Revue littéraire - Le Personnage sympathique dans la littérature
Il y a deux manières, en littérature comme en art, et comme partout, de s’y prendre avec les préjugés : l’une, qui est de n’y reconnaître qu’autant de monumens de l’humaine sottise, et l’autre, de sonder, pour voir si peut-être ils ne reposeraient pas quelquefois sur des fondemens encore assez solides, La première est plus expéditive, avec je ne sais quoi de libre, d’aisé, de hardi même ; la seconde est plus lente, beaucoup plus lente, mais aussi plus instructive. Je voudrais essayer aujourd’hui de le montrer; — et rechercher ce que c’est que l’on exige du poète, ou de l’auteur dramatique, ou du romancier, quand on demande qu’ils nous offrent des personnages sympathiques. Le public a-t-il tort ou raison de persister dans cette exigence, qualifiée si souvent de puérile et de tyrannique ? Et l’artiste peut-il enfin, sans quelque danger pour l’art, ou l’étudier, ou s’y soustraire, ou la braver? La question, dans ces derniers temps, a été plus de vingt fois posée. Le bruit qui s’est fait, — pendant une semaine! — amour de la comédie de M. Henri Becque, les Corbeaux, prouve assez qu’elle n’est pas encore suffisamment éclaircie.
Tel est, en effet, le retentissement que le théâtre donne aux choses! Ce que l’on reproche à la comédie de M. Becque, de n’avoir pas été faite pour plaire, on ne l’a pas reproché moins vivement aux romans de M. Zola. La cause elle-même d’une certaine poésie, de la prétendue poésie de la laideur et de la pourriture, est incontestablement enveloppée dans le procès du naturalisme. On ne saurait presque rien dire de général, à l’occasion de Pot bouille, qui ne convienne aux Fleurs du mal, et ne tombe d’aplomb sur ce prétentieux Baudelaire. Et si l’on se plaint qu’il n’y ait pas dans le monde où l’auteur de Nana nous fait vivre un seul personnage à qui l’on puisse vraiment s’intéresser, on peut, il faut même se plaindre qu’il n’y ait pas dans les vers du poète de la Charogne un seul sentiment où l’on puisse sympathiser. Cependant il n’a pas moins fallu que le public reçût en quelque sorte le choc du naturalisme au théâtre, et sur la scène de la Comédie-Française, non pas peut-être pour qu’il comprît, mais pour qu’il sentît toute l’importance de la question.
Est-ce donc d’hier que l’artiste s’est avisé de mettre le personnage sympathique à la scène, ou de le faire figurer dans le roman? Mais, au contraire, c’est d’hier, et d’hier seulement, que l’on s’efforce à l’en éliminer. Pour se rendre la tâche plus aisée, les naturalistes ont assez habilement imaginé de confondre sa cause avec celle de la comédie de Scribe. J’estime qu’il faudrait un peu laisser Scribe dormir paisiblement dans sa tombe; ou bien on finira par nous faire croire que ce mort continue de vivre, puisqu’il faut tous les jours qu’on le tue. Le fait est qu’il y a des personnages sympathiques dans l’épopée d’Homère et dans la tragédie de Sophocle; il y en a aussi dans le Ramayâna de Valmiki et dans le Pi-pa-ki de Kao-Tong-Kia. Est-ce de l’Othello de Shakspeare, peut-être, qu’ils seraient absens, ou de l’Andromaque de notre Racine ? Mais il ne me semble même pas, — ayant sans doute la vue courte et le préjugé tenace, — qu’ils manquent, ni dans le drame de Victor Hugo, ni dans le roman de Balzac. Si donc il y a convention, elle est constante; et quoi que l’on dise de la force de l’accoutumance, ou, si l’on aime mieux, de la paresse naturelle de l’esprit humain, une convention constante a quelques chances au moins de n’être pas tout à fait arbitraire. Puisque le personnage sympathique ne fait pas plus défaut dans le drame chinois que dans le poème hindou, il y a lieu de croire qu’on ne l’a pas subrepticement introduit dans l’art pour la plus grande satisfaction du censitaire français de 1840. Et en supposant que ce qui s’est fait jusqu’à nous doive un jour cesser de se faire, on n’a pas le droit d’en conclure que ceux qui l’ont fait jusqu’à nous n’ont pas eu de raisons pour le faire. Vive la nouveauté! mais certaines vieilleries ont du bon, quelquefois, et même de l’excellent.
Poussons un peu plus avant maintenant. Qu’est-ce que le personnage sympathique, dans le roman, dans le drame, ou ailleurs? il semble que cela s’entende, et la définition va de soi. C’est un personnage du bonheur ou du malheur de qui nous fassions comme notre propre affaire. Le Rodrigue de Corneille et l’Alceste de Molière sont des personnages sympathiques; le Gil Blas de Le Sage et le Figaro de Beaumarchais sont des personnages sympathiques; les Indiana, les Valentine, les Lélia de George Sand sont des personnages sympathiques; la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, l’Arsène Guillot de Prosper Mérimée, la Marguerite Gautier de M. Dumas, sont des personnages sympathiques. Vous voyez tout aussitôt que, peut-être sympathiques, il n’en sont pas plus vertueux Mais il y a plus; et il faut ajouter que, si quelques-uns d’entre eux ont fait crier à l’immoralité, c’est justement parce que, tout vicieux ou pervertis qu’ils fussent, ils ne nous demeuraient pas pour cela moins sympathiques.
Au fond de toute question d’immoralité que la critique soulève, ce qui s’agite, en effet, c’est le droit de l’artiste à fixer nos sympathies sur des personnages dont la conduite serait sévèrement jugée par la morale usuelle. Quel est le grand argument du prêtre contre le théâtre, et des mères de famille contre les romans? Ni les uns ni les autres n’en redoutent une instruction que l’homme et la femme recevront tôt ou tard, et nécessairement, de l’usage de la vie, mais bien plutôt l’éveil des sympathies, dans un âge encore faible, pour des personnages dont le prestige de l’art a masqué, comme ils disent, la laideur et la perversité morales. Nos naturalistes eux-mêmes, à bien y regarder, n’en ont-ils pas le sentiment vague et confus, et, au besoin, ne spéculent-ils pas sur cette vérité d’expérience? M. Zola, du moins, ne veut pas dire autre chose quand il enseigne que George Sand serait l’empoisonneur, et que Pot-Bouille ou l’Assommoir, en comparaison de Valentine et d’Indiana, seraient des romans moraux. Je crois qu’il se trompe et je crois aussi qu’ordinairement on pose mal cette question de l’immoralité dans l’art. Mais il me suffit ici que ce que l’on craint, ce n’est évidemment pas que les œuvres tombent dans l’indifférence, mais, tout au contraire, qu’en égarant les sympathies elles ne nous fassent perdre, avec les vrais noms, les justes notions des choses.
Nous apprenons par là qu’il n’est pas tout à fait exact de dire, comme on le fait trop souvent, que le personnage sympathique doive être, — et non pas même à la scène, — le parangon de toutes les vertus et l’archétype de toutes les perfections. Quoique criminels, ou même vicieux, ce qui est bien plus remarquable, un héros de drame ou une héroïne de roman peuvent nous être, et nous sont, en effet, nos souvent sympathiques: ainsi d’Othello, par exemple, et ainsi du Roxane. Inversement, et par contre-épreuve. je n’en connais pas un qui nous soit sympathique parce qu’honnête et vertueux : lisez plutôt ce que l’on a si spirituellement appelé les mauvais bons livres. Sir Charles Grandison, par exemple, ou les romans encore de Mme Augustus Craven : Fleurange, le Mot de l’énigme, Eliane.
Il n’est guère plus exact de dire que, pour déterminer les sympathies du lecteur ou du spectateur, il suit nécessaire ou même avantageux que le drame ou le roman, selon le mot consacré, finissent bien. La tragédie classique d’abord et le drame romantique, s’ils se définissent quelquefois, comme Cinna, par exemple, ou comme Cromwell, par la qualité des personnes ou la grandeur des intérêts qu’on y débat, ne se définissent-ils pas aussi souvent, comme Bajazet ou comme Ruy Blas, par l’horreur de la catastrophe? Ou encore : si cette catastrophe a souvent pour objet d’éliminer de l’action le personnage antipathique, n’arrive-t-il pas, au contraire, et tout aussi fréquemment, comme dans Othello, par exemple, ou comme dans Roméo et Juliette, qu’elle frappe directement les personnages sympathiques? Ou bien enfin : n’est-il pas universellement admis que, quand une aventure véritablement tragique, dans quelque monde, aristocratique ou bourgeois, qu’elle soit placée, se dénoue par une machine, aux dépens de la vérité des faits et de la logique des caractères, elle tombe de ce seul fait aux conditions du mélodrame? Au surplus, les œuvres parlent d’elles-mêmes. Si le Cid finit bien, le Misanthrope finit mal. Gil Blas finit, bien, mais Manon Lescaut finit mal Indiana finit bien, mais Valentine finit mal. Le Demi-Monde finit bien, mais la Dame aux Camélias finit mal. Opposera-t-on qu’en un certain sens on appelle finir bien ce que nous appelons ici finir mal? Ainsi, les dernières pages de Manon Lescaut, on le dénoûment de la Dame aux Camélias, rétablissent dans leurs droits la loi sociale et la morale: voilà finir bien. Ce n’est pas là répondre, mais plutôt tourner la question, qui est celle-ci : Quand nous rencontrons dans le drame ou dans le roman des personnages sympathiques, la sympathie qu’ils nous inspirent dépend-elle de l’événement heureux ou malheureux qui dénoue leur histoire? En aucune façon;, et c’est tout ce que veulent prouver bs exemples que nous rappelons.
En quoi donc et par où nous sont-ils sympathiques? Le nom qu’on leur donne me paraît une réponse assez claire. Ils nous sont sympathiques dès qu’ils touchent notre sensibilité, comme ils cessent de l’être aussitôt qu’ils ne l’ébranlent pas. Sensibilité, sensiblerie, sentimentalisme, sentimentalité, rien n’est plus facile que de brouiller tous ces mots ensemble et d’en plaisanter agréablement. Il le serait beaucoup moins de démontrer que ce n’est pas notre sensibilité que doivent atteindre à fond les personnages sympathiques. Aucune situation, dans le drame ou dans le roman, n’est forte ou touchante par elle-même et par elle seule : elle ne le devient qu’en raison de l’intérêt sensible que nous prenons aux personnages dont le destin y est engagé. Pareillement, aucun personnage ne nous est sympathique par hypothèse ou par définition : il ne le devient qu’en raison des motifs que l’on nous a donnés de nous intéresser à lui. La plus grande valeur d’une rencontre ou d’une situation dépend des préparations qui nous l’ont rendue nécessaire et, par conséquent, désirée : tout de même, nos sympathies se déterminent à peine sur la nature des actes, et principalement sur les circonstances qui les ont justifiés. Harpagon n’est pas sympathique, mais Shylock le devient incontestablement quand il prononce la tirade célèbre : « Est-ce que le juif n’est pas nourri des mêmes alimens, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, refroidi par le même hiver, échauffé par le même été qu’un chrétien? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas? et si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas? et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas? «C’est que l’art ou le génie du poète nous a montés en quelque sorte à l’unisson des sentimens et des passions du personnage. Toute la psychologie du personnage sympathique est là. Quel qu’il soit par ailleurs, criminel ou vertueux, heureux ou malheureux, homme ou femme, jeune ou vieux, laid ou beau, riche ou pauvre, il s’agit de pénétrer assez avant en lui pour y découvrir un sentiment si général à la fois et si particulier, si profondément humain et si caractéristique de son originalité morale, que sa cause devienne la nôtre et que nous nous sentions comme incarnés en lui. Rien autre chose ne le rend sympathique, mais il suffit de cela pour nous le rendre sympathique, et jusque dans le crime. La Phèdre de Racine et le Macbeth de Shakspeare en sont de mémorables exemples. Que maintenant le public s’en rende compte ou non, qu’il prenne souvent l’intention pour le fait et l’artifice pour l’art, voilà du moins ce qu’il demande quand il demande au poète des personnages sympathiques. En a-t-il cependant le droit? la dignité de l’art peut-elle s’accommoder de l’exigence? et, plus généralement, le public a-t-il quelque compétence aux choses d’art?
C’est se demander tout simplement qui des deux est fait pour l’autre, l’homme pour l’art, ou l’art pour l’homme? Le public, pour sa part, n’a pas là-dessus l’ombre sentiment d’un doute. Il est convaincu qu’il a le droit entier de juger l’artiste. On voit des gens qui n’oseraient se prononcer sur un travail de charpente ou de serrurerie professer des opinions, comme on dit, très arrêtées, sur le naturalisme ou l’idéalisme dans l’art. Tel homme d’esprit qui ne s’aventurerait pas à donner un avis sur une fourniture de toile à voile ou de laine à matelas juge néanmoins, du fond de son fauteuil à la Comédie-Française, ou du coin de son feu, que le roman du jour est mauvais et la pièce détestable. Il n’est pas enfin jusqu’au moindre commis marchand, lequel sourirait de pitié si le client qu’il sert disputait de l’apprêt d’un satin ou du cati d’un drap, qui pourtant n’hésitera pas à formuler son arrêt, péremptoire et sans appel, sur les Méditations elles-mêmes ou la Légende des siècles, sur Lamartine et sur Victor Hugo. En vérité, comme si l’art était au monde la seule chose dont on pût parler sans en rien connaître, ni se donner seulement la peine d’en rien apprendre! Comme si tout homme qui a des yeux ou des oreilles y apportait, pour ainsi dire, une compétence infuse! et que notre jugement, partout ailleurs chancelant et trompeur, fût, en matière de peinture ou de poésie, investi du privilège d’infaillibilité !
Comment, par quelle affectation de dédain transcendant, les artistes répondent à ces prétentions du public, on le sait. L’artiste seul, à les en croire, serait juge de l’art. Il n’y aurait d’opinion qui comptât pour lui que celle de ses pairs ; et le moindre témoignage d’un rival de gloire et de popularité l’assurerait plus fermement de la valeur de son œuvre que les applaudissemens de toute une salle soulevée par le délire de l’admiration. C’est dommage toutefois qu’en général, pour parler de la sorte, il faut que l’artiste ait échoué. Car, au contraire, lorsqu’ils ont réussi se targuent-ils assez de l’approbation du public ! Font-ils assez bon marché du sentiment de leurs pairs! Et se raillent-ils assez de ces règles de l’art sur lesquelles on prétend les juger! La foule n’est plus alors ce ramassis de courtauds de boutique et d’amateurs incompétens : c’est un tribunal, un tribunal incorruptible, le seul tribunal de qui l’on s’honore de relever. Ah! vraiment oui! les juges de l’art sont bien reçus s’ils jettent une note discordante au milieu du concert des éloges, et les hommes du métier proprement accommodés s’ils signalent une faute contre les lois du genre. Il faudrait pourtant s’entendre une bonne fois. Si le public a raison quand il applaudir, n’aura-t-il pas aussi raison quand il siffle? L’artiste, s’exposant de lui-même, et sans y être contraint par aucune obligation, au jugement du public, ne devra-t-il pas être tenu de s’y soumettre en toute circonstance, et de le subir sans en murmurer? Et la grande règle de toutes les règles étant enfin de plaire, comme dit Molière, n’aura-t-on pas véritablement violé toutes les règles en une, du moment que l’on aura déplu ?
Voilà bien la grande règle, en effet; celle du moins que, pendant longtemps, on a considérée comme telle; et nous touchons le fond du débat. Ce que le public demande à l’art, ce n’est pas tout à fait de lui complaire, mais qu’il puisse du moins, lui public, s’y plaire. On n’ouvre pas le roman qui vient de paraître pour y chercher des raisons de trouver la vie plus triste; on ne va pas au théâtre avec l’espérance de joindre un nouveau motif aux motifs que l’on peut avoir déjà de se plaindre des hommes. Cependant c’est justement ce que voudrait le naturalisme. L’art n’est pas fait pour plaire, selon son esthétique; il l’est même si peu qu’une œuvre qui plaît a, pour cette seule raison, manqué son but. L’art est l’imitation de la nature, qui est mauvaise; la reproduction de la vie, qui est cruelle; et l’expression de l’homme, qui est féroce. Toute œuvre donc qui représentera l’homme sympathique, la vie facile, et la nature clémente, sera nécessairement mensongère et sortira de l’art. Admettons avec eux que le monde soit mauvais. Beaucoup de personnes alors prétendront que c’est justement parce que ce monde est mauvais
Qu’il a fallu s’en faire un autre, et l’inventer;
et que cet autre monde est le monde de l’art. L’art nous apparaîtra
comme une conquête de la sensibilité sur la nature, de même que la
moralité, par exemple, est une victoire de la volonté sur les instincts
et les appétits. Il aura son origine dans le besoin que nous éprouvons
de faire quelquefois diversion et trêve aux soucis de la vie; il aura pour
but la constitution d’un ordre idéal où chaque chose soit à sa place,
à sa place et dans son rang. Et nul n’aura le droit de combattre cette
conception de l’art, parce qu’autrement il n’y aurait plus d’art, et l’art
ne serait qu’un avec la science. S’il ne s’agissait que de « constater
l’homme, » la psychologie pourrait y suffire. S’il n’était question que
de résoudre des problèmes sociaux, l’économie politique n’a pas été
inventée pour autre chose. Et si le but de l’art était enfin de « manifester les causes permanentes et génératrices » des choses, la science
remplit déjà l’office, et le remplit incomparablement mieux. Cette prétention toute moderne de faire concourir l’art au même but que la
science est vaine, et elle est tout aussi dangereuse que la prétention
de le faire concourir, comme on l’a voulu quelquefois, au même but
que la morale ou la prédication. L’objet de l’art n’est pas d’enseigner,
mais de plaire, au sens large où jadis on entendait le mot. Le public
a donc raison de vouloir des œuvres qui lui plaisent. Il est d’ailleurs
bon juge de son plaisir, et son incompétence ne se trahit que dans les
jugemens qu’il prétend porter sur la qualité, la nature, et les causes
de son plaisir.
C’est qu’il n’y a rien de si délicat que de classer les plaisirs entre eux, de si difficile que d’en déterminer exactement la nature, rien de plus aventureux que de les vouloir assigner chacun à sa juste cause. Le plaisir que nous éprouvons à satisfaire un appétit n’est évidemment pas le même plaisir que nous éprouvons à saisir, par exemple, une vérité nouvelle : ont-ils seulement une commune mesure? Le plaisir que nous ressentons à voir jouer Tartufe n’est pas le même que nous ressentons à voir jouer Britannicus. Il y a mieux, et si c’est un plaisir d’une nature et d’une qualité déterminée que nous éprouvons à voir jouer Tartufe, il est assurément d’une autre nature et d’une autre qualité à voir jouer le Légataire universel, comme il est autre encore à voir jouer Britannicus et certainement autre à voir jouer Polyeucte. Mais quelque définition que l’on donne du plaisir et quelque hiérarchie des plaisirs entre eux que l’un essaie de constituer, il n’est du moins pas douteux que les plaisirs de la sympathie tiennent un rang très élevé dans cette hiérarchie, le premier peut-être à de certains égards, et pour bien des raisons, faciles à donner.
On peut prouver la dignité morale et l’importance esthétique de la sympathie en plusieurs manières. On peut établir d’abord qu’elle est, sous ses formes les plus élevées comme dans ses manifestations les plus humbles, le principe même, l’âme diffuse, en quelque sorte, et l’ouvrière cachée de la vie sociale. Par une rencontre singulière, qui mérite bien d’être signalée, ce sont, les positivistes qui l’ont fait avec le plus de force; et c’est M. Taine qui, dans sa Philosophie de l’art, a le plus solidement démontré que les œuvres de l’art étaient d’autant plus hautes qu’elles exprimaient mieux ce « caractère bienfaisant » et cette « unique, faculté d’aimer. » Une autre manière est de consulter l’histoire, et de constater qu’entre les grands artistes, ceux-là précisément ont le plus créé qui ont le plus aimé, c’est-à-dire dont la sympathie s’est le plus largement, le plus généreusement étendue à tout ce qui est humain. Racine a plus créé que Corneille. Shakspeare a mille âmes et Goethe n’en a qu’une : ce grand esprit, si curieux de tout ce qui se saisit par la seule prise de l’intelligence, a manqué de sympathie. Une troisième manière enfin serait de faire voir que les personnages le plus sympathiques nous sont ceux dans l’âme de qui le poète est descendu le plus profondément; et qu’ainsi la sympathie qu’ils nous inspirent est une suite immédiate, un effet direct, une conséquence nécessaire de leur nouveauté psychologique et de leur originalité morale. Une résolution quelconque n’est en réalité que le total visible d’un nombre presque infini de sentimens accumulés. Un monstre, au moral, est un homme aux sentimens successifs de qui nous ne pouvons nous substituer et dont les actes, pour ainsi dire coupés de leurs origines, éclatent à nos yeux sans justification et sans cause. Tels sont les personnages du drame romantique : tel est le François Ier du Roi s’amuse, tel est le don Salluste de Ruy Blas. Mais, au contraire, dès que nous avons saisi les mobiles d’un acte et que, sans excuser toutefois l’acte lui-même, s’il est moralement mauvais, nous avons reconnu cependant que les mobiles en étaient dans la nature et dans la vérité, le personnage nous devient déjà sympathique. Tels sont les héros de la tragédie de Racine; telle est l’Hermione d’Andromaque, telle est l’Agrippine de Britannicus, et telle est la Roxane de Bajazet. Et quand enfin au crime même, à quelque degré que ce soit, il se mêle un élément moral, c’est-à-dire un sentiment non-seulement naturel, mais généreux, mais délicat, mais louable dans son principe, alors nos sympathies accompagnent le personnage dans l’extrémité du malheur et le suivent jusque dans le châtiment. Tels sont les personnages du drame de Shakspeare : tel est Othello, par exemple, ou tel est Macbeth. C’est la fatalité du théâtre ancien qui reparaît dans le théâtre moderne, et le criminel y est redevenu, comme autrefois, plus malheureux que coupable. On s’apercevra sans doute, si l’on y veut bien réfléchir, qu’il n’en va pas autrement dans l’histoire, et dans la vie, par conséquent, elle-même, que dans la littérature et dans l’art.
Il résulte de là qu’en demandant au poète, à l’auteur dramatique, au romancier des personnages sympathiques, bien loin de leur demander rien, comme le croient les esprits forts, qui soit contradictoire aux exigences de l’art, c’est précisément, et d’instinct, un désir, un souhait, un vœu que l’on forme intérieurement de les voir s’y soumettre. Mais on peut aller plus loin encore. Et si l’on considère que le public, au grand dépit des esthéticiens du pessimisme, n’a peut-être jamais été plus que dans notre temps curieux de personnages sympathiques, il est permis de croire que sa curiosité procède justement d’un sentiment très vague, mais très délicat, et d’une intelligence très confuse, mais très saine, des conditions nouvelles faites à l’art moderne par le progrès des siècles et la croissante complexité de la vie.
Jusque dans la poésie même, en effet, depuis tantôt cent ans passés, la sympathie n’est-elle pas devenue le principe intérieur de l’art ? Je ne parle pas de cette sympathie dont le poète s’est ému de nos jours pour les souffrances et les joies de celui que nos Français du XVIIIe siècle, à l’imitation des Grecs et des Romains, eussent appelé volontiers le barbare. Je pourrais en parler, car enfin ce que nous avons gagné sur le XVIIIe siècle, c’est d’avoir compris ou senti que notre littérature nationale, quoique universelle, n’avait pas cependant épuisé la source des émotions humaines. Si le mot de couleur locale, dont on a fait, dont on fait encore tant de bruit, signifie quelque autre chose que la capacité de reproduire ce qu’il y a de plus matériel dans la forme et dans la couleur, il exprime le pouvoir de comprendre, à force de sympathie, ce qu’il y a de diversité, selon les temps et selon les lieux, sous et dans l’apparente identité du même sentiment. Mais veux parler de cette sympathie particulière, et comme on dit, intime, que le poète éveille en nous par la seule manifestation de sa propre personnalité. Une grande révolution littéraire s’est accomplie le jour où l’auteur des Confessions a conquis pour le poète le droit de montrer l’homme à l’homme, sans interposition de personnes fictives et sans le secours d’une fable imaginaire. Si Corneille a souffert, si Racine a aimé, si Molière a pleuré, nous avons pu le deviner, ils ne nous en ont du moins rien dit ; mais le poète des Méditations nous a confié jusqu’aux secrets dont il n’était pas le seul maître ; le poète des Feuilles d’automne et des Contemplations, jour par jour, a inscrit l’histoire de sa vie dans ses vers ; et le poète des Nuits a pris le monde à témoin de ses amours trompées. Qui ne voit que c’est à notre sympathie qu’ils ont fait appel ? à notre expérience commune des misères de la vie qu’ils se sont adressés? à ce qu’il y a de capable en nous de ressentir avec eux la tristesse des douleurs et le triomphe des joies qu’ils ont chantées? C’est ce que n’ont pas compris les Charles Baudelaire. Ils n’ont pas vu que ce que nous aimions dans ces grands poètes, c’était la répercussion en eux et la multiplication de nos propres sentimens. Ils ont cru que nous les suivrions à leur tour dans leurs paradis artificiels et que nous confondrions avec les rêves du poète les hallucinations du mangeur de haschich. Ils se sont trompés; et pourquoi se sont-ils trompés? Pour n’avoir pas reconnu l’importance esthétique de la sympathie.
Mêmes remarques à faire sur le roman de mœurs, et qui expliquent en même temps l’étendue de son domaine, avec la force de son empire. Enfermés chacun que nous sommes, et comme emprisonnés dans le cercle de notre condition, ce que nous avons goûté du roman de mœurs, qu’est-ce autre chose que ce qu’il nous apportait d’informations sur ce vaste monde, au milieu duquel nous vivons plus ignorans de ceux qui sont avec nous les enfans d’un même sol que des mœurs des Germains, peut-être, au temps de l’historien latin, ou que de la psychologie des nègres du Congo? Mais, comment on vit dans ce milieu social où la sécurité du lendemain est à la merci d’un chômage, et quelquefois de l’indisposition d’un jour ; et comment encore, à l’extrémité de l’échelle, dans cet autre milieu où la facilité de satisfaire le désir en a comme émoussé l’aiguillon : voilà ce que nous cherchons dans le roman de mœurs. Et voici ce que nous aimons à y trouver : une sorte de supplément à la très petite et très imparfaite expérience que nous avons de la vie; l’analyse de ce que deviennent les sentimens moyens quand ils passent d’un milieu dans un autre, la réfraction qu’ils y subissent, la forme et la couleur imprévue qu’ils en prennent; ce qu’il arrive enfin de l’homme selon les circonstances où le hasard, la fortune, la nécessité, ses propres fautes, sa propre volonté le placent, et ce qui subsiste en lui de très semblable à ce que nous sommes tous, en même temps que ce qui s’y engendre de très personnel à lui-même et de très particulier à sa condition.
A plus forte raison au théâtre. Car, dans une salle de spectacle, la communication qui s’établit d’elle-même entre les hommes assemblés nous empêche de faire à l’autour dramatique ce que nous consentirions de concessions au romancier, ce que nous en avons consenti, par exemple, à l’auteur de Madame Bovary. Si cependant, à la grande rigueur, on conçoit que l’élément sympathique puisse être absent de la comédie de caractères, et si l’on admet qu’il puisse être suppléé dans la comédie d’intrigue par l’intérêt de curiosité pure, il ne peut être remplacé par rien, encore moins faire absolument défaut dans la comédie de mœurs. A mesure que vous approchez vos personnages de la condition du spectateur, et que vous prétendez faire du théâtre une plus fidèle, plus exacte, plus minutieuse observation de la vie, j’ai le droit d’exiger qu’en effet, il y ait plus en eux de ce que je sens en moi, et qu’il me soit plus aisé d’entrer dans leurs sentimens.
Il n’importe pas beaucoup après cela que le public y soit trompé quelquefois, et que, comme il est arrivé si souvent, sa faveur s’égare sur une apparence, une ombre, un fantôme de personnage sympathique: l’aimable mais insignifiante ingénue des comédies d’Eugène Scribe et le brave mais ridicule capitaine des mélodrames du boulevard. Tout s’imite. Il y a une contrefaçon de la force qui ne consiste guère que dans la grossièreté : tout de même il y a des artifices pour donner le charge au public sur ses propres sympathies. La mère à qui l’on a pris son enfant, le père dont on a déshonoré la fille, l’ouvrière séduite, le mari trompé, l’épouse trahie, le fils naturel, que sais-je encore! voilà ce qu’on appelle vulgairement des personnages sympathiques, et je ne veux pas nier qu’on en ait singulièrement abusé qu’on en abuse étrangement tous les jours. Mais cela même, bien loin de contredire, ou de contrarier la définition, n’exige seulement pas qu’on l’élargisse, et la confirmerait au besoin. Car il est évident qu’on n’abuserait pas de ces personnages sympathiques si d’autres n’en avaient usé les premiers avec succès. Il est évident que les mêmes types ne reparaîtraient pas sur la scène, à intervalles fixes, non plus que dans le roman, s’ils ne reparaissaient pas aussi bien, avec la même constance et la même régularité, dans la réalité de la vie. Et il est évident qu’ils ne renaîtraient pas ainsi périodiquement parmi nous comme de leurs propres cendres s’ils n’exprimaient quelque chose d’éternellement humain.
Avant donc de louer les audacieux d’avoir brisé les conventions, il est bon d’examiner à quoi les conventions répondent. On s’aperçoit alors le plus souvent, pour peu qu’on se soit efforcé d’en approfondir le sens, qu’elles ressemblent beaucoup « à des rapports nécessaires qui dériveraient de la nature des choses, » ce qui est la meilleure définition que l’on ait jamais donnée des lois. Je ne sais si je l’aurai pu montrer, — à l’occasion du personnage sympathique, — aussi clairement que je crois le voir moi-même. On aura compris du moins que cette question, si simple en apparence et d’une solution si prompte, était à vrai dire extrêmement complexe. Elle dépend de vingt autres questions et vingt autres questions en dépendent. Si le lecteur a reconnu la liaison et que le principe même de l’art était engagé dans le procès des Agnès du théâtre de Madame et des Iago de l’Ambigu-Comique, c’est beaucoup, et pour le reste... il l’excusera sur la difficulté de la matière.
F. BRUNETIERE