Revue littéraire - Le Génie dans l'art

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Revue littéraire - Le Génie dans l'art
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 935-944).
REVUE LITTÉRAIRE

LE GÉNIE DANS L’ART.

Essai sur le génie dans l’art, par M. Gabriel Séailles. Paris, 1884; F. Alcan.

Comme il faut se hâter, dit-on, d’employer les remèdes pendant qu’ils guérissent encore, il est bon aussi de se presser de traiter les questions pendant qu’elles sont toujours à la mode. Tel est bien le cas, si nous ne nous trompons, de celle que nous voudrions effleurer aujourd’hui. La curiosité des psychologues et des esthéticiens, éveillée de tout temps sur les conditions mystérieuses qui président à la production de l’œuvre d’art et à l’apparition du génie, semble en effet s’y être fixée, depuis quelques années, avec un redoublement d’intérêt et d’attention. C’était naguère un professeur de Sorbonne, M. Henri Joly, qui nous donnait une Psychologie des grands hommes; c’était plus récemment M. Sully Prudhomme, qui, dans son livre sur l’Expression, traitait de la psychologie de l’artiste autant que de l’expression même; c’était hier enfin un jeune philosophe, M. Gabriel Séailles, qui reprenait le problème à son tour, dans un brillant Essai sur le génie dans l’art... On pourrait remplir une page avec les titres seulement des livres où vingt autres ont cherché, eux aussi, le secret du génie, mais ces indications peuvent suffire, et la place nous est trop précieuse pour la perdre à de telles énumérations.


L’Essai de M. Séailles est d’un métaphysicien à la fois et d’un poète, souvent obscur, mais toujours brillant, hérissé de formules et débordant de métaphores, un hymne, pour ainsi dire, en même temps et autant qu’une thèse. J’observerais à ce propos que cette confusion de genres et cette bigarrure de styles sont assez en faveur auprès de nos jeunes philosophes, si ce n’était aussi bien la tradition toute pure de la grande école à laquelle notre auteur appartient. Il ne faut pas médire de l’idéalisme, et même, quand on considère quels noms, depuis Platon jusqu’à Schelling, le décorent dans l’histoire, il convient de n’en rien dire que de respectueux. Grandes ambitions, grand souffle, grande poésie; et grands noms, grandes œuvres, grande doctrine. Il nous sera permis toutefois d’ajouter que, si les métaphores n’y constituent pas précisément des preuves et que, si l’enthousiasme n’y est pas tout à fait une méthode, c’est à peu près tout comme, et que la vérité des choses, en général, semble un peu trop s’y mesurer à la beauté de ce que l’on en peut dire. M. Séailles, dans ce premier essai de son talent, aura fait preuve de toutes les qualités et de tous les défauts de l’école. Reste à savoir s’il aura beaucoup avancé la question qu’il se proposait d’y résoudre.

Quelques personnes la croient volontiers insoluble. Et d’abord parce qu’elles ont beau faire, elles ne réussissent pas à voir très bien la matière même de la question. En effet, allant au fond des choses, de quoi raisonne-t-on ici? Certainement, nous ne demandons pas à ceux qui s’engagent dans cette recherche de commencer par nous définir le génie, puisqu’après tout la recherche où ils s’engagent a pour terme et pour but cette définition même. L’impuissance où nous sommes de donner une bonne définition de la vie n’empêche pas les progrès quotidiens de la science physiologique, et depuis combien de siècles le géomètre, sans se préoccuper autrement de la définir, opère-t-il sur l’étendue ? Les définitions sont au bout de la science, et non pas à son origine. Nous pouvons donc nous proposer d’étudier le génie, sans savoir préalablement ce qu’il est ou ce qu’il n’est pas, ou plutôt: c’est précisément parce que nous ne savons ni ce qu’il est ni ce qu’il n’est pas que nous nous le proposons comme un objet d’étude. Mais, au moins, pour débuter, faudrait-il bien savoir où le génie se rencontre, et c’est ici que les premières difficultés apparaissent. Si nous ne pouvons pas définir dogmatiquement la vie, nous avons toutefois dans les lois mêmes de la vie des moyens assurés de distinguer ce qui vit d’avec ce qui ne vit pas. Or, où sont ces moyens, dans la question qui nous occupe? où est le sujet de l’expérience? et, pour le faire court, qui est-ce qui a du génie? Si Dante a du génie, le Tasse en a-t-il? Si Shakspeare a du génie, Ben Jonson en a-t-il? Si Molière a du génie, Beaumarchais en a-t-il? Si Titien a du génie, Véronèse en a-t-il? Si Rubens a du génie. Van Dyck en a-t-il ? Si Poussin a du génie, Charles Lebrun en a-t-il? Si Mozart a du génie, Rossini en a-t-il? Si Beethoven a du génie, Meyerbeer en a-t-il ? Si Weber a du génie, Berlioz en a-t-il?.. Le plus intrépide énumérateur n’en finirait pas de poser de ces points d’interrogation. Mais quant à la réponse, tout le monde voit bien, tout le monde sait qu’elle varierait d’un homme à l’autre, selon le cas et selon le temps. Puisque M. Séailles, dans un Essai sur le génie de l’art, leur fixer un point de sa thèse, en appelle à l’autorité de Benvenuto Cellini, c’est sans doute qu’il le place au rang des hommes de génie : mais je suis tout prêt, pour ma part, à refuser au personnage l’honneur d’une telle qualification. M. Joly, de son côté, dans sa Psychologie des grands hommes, nous avait beaucoup parlé de Christophe Colomb, qu’il égalait aux Léonard, aux Newton, aux Leibnitz, aux Napoléon : pour moi, je nie absolument que Colomb ait le droit d’être inscrit parmi de si grands noms. Ce que je nie de l’un, un autre le niera d’un autre, et quand on aura passé de la sorte les grandes réputations au crible, que restera-t-il pour fonder les généralisations que l’on nous propose? Une vingtaine de noms dans l’histoire de l’art et de l’humanité tout entière? Quoique ce soit bien peu, ce serait pourtant assez, si d’autres considérations n’intervenaient pour gêner, contrarier, et finalement empêcher toute espèce de généralisation.

Il n’y a de comparaison légitime qu’entre les choses comparables, et il n’y a de choses comparables que celles qui contiennent au moins un élément commun. Qu’y a-t-il donc de commun, sous l’identité du mot (laquelle ne témoigne que de la pauvreté de la langue), entre le génie d’un grand peintre, Léonard de Vinci, par exemple, et le génie d’un grand homme de guerre. César, si l’on veut, ou Napoléon? En quoi, comment, par où la Joconde est-elle comparable au siège d’Alésia, ou la Cène aux campagnes d’Austerlitz et d’Iéna? Dira-t-on peut-être qu’il faut distinguer? et qu’autre chose est le génie dans l’art, autre chose le génie de l’action? Soit; quittons donc le terrain de l’action, et renfermons-nous uniquement dans le domaine de l’art. Quels rapports y a-t-il entre une symphonie de Beethoven et une peinture de Michel-Ange? entre un drame de Shakspeare et une statue de Donatello? Quels rapports autres que ceux qu’il nous a plu d’établir, par un détestable abus de langage, — comme quand nous puisons dans le vocabulaire du peintre pour exprimer la nature de notre émotion musicale, et réciproquement, dans le vocabulaire du musicien pour traduire l’impression que nous avons éprouvée en présence d’une fresque ou d’une toile? Mais s’il n’y a pas de rapports, si la beauté musicale et si la beauté pittoresque sont essentiellement spécifiques, c’est-à-dire si la première consiste essentiellement dans des combinaisons de lignes et de couleurs, la seconde essentiellement dans des combinaisons de sons, quelle commune mesure peut-il bien y avoir entre le génie, c’est-à-dire la nature propre d’imagination d’un Michel-Ange et d’un Beethoven ?

Faisons un dernier pas, rétrécissons encore le cercle, enfermons-nous maintenant entre les bornes d’un seul art, d’un même genre dans cet art, et demandons-nous ce qu’il peut y avoir de vraiment comparable entre le génie de l’auteur de Macbeth ou d’Hamlet et le génie de l’auteur d’Andromaque ou de Phèdre? Je réponds tout de suite qu’il n’y a rien, absolument rien, ce qui s’appelle rien, et, — s’il m’est permis de jouer ainsi sur les mots, — que Shakspeare et Racine ne peuvent être comparés qu’en ce qu’ils ont justement d’incomparable. Car, ayant reçu l’un et l’autre le don du théâtre, et l’un et l’autre ayant pratiqué le même art, ils ne sont, celui-là Shakspeare, et celui-ci Racine, qu’en raison de l’idée très diverse qu’ils se sont faite chacun de leur art, et parce qu’ils ont eu l’un et l’autre du théâtre une conception tout individuelle, Shakspeare toute shakespearienne et Racine toute racinienne. Que si donc vous croyez découvrir entre eux quelque autre chose de commun que ce qu’ils ont de différent, vous vous tromperez, sans aucun doute; et ce quelque chose pourra bien leur appartenir en tant qu’hommes, faits comme tous les hommes, mais non pas en tant que Shakspeare et Racine, c’est-à-dire non pas à titre d’hommes de génie. Ce qu’il y a de plus assurément caractéristique du génie, c’est sa différence ou, si vous l’aimez mieux, son individualité, son originalité, sa singularité, — ingenium, — dans le sens primitif du mot, son idiosyncrasie, les aptitudes congénitales qui le distinguent ou plutôt qui l’isolent parmi tous ceux qui sembleraient d’abord posséder es mêmes aptitudes, tout ce qui fait enfin qu’il ne s’est rencontré qu’un Shakspeare ou qu’un Racine et qu’il ne s’en rencontrera pas un second. Le propre du génie, c’est d’être individuel, comme le propre de son œuvre est d’être irrecommençable, et contre cet individualisme du génie, comme contre cette singularité de son œuvre sont venues et viendront toujours se heurter, pour s’y briser, toutes les théories que l’on essaiera d’en donner.

Les uns, par exemple, ont prétendu que le génie n’était qu’une névrose, c’est-à-dire qu’il y avait des liaisons étroites, intimes, nécessaires entre le génie et la folie, ou en d’autres termes encore, que la même constitution organique qui peut conditionner l’aliénation mentale avait plus d’une fois conditionné le génie. « Nous considérons ce paradoxe comme réfuté surabondamment, » nous dit M. Joly, dans sa Psychologie des grands hommes. En aucune matière il n’est bon de considérer un paradoxe, pour audacieux qu’il soit, comme réfuté par son énoncé même, et M. Joly très certainement eût mieux fait, si paradoxe il y a, d’essayer de nous en montrer l’exagération et l’absurdité. Car celui-ci peut se soutenir, et de fort grands hommes l’ont soutenu. C’est un mot d’Aristote « que tous les hommes de génie sont hypocondriaques » et c’en est un de Sénèque, je crois, « qu’il n’y a pas de grand esprit sans un grain de démence. » N’est-ce pas l’auteur des Essais qui prétend à son tour « qu’aucune âme excellente n’est exempte de mélange de folie ? » ou suis-je dupe de quelque illusion en attribuant cette parole «que l’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut, n à l’auteur des Pensées? Et si ces témoignages ne suffisent pas à prouver l’antiquité, la continuité, la constance de la tradition, manque-t-il d’exemples, et d’exemples fameux, et d’exemples topiques à l’appui de leur dire? Mahomet n’était-il pas épileptique, et Luther visionnaire ! Celui-ci, l’un des grands poètes qu’ait connus l’Italie, Torquato Tasso, l’auteur de la Jérusalem, et celui-là, le plus grand peut-être, ou du moins le plus original des humoristes anglais, Jonathan Swift, ne sont-ils pas morts fous ? N’a-t-on pas pu chercher l’origine de la conversion de Pascal dans un état morbide qu’auraient caractérisé des hallucinations intenses? et l’hypocondrie de Rousseau ne sert-elle pas d’exemple pour ainsi dire classique dans la plupart des traités de pathologie mentale? Combien d’autres cas encore où des désordres nerveux et des troubles moraux, tantôt plus superficiels et tantôt plus profonds, apparaissent à l’observateur comme la lourde rançon du génie? Et pour infirmer, pour nier les conclusions que l’on en tire, est-ce assez de répéter que la force n’est pas la faiblesse, que la santé n’est pas la maladie, et que l’ordre n’est pas le désordre?

Non, sans doute; mais ce qu’il faut dire, c’est que des rencontres ou des coexistences de ce genre, fussent-elles plus nombreuses encore, ne sont une à une qu’autant de cas particuliers, et qu’il suffît, par conséquent, d’un cas contradictoire pour faire échec, lui tout seul, à l’interprétation hâtive que l’on en donne. Le cas de Rousseau n’est pas celui de Pascal; mais le fùt-il, qu’il suffirait au cas de Pascal d’opposer celui de Bossuet, et le cas de Voltaire à celui de Rousseau. S’il y a quelques hommes, d’un génie d’ailleurs incontesté, dont la grandeur semble avoir consisté dans le développement d’une faculté maîtresse et dominatrice aux dépens de quelques-unes des autres, nous en connaissons, d’un génie non moins incontestable, chez qui nous n’admirons rien tant que le parfait équilibre, le complet accord, la merveilleuse harmonie de toutes les puissances de l’esprit et du cœur. La conséquence est forcée. Ni la maladie n’a fait le génie des uns ni la santé n’a fait le génie des autres. Celui-ci était un grand homme, quoiqu’il fût assurément sur la pente de la folie. Celui-là en était un autre, quoiqu’il n’y ait jamais eu rémission ni défaillance dans l’exercice de sa robuste intelligence. Autant dire qu’il n’y a pas de comparaison ni de généralisation possible. Tous ces cas sont individuels; en chacun d’eux l’analyse psychologique est tout entière à faire; et, selon chacun d’eux, la conclusion diffère jusqu’à la contradiction. C’est la preuve à la fois que nous sommes en présence du génie, et c’est la preuve qu’il n’y a pas de lois du génie.

D’autres, plus ambitieux, ne se sont pas seulement proposé de déterminer les conditions d’apparition ou de manifestation du génie, mais encore de le « décomposer, » et de le résoudre en ses élémens. Après bien de la peine, ils ont donc découvert que le génie consisterait à « concevoir quelque chose de grand » une grande œuvre, un grand dessein, « l’imaginer, l’aimer, le vouloir et l’exécuter. » On peut d’abord leur demander ce que c’est, à leur avis, que « quelque chose de grand. » Un sonnet de Pétrarque est-il quelque chose de grand? Une fable de La Fontaine est-elle quelque chose de grand ? Le Voyage sentimental est-il quelque chose de grand? Qui niera pourtant que ce soient là, s’il en est, des œuvres marquées au coin du génie, c’est-à-dire, chacune en son genre exquise, inimitable, unique? On peut encore leur demander ce qu’ils font dans leur système, et comment ils expliquent cette précocité merveilleuse où l’on reconnaîtrait volontiers un attribut du génie, si le génie, par malheur, décidément indocile à nos lois, ne s’était souvent avisé pour se manifester d’attendre la maturité de l’âge. Qu’un Molière à trente-cinq ans, qu’un Jean-Jacques vers la quarantaine, qu’un Bossuet après l’avoir passée se proposât une grande œuvre, j’entends donc ce que cela veut dire; mais quel grand dessein, si les mots signifient quelque chose, pouvaient bien méditer Michel-Ange à seize? Raphaël à quatorze? ou Mozart à six ans? Qu’est-ce que c’est encore que cette nécessité « d’exécuter, » et cette obligation de réussir dont on fait une condition du génie? Quelquefois, il est vrai, c’en est une, et quelquefois ce n’en est pas une, L’Histoire des variations est-elle moins un chef-d’œuvre parce qu’elle n’a pas eu les effets qu’en attendait Bossuet ? et la Théorie de la terre cesse-t-elle d’être une grande conception, parce que la science a dépassé Buffon? De grands capitaines, comme Guillaume d’Orange, n’ont-ils pas perdu presque toutes les batailles qu’ils ont livrées? et des hommes assurément doués du génie de la politique, entre autres Mirabeau, presque toutes les parties qu’ils ont jouées? Enfin, si la volonté, dans la production des grandes œuvres, fait vraiment le rôle que l’on lui prête, que devient cette inconscience dont il est si difficile de méconnaître ou de restreindre la part? Comment l’auteur de l’École des femmes est-il aussi l’auteur de Don Garcie de Navarre? Comment l’auteur du Cid est-il aussi l’auteur de Pertharite? Comment l’auteur des Fables est-il aussi l’auteur du Poème sur le quinquina? Toutes ces questions, et bien d’autres encore, en admettant que l’on puisse y répondre, qui ne voit que la réponse en dépend uniquement de ce que l’on sait de La Fontaine, de Corneille, de Molière, c’est-à-dire du cas particulier, du cas individuel, et non pas d’aucun principe de critique générale qui puisse être universellement et indistinctement appliqué? Une fois encore nous sommes ainsi ramenés à la même inévitable conclusion. On ne peut rien dire d’un homme de génie qui ne lui soit strictement personnel, et toutes les fois que l’on essaie de généraliser l’observation que l’on en a faite, il se trouve quelque part un autre homme de génie pour servir à montrer qu’en cessant d’être personnelle elle cesse en même temps d’être vraie.

« C’est que le problème est mal posé, » nous répond un troisième, et ce troisième est M. Séailles. Tout est plus simple qu’on ne le croit. Comme la vie continue le mouvement, « le génie continue la vie, » ou, si peut-être l’expression ne paraissait pas assez claire, le génie continue la vie, « comme la raison continue la lumière. » En présence du génie, nous crions au miracle; « c’est trop nous humilier nous-mêmes; » et nous avons tous du génie. Ce n’est pas seulement de la prose, comme ce bon M. Jourdain, ou même de la philosophie, comme l’excellent M. Vanderk, c’est de la poésie que nous faisons sans le savoir. Avec les sensations que l’extérieur nous apporte, nous nous composons chacun notre univers, un univers conforme à nos besoins; et avec les idées que les sensations éveillent dans les profondeurs de l’esprit, nous constituons notre moi, un moi conforme à nos aspirations. La vie de l’intelligence, comme celle du corps, est une création continuelle. Ainsi, nous commençons par créer le monde, et quand nous avons créé le monde, nous ne nous reposons pas, nous nous créons nous-mêmes. Un dieu caché réside en nous, et ce dieu, c’est notre génie. Génie pour génie, entre le génie de l’artiste ou du poète et le génie du plus humble ou du plus ignorant d’entre nous, il n’y a donc, en fin de compte, qu’une différence de degré, mais nullement de nature; nous avons tous du génie, seulement quelques-uns en ont plus que les autres; et « le grand homme n’est qu’un homme grandi dans toutes ses puissances. » Ce n’est pas ici le lieu de débrouiller l’ingénieux artifice de cette métaphysique ; passons donc outre à l’équivoque sur laquelle tout le raisonnement repose; et, sans autre chicane, retenons la conclusion.

Mais si le grand musicien, si le grand peintre, si le grand poète sont des hommes grandis dans toutes leurs puissances, comment alors se fait-il qu’ils ne soient l’un que poète, l’autre que peintre, et le troisième que musicien? N’eût-il dépendu que d’un caprice de Rossini d’être aussi bien Lamartine et que d’une fantaisie de Victor Hugo d’être Eugène Delacroix? Beethoven, pour être Weber, n’eût-il eu qu’à le vouloir, et Weber qu’à l’essayer pour devenir Beethoven? Le génie ne serait donc en ce sens qu’une capacité générale, vague, indéterminée, dont l’application dépendrait de la circonstance, du hasard, de la fortune? Et sa définition dernière deviendrait la négation même de tous les cas particuliers dont on l’aurait composée? Car, enfin, quand au lieu de planer dans les nuages on redescend sur la terre, quelque cas particulier que l’on analyse et quelque grand homme que l’on étudie, c’est dans une aptitude originelle de son œil ou de son oreille que l’on trouve la seule explication possible de son choix ou de sa vocation. Et, réciproquement, dans quelque art que ce soit, sculpture ou musique, peintre ou poésie, manquer de génie, c’est manquer d’abord et avant tout de cette aptitude spéciale de l’oreille ou de l’œil. On nous disait tout à l’heure que le génie consistait dans le développement d’une « puissance » quelconque de l’esprit au détriment des autres, et, pour avoir suffisamment réfuté l’opinion, nous n’avions qu’à nommer quelques grands hommes, chez qui toutes ces « puissances, » diversement combinées, avaient harmonieusement concouru. On nous dit maintenant que le génie serait, au contraire, l’accroissement de toutes ces « puissances » ensemble, et, pour montrer que la définition ne convient pas, comme disent les logiciens, à tout le défini, nous n’avons qu’à nommer les grands hommes en qui l’une de ces « puissances » a comme absorbé la vitalité des autres. Et dans l’un comme dans l’autre cas, nous finissions par où nous avons commencé : quelque définition et quelque théorie du génie que l’on donne, il semble décidément qu’un seul nom suffise toujours à les ruiner.

On dit ici : Mais alors, s’il échappa aux lois de la nature, à ces lois qui gouvernent l’exception même et la font rentrer sous la règle, le génie, selon vous, est donc purement et simplement un « monstre? » Encore les monstres ont-ils leurs lois, et leurs lois définies; la tératologie nous enseigne la raison du mouton à cinq pattes et de la vache à deux têtes; au besoin, elle pourrait se charger de les faire apparaître. Comment donc le génie, c’est-à-dire de toutes les formes de l’humaine activité la plus rare et la plus haute, n’aurait-il pas sa loi, sa cause et sa raison suffisante? Nous pourrions répondre : Parce qu’il en est la plus haute. A quelque développement que la science puisse être promise, il y aura toujours des bornes à notre capacité de comprendre, et d’autant plus infranchissables, pour ainsi dire, que chacun de nous, comme dans le cas présent, trouvera moins d’élémens en lui pour l’aider à la solution des problèmes. Mais la vérité vraie, c’est que l’on équivoque ici sur les mots. Il n’y a pas de science ni par conséquent de lois de l’individu. Le génie n’échappe à la science que comme y échappent le caractère ou la physionomie. Il y a une « science, » il y a « des lois » de ce qu’il y a de commun à tous les visages, il n’y en a pas de ce qui constitue l’accent propre et personnel d’une physionomie humaine : la mienne ou la vôtre. Il y en a une de ce qui contribue à la formation de tous les caractères, il n’y en a pas de ce qui fait l’originalité proprement dite et l’individualité du caractère : l’originalité de Pierre ou l’individualité de Paul. Et il y a une science de l’esprit oui même, si l’on veut, une science du talent; il n’y en a pas du génie, c’est-à-dire de cette force individuelle qui soustrait précisément le talent à ses conditions communes, qui élève Pierre-Paul Rubens au-dessus d’Antoine Van Dyck et Jean-Baptiste-Poquelin Molière au-dessus de Philippe-Néricault. Destouches. Le pouvoir de la science s’arrête au point même où l’individu commence. Et nous pouvons bien reconnaître en lui ce qu’il a de commun avec nous tous, mais nous ne pouvons! pas dire que ce qu’il a d’unique lui soit commun avec quelqu’un. Pour n’avoir point de « lois, » le génie n’est donc pas un monstre ; la beauté non plus n’a point de « lois ; » et la sainteté n’en a pas davantage. Comment, d’ailleurs, en auraient-elles, puisque ce sont des cas particuliers et qu’elles consistent essentiellement en ce que la combinaison qui les réalise de loin en loin a de rigoureusement unique? La sainteté, c’est toute la vertu, plus quelque chose qui ne s’est rencontré que dans le saint : saint François d’Assise ou saint Vincent de Paul; la beauté, c’est toute la proportion et toute la régularité, plus quelque chose qui ne se voit que dans la Vierge de Saint-Sixte ou dans la Vénus de Milo; et le génie, c’est tout le talent, tantôt tout le talent de peindre et tantôt tout le talent d’écrire, plus quelque chose qui ne s’est trouvé que dans Corrège ou dans Racine. Et peu importe même que le talent, la régularité, la vertu y entrent ou n’y entrent pas tout entiers; si ce quelque chose d’unique apparaît dans la combinaison, et de ce moment même, c’est la sainteté, c’est la beauté, c’est le génie. Des hommes de beaucoup de talent ont manqué de génie, un Addison, par exemple, ou un Pope, un Bourdaloue ou un Boileau; et des hommes d’infiniment moins de talent, bien inférieurs à tous autres égards, n’ont pas moins eu du génie, un Sterne, par exemple, ou un Beaumarchais.

Quelque lecteur demandera peut-être où est l’intérêt de cette discussion ; et je voudrais pouvoir lui répondre qu’elle n’en a pas de précis ni d’actuel. On philosophe pour philosopher, comme on écrit pour écrire, et comme on peint pour peindre, — plaisir d’autant plus vif qu’il est plus désintéressé. Mais ici la discussion a son intérêt pratique et ses conséquences prochaines. Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de l’envahissement lent de la critique par les méthodes plus ou moins scientifiques, et au grand détriment de sa valeur d’art. Sans doute, comme il y a des familles de plantes, il y a des familles d’esprits, et même, si l’on veut, des genres dans ces familles, des espèces dans ces genres, des variétés enfin dans ces espèces. Il faudrait toutefois prendre garde à ne pas abuser d’une comparaison qui n’est acceptable qu’autant qu’on ne la presse pas, mais plus scrupuleusement encore à ne pas transformer des analogies lointaines en identités positives, et de simples métaphores, après tout, en lois souveraines de la critique. Au milieu de ces généralisations ambitieuses, le sens de l’individuel se perd; nous nous habituons à ne plus apprécier dans les œuvres et les hommes du passé que l’utilité dont ils sont pour nos théories; et la variété, la diversité, la riche complexité de la vie nous échappe à travers les formules rigides où nous prétendons l’enfermer. En réalité, dans l’art comme dans la vie, c’est à la différence que nous nous intéressons. Ceux-là ne retiennent pas longtemps notre curiosité qui ressemblent, comme on dit, à tout le monde, et dont la physionomie banale nous pronostique à peu près à coup sûr l’insignifiance intellectuelle et la trivialité morale. Pareillement, dans l’histoire, les hommes de talent eux-mêmes, s’ils n’ont rien été de plus que l’expression de leur temps ou de leur coterie, et s’ils n’ont pas eu ce bonheur de donner leur note originale, manquant ainsi de ce que l’on appelle proprement personnalité, manquent aussi de ce je ne sais quoi qui attire, qui fixe, et qui récompense l’attention. Nous ne nous donnons pas au mérite, mais uniquement à l’originalité. Ce qui fait tout le prix de l’observation morale, c’est justement qu’il n’y a pas de science de l’individu, et de même, ce qui fait tout le prix de la critique, c’est que s’il y a des lois du talent, elles sont bien vagues, et c’est qu’il n’y a pas de théorie du génie.

Tout homme de génie, selon le terme scolastique, est un genre à lui seul, et toute œuvre de génie doit être, par conséquent, abordée comme un monde nouveau. La connaissance de ses antécédens importe quelquefois et quelquefois elle n’importe pas. il peut y avoir quelquefois intérêt à la replacer dans le milieu où elle est apparue et quelquefois il peut n’y en avoir aucun ou même y avoir du danger. La biographie de l’homme peut quelquefois servir d’illustration, de commentaire, d’explication à l’œuvre et quelquefois elle y peut n’apporter qu’un élément de trouble, de confusion, d’inintelligibilité. En d’autres termes encore, à la façon du portraitiste, qui varie son faire avec son modèle ou même se laisse dicter par lui ses formules d’exécution, ainsi la critique doit varier ses procédés avec son sujet, et se laisser imposer par lui sa façon même de le traiter. Mais les méthodes nouvelles visent toutes à remplacer la peinture par la photographie. Quelque modèle qui pose devant elles, elles l’appliquent sur le même fond banal, dans la même banale attitude, braquent sur lui le même objectif, opèrent sur la plaque avec les mêmes réactifs et finalement en tirent ces innombrables épreuves où les yeux, où le nez, où la bouche sont à leur place, et qui pourtant ne ressemblent pas. C’est qu’en effet la ressemblance ne gît pas dans les traits du visage, mais elle est tout entière, si je puis ainsi dire, dans l’intelligence que le peintre a de son modèle, et cette intelligence dépend essentiellement, ou plutôt uniquement de son aptitude à découvrir le particulier dans l’universel, le personnel dans le général, et l’individu dans l’homme. La critique est de la peinture et non pas de la photographie, de l’art et non pas de la science, ou une application de la science. Or, toutes les fois que l’on essaie de formuler les lois du talent, mais surtout celles du génie, c’est une tentative pour transformer la critique en une science, et la détourner par conséquent de son objet propre, qui est de montrer en quoi Racine diffère de Shakspeare, et non pas ce qu’il y a de commun entre Racine et Shakspeare. — Nous nous réjouirons d’autant plus que M. Séailles n’y ait pas réussi, que l’on ne dépensera pas souvent plus de talent qu’il n’en a mis dans ce livre au service de sa cause.


FERDINAND BRUNETIERE.