Revue littéraire - Le Nouveau roman du comte Tolstoï

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Revue littéraire - Le Nouveau roman du comte Tolstoï
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE NOUVEAU ROMAN DU COMTE TOLSTOÏ[1]

Ce n’est pas impunément qu’un écrivain a été l’un des plus grands romanciers de son siècle. Il peut avoir par la suite abjuré solennellement ses erreurs, dénoncé la vanité de toute littérature et déclaré que le travail du cerveau n’égale pas en noblesse le travail manuel ; un jour vient où la nature est la plus forte ; et parce qu’une faculté essentielle était en lui qui le portait à observer le spectacle du monde et à en reproduire par le moyen de l’art les aspects multiples et changeans, il lui arrive d’obéir encore à cet appel intérieur et de retomber dans le péché de littérature. Telle est présentement l’aventure du comte Tolstoï. Depuis longtemps, il s’était interdit le genre d’écrits qui lui avaient valu l’admiration du monde lettré : il avait renoncé à être l’écrivain d’imagination, l’évocateur d’histoire, le peintre de la société, l’analyste des âmes auquel on devait la Guerre et la Paix et Anna Karénine : il ne voulait plus se servir du livre que comme d’un moyen d’action ; il se réduisait à composer des traités de propagande d’où il bannissait, autant qu’il lui était possible, tout artifice littéraire. Et sans doute son zèle d’apôtre n’a pas diminué, sa foi dans la valeur de sa prédication morale et sociale n’a pas varié, ses idées n’ont pas changé ; seulement elles ont de nouveau revêtu une forme romanesque et d’elles-mêmes elles se sont organisées en une œuvre d’art. C’est aussi bien du point de vue de l’art que nous avons à apprécier cette œuvre nouvelle d’un artiste que son métier a ressaisi. Les idées de Tolstoï sont connues, et nous n’avons pas aujourd’hui à les discuter. Mais comment ces idées se sont-elles traduites en récits, incarnées en des personnages, exprimées dans leurs sentimens et dans leurs émotions ; comment l’auteur de Résurrection est-il resté l’auteur de ses premiers romans, doué des mêmes dons originaux, et comment le travail qui s’est opéré dans son esprit pendant une longue période a-t-il modifié sa vision et imprimé à sa manière des caractères nouveaux ? telles sont les questions qui se posent à la critique en présence de cet événement littéraire. Au surplus, nous avons pour une fois la bonne fortune de lire un roman de Tolstoï dans une traduction qui semble telle que le modèle la méritait : M. de Wyzewa y a mis cette souplesse, ce mélange de vigueur et de charme, toutes ces rares qualités auxquelles il a habitué ses lecteurs, et qu’il est ici superflu de louer.

Résurrection est l’étude d’un cas de responsabilité morale. Un jeune homme de grande famille, le prince Nekhludov fait partie du jury des assises. Parmi les prévenues se trouve une fille publique, la Maslova, accusée d’empoisonnement. Celle qui, souillée par des années de vice, s’échoue aujourd’hui sur les bancs de la Cour d’assises, Nekhludov l’a connue jadis quand elle était une innocente et pure jeune fille. Il l’a aimée, il l’a séduite, il l’a abandonnée. Cette séduction et cet abandon, ç’a été la cause déterminante de la vie de honte qui a suivi. En sorte que toute l’infamie de la Maslova retombe sur lui Nekhludov. C’est son crime qu’un saisissant concours de circonstances dresse devant lui, et c’est sa responsabilité qui lui apparaît. Rappelé au devoir par cet avertissement brutal, Nekhludov prend, aussitôt le parti de réparer sa faute et d’inaugurer une vie nouvelle où il conformera sa conduite à la morale absolue, sans plus se soucier de la morale conventionnelle et de l’opinion du monde. La Maslova est condamnée aux travaux forcés. Nekhludov la suivra jusqu’en Sibérie. Elle a été condamnée par erreur ; il fera casser son jugement, et s’il ne peut réussir par ce moyen, il obtiendra sa grâce. Il épousera la Maslova, si celle-ci y consent. Ainsi il aura retiré de l’abîme de ténèbres, où elle était enfoncée, une âme humaine ; il l’aura peu à peu ramenée à la lumière et fait renaître au sentiment de la dignité. Lui-même, engourdi aujourd’hui dans l’égoïsme, il en aura secoué la torpeur, et jusqu’ici prisonnier du mensonge, il en aura brisé les liens. Il se sera sauvé en sauvant la Maslova. C’est donc au réveil, à l’ascension de deux âmes que nous allons assister, c’est à une double résurrection. On devine aisément ce que peut donner un tel sujet entre les mains d’un écrivain assez puissant pour le développer dans toute son ampleur et pour en dégager toute la portée. La crise de conscience à laquelle on nous fait assister est celle d’un homme de qui les yeux s’ouvrent brusquement et pour qui, le fond de son cœur s’étant renouvelé, la vision totale qu’il a du monde se trouve du même coup changée.

Ce caractère d’ampleur, c’est celui qui frappe d’abord dans le nouveau roman de Tolstoï et qui est resté significatif de sa manière. Ici d’ailleurs, il est nécessaire, une fois de plus, de s’expliquer et de défendre Tolstoï contre la maladresse de beaucoup de ses amis. Car on n’a sans doute pas à s’embarrasser du tapage que mène leur admiration bruyante et vaine ; mais ce qu’on ne saurait leur permettre, c’est de brouiller les notions. D’après eux, ce qui imprimerait aux récits de Tolstoï cet air de largeur et de liberté, c’est que dédaigneux de ce que nous appelons composition régulière, harmonieuse, équilibrée, Tolstoï échappe ainsi à cette tyrannie de l’artifice et de la rhétorique qui donne à nos Livres on ne sait quoi de mesquin et d’étriqué. Enfin voilà donc de la littérature qui n’est pas de la littérature !… On voit trop aisément ce qu’il y a d’enfantin, car nous ne voulons pas dire de saugrenu, dans une pareille appréciation. Pour être différente de la nôtre sur certains points, et d’ailleurs sur beaucoup moins qu’on ne veut bien le dire, la rhétorique de Tolstoï n’en est pas moins une rhétorique. Nous ne serions embarrassés ni pour en indiquer les procédés, ni pour y souligner ce qu’ils ont d’artificiel. Mais, indépendants de ces procédés, il est tels défauts qui gâtaient les plus beaux livres de Tolstoï et qui reparaissent dans celui-ci. Ce sont les longueurs du récit, les redites, les digressions, l’éparpillement des personnages, le fouillis de détails parmi lesquels il en est tant d’inutiles ! Ce n’est pas de là que vient l’impression de vie que nous donnent les romans de Tolstoï ; mais c’est de là que viennent, en plus d’un endroit, la confusion, la dispersion de l’intérêt, et, disons-le tranquillement, l’ennui. Ces défauts sont sensibles dans la seconde et surtout dans la troisième partie de Résurrection ; l’exposé abstrait des idées et la dissertation théorique y débordent singulièrement sur l’action, la ralentissent et l’étouffent. Ce n’est pas pour ces défauts qu’il convient d’admirer ce roman ; mais il reste malgré eux un beau livre. C’est pour la qualité de son âme qu’il faut louer Tolstoï, ce n’est pas pour les défaillances de son art.

La marque éminente de l’esprit de Tolstoï est qu’il possède, à la fois réunis et portés à un haut degré, des dons qui ont coutume de s’exclure. Poète, Tolstoï a respiré et il fait passer dans ses livres un grand souffle venu de la nature. Cette nature il l’aime pour sa fécondité, pour sa richesse, pour son éternelle jeunesse, et non pas seulement pour la beauté de ses spectacles, mais aussi pour les leçons que les hommes y devraient lire. Quelques pages de Résurrection sont parmi les meilleurs morceaux descriptifs que Tolstoï ait composés. On n’oubliera ni, pour leur fraîcheur, ces scènes d’idylle qui nous montrent parmi les pelouses reverdies les jeux d’adolescens candides, ni pour leur troublant mystère les bruits de telle nuit d’avril où la glace de la rivière craque aux premiers souffles du renouveau. Qu’il suive un développement de pensée abstraite, ou qu’il fixe son regard sur la société, chez Tolstoï les souvenirs de la nature ne sont jamais loin. Ainsi l’homme n’est pas isolé du reste du monde, mais il apparaît dans son cadre, et sa vie est tout imprégnée de l’atmosphère des choses.

Connaisseur des âmes, Tolstoï a poussé aussi loin que personne autre en notre temps la pénétration psychologique. Il sait surtout avec une rare justesse nous faire entendre le son différent que rendent les mêmes âmes à différentes époques. Ce Nekhludov, venu chez ses tantes pour y achever dans le calme de la campagne ses thèses d’étudiant, c’est le jeune homme pris à cet instant délicieux et si court où son âme est tout enthousiasme, toute générosité, toute pureté. Il ne sait de la vie que le rêve qu’il en fait, et n’aperçoit du monde qu’une image façonnée au gré de son idéal. Il ne songe même pas que cet idéal puisse jamais courir le risque d’être humilié. Il peut alors vivre auprès de cette gracieuse Katucha, plus qu’une servante, presque une demoiselle, et en qui il ne voit qu’une compagne jeune et innocente comme lui. Il ne soupçonne pas que dans l’attrait qui les attire l’un vers l’autre, il puisse y avoir rien de coupable. Et qui empêcherait d’ailleurs que quelque jour Katucha ne devînt sa femme ? Deux années se passent, de ces années de jeunesse si remplies d’événemens décisifs pour la formation du caractère ! Nekhludov est maintenant un autre homme. Il s’est mêlé au monde. Il a aisément adopté les maximes qui ont cours dans une société riche, oisive, libertine. Il traverse cette période de folie égoïste où « l’homme animal » et qui ne poursuit que la satisfaction de ses instincts de jouissance, fait taire l’homme moral. C’est alors qu’il revoit Katucha, et elle ne représente plus pour lui que la promesse d’un instant de plaisir. Toutefois, parce que du fond de son être remontent toutes ces émotions délicieuses, et parce que maintenant elles s’accompagnent d’expérience, Nekhludov pendant cette nuit de Pâques où il accompagne Katucha à la messe de minuit, éprouve la plus profonde et la plus durable émotion de l’amour. Et c’est pourquoi, après des années, remis en présence de celle qu’il croyait si bien avoir oubliée, il en éprouve une commotion si violente et revoit surgir le passé avec une si obsédante netteté !

A l’inverse de ceux qui, organisés pour l’étude de la vie intérieure et admirables pour décomposer les sentimens par l’analyse, sont souvent impropres à nous montrer l’activité humaine sous sa forme sociale, Tolstoï, autant pour le moins qu’un psychologue, est un peintre de la société. Le défaut originel de la plupart des tableaux de vie sociale qu’on nous présente aujourd’hui en France et hors de France, c’est qu’ils sont composés par des hommes de lettres qui, s’étant volontairement constitués en une classe à part, aperçoivent la société du point de vue de l’extérieur. L’homme de lettres se fait-il le peintre des mœurs aristocratiques ? On sent chez lui l’effort pour s’élever à l’intelligence de cette forme de vie d’extrême raffinement. Essaie-t-il de nous décrire les mœurs des gens du peuple et de ceux de le campagne ? c’est alors qu’éclate l’incapacité où est ce citadin au cerveau déformé par l’abus du travail intellectuel, de comprendre des formes de vie plus simples et qui lui paraissent quasiment barbares. Tolstoï est de plain-pied avec ceux dont il nous parle. Grand seigneur il a vécu parmi ces gentilshommes, ces dignitaires, ces privilégiés de la naissance et de la fortune : il est l’un d’eux. Propriétaire terrien, il a vécu parmi les paysans, il s’est intéressé à leur condition, enquis de leur manière de vivre, apitoyé sur leur misère et passionné pour l’amélioration de leur sort. C’est un tableau du plus saisissant et du meilleur réalisme que celui du retour de Nekhludov dans la terre qu’il a héritée de ses tantes. Il s’étonne d’apercevoir pour la première fois toute cette détresse et tout ce dénuement. Et pareillement les paysans s’étonnent : commères, enfants, vieillards beaux parleurs, tout le village s’attroupe autour de ce singulier barine qui veut savoir quelle est la nourriture des moujicks ! Aussi juste et prise sur le vif nous semble l’attitude des paysans, lorsque Nekhludov leur propose de leur partager ses terres. N’allez pas croire qu’ils s’enthousiasment aussitôt et acceptent d’acclamation le cadeau qu’on leur fait. Ce serait mal connaître le paysan russe, et au surplus le paysan de quelque pays que ce soit. Parce qu’il travaille beaucoup pour gagner peu, parce que son cerveau est lent à comprendre et parce qu’il a été souvent dupe, le paysan commence toujours par se métier. Il repousse ce qui lui semble contraire aux habitudes, et où il soupçonne qu’un piège pourrait bien se cacher. Au surplus le pli est pris depuis tant de siècles ! — D’une classe à l’autre des rapports s’établissent, les intérêts se mêlent ou se contrarient, les actes s’appellent et se répondent ; ce système complexe d’influences, de réactions, de correspondances, fait de la société qui se meut dans les romans de Tolstoï une société vivante à l’image de la nôtre.

Les rapports que soutiennent entre eux les hommes jetés sur une même terre, sous des astres qui luisent pour tous, soumis à des besoins, à des maux, à une destruction finale qui est la même pour tous, ce devraient être des rapports de frères. Un lien d’universelle fraternité devrait unir tous les hommes, attentifs à s’entr’aider, associés pour alléger un poids porté en commun. C’est ici le fond même de l’inspiration de Tolstoï. C’est cette inspiration religieuse qui donne à l’œuvre de l’écrivain son unité, son sens et sa portée. Celui-ci ne décrit pas pour décrire, et n’analyse pas pour satisfaire une vaine curiosité. Il n’est ni l’artiste indiffèrent pour qui la vie humaine est tout juste la matière sur laquelle s’exerce son art, ni le moraliste inhumain que réjouissent à mesure toutes les tares et toutes les laideurs qu’il découvre dans notre pauvre monde. Tout au contraire. Une tendresse passionnée le dirige à travers cette large enquête et donne aux résultats qu’il en rapporte une signification particulière. C’est là ce qui relève et qui anoblit en l’humanisant le réalisme de Tolstoï. C’est ce qui prolonge la perspective de ses tableaux et c’est ce qui explique le lointain retentissement de sa parole dans les âmes. Cet accent passionné est aussi bien celui du dernier roman de Tolstoï. Mais ici il est curieux de voir comment le progrès de ses idées, trente années consacrées à l’étude des questions sociales, apparemment aussi l’effet de l’âge, ont transformé les procédés eux-mêmes de l’art de Tolstoï ; et c’est par où Résurrection diffère des deux grands romans de jadis.

Dans ces romans en effet, si on voyait transparaître les doctrines encore à l’étal de tendances chez l’écrivain, et si on devinait aisément où inclinaient ses sympathies, l’étude de mœurs gardait sa souplesse et l’analyse de sentimens ses nuances. Surtout ce que Tolstoï excellait à montrer c’était ce mélange de bien et de mal qui fait que, si l’on ne trouve guère d’hommes tout à fait vertueux, la perfection dans le mal est aussi exceptionnelle. Il n’en est plus de même dans Résurrection. L’auteur procède cette fois par violens partis pris. Il y a d’un côté les coquins, et qui précisément sont ceux qu’on a coutume d’appeler les honnêtes gens, d’autre côté les souffrans, les opprimés, tout un peuple de victimes. Rarement avait-on dressé contre la société un plus violent réquisitoire. Rarement avait-on dépensé dans la satire sociale plus d’ardeur, plus de conviction, plus de verve, plus de fougue et d’emportement. C’est le pamphlet qui entre dans le roman. C’est la haine mise au service de la pitié. Cette violence et cette âpreté ont justement pour effet de donner à cette satire sa beauté littéraire.

Les heureux du monde, ceux qui, à quelque titre que ce soit, bénéficient de l’existence d’une hiérarchie sociale, Tolstoï se sert pour les peindre de traits qui font songer à Juvénal, à d’Aubigné, à Swift, à Rousseau. C’est un défilé de figures, les unes odieuses et les autres grotesques, sinistres, risibles, lamentables et sottes. Voici les riches et les puissans de ce monde s’enorgueillissant de leur richesse et de leur puissance, comme des voleurs qui s’enorgueilliraient de leurs vols, de leur avidité et de leur cruauté. Voici les petits bourgeois à la mine repue, épiciers, bouchers, marchands de poisson et marchands de confections ; également repus les cochers des voitures de maîtres avec leurs énormes cuisses où s’étalent d’énormes boutons carrés. Pour le bien-être de tous ces satisfaits, de ces égoïstes et de ces jouisseurs, souffrent des millions d’êtres humains. Afin de maintenir dans cet état d’oppression la plus grande partie du genre humain, il faut des instrumens de servitude. C’est ce qu’on appelle institutions sociales. Celle à laquelle s’attaque l’auteur de Résurrection, c’est spécialement la justice ; et c’est à côté des Chats fourrés de Rabelais qu’il faudra placer ces médaillons de magistrats, de juges, d’avocats, toutes figures qu’on dirait burinées et gravées au vitriol. Le magistrat est un fonctionnaire ; donc il ravale la justice à être le métier dont il attend un salaire, la carrière dont il attend un avancement : il touche sa paye, en désire une plus forte, voilà à quoi se bornent ses principes ; après cela il est prêt à accuser, à juger, à condamner qui vous voudrez. Le magistrat est un homme : il a des passions, des faiblesses, des travers, des vices, il entraîne après lui tout le cortège, et introduit ainsi dans le prétoire autant d’élémens qui altèrent, faussent, ruinent la justice. Le président des assises est un galantin. Il a reçu le matin un billet d’une gouvernante suisse qui avait autrefois demeuré chez lui et qui, passant par la ville, lui donne rendez-vous pour le soir : aussi toute sa préoccupation pendant la séance est-elle de pouvoir la terminer assez tôt pour être exact au rendez-vous et rejoindre sa Suissesse. L’un des juges a eu le matin une scène de ménage des plus désagréables. Il craint de ne pas trouver à dîner chez lui le soir. Un autre juge est malade et rendrait des points au client de M. Purgon : « Il s’était dit que si le nombre des pas qu’il aurait à faire pour aller de la porte de son cabinet jusqu’à son siège, se trouvait être divisible par trois, c’est que son régime le guérirait de son catarrhe, sinon non. Or il n’y avait en tout que vingt-six pas ; mais au dernier moment le juge tricha un peu, lit un petit pas de plus, et arriva à son siège en comptant le vingt-septième pas. » Le substitut est naturellement sot, et sa sottise a été développée par la culture universitaire, encouragée par’ des succès de femmes. Le greffier est un libéral et même un radical qui sert tout de même le gouvernement et émarge pour douze cents roubles. Il n’est pas jusqu’au pope chargé de faire prêter serment auprès du tribunal, qui ne fausse la valeur de son office en y introduisant des pensées de lucre et de vanité. Gens de loi, gens d’affaires, gens de chicane, avocats et juristes, ils s’arrangent pour étouffer la justice sous la procédure, et pour étrangler la morale d’une façon strictement légale. Joignez une douzaine de jurés qui font à des questions qu’ils n’ont pas comprises des réponses en contradiction avec l’avis qu’ils pouvaient exprimer. Et vous aurez ensuite pour faire exécuter les arrêts ainsi rendus toute l’armée des fonctionnaires grands et petits, gouverneurs, ministres, généraux, sous-officiers, inspecteurs, gardiens et garde-chiourme. On citerait vingt de ces figures dessinées avec le même saisissant relief : effigies de la sottise, de l’égoïsme, de la fourberie, du vice impudent et de la cruauté inconsciente.

En face des bourreaux, les victimes ; par contraste avec le côté de haine, le côté de pitié. C’est ici cette peinture des prisons, des geôles, des bagnes, qui laisse un inoubliable souvenir. Tolstoï s’est penché sur cette misère physique, sur cette détresse morale, et il en a encore dans les yeux l’épouvante. Bruit de clés remuées, de chaînes traînées, de coups qui résonnent, de fouets qui cinglent, disputes des femmes, reproches des gardiens, invectives des prisonniers, plaintes, sanglots, injures, cris de souffrance, cris de rage, une clameur confuse monte, ainsi que de quelque cercle infernal. C’est d’abord la prison où est enfermée la Maslova, avec la puanteur des corridors, l’entassement des détenus dans les salles infectes, et ces grilles derrière lesquelles les prisonniers sont séparés de la communion du monde. Ce sont ensuite les étapes douloureuses vers la Sibérie, le troupeau humain poussé brutalement, malgré la température, malgré la fatigue, malgré la faim, sans égard à ceux qui tombent en route. Certains épisodes particulièrement sinistres tranchent encore sur cette trame lugubre : tel celui des carriers qui, sans être même accusés d’aucun crime, sont retenus en prison parce que leurs papiers ne sont pas en règle. Ceux-ci qu’on avait vus le matin partir en bonne santé, manquent le soir à l’appel ; cet autre, l’homme au foulard, avec qui Nekhludov avait causé la veille, il le reconnaît en entrant dans la chambre des morts. Et parmi ceux qu’on s’ingénie ainsi à supplicier, qu’on enferme, qu’on soumet à un absurde régime de contrainte, qu’on pervertit par d’ignobles coudoiemens, qu’on mène à la mort de l’âme avant de les mener à la mort corporelle, il en est d’innocens ! Même, s’il en fallait croire Tolstoï, ils seraient généralement innocens. Terrible évocation qu’il faut rapprocher des pages les plus atroces de Dostoiewsky.

Si tel est en effet l’ordre des choses et s’il admet tant d’iniquités, il est clair que beaucoup doivent être travaillés d’un ardent désir de le renverser. C’est une des parties les plus curieuses de Résurrection que cette étude du monde des révolutionnaires. Tolstoï nous en présente des types nombreux et variés. Simonson est le théoricien : il a des théories sur toutes choses, il en a sur le mariage qu’il considère comme immoral, attendu que la préoccupation d’avoir des enfans nous détourne de secourir les êtres déjà vivans ; il en a sur tous les détails de la vie pratique, sur la façon dont on doit se nourrir, se vêtir, s’éclairer et se chauffer. Nabatov est le révolutionnaire gai. Arrêté, remis en liberté, déporté, toutes ces épreuves, loin de l’aigrir, ne lui ont donné que plus d’entrain. Où qu’il se trouve il est également actif, vaillant et de bonne humeur. L’ouvrier Markel est devenu révolutionnaire dès l’âge de quinze ans, parce que, dans un arbre de Noël, les enfants d’ouvriers n’avaient eu que des jouets sans valeur, tandis que les enfants du patron avaient eu des jouets merveilleux. Marie Pavlovna est la vierge nihiliste : Emilie Rantzev est la révolutionnaire par amour conjugal.

L’image âprement satirique de la société des « honnêtes gens, » l’évocation de l’enfer du bagne et du monde des révolutionnaires, forment le cadre au milieu duquel se déroule l’aventure de Nekhludov et de la Maslova. Tolstoï y a déployé toutes ses ressources d’invention psychologique. Mobile, indécis, apte à subir les influences les plus contradictoires, prompt à tous les changemens et toujours aux plus extrêmes, Nekhludov est dans le fond de sa nature un faible, un timide, un de ces timides qui une fois lâchés foncent aveuglément devant eux et vont jusqu’au bout de leur élan. Déjà dans les premiers temps de sa jeunesse, il s’était pris d’enthousiasme pour les théories sociologiques de Spencer et d’Henry George. C’est un ferment qui a continué de travailler sous la surface unie, polie et mondaine. Ce travail latent fait brusquement éclosion à l’heure où Nekhludov a la révélation de son crime. Dans l’enthousiasme avec lequel il accueille la pensée d’une réparation éclatante et complète, il entre d’abord pour la plus forte part une poussée d’orgueil. L’étrangeté de l’exemple qu’il va donner, l’excentricité de l’acte qu’il se promet d’accomplir, le défi jeté aux convenances, la hardiesse à braver l’opinion d’autrui, l’insolence à ne relever que du jugement de sa conscience individuelle, c’est cela qui le transporte. La difficulté de l’entreprise lui apparaît le jour où, dans son entrevue avec la Maslova, il mesure la déchéance de celle qu’il s’est proposé de sauver. Il allait au secours d’une malheureuse, il s’attendait à une effusion de reconnaissance : il a devant lui une femme saoule. C’est cette difficulté même du sacrifice qui attache Nekhludov à son œuvre de rédemption et qui peu à peu fait naître en lui les véritables sentimens qu’il doit y apporter. Ces sentimens de tendresse et de pitié, il ne les éprouve d’abord que par intervalles et en s’y efforçant. Ils deviennent enfin l’état naturel et constant de son âme ; et ainsi les sources de sympathie pour l’humaine souffrance s’y trouvent rouvertes abondamment. Telle est chez Nekhludov la progressive ascension vers le bien. Les étapes de la conversion de la Maslova ne sont pas moins ingénieusement disposées et notées, depuis le premier jour où, en face de Nekhludov, elle n’est bien que la fille mise en face d’un client, et empressée à se faire donner de l’argent qu’elle ira boire. Le mouvement de haine qu’elle éprouve pour celui qui est la cause originelle de son abjection indique un premier réveil de la conscience. L’art du romancier consiste ici à avoir fait peser une sorte d’énigme sur ce caractère et enveloppé de mystère la transformation qui se fait dans cette âme. Celle qui fut Katucha continue-t-elle de haïr son premier amant, et cette haine ne désarme-t-elle pas devant tant de repentir et de dévouement ? A la fin seulement, et quand la Maslova refuse d’accepter un sacrifice qui dépasse les forces humaines, ce « renoncement sublime » nous révèle que cette haine était une autre forme de l’amour, du seul amour que la malheureuse eût éprouvé dans sa vie.

Parvenus au terme de ce calvaire mystique, il nous est pourtant impossible de ne pas nous souvenir de deux amans qui jadis connurent une aventure analogue, et du romancier qui nous la conta sans faire tant d’affaires. Des Grieux rejoint les archers qui emmènent vers le Havre-de-Grâce le chariot où les filles sont entassées sur quelques poignées de paille. Dans quel état il retrouve sa chère maîtresse ! « Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure de l’air ; enfin tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables. » Sitôt qu’il lui eut juré qu’il ne voulait plus la quitter et qu’il la suivrait jusqu’à l’extrémité du monde pour attacher sa destinée à la sienne, « cette pauvre fille se livra à des sentimens si tendres et si douloureux, que j’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion. » Ils arrivent en Amérique. « Nos conversations qui étaient toujours réfléchies nous mirent insensiblement dans le goût d’un amour vertueux… » Ainsi savait-on dire en France, jadis, dans un temps où la littérature exprimait simplement des idées claires. Depuis ce temps le romantisme est venu qui a sanctifié la courtisane. Il a émigré en pays russe se teintant de mysticisme, se mouillant de pitié, se renforçant de théories sur la bonté de la souffrance et la vertu de l’expiation. Il n’a pas fallu moins que cette énorme élaboration pour aboutir à la conception d’un personnage tel que la Maslova.

Aussi bien peut-on dire que Tolstoï, en dépit de toute la puissance de son art, soit arrivé à gagner l’extraordinaire gageure qu’il s’était proposée ? Ou plutôt n’a-t-il pas reconnu implicitement l’impossibilité où il était de la tenir jusqu’au bout, puisqu’il a reculé devant le dénouement logique qui eût été le mariage de Nekhludov avec la Maslova. C’est que toutes les fautes ne sont pas de même nature, ni de même degré. Il en est que le repentir peut bien expier, mais sans en effacer le souvenir. Il est telles souillures, si intimes, si durables, viciant si profondément l’être entier, que toutes les eaux de la mer ne les laveraient pas. De cette espèce est la souillure de la Maslova. Jésus pardonnait à la Madeleine. Mais Jésus était Dieu ; et nous ne sommes que des hommes, de si pauvres hommes ! Et Jésus conviait Madeleine à le suivre ; ce n’est pas tout à fait la même chose que de lui rendre sa place dans une société organisée. Or, une société ne peut vivre sans l’aide de cadres qui la maintiennent. Et c’est ce que Nekhludov oublie trop aisément, absorbé qu’il est dans son rêve humanitaire. Ceux dont il va si témérairement briser les chaînes en ont plus que lui la conscience, quoique obscure, et l’avertissent qu’il pourrait se tromper. « Je suis une prostituée et vous êtes un prince, » lui dit la Maslova, lui rappelant qu’il y aura toujours entre eux, quoi qu’il fasse, un abime. Les paysans auxquels il va partager ses terres ont l’impression qu’en agissant ainsi il ne fait pas ce qu’à la place, où l’a mis la destinée, il devrait faire. Plus intéressé, mais non dépourvu de toute apparence de raison est le langage du gouverneur de la prison. « Il ne faut plus qu’on te laisse ainsi fourrer ton nez partout : tout cela, vois-tu, ce ne sont pas tes affaires. » Et quand nous entendons un autre fonctionnaire déclarer : « Je suis chargé d’une mission que l’on m’a confiée sous des conditions déterminées, je dois justifier cette confiance ; » force nous est bien d’avouer que, tout fonctionnaire qu’il soit, celui-là tient le langage d’un honnête homme. Dans sa poursuite d’un idéal de justice absolue, Nekhludov méconnaît une des données du problème : c’est que lui-même il fait partie d’un ensemble et que placé dans un ordre général il ne saurait en être indépendant. Venu à une certaine heure du développement de l’humanité, il a des obligations envers ceux qui, venus avant lui, et accumulant leurs efforts à travers les siècles l’ont fait tel qu’il est aujourd’hui. Certes ils n’ont pu le dispenser du devoir supérieur d’améliorer le sort des déshérités et de diminuer autant qu’il est en lui la part de la souffrance commune, mais en le plaçant dans le poste où ils l’ont mis, ils lui ont donné une mission, c’est de ne pas le déserter.

C’est Tolstoï qui nous conte quelque part certain épisode de sa vie où il avoue que sa logique se trouva en défaut et le laissa court. Passant sous une porte de Moscou il vit un grenadier descendre du Kremlin et chasser brutalement un mendiant assis sous la voûte. « J’attendis le soldat et, quand il me croisa, je lui demandai s’il savait lire. « Mais oui, pourquoi ? — As-tu lu l’Évangile ? — Je l’ai lu. — As-tu lu le passage : « Celui qui donnera à manger à un affamé… » Et je lui citai le texte. Il le connaissait. Il était troublé et cherchait une réponse. Soudain une lueur passa dans ses yeux intelligens, il se tourna vers moi de côté et dit : « Et toi, as-tu lu le règlement militaire ? » J’avouai que je ne l’avais pas lu. « Alors tais-toi, » reprit le grenadier, et, secouant victorieusement la tête, il s’éloigna d’un pas délibéré. » Nous donc, lisons l’Évangile, mais ne négligeons pas d’en compléter la lecture par celle du règlement militaire. Jusqu’au jour où les prescriptions n’en auront pas été abolies, certaines vérités élémentaires resteront sans réplique : c’est que le juge qui s’en va respirer les effluves d’une belle matinée de printemps plutôt que de remplir sa fonction d’exécuteur de la loi, le gardien qui ouvre les portes de la prison sous prétexte qu’il ne saurait priver de leur liberté des créatures humaines, et enfin quiconque, soldat ou citoyen, à l’armée ou dans la vie, refuse de monter sa faction, celui-là, sans que les plus belles phrases y puissent rien changer, manque au devoir.


RENE DOUMIC.

  1. Résurrection, par le comte Tolstoï, traduit par M. T. de Wyzewa, 2 vol. (Perrin).