Revue littéraire - Le Classicisme d’Alfred de Musset

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Revue littéraire - Le Classicisme d’Alfred de Musset
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE CLASSICISME D’ALFRED DE MUSSET

Aux dernières pages du livre charmant et profond qu’elle consacrait naguère à Alfred de Musset, Arvède Barine constatait le discrédit où le poète était tombé auprès des générations nouvelles. Après une période de faveur éclatante, sa gloire subissait une éclipse. Décadente, symboliste, mystique, curieuse de sensations rares et de notations singulières, éprise de toutes les sortes de raffinemens, la jeune école avait délaissé Musset, le trouvant « aussi démodé pour le fond que pour la forme. » Arvède Barine concluait, sans s’émouvoir : « Il attendra. » Depuis lors, il a attendu quinze ans. Beaucoup de choses ont changé dans le monde des lettres. L’école décadente, en s’évanouissant dans ses propres brouillards, ne nous a laissé qu’un besoin plus impérieux de revenir aux principes d’art qu’elle avait méconnus. D’autre part, la période romantique de notre littérature étant désormais entrée dans l’histoire, nous avons commencé de la soumettre à un travail d’investigation et de critique, qui se poursuit activement et fait déjà déborder nos bibliothèques. La réputation de nos grands poètes modernes ne saurait que gagner à cette épreuve décisive. Lamartine n’a jamais été placé plus haut dans l’estime des connaisseurs qu’il ne l’est aujourd’hui : nous rendons enfin justice à des œuvres décriées comme la Chute d’un ange, ou à d’autres qui, telles que les Recueillemens, avaient dans leur nouveauté passé presque inaperçues. Jamais on n’avait mieux démêlé, parmi les multiples élémens qui composent le génie de Victor Hugo, ceux qui lui font un solide édifice de gloire. Jamais on n’avait aussi pleinement honoré chez Vigny la noblesse d’une pensée hautaine et triste. Pour ce qui est d’Alfred de Musset, on s’était surtout occupé de peser aux balances impartiales de l’histoire ses griefs et ses torts envers George Sand, et ses mérites à l’égard de Pagello : ce n’était pas trop de quinze années pour mener à bien cette besogne minutieuse et grave. Sur ces entrefaites, voici que les ouvrages du poète sont tombés dans le domaine public. Aussitôt nous en avons vu paraître de nouvelles éditions. L’une d’entre elles porte le nom du regretté Edmond Biré[1] ; le souvenir de cet érudit, d’un si grand savoir et d’une modestie si rare, lui sera une suffisante recommandation. C’est surtout sous forme d’anthologies qu’on a entrepris, cette fois, de présenter l’œuvre de Musset à une partie du public. M. Émile Faguet, qui jadis avait analysé le génie du poète dans une de ses belles Études sur le XIXe siècle, s’inspire d’un mot fameux de Jules de Goncourt sur Octave Feuillet, et nous donne un Musset des familles. M. Paul Morillot, un professeur de l’Université connu pour l’atticisme de son goût, publie un recueil d’Œuvres choisies d’Alfred de Musset. C’est une étape dans l’histoire de la renommée de Musset, c’est son entrée dans le domaine classique.

À vrai dire, j’aurai toujours beaucoup de peine à tenir ses vers pour édifians et à ranger ses comédies parmi celles du théâtre d’éducation ; je ne vois aucune espèce de raison pour qu’on le commente dans les classes ; et je ne doute pas, que lui-même, il n’eût frémi a l’idée d’être quelque jour aux mains des pédans de collège. Mais ce n’est pas ici la question. Le mot classique a un sens plus élevé. Une littérature, en se transformant, doit conserver certains caractères qui lui sont essentiels, qui la distinguent de toute autre et qui sont en accord avec l’esprit même de la race, comme avec l’histoire de la société ; l’idéal classique est d’abord l’expression de ces caractères. Négligeant donc toutes les autres raisons que nous pourrions avoir de nous plaire à l’œuvre de Musset, nous voudrions y rechercher ce qu’un lecteur de Montaigne et de Molière, de Racine et de Boileau, de Voltaire, de Marivaux, de Chénier, y pourrait trouver de conforme à la tradition créée ou continuée par ces maîtres. En outre, et sous quelque degré de latitude que ce soit, il y a un point de vue classique qui consiste à envisager les sentimens dans ce qu’ils ont de général, les formes dans ce qu’elles ont d’universel et d’immuable. Il se pourrait que le meilleur de l’œuvre de Musset fût précisément ce qui y relève du principe classique.

Est-il besoin de rappeler qu’il n’a jamais été dans la « grande boutique romantique » qu’un hôte de passage, un ami de rencontre, un allié d’occasion et un irrégulier ? Rien ni dans son tour d’esprit, ni dans sa formation intellectuelle, ni dans son éducation n’était fait pour marquer sa place dans l’école. Son tour d’esprit consistait d’abord à avoir de l’esprit, c’est-à-dire à n’être pas dupe. Il apercevait trop vite le côté par où les théories nouvelles prêtaient à la raillerie. Il avait fait de sérieuses humanités ; et la décadence des études classiques, au temps de la Révolution et de l’Empire, a été pour une part dans le triomphe du romantisme. Il trouvait au foyer de famille la tradition du XVIIIe siècle. Son père Musset-Pathay, le consciencieux éditeur de Rousseau, la lui avait transmise. On n’était guère favorable aux novateurs, dans l’entourage du brillant élève du lycée Henri IV, et en envoyant ses premiers vers à l’oncle Desherbiers, l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie éprouvait le besoin de s’excuser de ses hardiesses. La meilleure excuse en était dans ces hardiesses mêmes, ou plutôt dans leur outrance. On sentait si bien que cela était fait exprès ! Enfant gâté du Cénacle, avec cette coquetterie et ce désir de plaire qui étaient en lui, Musset avait tout de suite adopté les modes de l’endroit ; et, pour les mieux afficher, il les exagérait. Écolier qui voulait rivaliser avec ses maîtres, il s’était empressé de les dépasser. Il était révolutionnaire de toutes ses forces, avec toute l’impétuosité et l’allégresse de ses vingt ans. On voulait de l’Espagne, de l’Italie, des duels, des meurtres, de folles amours, de la violence et de la truculence : il en avait mis partout ! Visiblement, il s’amusait. Il y avait de l’ironie dans la ferveur de son imitation ; et il n’était pour s’en convaincre que de lire la Ballade à la Lune. Bientôt les épigrammes éclateront en fusées, à tout propos et sur tous les points. Aux élégiaques Musset décochera les vers sur les « pleurards, » les « amans de la nuit, » les « rêveurs à nacelle. » Aux amateurs de pittoresque et de couleur locale il dédiera les vers sur les villes « aux toits bleus, » les « blanches mosquées » et les « descriptions de minarets flanquées. » Pour les fervens de la rime ouvragée il aura les vers qu’il prend soin de rimer faiblement. Peu à peu il se détachera du groupe, et non content de s’éloigner de ses premiers amis, il prendra nettement position contre eux. Les fameuses Lettres de Dupuis et Cotonet ont été sûrement l’attaque la plus redoutable qu’ait eu à subir le romantisme triomphant. Elle partait d’un ami de la veille, elle était dirigée à coup sûr. Et non seulement Musset mettait les rieurs de son côté, mais il appliquait à la critique du romantisme une méthode d’analyse infiniment dangereuse ; il le décomposait en ses élémens successifs : il nous contait l’histoire de ses « variations. » Il faisait plus. C’était le temps où il donnait ses œuvres les plus fortes de vers et de prose : il s’était composé un art à sa mode et ne relevait plus des différentes écoles que dans la mesure où elles lui fournissaient les moyens d’exprimer son propre rêve.

On pourrait vérifier ce progrès de l’esprit de Musset en étudiant son attitude vis-à-vis du byronisme. Nous avons, pour nous y aider, une thèse soigneusement documentée sur Byron et le romantisme français[2]. M. Edmond Estève s’efforce d’y définir l’ensemble d’idées et les nuances de sensibilité qui ont concouru à former le byronisme, et il en retrace la fortune à travers quarante années de littérature française. Il n’a pas exagéré l’influence exercée par Byron sur nos poètes, dramatistes et romanciers. Musset arrive précisément à l’heure où Byron est chez nous en pleine possession de sa royauté littéraire. « La jeunesse attendait un Byron français. Elle crut le trouver en Musset, et il semble bien que, de son côté, il ait eu un moment l’ambition de le lui donner. » Personne ne s’y trompa : amis et ennemis s’accordèrent à dire qu’il « imitait Byron. » Musset s’en défendit ; l’historien du byronisme n’a pas de peine à montrer qu’à défaut d’une imitation littérale, le Musset d’avant 1835 n’en est pas moins le tributaire du poète anglais, et que, comme il arrive, il lui emprunte surtout des manies et des tics. L’un des résultats de la grande crise de sentiment d’où Musset allait sortir renouvelé sera de le faire échapper à l’influence byronienne. Il conservera toute son admiration pour Byron, mais il en prendra librement avec le byronisme : témoin certaine page de l’Histoire d’un merle blanc. Lorsque le merle blanc a découvert qu’il n’est pas fait comme les autres merles, il décide de se retrancher dans la solitude du génie et de mépriser le reste des volatiles. Il achète les Œuvres de lord Byron et met lui-même au jour un poème en quarante-huit chants. « Le sujet de mon ouvrage n’était autre que moi-même. Je racontais mes souffrances passées avec une fatuité charmante ; je mettais le lecteur au fait de mille détails domestiques du plus piquant intérêt… » C’est la critique des procédés du Don Juan. Certes il restera toujours chez Musset quelques ressouvenirs des anciennes erreurs ; mais ils deviendront presque négligeables. « On voit, écrit M. Estève, combien l’influence de Byron sur Alfred de Musset a été vive, mais aussi combien courte et superficielle. Ç’a été la plume au chapeau de l’écolier qui veut se faire remarquer dans la rue. » L’histoire du byronisme de Musset tient fort bien dans cette brève et spirituelle formule.

Du temps de sa ferveur byronienne date chez Musset son donjuanisme. Le morceau de Namouna sur Don Juan est à coup sûr un des plus poétiques qu’il y ait dans toute son œuvre, et l’un de ceux que soulève le souffle de lyrisme le plus puissant. Mais si l’on a égard à la conception morale qui y est exprimée, c’est aussi un des exemples qui attestent le mieux la révolution apportée par le romantisme dans les sentimens. L’auteur d’un livre excellent sur La Légende de Don Juan[3], — auquel on ne peut reprocher que d’être un peu bien volumineux, — M. G. Gendarme de Bévotte vient d’avoir la patience de suivre le type de Don Juan depuis les origines, à travers tous ses avatars, en Espagne, en Italie, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, et généralement dans tous les pays et dans les siècles des siècles. En Espagne, le donjuanisme est l’expansion de la sensualité contre la discipline morale et religieuse ; en Italie, il est une protestation des lois de l’individu contre l’empire des lois établies par l’Église et la société ; en France, il est une revendication de la nature contre le dogme ; en Angleterre, il est une réaction contre le puritanisme ; en Allemagne, il est un mélange de sentimentalité tendre et de sensualité voluptueuse. « En somme, Don Juan constitue un représentant redoutable de l’espèce humaine. Il est de la race des conquérans et des maîtres. De prime abord, il attire et fascine. Les femmes l’aiment, les hommes l’envient. Le romantisme, dans son exaltation systématique des forces mauvaises, en a fait un héros, tout en le dénaturant. Au fond, il est surtout un élément anti-social. Nul ne l’a mieux compris que son créateur et que Molière, qui, tous deux, l’ont représenté comme un agent de malheur et de corruption. Sans doute, il est et doit être séduisant ; autrement ses succès seraient inexplicables. Mais il est surtout odieux. » Musset le métamorphose en un chercheur d’idéal, sans cesse déçu par la réalité inégale à son rêve. Il met en lui les souffrances, les tristesses et aussi les aspirations nobles d’un Werther, d’un Faust, d’un René. Il en fait un héros, type et symbole de l’humanité supérieure. Ce sont pures billevesées. Et celui qui sera le premier à en convenir, c’est Musset quand il aura, lui-même, été une victime de cet amour dont un Don Juan n’est que le dilettante.

Le même mouvement qui écarte Musset des idoles du romantisme le rapproche des maîtres classiques. Certes, avec lui, il faut toujours s’attendre à des contradictions et à des retours offensifs. Si, dans les Vœux stériles, il invoque la Grèce, mère des arts, et se proclame citoyen de ses siècles antiques ; dans les Pensées de Rafaël, il se défend d’être l’adepte d’aucune école et fausse également compagnie aux « classiques bien rasés » et aux « romantiques barbus : »


Racine rencontrant Shakspeare sur ma table
S’endort près de Boileau qui leur a pardonné.


Il lui arrivera, plus tard, d’invectiver Despréaux et sa « tisane à la glace, » et d’encenser Byron. A la merci de ses impressions qui sont variables et de son humeur qui est fantaisiste, il est nécessairement conduit vers une sorte d’éclectisme. Grand liseur, il en lit qui sont du Nord et qui sont du Midi ; lui aussi, son surnom est Polyphile. Toutefois ses préférences sont aisées à discerner ; elles vont sans cesse en s’accentuant et toujours dans le même sens. S’il a de tout temps lu Voltaire, et Crébillon fils, et les petits conteurs du XVIIIe siècle, on ne s’en était aperçu que trop et dès ses premiers vers. Mais lorsqu’il se composera une bibliothèque de choix, après 1834, qu’y trouverons-nous ? Avec les anciens, Sophocle, Aristophane, Horace, et avec leurs imitateurs du XVIe siècle, Rabelais, Mathurin Régnier, Montaigne, Amyot, ce seront nos classiques français du XVIIe siècle. Ceux dont, à toute occasion, il vantera le génie, dont les noms viendront d’eux-mêmes sous sa plume et s’encadreront naturellement dans ses vers : c’est La Fontaine (relisez Sylvia) et c’est Molière (relisez Une soirée perdue).

Ce qu’il admire en eux, c’est leur « bon sens, » c’est leur « naïveté, » c’est leur « vrai savoir des choses de ce monde, » c’est en un mot ce qu’il y a en eux de classique. Ici encore, préparons-nous à plus d’une incartade. Il ferait beau voir qu’on pût accuser de pédantisme un dandy ! Aussi, lui qui est si sensible aux qualités de mesure et d’harmonie dans les proportions, affectera-t-il de ne pas savoir

Ce que c’est que le goût dont on nous parle tant.
Le goût ! Toujours le goût ! Lorsque j’étais enfant
J’avais un précepteur qui m’en disait autant…
Parce que trois pédans m’ont farci la mémoire
De je ne sais quels vers à contre-cœur appris,
N’est-il pour moi qu’un siècle et pour moi qu’un pays ?
Eh ! s’il est glorieux, qu’il dorme dans sa gloire,
Ce siècle de malheur ! C’est du mien que je suis !
[La loi sur la presse]


On croirait entendre Molière protestant que « les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant. » Mais il n’est presque pas un des articles essentiels de l’esthétique du XVIIe siècle que nous ne puissions retrouver sous la plume de Musset. Imitation de la nature. « La nature veut toujours être nouvelle, c’est vrai ; mais elle reste toujours la même… Que les arts tâchent de faire comme elle, puisqu’ils ne sont rien qu’en l’imitant. » (André del Sarto.) Vérité et simplicité : « Le vrai seul est aimable ; le vrai ne change pas, mais sa forme change par cela même qu’elle doit être aimable. Or je dis qu’aujourd’hui sa forme doit être simple, et que tout ce qui s’en écarte n’a pas le sens commun. » (Quatrième lettre de Dupuis et Cotonet.) Universalité des peintures : « Le romancier, l’écrivain dramatique, le moraliste, l’historien, le philosophe voient les rapports des choses ; le poète en saisit l’essence… Il ne connaît qu’un homme, celui de tous les temps… Dans tous les sentimens qu’il éprouve, dans toutes les actions dont il est témoin, il cherche la vérité éternelle. » M. Morillot, qui cite ces lignes, datées de 1839, effleure à peine le paradoxe en qualifiant celui qui les a écrites d’être un « Boileau moderne. »

La marque distinctive et commune de tous nos écrivains classiques, depuis Montaigne, a été leur connaissance du cœur humain. Moralistes avant tout, ils ont fait dans le monde de la vérité intérieure un inlassable voyage de découvertes et de conquêtes. Ils ont de leur exploration en tous les sens rapporté des documens, établis une fois pour toutes, et qui valent pour tous les temps. Ce sont des psychologues et qui ont fait œuvre objective, impersonnelle, universelle. Peut-on dire que Musset se rapproche d’eux ? Au premier abord, il semble bien que non. Musset, de tous les écrivains étant le plus personnel, en est aussi le plus romantique. Il est homme à se fâcher si vous lui parlez de la vérité générale, et il n’y a pas manqué :

Venez après cela crier d’un ton de maître,
Que c’est le cœur humain qu’un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi !
Le cœur humain de qui ? Le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d’être,
Mais, morbleu ! comme lui, j’ai mon cœur humain, moi !
[ Namoana.]


Pour lui, il ne sait que son cœur, et n’est curieux que d’en compter les battemens. Ne s’intéresser qu’à lui seul, telle est sa prétention. C’est le romantisme à l’état aigu. Sans doute. Mais à ces limites extrêmes où la pousse Alfred de Musset, la théorie confine avec la doctrine adverse. Car il faut bien, à force de creuser, qu’on arrive au fond commun. Et c’est chez nous l’histoire même de la littérature d’analyse. Qui donc, si ce n’est Montaigne, s’était jadis donné la tâche d’être, dans un « livre de bonne foi, » l’historiographe de son propre cœur ? Et notre littérature moraliste n’est-elle pas déjà contenue tout entière dans les Essais ? Aucun livre ne dépasse en portée générale cette confession particulière. L’analyse, pourvu qu’on sache la diriger dans un certain sens, nous fait atteindre à cette « forme de l’humaine condition » que chacun porte en soi. Ce goût de l’analyse, Musset l’a toujours eu d’instinct et à un degré éminent. « Je ne comprends rien à ce perpétuel travail sur toi-même, » dit Spark à Fantasio. Cette attention à fouiller dans les replis cachés de son âme et dans les compartimens secrets, le rend quasiment insensible aux enchantemens du monde extérieur. C’est là un trait à noter. Le poète du XIXe siècle se prête à la contemplation de cette nature qu’il vient de découvrir ; Musset s’occupe fort peu du paysage, mers ou montagnes, lacs ou forêts. C’est peut-être qu’il est de Paris. C’est aussi qu’il représente une conception littéraire, d’après laquelle on évite de trop accentuer l’importance du cadre de l’action humaine, au détriment de cette action elle-même. Lui donc, au lieu de se répandre au dehors, se replie sur soi et se regarde vivre. Ses personnages, que ce soit Frank de la Coupe et les Lèvres, où le poète de la Nuit de Décembre, possèdent cette dangereuse faculté du dédoublement. Ce travail que nous faisons sur nous-mêmes n’est pas pour celui qui le fait d’un grand secours. Comme la « Solitude, » l’analyse n’est qu’une spectatrice : jamais elle ne vient nous avertir, elle voit nos maux et nous regarde souffrir sans nous consoler. Faut-il conclure que l’analyse soit stérile, inefficace, que l’effort en soit perdu pour tout le monde ? Rappelez-vous à ce propos, les vers du, poète de la Nuit d’Octobre évoquant sa souffrance :

C’était un mal vulgaire et bien connu des hommes ;
Mais lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur,
Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,
Que personne avant nous n’a senti la douleur.


Et il ajoute :


S’il fallait maintenant parler de ma souffrance,
Je ne sais trop quel nom elle devrait porter,
Si c’est amour, folie, orgueil, expérience,
Ni si personne au monde en pourrait profiter.


Qu’est-ce à dire sinon qu’au fond de l’aventure individuelle l’analyse découvre l’humanité commune ? Elle parvient ainsi à sa fin véritable et révèle son utilité. C’est par là que le récit de notre souffrance est rendu légitime : il l’est dans la mesure où les autres hommes y peuvent retrouver leur propre histoire, et partant en profiter comme d’une leçon.

Le danger, avec les analystes de leur propre sensibilité, c’est que parfois ils n’ont à nous conter que d’insupportables bizarreries et plus souvent encore d’insipides niaiseries. Ils parlent, comme tant d’autres, sans avoir rien à dire. Ils se posent en peintres de l’amour, et ils n’ont éprouvé que les semblans de l’amour. On sait au contraire quel a été le « cas » de Musset. Il lui est arrivé, par un privilège de sa nature excessive, d’être aux prises avec une de ces passions, si rares dans l’histoire du cœur, et dont on ne cite que quelques exemples. Certes nous ne reviendrons pas ici sur l’épisode fameux. Il nous suffit de constater quel en a été le retentissement dans l’âme du poète. La passion l’avait complètement renouvelé. « Je m’aperçus que tout avait changé. Rien du passé n’existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. » L’homme et l’écrivain étaient pareillement métamorphosés. Le poète, grandi par une grande douleur, n’avait plus qu’à « écouter dans son cœur l’écho de son génie. » Or notez que, depuis le XVIIe siècle, la littérature n’avait rien ajouté à ce qu’on peut appeler le « mécanisme » des passions de l’amour. Certes Lamartine avait poussé des cris sincères et traduit avec une incomparable harmonie l’extase ou la mélancolie amoureuse. Mais comment se comporte une âme ravagée par la passion, quelles y sont les alternatives de la lassitude et de l’effort pour renaître, après quelles révoltes parvient-elle à l’apaisement ? C’est ce que personne depuis cent cinquante ans n’avait su dire, et c’est ce qu’on trouvait noté avec une finesse et une sûreté incomparables dans les Nuits. Ces beaux poèmes nous offrent, dans toute sa pureté, la tragédie intérieure, le drame psychologique, et sont, dans la littérature du XIXe siècle, ce qu’il y a de plus « racinien. »

Par ce même travail d’analyse et en creusant toujours plus avant, Musset est arrivé à se composer une « philosophie de l’amour. » Pour célébrer l’amour on ne cessait, depuis Jean-Jacques Rousseau, d’associer à sa définition toute sorte de notions qui lui sont parfaitement étrangères ; on faisait de lui la source des grandes pensées et des mouvemens généreux. Ce que découvre Musset est que l’amour a sa raison d’être en soi. On ne doit lui demander que ce qu’il peut nous donner : la plus intense des émotions. On ne peut en attendre que ce qu’il laisse après lui : le souvenir de lui-même. C’est le sens de la fameuse tirade de Perdican. Le crime de Camille, pour lequel l’auteur la juge impardonnable, c’est qu’elle a voulu échapper à la loi universelle : aimer, souffrir par l’amour, garder doux et cher le souvenir de la souffrance passée. Et c’est ce que disent, avec une telle profondeur d’accent, les vers du Souvenir et, ceux de Tristesse.

Ce sens qu’il avait de la psychologie a, par une juste conséquence, fait de Musset un écrivain dramatique. Parce qu’il était un siècle de moralistes, le XVIIe siècle a excellé au théâtre et nous lui devons cette merveille : la tragédie classique. Parce qu’il ignorait l’âme humaine, le romantisme a échoué au théâtre. Lui seul, Musset y a réussi. Et plus encore qu’aux comédies de Marivaux, c’est bien à la tragédie de Racine que ses pièces font songer. Comme les classiques avaient soin de dépayser le spectateur et de donner à l’action un cadre assez vague pour qu’elle ne fût pas dépendante du lieu et du moment, de même Musset place la scène dans un décor indéterminé, irréel. A vrai dire, la scène n’est ni à Venise, ni en Bohême, ni en France, ni dans aucun pays mentionné par les géographies : la scène est dans le cœur des personnages. Ces personnages ne sont pas des êtres conventionnels : le héros byronien, le traître, le tyran, le bouffon, la courtisane, l’ingénue. Ils sont des êtres de chair et de sang — et surtout de nerfs. Ils existent, à telle enseigne que plusieurs sont le poète lui-même. On dit souvent qu’un auteur ne doit pas se mettre lui-même dans ses pièces ; et cela est exact, si, en intervenant dans l’action, il la fausse et il la refroidit. Mais, si l’auteur se connaît assez bien pour dresser de lui-même une image ressemblante et vivante, et s’il possède à un degré suffisant le don de s’extérioriser, on ne voit pas à quel titre on lui interdirait de faire passer son âme dans celle de ses héros. Donc Musset est tour à tour Fortunio, Rosenberg, Valentin, Fantasio et Perdican ; tous lui ressemblent et ils ont tous, les uns avec les autres, un air de famille ; mais ni Fortunio, ce Chérubin attendri, ne se confond avec ce fat de Rosenberg, ou avec Valentin, le petit-maître corrigé, ni le gamin bavard qu’est Fantasio ne se confond avec ce mondain philosophe qu’est Perdican. Et encore Musset est tout à la fois Octave et Cœlio des Caprices de Marianne : Cœlio est la meilleure partie de lui-même, et Octave la plus mauvaise ; mais chacun de nous ne trouve-t-il pas en lui ces deux natures, qui parfois se combattant et parfois se mêlant, font toujours de nous une énigme indéchiffrable à nous-mêmes ? Il s’en faut que ces personnages soient, comme leurs frères ennemis du théâtre romantique, des êtres aveugles et inconsciens, des forces qui vont. Ils s’analysent, ils se connaissent ; et si leur volonté n’est pas toujours assez forte pour changer leur conduite, ils ont du moins assez de clairvoyance d’esprit pour se juger et se condamner.

Est-ce encore dans ses souvenirs que Musset trouvait le modèle de ses héroïnes ? Il se peut. Mais la galerie des portraits de femmes au théâtre s’interrompait après ceux d’Andromaque, d’Hermione, de Monime, de Phèdre, d’Araminte, de Silvia. Elle se continue avec les portraits de femmes de Musset. Lucrèce, Marianne, Jacqueline jouent le même rôle de coquettes, mais chacune le joue à sa manière et chacune a son art de faire souffrir. Musset réalise ce tour de force, de mettre à la scène l’honnête femme : c’est Barberine, aimable et fidèle, spirituelle et bonne. Il a mis à la scène des mondaines et ne les a pas rendues trop insupportables ; des jeunes filles, et il n’en a pas fait des ingénues ! Ce sont Ninette et Ninon les romanesques, Elsbeth la résignée, Cécile de Mantes la raisonnable, Camille l’orgueilleuse. Il y a deux façons de présenter un personnage au théâtre : l’une consiste à poser son caractère dès le début et à l’y montrer jusqu’au bout, invariablement fidèle ; l’autre consiste à le faire évoluer devant nous. Musset emploie tour à tour chacune des deux méthodes et il y est pareillement expert. Barberine, Elsbelh, Cécile ne changent pas de physionomie devant nous, et Jacqueline, depuis sa première réplique à maître André jusqu’à son dernier mot à Clavaroche, est également perverse, égoïste et rouée. Mais la Marianne des premières scènes, énigmatique avec ses yeux baissés de dévote, sa vertu diablesse, et cette façon d’avertir son mari qu’on la courtise, change à mesure qu’elle s’anime à la séduction des paroles d’Octave et s’explique à nous ou se révèle à elle-même, quand elle offre son amour au jeune homme en pleurs sur la cendre de Cœlio. Aussi a-t-on pu justement signaler toutes sortes de mérites dans ce théâtre de Musset, en louer la fantaisie, le persiflage, l’émotion, la langue imagée et cadencée ; le premier mérite d’un théâtre est encore d’être vivant. Et ce théâtre vit parce que l’âme humaine y respire.

Ainsi nous apparaît, à l’heure qu’il est, l’originalité de Musset dans le groupe des poètes modernes. Il est bien de son temps ; il lui emprunte ses façons de sentir ; les thèmes qu’il adopte sont ceux de la sensibilité romantique ; mais il y applique le mode d’investigation morale qui était resté le privilège des classiques. Comme eux il a été un écrivain moraliste. Nous admirons Lamartine pour son émotion devant la nature et devant Dieu, Victor Hugo pour les prodigieuses ressources de son art, Vigny pour son inquiétude métaphysique : ce qu’il y a d’unique chez Musset c’est la pénétration psychologique qui lui a permis de se connaître lui-même d’abord et qui l’a mené ensuite à connaître d’autres âmes. Nisard s’en était avisé, à sa grande joie : « Alfred de Musset aussi original que ses deux aînés, écrivait-il dans son Histoire de la littérature française, est plus dans la tradition classique, qui est l’originalité même de la France. Il procède de La Fontaine, voire de Boileau. Le fond de son talent est la raison. Son imagination lui obéit. Il sent tout ce qu’il dit. » Il suffirait de modifier quelques termes, d’évoquer, plus encore que le souvenir de La Fontaine et de Boileau, celui de Racine, et de dire, au lieu de « la raison, » la « vérité du cœur. » Certes il a manqué à Musset de pouvoir, comme on le faisait naguère, s’intéresser à d’autres qu’à lui. Il lui a manqué d’avoir une plus large curiosité intellectuelle et morale. Cela fait que son œuvre est courte et que la source s’en est promptement tarie. Cela limite l’étendue de son génie ; mais c’est pour son intimité que nous le goûtons. Il nous a rapporté cette divination de la vie intérieure qui, depuis si longtemps s’était perdue, et, en se racontant lui-même, il a ajouté un chapitre à l’histoire du cœur de tous les hommes.


RENE DOUMIC.

  1. Alfred de Musset, Œuvres complètes, tome Ier. Premières poésies. Nouvelle édition revue par Edmond Biré, 1 vol. in-12 (Garnier). — Le Musset des familles, par M. Émile Faguet, 1 vol. in-8o (Librairie du Gaulois). — Œuvres choisies d’Alfred de Musset, par M. Paul Morillot, 1vol. in-16 (Delagrave). — Léon Séché, Alfred de Musset, 2 vol. in-12 (Société du Mercure de France). — Correspondance d’Alfred de Musset, recueillie par M. Léon Séché, 1 vol. in-8o (Société du Mercure de France).
  2. Edmond Estève, Byron et le Romantisme français, Essai sur la fortune et l’influence de l’œuvre de Byron en France de 1812 à 1850, 1 vol. in-8 » (Hachette). Voyez pages 406-448.
  3. Gendarme de Bévotte, La Légende de Don Juan, son évolution dans la littérature, des origines au romantisme, 1 vol. in-8o (Hachette).