Revue littéraire - Le Faux Naturalisme
... Supposons donc que le naturalisme, ou réalisme, contienne une part certaine, comme je le crois, et une grande part de vérité; supposons de plus qu’il ait introduit parmi le public de nos jours le goût d’une composition moins artificielle et plus libre, d’une observation plus minutieuse, plus patiente, plus exacte, d’un style plus robuste et plus sain; supposons enfin que les fondemens en soient assez solides, et par conséquent assez durables, comme je l’espère, pour que ni Nana, ni même Pot-Bouille ne puissent prévaloir contre lui. On demande sinon de quel droit, du moins à quel titre M. Edmond de Goncourt représente le naturalisme. C’est un problème. Il comporte deux solutions : la positive et la négative.
La positive serait que l’auteur de la Faustin eût fait quelquefois preuve ou des qualités ou des défauts d’un naturaliste. La négative, que son prétendu naturalisme consistât peut-être, et surtout, à manquer de naturel. Et de fait, au temps où nous sommes, dans l’universelle confusion des idées, il y a si peu de convenance entre les mots dont on use et les choses qu’ils expriment, qu’il se pourrait bien que cette solution, quoique bizarre à première apparence, et même paradoxale, fût cependant la bonne. Car n’est-on pas tenté de penser, quand on les lit de près, que ceux qui parlent tant de nature et de vérité sont précisément ceux qui s’éloignent le plus de la nature et de la vérité? qu’ils se servent du mot de naturalisme comme d’un mot de passe, qu’on emploierait sans le comprendre, uniquement parce qu’il donne accès dans une coterie d’admiration mutuelle? et qu’enfin la doctrine, puisque doctrine il y a, ce que j’accorde, n’a justement contre elle que les œuvres qu’elle a produites et les écrivains qui les ont signées? Si les romans de M. de Goncourt étaient des romans naturalistes, il n’y aurait assurément qu’une voix pour condamner le naturalisme; mais ce ne sont pas des romans naturalistes; et quoi qu’il en puisse être de M. de Goncourt, c’est incontestablement bien heureux pour le naturalisme.
Et d’abord, comment voudriez-vous que l’on atteignît le naturel et que l’on rencontrât la vérité, quand on écrit comme il écrit; plus attentif aux mots qu’aux choses, toujours préoccupé de quelque effet de style et de tout temps moins soucieux de voir juste que de renverser la tournure, ou (c’est un mot qui fort à point nous vient de lui) de piquer l’adjectif d’une manière qui se croit nouvelle, inimitable, unique? Un styliste, voilà ce qu’il est, avant tout, par-dessus tout, voilà du moins ce qu’il veut être. Malheureusement, un styliste, à quelque école d’ailleurs qu’il appartienne, — et il y en a de bien des écoles, y compris celle de l’incorrection et du faux goût (qui n’est pas la moins nombreuse), — un styliste est un homme qui croit que la parole nous a été donnée pour elle-même; que les mots, indépendamment de l’idée qu’ils servent à traduire, ont une valeur intrinsèque; et que, si l’arrangement extérieur en est neuf, imprévu, surprenant, pour ne pas dire funambulesque, il importe après cela bien peu qu’ils recouvrent une pensée juste ou fausse, ou même, si besoin est, qu’ils n’en recouvrent aucune. On voit la conséquence : elle est inévitable. Car, que l’on sacrifie, comme nos anciens rhéteurs, à des effets oratoires, effets d’emphase et d’harmonie, ou, comme nos stylistes modernes, à des effets pittoresques, effets de couleur et de rendu, c’est tout un, puisque, dans l’un et dans l’autre cas, c’est la façon qui va devant, la pensée qui vient derrière, et la forme emporte le fond. On ne saurait trop le redire, et comme toutes les choses qui vont sans dire, cela va bien mieux encore en le disant : la littérature n’est pas de la musique, mais elle n’est pas non plus de la peinture. Je souhaiterais que de mieux doués que M. de Goncourt y prêtassent un peu plus d’attention. C’est en effet par où, s’ils n’y prennent garde, ils s’égareront, eux aussi. Car déjà c’est ainsi qu’à mesure qu’ils prennent leurs sujets plus au vif de la réalité contemporaine, ils s’éloignent pourtant de cette réalité même, à peu près comme des peintres qui sacrifieraient la ressemblance du modèle vivant à la gloriole de nous faire admirer par-dessus tout les ressources de leur calligraphie, la diversité de leur palette, et d’un seul mot, l’habileté de leur main.
Ce n’est pas d’ailleurs que cette habileté soit toujours si grande ni cette main toujours si sûre d’elle-même. Il y a bien de la maladresse et de l’impuissance parfois sous l’affectation de ce que M. de Goncourt appelle son écriture artiste. En littérature, et comme en peinture, puisque l’on tient à la comparaison, on se fait souvent un procédé de ses défauts eux-mêmes, qu’il est toujours plus facile d’administrer que de réparer; et si d’ailleurs on possède avec cela, je ne dis pas supérieurement, mais suffisamment, une ou deux parties de métier, il n’en faut pas davantage; les naïfs y sont pris, et on fait fortune. Mais ceux qui savent combien il est rare, même aux plus grands, d’égaler exactement, leur pensée par l’expression, y regardent de plus près. Et alors si c’est une mystification, ils la trouvent d’un goût douteux, ou si c’est une gageure, ils n’hésitent pas à dire que M. de Goncourt l’a perdue. Je ne m’attarderai pas à relever dans la Faustin ou dans les Frères Zemganno les impropriétés de termes, les inversions prétentieuses, — qu’il plaît à M. Zola d’appeler des « renversemens de tournures » et qui ne sont en réalité que des constructions barbares, — les incorrections certaines, les solécismes formels familiers à M. de Goncourt : le choix en serait difficile, et d’ailleurs, quelque bruit que l’on mène autour de M. de Goncourt, il y faudrait vraiment plus de place que la démonstration de l’évidence n’en a jamais valu la peine. Je citerai pourtant une phrase, une seule phrase, mais une phrase dont Eugène Scribe lui-même, s’il revenait parmi nous, n’écrirait peut-être pas la seconde. C’est un crayon du remisier Luzy. « Un joli petit homme... à qui les affaires venaient comme amenées par le charme qui se dégageait de lui, et possédant, au milieu de tout cela, un fonds de lazzaronisme, et un yacht sur la Méditerranée, dans lequel il disparaissait de la Bourse pendant trois mois, trois mois où, par une chance singulière, deux années, il avait évité les grands sinistres légendaires. » Qu’ai-je parlé de Scribe ? C’est feu Wafflard qui n’aurait pas osé commettre une semblable phrase, ou, s’il l’avait commise, c’aurait été qu’il voulait rire, et M. de Goncourt, de quoi je le plains de: tout mon cœur, est sérieux, et très sérieux.
Je sais bien là-dessus quelle est la prétention de l’école et le biais qu’elle a trouvé. Elle est composée de u sensitifs et de nerveux, » les gens du monde « les moins susceptibles de se satisfaire du gros à-peu-près de leurs bien portans devanciers, » et c’est « dans la notation des sensations indescriptibles » qu’elle travaille. Je le veux bien. Il peut y avoir, en effet, des sensations si délicates, si subtiles, si difficilement réductibles à la commune mesure que les mots manquent pour les exprimer. Il peut y avoir des sentimens si déliés, si profonds, si mystérieusement dissimulés dans les replis de l’inconscience qu’ils échappent aux prises du langage ordinaire. Il peut y avoir des idées si ténues, ou si complexes, ou si difficiles à démêler qu’il y faut des instrumens d’une précision, d’une pénétration tout à fait nouvelle et tout à fait singulière. Et de là, nous dit-on, non pas d’aucune impuissance ou maladresse, ce style heurté, surchargé d’intentions de toute sorte, et de qui la clarté de la phrase, la correction de la langue, la netteté du tour sont le moindre souci, — pour ne rien dire de la logique du développement et de l’harmonie de la période. Mais, outre qu’il nous semble que ce devrait être précisément le contraire, et que ce qu’il faudrait amener au dernier degré de clarté, c’est ce qu’il y a de plus vague dans la sensation, de plus délié dans le sentiment, de plus obscur enfin dans la pensée, ou se dispenser alors de s’en occuper et le laisser à de plus habiles ; on conviendra que la psychologie, la physiologie même, seraient vraiment à trop bon marché s’il y suffisait d’avoir dénaturé le sens des mots, ou retourné sur la tête une phrase qui se tenait à peu près sur ses pieds. Car enfin, c’est une chose nouvelle que de vouloir bénéficier de ce qu’on est inintelligible pour être déclaré profond ; et que nous pardonnions la faiblesse de l’exécution, non pas même à l’originalité des intentions, mais bien, comme c’est ici le cas, à la hauteur des prétentions. De grandes prétentions soutenues de mauvais succès, c’est ce qui s’est appelé de tout temps la médiocrité dans l’art. Eh ! de par les dieux, oui ! faites passer dans vos phrases tous « les frissons de nervosité » qu’il vous plaira, mais du moins que ce ne soit pas à la fois aux dépens de la grammaire, de la logique et de la clarté !
Quelles sont cependant, et pour aller au fond du procès, les « sensations indescriptibles » que M. de Goncourt se soit jamais efforcé de noter ? Cherchez et cherchez longtemps ; joignez ensemble les deux frères ; après avoir lu la Faustin relisez Germinie Lacerteux, ou de la Fille Élisa retournez à Renée Mauperin ; vous n’en trouverez que de deux sortes ; les sensations artificielles et les sensations morbides, celles qui sortent du domaine de la psychologie pour entrer dans celui de la pathologie, et celles qui ne sont pas nées avec nous, mais que nous nous donnons, les sensations de l’alcoolique ou du mangeur d’opium. Or, tant s’en faut que ce soit là être naturaliste qu’au contraire c’est être romantique. Le propre du romantisme, c’est l’étude de l’exception. M. de Goncourt n’a jamais étudié que des exceptions. C’est pourquoi, comme tout se tient, et que la fin commande en quelque sorte et détermine les moyens qui servent à l’atteindre, il est instructif, curieux, et même plaisant de voir ce naturaliste, dans ce roman de la Faustin, mettre tour à tour en œuvre tous les moyens extraordinaires dont on se servait au temps des Bug Jargal et des Han d’Islande. Cela débute par une espèce de confession de la Faustin, une tragédienne illustre, racontant « sous un ciel étoile, au-dessus d’une mer phosphorescente, » et d’une voix « qui est comme un ressouvenir passionné qui parlerait tout haut dans un rêve, » l’histoire de ses amours avec un grand seigneur écossais, d’étranges amours, des amours en musique, dans une chambre d’hôtel, où il y avait un orgue encastré dans le mur, et qui… mais vous me feriez dire des sottises ; et je préfère vous transporter sans plus attendre dans un décor plus romantique encore, au fond de l’Ecosse, dans un château en ruine, avec des « verdures pâles, comme il doit y en avoir dans les limbes, » de la vieille pierre, de la mousse, des paons blancs et « un parc qui s’était rapproché d’année en année. » Et voilà pourquoi la Faustin a conservé l’éternel souvenir de William Rayne. Car « l’amour n’est pas fait de l’amoureux tout seul, » comme dit M. de Goncourt, réflexion neuve, assurément, et dont un « sensitif » pouvait seul trouver la notation.
Il y avait cependant un commencement d’idée dans le roman. Et je m’attendais, puisque M. de Goncourt mettait une comédienne en scène, à tout le moins qu’il l’étudiât. Il est vrai qu’on abuse un peu beaucoup, depuis quelques années, de la comédienne et du comédien. Je les aime assurément, mais à leur place et en leur temps, c’est-à-dire au théâtre. Le reste, — la manière dont ils vivent, qui ne regarde qu’eux, leurs déplacemens et leurs villégiatures, le chiffre de leurs appointemens, l’adresse de leur couturière et de leur costumier, que sais-je encore? — il y a peu de choses en ce monde qui m’intéressent moins. S’il importera peut-être dans l’avenir aux ramasseurs de menus détails de savoir qu’en 1882 la loge de Mlle Lloyd « avait aux murs une riante exposition d’assiettes de Chine » et la loge de Mlle Samary « un original plafond fabriqué d’éventails japonais, » je l’ignore ; mais, que Mlle Samary se préoccupât d’acquérir dans son jeu l’autorité qui lui manque et que Mlle Lloyd perdît de sa diction un peu lourde, à moi qui ne collectionne ni les assiettes de Chine, ni les éventails du Japon, voilà ce qui m’importerait. Enfin, et quoi qu’il en soit de ces réflexions maussades, M. de Goncourt, voulant faire une étude de comédienne « d’après nature » pouvait s’y prendre de deux manières.
Il pouvait étudier (et c’eût été psychologiquement curieux) la réaction des habitudes de la vie du théâtre sur les façons d’être de la vie réelle. En effet, c’est ici de ces professions, comme il y en a quelques-unes, dont on reçoit profondément l’empreinte, que l’on ne dépouille pas à volonté, mais qui s’insinuent dans l’être tout entier et le façonnent, le disciplinent, le transforment insensiblement, obligé qu’il est, par force ou par gré, de vivre une moitié de sa vie dans l’atmosphère la plus factice qu’il y ait, de conformer son personnage réel, l’homme ou la femme qu’il est, aux sentimens, aux passions, aux idées des personnages qu’il est chargé de représenter sur la scène. Ceux qui nous font rire au théâtre, sous le personnage des Alceste ou des Harpagon, qu’est-ce qu’ils apportent, et pour ainsi dire, qu’est-ce qu’ils versent d’eux-mêmes, quel fonds de tristesse ou de gaîté, dans le rôle qu’ils interprètent? Mais celles qui nous font pleurer, les reines de tragédie et les héroïnes de drame, qu’est-ce qu’elles emportent de leurs allures de théâtre dans la vie quotidienne? On pouvait prendre par un autre biais. Car pourquoi n’étudierait-on pas aussi la tragédienne ou le comédien à l’œuvre, dans la composition de ses rôles, dans l’approfondissement de son personnage, dans la préparation de ses effets, dans la technique enfin de son métier et dans l’esthétique de son art? C’est un peu ce que M. de Goncourt a essayé, mais, à ce qu’il me semble, sans beaucoup de succès. Et d’un sujet qui pouvait être un intéressant sujet d’éludé, il n’a su tirer que le roman des amours d’une fille qui serait au théâtre. On mettrait l’illustre tragédienne de M. de Goncourt au théâtre des Batignolles que je ne vois pas en vérité ce qu’il faudrait changer au roman. Assurément, c’était son droit. La seule observation que je veuille faire, c’est qu’il n’y a pas dans le récit ainsi conçu ombre seulement de naturalisme. Empressons-nous aussitôt de dire qu’il n’en vaut pas pour cela beaucoup mieux.
La Faustin, séparée de son lord écossais, a repris la vie de théâtre. Richement entretenue par u un des plus fiers estomacs » de la Bourse, elle écrit infatigablement à l’amant d’autrefois des lettres qui demeurent sans réponse, on ne sait trop pour quelle raison, si ce n’est qu’il a plu ainsi à M. de Goncourt. Entre temps elle se prépare à débuter dans Phèdre. Plaignons les tragédiennes qui se préparent à débuter dans Phèdre, s’il est vrai, comme je ne l’admets pas un instant, qu’elles doivent passer, pour entendre seulement le rôle, par les expériences que M. de Goncourt suggère à la Faustin ! « L’idée habitait l’artiste que, s’il ne lui était pas accordé par le hasard d’avoir son être remué par une passion, un caprice fougueux, une passade tempétueuse, par une brusque révolution dans le train-train de son existence amoureuse, elle ne trouverait pas la tendresse, l’ardeur, la flamme, enfin les moyens dramatiques qu’exigeait le rôle de feu de Racine. » Las! qu’elle est vieille cette idée romantique de l’inspiration cherchée dans le libertinage des sens et la débauche de l’esprit ! Mais en revanche qu’elle est fausse! Kean, ou Désordre et Génie, comme ce titre, comme ce sous-titre datent!.. Je n’ai pas besoin de dire que la Faustin joue avec un succès tel qu’on n’en voit que dans les romans. Le lendemain même de ce grand succès, William Rayne, devenu lord Annandale, débarque à Paris, où sa première visite est pour sa tragédienne, qu’il surprend au bain, ce qui nous est une occasion d’avoir trois ou quatre pages de collectionneur de bibelots sur l’aménagement d’une salle de bains. Immédiatement le coulissier de la Faustin se tue, et voilà lord Annandale réintégré dans ses droits d’autrefois. Dirai-je qu’il était temps? L’illustre tragédienne, lasse de ne pas aimer, avait parfois des tentations singulières et tout à fait shocking.
Mais c’est ici que je voudrais bien avoir sur le roman de M. de Goncourt l’opinion de M. Zola. M. Zola, qui s’est si éloquemment moqué du roman d’aventures, de ce roman « où les princes se promenaient incognito avec des diamans plein leurs poches, » que peut-il bien penser, dans le secret de son cœur, de ce lord Annandale jetant l’or à poignées par les fenêtres et, dans son hôtel de Paris, régnant du jour au lendemain sur une cinquantaine de domestiques anglais, sans compter le service de Madame? M. Zola, qui s’est si agréablement moqué du roman idéaliste, comme il l’appelle, de ce roman « où des amours triomphales enlèvent les amans dans le monde adorable du rêve, » que peut-il bien penser, à part lui, de cette tendresse passionnée que M. de Goncourt donne à son Anglais pour sa tragédienne, « galanterie presque divinisée, liaison sensuelle dans le bleu, amour physique en de l’idéalité, » et tout le galimatias que j’épargne au lecteur? M. Zola, qui s’est si durement moqué du roman descriptif, de ce roman où l’on entassait « tout ce qu’on peut imaginer de plus fou et de plus riche, toute la fantaisie d’or des poètes, » que peut-il bien penser, en son for intérieur, de la prodigalité de richesse et de folie dont M. de Goncourt n’hésite pas à faire preuve toutes les fois qu’il a besoin de changer le cours nécessaire des choses et de sacrifier à l’arbitraire de sa fantaisie jusqu’aux plus élémentaires exigences du naturalisme? De quel œil croirons-nous que l’auteur de Pot-Bouille ait pu lire la Faustin ? Mais de quel front M. de Goncourt osera-t-il aborder M. Zola?
Vous avez deviné que lord Annandale devenait jaloux, selon la formule, des hommages que l’on croyait avoir le droit de continuer de rendre à sa tragédienne. La Faustin quitte donc le théâtre, et les deux amans vont s’installer quelque part dans une villa sur les bords du lac de Constance. Il va sans dire aussi qu’au bout de quelques mois, la Faustin est prise de la nostalgie des applaudissemens. Le mal se manifeste d’une façon tout à fait naturelle. C’est la nuit qu’« échappée des draps » dans un accès de somnambulisme, la Faustin, « en chemise, » au milieu de la chambre, sous la « lumière spectrale » d’un rayon de lune, déclame la tirade d’Hermione :
Où suis-je ? Qu’ai-je fait? Que dois-je faire encore?
Lord Annandale, très surpris, se réveille. Il n’y a plus lieu d’hésiter;
il faut partir, il faut voyager. Et déjà tous les deux « étaient dans les
occupans préparatifs et l’allègre envolée d’imagination qui précède un
voyage, » lorsqu’un matin la maladie tout à coup vient frapper le noble lord, non pas une maladie vulgaire, une maladie naturelle, mais une
maladie étrange, « une maladie inexplicable, » d’où vous allez voir sortir
une catastrophe encore plus étrange. En effet, il fallait bien trouver une
démonstration de l’idée de M. de Goncourt, et une de ces démonstrations
qui désarment l’incrédulité même. L’idée, peut-être l’entrevoyez-vous
maintenant, c’est que le démon du théâtre, « le diable au corps » dont
parlaient nos pères, ne lâche pas sa proie. Comment vous y prendriez-vous? Rien de plus simple. Nous, nous allons terminer la maladie de
lord Annandale par une « agonie sardonique. » À ce spectacle « des jeux
bizarres du muscle risorius et du grand zygomatique, » la Faustin,
mise en face « de la plus étonnante chose qu’il soit donné à un artiste
dramatique de voir, » sentira renaître insensiblement en elle l’instinct
« despotique « de l’imitation théâtrale. Elle se retournera vers la
« glace verdâtre de la vieille toilette, » le mourant reprendra connaissance, appellera ses laquais, « fera mettre dehors cette femme... » et
le roman est terminé.
Sera t-ce là par hasard, ce « roman réaliste de l’élégance » qu’il y a trois ans M. de Goncourt nous promettait dans sa préface des Frères Zemganno? Les Frères Zemganno, nous étions prévenus, on ne nous prenait pas en traître, c’était a de l’imagination dans du rêve mêlé à du souvenir. » Pourquoi pas « du rêve dans du souvenir mêlé à de l’imagination? » ou « du souvenir dans de l’imagination mêlée à du rêve? » (Les phrases de M. de Goncourt ont cela d’admirable que par quelque bout qu’on les prenne, c’est toujours le même non-sens). Aujourd’hui donc la Faustin serait-elle « l’étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école venait de faire de la laideur, » dans l’Assommoir et, bien des années auparavant, dans Germinie Lacerteux? J’en ai peur pour M. de Goncourt. Beaucoup des notes au moins qu’il avait prises pour cette étude ont passé dans la Faustin; elles sont datées; et il me paraît visible qu’elles ne sont pas d’hier dans les tiroirs du romancier. J’aurais souhaité, — car il y en a quelques-unes qui ne manquent pas d’un certain intérêt, — qu’il en fît un plus habile emploi; mais, et quoiqu’il charge sa composition d’autant d’intentions que son style, il ne sait pas composer. Expliquons rapidement ce que nous voulons dire par ce mot: car s’il est un reproche que nos soi-disant naturalistes repoussent plus vivement qu’aucun autre, c’est celui-là.
On nie quelquefois l’influence de la critique, et le fait est qu’on ne voit pas qu’elle ait jamais eu grand empire pour détourner un homme de talent de la tentation à laquelle par malheur il cède le plus volontiers, et qui est d’abonder dans le sens de ses défauts. Mais, en revanche, et par une compensation tout à fait désastreuse, la critique n’a jamais ou presque jamais hasardé une idée aventureuse qu’il ne se soit rencontré quelqu’un pour la pousser à bout et la mener impitoyablement à ses dernières conséquences. Je suis persuadé, pour ma part, que, si l’on avait moins loué dans les écrivains du passé ce que pendant vingt ans on y a loué presque uniquement, — l’abondance, l’exactitude et la particularité des renseignemens qu’ils nous avaient transmis sur les hommes et les choses de leur temps, nos écrivains auraient été détournés de croire, au détriment de la littérature et, quoi qu’on en dise, au grand dommage de leur propre durée, qu’un livre est fait lorsque, dans un cadre quelconque, on a fait entrer tant bien que mal, et presque toujours plutôt mal que bien, plusieurs tiroirs de notes patiemment amassées. Toute sorte de notes ont cet inconvénient qu’il n’y a rien de plus difficile que de résister à la tentation de s’en servir. Mais lorsque, par hasard, — et si j’en crois Bouvard et Pécuchet, les préfaces de M. Alphonse Daudet, les études de M. Zola, les livres historiques et les romans de MM. de Goncourt, c’est à peu près ainsi qu’ils procèdent tous, — lorsque donc les notes sont prises pour le plaisir d’en prendre, lorsque l’on n’a pas une raison antérieure de les assembler, lorsque le plan de l’œuvre à laquelle on les fera servir n’est pas déjà déterminé, alors, ô romanciers ! gardez-vous de les prendre, ne recevez que l’impression des choses, n’en retenez que la mémoire vague et le souvenir latent ; surtout n’essayez pas d’en préciser trop nettement les contours, car, avec vos notes étiquetées, classées, empaquetées, vous ne ferez jamais que de médiocre besogne. Ç’a été le malheur de MM. de Goncourt. Il me reste à le montrer, et qu’ainsi le vice d’une composition artificielle aggrave, dans la Faustin, le vice d’une conception étrangement romanesque, elle-même aggravée déjà par le vice d’un style dont le maniérisme est le moindre défaut.
Vous souvient-il peut-être comment Pantagruel, en quittant l’ile des Papimanes, eut cette merveilleuse aventure « d’ouïr en haute mer diverses paroles dégelées ? » Elles avaient été surprises en l’air, comme chacun sait, par la rigueur du précédent hiver, mais, « advenante la sérénité et tempérie du bon temps, » elles fondaient et, si l’on en croit l’autre, étaient ouïes ; « mots de gueule, mots d’azur, mots de sinople, mots de sable et mots dorés. » Si vous voulez ressentir un peu de l’impression qu’éprouva ce jour-là le bon Pantagruel, il vous est aisé ; vous n’avez qu’à lire dans le roman de M. de Goncourt sept ou huit pages des quinze ou vingt qu’il a consacrées au compte-rendu (je ne vois pas d’autre mot qui convienne ni d’ailleurs qui doive le flatter davantage) d’un souper chez la Faustin. Ce sont des fragmens de conversation qui s’entre-croisent à travers la table ; dont aucun ne répond à aucun, qui pourraient remplir un volume avec autant de vraisemblance qu’ils remplissent huit pages ; qui tous ont la prétention d’enfermer une idée ; qui tous, pour mieux marquer sans doute que le lecteur n’y doit chercher la moindre convenance ni le moindre rapport, sont séparés l’un de l’autre par une ligne de points; qui tous, de par la nature même de leur contenu, portent une date différente; qui tous enfin sont artificiellement mis dans la bouche d’hommes qui, très vraisemblablement, ne se sont jamais trouvés réunis autour de la même table en même temps. Mais, comme ils ont pu tour à tour passer par cette salle à manger ou par une autre, leurs paroles y ayant gelé, l’atmosphère tempérée d’abord du souper les dégourdit, puis, plus chaude, les dégèle et, toutes ensemble, elles éclatent dans la confusion du plus étrange brouhaha. Voilà l’image fidèle de la façon de composer qui tend à s’introduire dans le roman.
Elle a cela précisément de commode qu’elle permet au romancier de faire emploi de toutes ses notes et de vider ses tiroirs impitoyablement. M. de Goncourt avait une petite histoire à placer d’un père qui surprend son fils en train de calculer ce que lui coûteront ses frais d’enterrement; il l’a placée sous la responsabilité du coulissier Blancheron. Il est superflu de dire qu’elle ne tient à rien ni ne sert de rien. M. de Goncourt avait noté sur ses tablettes un conte indécent d’au-delà les monts; c’était, ou jamais, l’occasion de le placer dans « le monde le plus quintessencié; » il l’a placé dans le compte-rendu d’un dîner chez la sœur de la Faustin. Il est bien entendu qu’il ne rime à rien ni ne conduit à rien. M. de Goncourt avait recueilli je ne sais quelle anecdote sur Rossini; fausse ou vraie, l’anecdote est de celles qui tiennent de la place, mais qui d’ailleurs ne signifient rien; il l’a placée bravement dans cette mémorable conversation chez la Faustin. Faut-il répéter pour la troisième fois qu’elle ne répond à rien ni ne mène à rien? Et ainsi du reste. Vous dites que cela ne tire pas à conséquence, et que l’erreur d’un seul n’aura pas d’imitateurs? Qu’en savons-nous? Car si vous y prenez garde, n’est-ce pas ainsi déjà que trop d’écrivains composent? C’est même ce qu’ils appellent magnifiquement constituer le milieu dans lequel ils font mouvoir leurs personnages. Et comme après tout, vivant de la vie de tout le monde, il n’est pas jusqu’aux plus minces rencontres et jusqu’aux plus insignifians petits faits de l’existence journalière, un mot qu’on entend en traversant la rue, une odeur qu’on respire en montant l’escalier, qui n’aient à la rigueur leur part dans la constitution de ce fameux milieu, vous pouvez calculer où cela nous entraîne. Question de mesure, dit-on encore, et question de limite. Avec cela que, s’il y a quelque chose dont se soucie la nouvelle école, ce sont les questions de limite et de mesure! Eh! vraiment, mais ce pauvre Ponsard, dont ils se moquent tant, et que je n’ai nulle envie de défendre contre eux, ne composait pas autrement. Entre les nœuds d’une intrigue telle quelle, un peu plus serrée seulement, parce qu’il s’agissait de théâtre, c’était le même procédé d’application par le dehors et le même abus du placage. Concevez-vous cependant quelque chose de plus artificiel?
Et ce n’est pas tout. C’est que, non-seulement M. de Goncourt ne sait pas employer ses notes, mais il y a mieux ou pis, c’est qu’il ne sait pas les prendre. « Je veux donc, nous dit-il dans l’espèce de préface en forme de circulaire qu’il a mise à son dernier roman, je veux faire un roman qui sera simplement une étude physiologique et psychologique de jeune fille, élevée dans la serre chaude d’une capitale, un roman bâti sur des documens humains... Eh bien! au moment de me mettre à ce travail, je trouve que les livres écrits sur les femmes par les hommes manquent... manquent de la collaboration féminine. » Et, là-dessus, de demander aux lectrices de la Faustin « un rien de leur aide et de leur confiance; » sur un morceau» de papier un peu de leur pensée en train de se ressouvenir, » et la révélation de« toute l’inconnue féminilité du tréfond de la femme. » On adressera les manuscrits à l’éditeur Charpentier : la préface ne dit pas s’ils seront rendus. Ainsi, voilà un psychologue, à ce que l’on prétend, qui n’a pas l’air de se douter que le propre du ressouvenir est de déformer la réalité des choses, et que c’est par cette porte une fois entr’ouverte que la fantaisie de l’imagination et le mensonge du rêve se glissent pour altérer l’expression vraie de la vérité. Le souvenir! mais c’est la projection de l’éternelle illusion sur la réalité passée ! Et voilà de plus un styliste qui ne sait pas encore qu’un document apprêté cesse d’être un document où l’on puisse avoir confiance, et que, si par hasard quelque femme incomprise répond à cet appel, sa première, involontaire et fatale préoccupation sera d’arranger ses confidences pour l’impression, je veux dire pour la gloriole de les retrouver tels quels dans le roman futur de M. de Goncourt. Et voilà enfin un sensitif qui ne sent pas que, même sous la protection de l’anonyme, aucune femme, de celles dont les révélations seraient le plus curieuses, n’aura l’impudeur de livrer ainsi le plus secret d’elle-même à l’indiscrétion du romancier de la Faustin. Peut-on se faire une plus fausse idée des conditions de l’observation? et n’avais-je pas raison de dire que M. de Goncourt était aussi loin du vrai naturalisme par le procédé de sa composition que par la singularité de ses conceptions et l’étrangeté de son style ?
Or, nous l’avons dit et nous le répétons, une doctrine qui, pas plus que les autres doctrines esthétiques, n’est née spontanément, mais qui, comme toutes les autres, est sortie de l’observation, de la comparaison et de la classification des œuvres; une doctrine dont l’histoire de l’art hollandais et du roman anglais est la démonstration plusieurs fois séculaire; une doctrine assurément incomplète et, à beaucoup d’égards, très étroite, mais cependant, avec un peu d’artifice, dans la formule de laquelle on ferait entrer la peinture vénitienne, nous ne dirons pas que nous ne voulons pas, parce que la volonté est changeante, nous dirons que nous ne pouvons pas l’abandonner à ceux qui se réclament d’elle sans la pratiquer ni même peut-être la comprendre. Non certainement, l’auteur de la Faustin, roman « quintessencié, » ou de la Fille Elisa, roman « canaille, » n’est pas un naturaliste. On peut soutenir qu’il y a plus de naturel dans un vers quelconque d’un poète de l’école du bon sens, quand ce ne serait que le naturel de la platitude et de la banalité, que dans l’œuvre entière d’un Charles Baudelaire. C’est à peu près ainsi qu’il y a plus de réalité dans le roman-feuilleton du premier faiseur venu, dans les romans eux-mêmes de Ponson du Terrail ou d’Émile Gaboriau (je ne nomme que les morts) que dans les huit ou dix volumes de M. de Goncourt. Et pas plus que de l’amoncellement de ses petits papiers sur le XVIIIe siècle, de ses « trente mille brochures et de ses deux mille journaux » (c’est bien, je crois, son chiffre) il n’a su dégager un vrai livre d’histoire, pas plus, de « l’amassement de ses notes prises à coups de lorgnon, » il n’a su tirer un seul récit, où il y ait, toujours pour parler ce langage dont j’espère (dans mes rêves) qu’il emportera le secret avec lui, « de la vraie humanité sur ses jambes. » Attardé du romantisme, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de Tragaldabas en serait un. Qui le croira ? Formé à l’école du mauvais XVIIIe siècle, pompadouresque et crébillonnesque, si M. de Goncourt était un naturaliste, l’auteur de la Nuit et le Moment en serait un. Qui le prétendra ? Faut-il absolument un mot pour le caractériser ? Il représente ce qu’il y a de plus contraire peut-être au naturalisme ; — à savoir, l’art de fabriquer industrieusement ces curiosités d’étagères où l’impuissance laborieuse d’imiter et de reproduire le réel se tourmente pour ainsi dire, se contourne en mille façons et finit par s’échapper en mille inventions fantastiques, presque toujours curieuses, ingénieuses parfois, mais naturelles, jamais ; — ce n’est pas même le rococo, c’est le japonisme dans le roman.
F. BRUNETIERE.