il nous revenait sous une autre étiquette, décoré, comme il convenait, d’une appellation pédantesque et d’ailleurs impropre. Car pessimisme et optimisme ne désignent que des hypothèses pour expliquer le système du monde et ne préjugent en rien les dispositions d’esprit de celui qui les professe ; il n’est pas contradictoire de concevoir un optimiste triste ou un pessimiste gai. Aussi bien la plupart de ceux qui se piquaient d’être pessimistes ne s’étaient guère interrogés sur le système du monde et avaient d’autant moins réfléchi sur les conditions de la vie qu’ils étaient pour l’ordinaire fort jeunes. Mais ils étaient déjà découragés, et las de tout, comme l’avaient été leurs aînés. Encore la désespérance des René, des Oberman, des héros byroniens et des romantiques avait-elle une espèce de grandeur. Leur désenchantement venait en partie de ce qu’ils s’étaient enchantés de trop beaux rêves. C’est une noblesse que de pouvoir être déçu. Leur déception déclamatoire, lyrique et théâtrale se tournait en révolte. Nos pessimistes n’ont pas rêvé, ils ne sont pas tombés de haut, ils sont entrés de plain-pied dans cette tristesse morne, sans poésie, sans éclat, ils sont trop alanguis même pour se révolter. Tristesse faite du dégoût de soi, d’une espèce d’inaptitude à la vie, du sentiment de sa propre impuissance, de la peur de l’effort et de cette paresse à laquelle on allègue pour excuse un monotone : à quoi bon ?

À la faveur de cette débilité de l’âme française et profitant de ses défaillances, voici venir, par la brèche une fois ouverte, le cosmopolitisme littéraire. L’invasion des littératures étrangères, leur poussée tumultueuse et violente est un des faits caractéristiques de la période que nous étudions. On entend bien ce que nous voulons dire et loin de nous la seule idée de vouloir blâmer ce mouvement de curiosité qui nous porte à nous enquérir des chefs-d’œuvre de la littérature européenne. Comment le ferions-nous dans une Revue qui a toujours tenu à honneur de se montrer largement hospitalière et qui considère comme une partie de sa tâche de mettre l’esprit français en communication avec l’esprit étranger ? Nous nous rappelons quel profit a trouvé plus d’une fois notre littérature à s’assimiler des élémens puisés hors de chez nous. Mais, justement, ce qui importe, c’est qu’elle arrive à se les assimiler, à les convertir en substance et en sang. Et c’est ce qu’en ces derniers temps elle a été incapable de faire. Ces élémens disparates, restant à l’état brut, n’ont servi qu’à troubler l’équilibre et l’harmonie de notre génie national. Au lieu d’aborder l’esprit étranger avec curiosité et réserve, nous nous sommes livrés à lui sans méfiance. Au lieu d’y rechercher ce qui pouvait être en quelque manière conforme à notre tradition, c’est pour ce qu’il a précisément d’étranger à nous, de lointain, d’opposé et d’hostile que nous l’avons goûté. Nous y avons tout admiré et nous lui avons allègrement sacrifié toutes nos œuvres françaises. La manie de l’exotisme s’est déchaînée, intransigeante, intolérante et sectaire, manie qui a ses illuminés, ses fanatiques et ses convulsionnaires. Voyez, lorsqu’ils sont dans l’accès de leur délire, les tolstoïsans, les ibséniens, les nietzschéens : mais surtout n’essayez pas de les calmer ! Aussi bien vous aurez tôt fait de les reconnaître : car ce sont toujours les mêmes. Inquiets, agités, désorbités et désheurés, ce sont les mêmes qui courent au-devant de chaque culte qu’on leur signale comme arrivant de loin et arrivant le dernier. Ils épousent avec empressement les théories de chaque nouveau maître sans renoncer pour cela à celles du maître précédent. Ils apprennent le dilettantisme chez Amiel, le nihilisme chez Tourguéniew, l’évangélisme chez Tolstoï, l’individualisme chez Ibsen, et la philosophie du surhomme chez Nietzsche. Et, d’une part, sans doute chacune de ces théories est en contradiction avec l’héritage de nos idées et la tournure de notre esprit ; mais, d’autre part et en outre, elles se contredisent entre elles. Songez alors à la confusion qu’elles peuvent produire dans le cerveau qui les accueille simultanément. Quel chaos ! Quelle anarchie ! Or, c’est bien ce qu’il faut dire et c’est ce qu’on n’a pas assez remarqué. En les écartant des voies traditionnelles, en les soumettant à des influences contradictoires, le cosmopolitisme a été pour beaucoup d’esprits distingués de notre temps l’école de l’anarchie. — Ce n’est d’ailleurs pas au point de vue intellectuel que se révèle le plus grand danger du cosmopolitisme. Dans une page singulièrement pénétrante M. Bourget en signalait déjà le danger moral : « Le moraliste est obligé de reconnaître que les nations perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler une famille a toujours été constitué par une longue vie héréditaire sur un même coin du sol. Pour que la plante humaine croisse solide et capable de porter des rejetons plus solides encore, il est nécessaire qu’elle absorbe en elle, par un travail puissant, quotidien et obscur, toute la sève physique et morale d’un endroit unique. Il faut qu’un climat passe dans notre sang avec sa poésie ou douce ou sauvage, avec les vertus qu’engendre et qu’entretient un effort continu contre une même somme de mêmes difficultés. » Ce que M. Bourget dit de la vie cosmopolite promenée sur des sols différens où elle ne peut s’attacher et pousser des racines est vrai aussi bien de ce vagabondage de l’âme, errant à travers des façons de sentir et de penser dont aucune ne peut la fixer parce qu’elle ne reconnaît dans aucune l’abri sûr préparé par une lente formation héréditaire. Peut-être y a-t-il lieu de discuter sur ses avantages ou ses inconvéniens dans l’ordre intellectuel ; ce qui ne fait pas doute, et ce qu’il importe de signaler dans un intérêt de préservation sociale, c’est l’immoralité du cosmopolitisme.

Enfin il est inévitable qu’un organisme aussi profondément atteint devienne le théâtre de phénomènes d’une inquiétante bizarrerie : c’est une exaspération du système nerveux, un éréthisme de tout l’être consécutif à des lésions locales, ce sont des erreurs, des illusions, des perversions des sens, ce sont des goûts étranges dont plus tard on ne se souvient ni sans horreur, ni parfois sans honte. Ces désordres pathologiques eux-mêmes n’ont pas manqué à cette période de notre littérature. C’est ici l’apport de l’école sortie de l’imitation de Baudelaire, des dévots de Verlaine, et des ahuris du symbolisme. Ceux-là ne recherchent que l’artificiel et le paradoxal, ce qui est à l’envers du bon sens, à rebours de l’ordinaire. Sensuelle et mystique, cette école exhale un relent de débauche et un souffle macabre. C’est le coin avancé, corrompu, celui qui tombe en poussière.

Dilettantisme, ironie, sensiblerie, pessimisme, manie exotique, sensualisme mystique, toutes ces maladies, pour ne citer que les principales, se sont déclarées vers le même temps dans l’âme française. Quel travail elles y ont pu faire, comment elles ont pu sourdement la miner, on le devine. Décomposer ce qui devrait former un tout, séparer ce qui devrait être uni, voilà quel a été le prompt résultat du travail de tous ces agens de désagrégation. Cet éparpillement des forces s’est traduit par l’insolence avec laquelle chaque individu n’a plus voulu connaître que lui seul et relever que de lui seul. Même désorganisation à l’intérieur de chaque âme individuelle. Rappelons-nous l’exemple de ce pauvre Amiel, que l’abus de l’analyse et le dilettantisme cosmopolite, avaient rendu incapable de saisir aucune réalité, même celle de sa propre existence. « Combien ne suis-je pas vulnérable ! gémit le pauvre homme. Si j’étais père, quelle foule de chagrins ne pourrait pas me faire un enfant ! Époux, j’aurais mille façons de souffrir, parce qu’il y a mille conditions à mon bonheur. J’ai l’épiderme du cœur trop mince, l’imagination inquiète, le désespoir facile et les sensations à contre-coup prolongé… J’ai trop d’imagination, de conscience et de pénétration et pas assez de caractère. La vie théorique a seule assez d’élasticité, d’immensité, de réparabilité. La vie pratique me fait reculer. Et pourtant elle m’attire, elle me fait besoin. La vie de famille surtout, dans ce qu’elle a de ravissant, de profondément moral me sollicite presque comme un devoir. Son idéal me persécute même parfois… toutes ces images m’enivrent souvent ; mais je les écarte parce que chaque espérance est un œuf d’où peut sortir un serpent au lieu d’une colombe. » Ne nous arrêtons pas au méchant style de ce Suisse germanisant. Mais songeons seulement à l’état qu’il décrit : c’est celui d’une complète dissolution. Juxtaposez un certain nombre d’êtres pareillement dénués de caractère, de volonté, impropres à l’action sociale, à la vie en commun, et, d’une façon générale, impropres à la vie. Que deviennent cette entente réciproque et cette subordination sans laquelle une société ne saurait exister ? Quel idéal peut encore provoquer et soutenir un effort commun ? Où est cette continuité de la tradition qui plongeant dans un lointain passé permet à un peuple de regarder vers l’avenir ? Nous assistons à la ruine de toute vitalité et de toute énergie. C’est l’universel délabrement. Ce sont les molécules qui, s’affranchissant de la loi par laquelle subsiste tout organisme, cessent de combiner leur action. C’est la mort par décomposition, par dissolution, par déliquescence.

Apparemment cet état morbide devait avoir une cause, si même il n’en avait plusieurs. On ne s’est pas fait faute de les chercher, et on en a trouvé de toutes sortes. Cet affaissement était-il le résultat de l’inévitable dépression causée par la défaite ? Mais les causes extérieures et accidentelles agissent suivant l’état de l’organisme où elles opèrent : on a vu, dans tels peuples point encore anémiés, le ressentiment de la défaite réveiller et susciter l’énergie. Était-ce la rançon d’une trop longue période de paix ? Je ne cite que pour mémoire les explications physiologiques, ou celles qu’on tirait de l’arithmétique pour prétendre qu’une période de cent années ne saurait se terminer sans amener de pareilles perturbations. Or tout essai pour expliquer un phénomène par un autre phénomène qui n’est pas de même nature ne peut amener à une conclusion solide. C’est une cause morale qu’il faut assigner à des phénomènes d’ordre moral. Et cette cause morale apparaît ici et s’impose avec la clarté de l’évidence. L’erreur et la faute de cette génération qui vient de déposer son bilan, ç’a été de faire de l’art uniquement un instrument de jouissance et c’a été, à travers les diverses manifestations de la vie littéraire, de poursuivre uniquement son plaisir. Son idéal a été un idéal d’épicuriens de l’esprit et de voluptueux du cerveau. Tel est le principe qu’on retrouve à l’origine de chacun de ces états morbides. Car le dilettante n’est pas tout uniment le sceptique, c’est l’épicurien du scepticisme : il veut tout comprendre pour tout goûter et extraire de toutes les formes de la pensée la somme de plaisir qu’elles enferment. Il sait que, partout où nous engageons notre cœur, nous allons au-devant de la souffrance, c’est pourquoi il tâche d’échapper aux passions, de se détacher de tout ce qui serait l’occasion d’une blessure, et de réaliser en lui cet état de parfaite indifférence grâce auquel le train du monde ne nous semble plus qu’un jeu combiné en vue de l’amusement. C’est lorsqu’elles partent du fond de notre être que les émotions sont douloureuses ; mais au contraire l’émotion qui reste légère et effleure seulement la surface a son charme et sa douceur. C’est le propre de la sensation de s’émousser promptement ; aussi la difficulté pour le chercheur de sensations est-elle de renouveler ces sensations en les diversifiant. C’est à quoi lui sert le cosmopolitisme. Il entre dans des façons de vivre différentes de celles auxquelles il est habitué et que l’habitude lui a rendues insipides ; il trouve dans d’autres mœurs l’occasion d’autres émotions ; il s’approprie un peu de cette somme de plaisirs que s’est préparée chaque société par ses efforts accumulés de civilisation. Encore les sensations ne sont-elles pas en nombre infini : à force de les raffiner, il faut arriver aux rares, aux exceptionnelles, aux anormales. Mais on sait d’ailleurs que le plaisir échappe à ceux qui le recherchent et par cela même qu’ils l’ont cherché. Et telle est la punition de ceux qui ont cru que la jouissance peut être le but de la vie : du fond de la jouissance même ils voient se lever on ne sait quel fantôme d’amertume et de tristesse. Tel est dans sa réalité, et dépouillé de tous les prestiges de la phraséologie, l’ensemble de sentimens sur lequel a vécu cette génération : on n’y trouve en l’analysant rien que paresse, égoïsme, désir de jouissance et lâcheté.

Et puisque les écrivains d’une génération sont les éducateurs de la génération qui vient, on voit donc aisément quelle est la leçon qui se dégageait de toute cette littérature séduisante et énervante. Songer uniquement à sa satisfaction personnelle, profiter des loisirs que d’autres nous ont faits, dissiper en plaisirs le capital acquis par le labeur des générations précédentes, voilà le conseil qu’elle donnait à la jeunesse. Et la jeunesse n’était que trop disposée à l’entendre. Notez en effet que toutes les maladies dont on nous proposait hier l’expression littéraire sont celles mêmes qui se manifestent aujourd’hui dans l’ensemble de notre vie nationale. Ici, pareillement, le mal dont nous souffrons n’est-ce pas le goût de la jouissance ? À tous les étages de la société c’est un même désir de bien-être, c’est une même crainte de l’effort. On se laisse aller, on détourne les yeux de ce qui pourrait inquiéter notre tranquillité et troubler notre quiétude. On accepte de mourir, à condition de mourir en paix. Un tel état ne saurait pourtant durer indéfiniment et ne peut même se prolonger sans beaucoup de danger. Aussi, à l’heure présente, assistons-nous à un mouvement de réaction à peu près général contre des tendances dont on touche aujourd’hui du doigt les suites lamentables. Les beaux jours du dilettantisme sont définitivement passés. Le livre que M. Séailles consacrait naguère à Ernest Renan témoigne assez de cette espèce de colère contre l’idole de la veille. Les représentans les plus attitrés du pessimisme, de l’impressionisme et de l’ironie ont abjuré leurs erreurs avec solennité. C’est M. Paul Bourget, de qui nous enregistrons aujourd’hui la nette et significative profession de foi. C’est M. Jules Lemaitre, si habile jadis à ces balancemens d’une pensée incertaine et qui s’est ressaisi avec tant de vigueur et de courage. C’est M. Barrès, si empressé, dans ses premiers livres, à jeter le défi au bon sens, et qui, dans son dernier, s’occupait à relever tous les autels qu’il avait brisés. D’autres ont suivi. Ils se sont transformés en autant de professeurs d’énergie. Ils ont compris que le moment était venu de mettre un terme à des exercices trop périlleux et que c’est fini de rire. La question est de savoir si nous sommes encore capables de sérieux. Le moment n’est plus aux amuseurs, et ce n’est pas trop de tous les hommes de bonne volonté pour secouer l’universelle apathie, pour réveiller le sentiment de l’effort, pour répandre l’esprit de dévouement et de sacrifice. C’est pourquoi toute cette génération de la déliquescence serait désormais une génération disparue, oubliée, abolie, si, pour nous en rappeler le souvenir et pour nous en tenir l’image sous les yeux, M. Anatole France n’en restait l’exquis et le délicieux représentant.


RENE DOUMIC.

  1. Paul Bourget : Œuvres complètes, t. I. Essais de Psychologie contemporaine (Plon).