Revue littéraire - Le Roman collectif

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Revue littéraire - Le Roman collectif
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 438-449).
REVUE LITTÉRAIRE

LE ROMAN COLLECTIF

Aux époques où la sève abonde dans les littératures toutes neuves, il faut de vastes compositions pour satisfaire le besoin d’imaginer qu’ont les auteurs et la curiosité d’un public qui n’est pas encore blasé. Les Grecs, spectateurs de tragédies, n’avaient pas leur compte à moins qu’on ne leur donnât trois pièces, voire quatre se faisant suite ; les épiques anciens embrassaient tout un cycle d’aventures et nos faiseurs de chansons de gestes, ayant chanté les héros, accompagnaient encore les fils de ces glorieux pères dans leur carrière merveilleuse ; les deux peintres déroulaient dans leurs fresques toute une légende pieuse, toute la vie d’un saint. Faut-il croire que nous revenons à ces temps d’abondance facile et d’heureuse fécondité ? C’est aux romanciers d’aujourd’hui que nous devrions ce retour aux pratiques d’autrefois. Très différens de tels conteurs d’hier, qui se déclaraient incapables de remplir sans longueurs les dix pages d’une nouvelle, ils se trouvent à l’étroit dans le cadre d’un seul volume, et leurs récits, qui se déroulent à travers beaucoup de temps, exigent beaucoup d’espace. Tandis que M. Paul Adam range sous ce titre général Le temps et la vie[1] une série de romans destinés à nous faire suivre les étapes successives de la vie française au cours du XIXe siècle et que MM. Paul et Victor Margueritte donnent à leurs récits de l’année terrible l’appellation pareillement cyclique de Une époque[2], M. Maurice Barres qualifie de Roman de l’énergie nationale[3] l’espèce de trilogie qu’il vient d’achever. Il est curieux que simultanément plusieurs de nos romanciers les plus en renom aient conçu et réalisé, chacun de son côté et à sa manière, une même entreprise.

C’est signe d’abord que les écrivains d’aujourd’hui n’ont pas tous renoncé aux « longs espoirs » et aux « vastes pensers. » Ceux du moins que nous venons de citer ont éprouvé le besoin de réagir contre nos fâcheuses habitudes d’éparpillement de la pensée, de labeur hâtif et superficiel. Ils ont voulu, dans la maturité de leur talent, tenter une œuvre de trame continue, s’y enfermer, vivre avec elle, afin d’arriver à cet effet de puissance qui ne s’obtient pas sans un effort de patience : on ne saurait trop les en louer. C’est preuve ensuite qu’un filon nouveau s’ouvre pour le roman. Certes, on s’était avisé, même de nos jours, d’écrire des romans en plusieurs volumes, d’en composer des séries qui s’enchaînent, et aussi de découper notre histoire en chapitres et en livres. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit. À toutes les variétés déjà connues du roman, il faut désormais ajouter une espèce nouvelle, voisine du roman historique, mais qui ne se confond pas avec lui : c’est le roman d’histoire et de psychologie collectives, ou, pour parler plus court, le « roman collectif. » L’auteur des Lettres de Dupuis et Cotonet voulant définir le genre intime, avouait n’avoir jamais pu découvrir ce que c’était. « Les romans intimes sont tout comme les autres ; ils ont deux volumes in-octavo, beaucoup de blanc ; ils ont une couverture jaune, et ils coûtent quinze francs. » Les romans collectifs coûtent trois francs cinquante par volume, ils sont imprimés en texte compact et en caractères illisibles ; ce n’est pas par là qu’ils se distinguent des autres. Mais certains traits qui leur sont essentiels les en différencient et par exemple en feraient justement le contraire du genre intime.

On sait quelle a été la fortune du roman dans le siècle qui vient de s’écouler : on n’imagine guère production plus abondante, plus brillante, plus variée et plus riche. Peut-être serions-nous tentés de dire qu’après cent ans de fécondité, un genre est exposé à subir un moment de crise même passagère, même légère. Mais les romanciers ne nous le pardonneraient pas ; et je sais trop ce qu’il m’en a coûté pour m’être hasardé un jour à parler d’une possible « usure » du roman. Quelle levée de boucliers ! On réserve aux poètes la réputation d’être irritables ; c’est faire tort aux prosateurs. N’admettons donc ni que le roman puisse s’user ni qu’un romancier puisse se fatiguer. Mais on nous permettra de noter sans aucune espèce d’intentions méchantes qu’entre les diverses formes auxquelles se prête le roman, il en est pour lesquelles, après un certain temps, le public montre moins de goût. Hâtons-nous encore d’ajouter que, même dans une forme moins en vogue qu’une autre, il y a place pour des chefs-d’œuvre et que le génie individuel des conteurs est au-dessus des reviremens de la mode. Ces sûretés prises, rien ne nous empêchera plus de faire librement l’énumération des courans qui en ce dernier demi-siècle ont semblé l’emporter tour à tour dans la littérature, au chapitre des romans.

Le roman romanesque et sentimental, à la manière de George Sand et d’Octave Feuillet, est le premier qui ait eu à souffrir des tendances qui ont alors dominé. C’est contre lui que l’école réaliste a dirigé tout son effort ; il a été le pelé, le galeux, sur lequel on n’a cessé de crier haro ! Bel exemple de l’exclusivisme des écoles ! Du coup, toute une catégorie de lecteurs, les femmes et les jeunes gens, c’est-à-dire la clientèle la plus importante des romanciers, s’est trouvée privée du genre de plaisir qu’elle avait coutume d’aller chercher dans le roman. Pendant plus de vingt années, le roman d’observation a lui seul accaparé toute la place : les Goncourt, Daudet, Maupassant, M. Zola se sont uniquement souciés de nous donner une image telle quelle de la société contemporaine. Comment ils ont compris leur œuvre et comment ils y ont réussi, nous n’avons pas ici à le rechercher. Toutefois, curieux qu’ils étaient de toutes les formes de la vie, il en est une qu’ils avaient totalement oubliée : c’est la vie de l’esprit. Le roman de psychologie vint à son heure pour combler cette lacune. À côté de ces genres principaux, des espèces plus frêles trouvaient encore à vivre. De M. Halévy à Gyp et à M. Lavedan, des écrivains ingénieux paraient de fantaisie et de gaminerie le roman parisien. Et dans le temps où l’ironie s’insinuait partout, elle égaya les romans de M. Anatole France et de M. Barrès. Mais romans de mœurs ou de psychologie, de parisianisme ou d’ironie, ils avaient tous un caractère en commun : c’est qu’ils s’enfermaient dans le cercle, souvent fort étroit, de la vie contemporaine ; tous les regards se concentraient sur la seule actualité ; on n’apercevait rien au delà ; il semblait que le monde fût né d’hier. Ajoutez que le théâtre, depuis l’échec du genre historique, se bornait, lui aussi, à l’étude des types contemporains et des questions actuelles. Enfin l’histoire, à laquelle on avait dû pendant la première moitié du siècle une si prestigieuse résurrection des époques disparues, sortait presque entièrement de la littérature pour rentrer dans l’érudition. Les maîtres qu’on y rencontrait encore, tels que Taine, Renan, Fustel de Coulanges, faisaient œuvre de penseurs plutôt que de peintres. C’est dire que pendant une longue période, une faculté est restée sans emploi : l’imagination. Une des fonctions essentielles de la littérature a été délaissée : l’évocation pittoresque du passé.

En littérature comme ailleurs la loi est celle de l’équilibre : aussi était-il inévitable qu’il se produisit une rentrée en scène de l’imagination. Cela explique que, depuis quelque temps, le goût se soit si furieusement déclaré pour tout ce qui nous remet sous les yeux les aspects du passé. Le mouvement a commencé par la publication des « Mémoires » relatifs à l’Empire. Les Mémoires de Marbot ont eu plus de lectrices et ont défrayé plus de conversations de salon que les plus mondains des romans d’amour. L’impulsion était donnée : à la manie de la modernité a succédé la passion du rétrospectif. L’histoire est redevenue narrative et pittoresque, soit que M. Houssaye nous fit suivre, étapes par étapes, les dernières campagnes de Napoléon, heure par heure sa dernière bataille, ou que M. Albert Vandal nous présentât le tableau de la France du Directoire. L’anecdote, le détail intime, tout ce qui nous permettait de reconstituer dans son cadre exact la vie d’autrefois, était assuré de trouver notre curiosité en éveil : les études de M. Frédéric Masson sur la famille impériale, celles de M. Lenôtre sur le Paris révolutionnaire, celles de M. de Nolhac sur Marie-Antoinette, celles de M. Frantz Fünck-Brentano sur l’affaire du Collier, répondaient au ‘même besoin. Et nos lecteurs nous rappelleraient, si nous oubliions de les mentionner, les pages si brillantes et si vivantes que Mme Arvède Barine consacrait ici même à la Jeunesse de la Grande Mademoiselle. Cet impérieux désir de s’échapper hors de l’époque pré- sente est aussi bien la première cause du prodigieux accueil fait à des œuvres telles que Cyrano de Bergerac et Quo vadis qui, en d’autres temps, n’auraient eu probablement que le succès auquel leurs mérites leur donnaient droit. Le roman français devait à son tour subir l’influence générale : l’histoire allait en reprendre possession-et, puisque d’ailleurs elle n’y était pas une nouvelle venue, s’y retrouver chez elle.

À ce goût renaissant pour l’histoire s’est ajoutée récemment une autre influence, due à la transformation des études psychologiques. On comprend sans peine que psychologie et roman doivent se modifier de façon parallèle. La psychologie [était jusqu’à ces derniers temps restée individuelle ; elle s’était seulement, vers le milieu du siècle, aidée de la physiologie, ou plutôt elle s’y était asservie ; et cela explique que le roman, dans l’école naturaliste, se soit fait si souvent pathologique et médical. A l’heure actuelle, une science nouvelle est en train de se constituer, qui poursuit, non plus dans l’individu mais dans la collectivité, l’étude des phénomènes de l’esprit. A défaut de résultats très précis, difficiles à obtenir dans des matières si complexes et dans des recherches si neuves, elle est parvenue déjà à fixer quelques points qu’on peut considérer comme acquis. Elle a tout au moins défini son objet. Un groupe. — foule ou public, assemblée ou corps constitué, province ou nation, — a une âme qui n’est pas la somme de toutes les âmes qui la composent, mais qui en est plutôt la résultante. Cette âme a ses vertus, et ses défauts, ses générosités et ses cruautés ; elle a ses momens d’élan sublime et d’enthousiasme, comme ses périodes de lassitude, de malaise et de folie. Elle a ses lois de formation et de développement, étant déterminée elle aussi par le moment et par le milieu. Elle subit la double pression des influences ambiantes et des influences antérieures. L’hérédité, notion si obscure, si incertaine quand il s’agit des individus, s’appelle la tradition quand il s’agit des peuples et constitue une des forces qu’il est le plus chimérique et le plus dangereux de méconnaître. Dans un même pays, dans une même province, dans une même classe sociale, se manifestent des façons de sentir et de penser, qui non seulement sont communes à tous ceux qui en font partie, mais qui résultent de ce qu’ils sentent et pensent en commun. Dans une même époque s’établissent des courans d’idées, des courans de sensibilité. Comme les âmes individuelles ont concouru à former cette âme universelle, à leur tour, elles sont modifiées par elle, en reçoivent l’empreinte ou réagissent contre elle. Il y a ainsi une psychologie de la France révolutionnaire, impériale, monarchique, républicaine. La France est une personne, qui a son génie, sa sensibilité, ses façons d’agir et qu’on peut donc mettre en scène comme un personnage de drame, décrire et analyser comme un personnage du roman. Il y a une psychologie de l’Armée, il y en a une du Parlement. Certains phénomènes ne s’expliquent dans ces groupes que par l’échange et par le contact, et deviennent l’objet même d’un roman qui envisage la collectivité. Ainsi, retour à l’histoire pittoresque, progrès de la psychologie collective, tel est le double mouvement d’où est sorti le roman collectif.

Les deux livres déjà parus de M. Paul Adam, la Force, l’Enfant d’Austerlitz, nous en offrent un premier spécimen. La France a été en 1792 exaltée par le devoir patriotique de la défense du sol envahi, enivrée ensuite par ce rêve de gloire dont l’Empereur avait enchanté les imaginations. Ce sont ces deux périodes de la vie française que M. Paul Adam retraçait dans la Force : évocation souvent puissante de vie tumultueuse, de frénésie dans l’action et dans la jouissance. Le colonel Bernard Héricourt est tué devant Presbourg ; son fils, Omer, né un lendemain de victoire, est celui qu’on appelle « l’Enfant d’Austerlitz : » sur quels spectacles se promèneront ses yeux, quelles leçons l’âme de l’adolescent recevra-t-elle des hommes et des choses ? L’épopée impériale s’achève dans la déroute et se dénoue par l’invasion. L’ancienne société rentre en France, y ramène ses préjugés, y installe ses rancunes. Les survivans de la grande équipée y sont réduits au rôle de conspirateurs, pêle-mêle avec les jacobins impénitens et les fanatiques de l’idée humanitaire. En face de la Congrégation, dont tout le monde parle et qu’on feint de redouter, grandit dans le secret la Franc-Maçonnerie. Omer, qui trouve dans son entourage bariolé et dans sa nombreuse famille des représentans de toutes les tendances, est tiraillé en tous sens et s’oriente mal à travers ces influences contradictoires. On l’a mis dans un collège de jésuites, et l’éducation qu’il y reçoit ne fait pas de lui un croyant, mais détruit en son âme les ardeurs belliqueuses. Il songe à prendre l’état ecclésiastique ; l’ambition qui jadis poussait les hommes à l’aventure sur les champs de bataille, il imagine qu’il pourra la contenter par des intrigues de diplomatie cléricale. Une ombre s’étend sur la France endolorie : les espérances avortent, l’élan se brise, les voix s’assourdissent, les caractères s’amollissent ; le fils du conquérant est un adolescent débile, l’enfant de la victoire est un vaincu.

Il s’en faut que le nouveau livre de M. Paul Adam soit aussi bien venu que le précédent. On y retrouve par endroits les qualités d’évocation pittoresque qui sont celles de cet auteur de grand talent : plusieurs scènes, un épisode de la retraite de Russie, la soudaine apparition des Cosaques, le retour de Louis XVIII, l’exécution des sergens de La Rochelle sont d’un saisissant relief. Le décor, le costume sont indiqués par des détails curieux. Mais l’ensemble ne prend pas vie, reste hésitant et confus. Que de longueurs ! Que de développemens inutiles ! Il y a trop de puérilités, même pour l’histoire d’un enfant. Omer prenant conscience de sa personnalité en mangeant du bœuf ou du biscuit, Omer se connaissant une âme de maître parce qu’il fouaille un âne qu’on lui a donné pour ses étrennes, Omer prenant le goût de la feinte parce qu’il s’est maintenu à cheval contre les règles de l’équitation, quelles inventions compliquées et bizarres ! Il y a trop d’épisodes sensuels, surtout pour l’histoire d’un enfant. Et, en dépit de quelques trouvailles heureuses, combien ce style chargé, contourné, tourmenté est pénible et reste obscur ! Que de redites ! Quelle fatigue pour le lecteur à la recherche d’une idée qu’il ne voit pas se dégager de cet entassement de matériaux ! Ce qui manque surtout à M. Paul Adam, et qui cette fois était une nécessité même du sujet, c’est la pénétration et la subtilité psychologiques. Habile à brosser un tableau avec une sorte de fougue et d’emportement, il sait mal se débrouiller à travers les complexités de la vie morale. La lecture de cette œuvre touffue, compacte, énorme, vous laisse fourbu et déçu.

Au surplus dans un roman tel que l’Enfant d’Austerlitz la vie collective n’apparaît qu’à intervalles ; ce livre est de tous ceux que nous analysons ici celui qui se rapproche le plus de l’ancien type du roman historique : nous y suivons la série d’influences diverses qui venues de tous les coins d’une époque aboutissent à former le caractère d’un individu. Certes c’est à l’âme française que nous nous intéressons plus qu’à celle d’Orner Héricourt ; et c’est moins à ce jeune homme lui-même qu’à la société où il est engagé. Mais nous ne voyons pas clairement ce qui fait la vie en commun de cette société. La faute est ici non pas à l’auteur mais aussi à l’époque où se place son récit pendant les premières années de la Restauration. En effet c’est dans les heures critiques que se manifeste l’âme collective. En dehors des momens de convulsion et de bouleversement, le lien social est peu apparent ; même il arrive qu’il se relâche, que nous perdions conscience de ce qui nous unit et que chacun de nous retourne aux suggestions de son individualisme. Mais que la menace d’un danger se lève à l’horizon, alors la communauté des intérêts refait celle des sentimens. Les raisons que nous avons de nous rapprocher et qui viennent du plus profond de nous-mêmes, du plus lointain de notre histoire, prévalent sur les malentendus passagers et superficiels. Les âmes recommencent de communier. C’est ce qu’ont bien compris MM. Paul et Victor Margueritte. Quand la frontière est envahie, quand chaque jour se marque par un progrès de l’armée ennemie, quand la question est de savoir ce que sera la destinée d’un peuple entier, il est clair que tout s’efface de ce qui faisait la vie de chacun de nous distincte de celle de ses voisins ; toutes les différences se perdent, tout se mêle et tout se noie dans l’angoisse générale. Mêmes émotions, mêmes craintes, tous les regards fixés sur les mêmes points, toutes les curiosités haletantes dans l’attente de la réponse aux mêmes questions ; de tout cela une seule âme se dégage. La nation tout entière n’est plus qu’un grand cœur vibrant. C’est elle qui vit et nous ne faisons qu’avoir part à sa vie. Les individus, quels que puissent être d’ailleurs leurs mérites ; leurs fautes et peut-être leur action ne sont plus qu’à l’arrière-plan. La scène appartient à l’être collectif, à la France qui se défend, qui lutte, qui souffre, qui s’affole, qui succombe, ou qui se relève.

Aussi les livres de MM. Margueritte sont-ils des spécimens très représentatifs du roman collectif. Nos lecteurs ont trop présent à l’esprit le souvenir de ces beaux récits, le Désastre, — les Tronçons du Glaive, pour qu’il soit besoin de les leur rappeler ; et il y aurait quelque indiscrétion à en faire ici l’éloge. J’insiste seulement sur le rôle qu’on y a donné aux foules. Ce sont elles qui agissent et c’est sur elles que se concentre l’attention. Si, dans le Désastre, le récit était presque uniquement militaire, dans les Tronçons du Glaive, les auteurs nous mènent tour à tour à l’armée et dans la rue, sur le champ de bataille et dans les assemblées envahies par le peuple ; les scènes de la vie politique alternent avec les scènes de la vie militaire. La foule est d’abord un grand enfant, crédule, curieux, badaud, naïf ; être impulsif de sentiment et d’instinct, elle subit toutes les impressions l’une après l’autre et appartient tout entière à chacune, toujours prête à se renier elle-même, à renverser ce qu’elle vient d’édifier, à honnir celui qu’elle vient d’acclamer, agissant au hasard et dans l’aveuglement, sans savoir jamais ni ce qu’elle fait, ni pourquoi elle le fait. A Tours, à Paris, c’est ainsi qu’elle passe sans transition et surtout sans raison des illusions les plus candides aux désespoirs les plus furieux, renverse les gouvernemens, en improvise d’autres, vivant au jour le jour. La foule est folle et elle peut devenir criminelle : dans leur prochain roman, consacré à la Commune, MM. Margueritte auront une belle occasion de nous le montrer. Et enfin il y a des foules héroïques. Ce qui restera sans doute à l’honneur de MM. Margueritte, et qui est en singulière convenance avec le nom qu’ils portent, c’est qu’ils ont su, mieux qu’on ne l’avait encore fait avant eux, nous donner l’impression de cet héroïsme en commun. Nulle part la solidarité n’est si complète que dans une armée en campagne, parce qu’elle est faite ici moins encore par l’existence en commun que par la communauté du danger qui menace l’existence de chacun. Plus efficace en ce sens que les épreuves, les fatigues, les souffrances subies ensemble est l’égalité dans le sacrifice, l’identité devant la mort. Ces armées de la France malheureuse, ballottées au gré d’un commandement incertain, réservées aux plus atroces défaites, MM. Margueritte ont su nous les faire aimer et respecter. Ils en ont aperçu et montré la grandeur, ils ont vu couver en elles la flamme qui, à de certaines heures, allait éclairer de lueurs magnifiques le champ de bataille et du sein de la déroute faire jaillir la gloire. Non contens de nous faire entendre le fracas des armes, de faire passer en nous le frisson de la mêlée, ils évoquent ce que Corneille appelle l’âme du combat. On aime à trouver justement sous leur plume le récit de cette charge de la division Marguerite qui arrachait au vainqueur ce cri : « Les braves gens ! »

C’est un cauchemar que de tels livres nous font revivre ; on les lit le cœur serré, lecture qui fait souffrir et dont on ne peut se détacher. Cette souffrance est bonne. La pire maladie dont un peuple puisse être atteint, est celle de l’oubli. Il faut donc applaudir à l’effort des écrivains qui se donnent pour mission de nous remettre sous les yeux les instans décisifs de notre vie collective. Aujourd’hui, après qu’un espace de temps déjà long nous a permis de retrouver le sang-froid et de cicatriser nos plaies, il semble que nous éprouvions le besoin de nous reporter vers des événemens qui exercent sur nos âmes une attirance douloureuse. C’est un intérêt de ce genre qui s’attachait au récit poignant de M. René Bazin : les Oberlé. Il se fait chez nous une « littérature du souvenir. » Par là se découvre l’utilité du roman collectif, et ce qui lui prête une réelle valeur morale. Puisque c’est par son histoire qu’une nation est constituée, il est bon qu’elle reprenne conscience des heures vécues en commun, de celles où ce qui fait son unité lui est apparu sous la forme la plus aiguë, avec une exceptionnelle intensité.

Les romans que nous avons jusqu’ici étudiés nous reportaient dans le passé. Les auteurs avaient dû dégager des documens écrits la vision des événemens qu’ils y content et la susciter en eux avant de nous la présenter. Avec M. Barrès, nous reprenons pied dans l’époque contemporaine. Son Roman de l’Énergie nationale est une adaptation, non plus de l’histoire, mais des Mémoires au roman. L’écrivain a été témoin de beaucoup des faits qu’il retrace ; parfois même il y a été acteur. Il a coudoyé plusieurs des personnages qu’il met en scène. Il travaille directement sur la réalité. Son œuvre est achevée aujourd’hui, et vue d’ensemble elle apparaît avec une véritable unité. Une même idée circule à travers ces trois volumes, et, si peut-être elle ne suffit pas à en justifier tous les épisodes, elle nous permet du moins de suivre le dessein de l’auteur et de voir comment celui-ci s’achemine logiquement à sa conclusion. Cette idée est l’une de celles qu’avait le plus fortement mises en valeur l’historien des Origines de la France contemporaine ; aussi, par une juste reconnaissance de sa dette, M. Barrès a-t-il voulu que Taine figurât de sa personne dans son premier livre et que son nom revînt si souvent dans les deux autres. L’erreur initiale des révolutionnaires, qu’ils avaient héritée des philosophes et des encyclopédistes, a été de méconnaître la formation historique de notre pays. Ils ont fait table rase du passé, ils ont artificiellement supprimé les réalités que représentait notre tradition ; ils ont légiféré dans l’abstrait. Au contraire, un peuple est dépendant de son histoire ; il ne saurait, sans compromettre son existence même, se jeter violemment en dehors des voies traditionnelles ; pour lui-même, comme pour chacun des individus qui le composent, cette solidarité avec toutes les générations qui se sont succédé sur le même sol est la principale source d’énergie ; c’est dans les profondeurs de ce sol que ses racines vont puiser la sève dont il a besoin pour vivre. Cette idée est celle sur laquelle M. Barrès revient sans cesse, qui lui a inspiré ses meilleurs chapitres et qu’il a trouvé moyen d’illustrer et de rendre sensible par des symboles d’une invention très ingénieuse. Dans l’Appel au Soldat, le chapitre le plus remarquable est celui où il imagine que deux de ses personnages, Sturel et Saint-Phlin, recherchent leurs racines nationales en parcourant la vallée de la Moselle. « Ils s’occupaient à replacer mentalement les individus et les choses dans le milieu historique auquel ils survivent. La motte de terre elle-même qui paraît sans âme est pleine de passé, et son témoignage ébranle, si nous avons le sens de l’histoire, les cordes de l’imagination. » Dans Leurs Figures, la lettre de Saint-Phlin sur une « nourriture » lorraine souligne ce passage : « La plante humaine ne pousse vigoureuse et féconde qu’autant qu’elle demeure soumise aux conditions qui formèrent et maintinrent son espèce durant des siècles. » Telle est l’idée dont M. Barrès, dès son premier volume, poursuivait la vérification en nous faisant assister aux aventures parisiennes de sept jeunes Lorrains déplantés de la terre natale, et, comme il dit, « déracinés ; » l’expression a fait fortune parce qu’elle est juste autant que saisissante. Le jacobin était représenté par Bouteiller, le philosophe, dont nous admirions alors la belle prestance et l’éloquence autoritaire, dont les défaillances et la confusion vont tout à l’heure nous édifier sur la valeur du personnage.

C’est bien un cas de psychologie de l’âme populaire qui fait le sujet de l’Appel au soldat. Comment s’explique, ou du moins dans quelles conditions se produit ce phénomène de la popularité que si souvent on chercherait vainement à expliquer par les mérites vrais de celui qui en bénéficie ? Comment un homme, qui peut d’ailleurs être un médiocre, devient-il l’idole d’une foule ? Sans doute il faut tenir compte de l’habileté des metteurs en scène et organisateurs de l’enthousiasme, de l’efficacité de la réclame et de la puissance de l’argent. Mais il y a autre chose et c’est l’important. Pour qu’un individu soit acclamé par une collectivité, il faut que l’idée qui, à tort ou à raison, s’incarne en lui, se rencontre avec l’obscur désir qui sommeillait au fond des cœurs. Une fibre secrète a tressailli : l’enthousiasme s’est déchaîné ; désormais il se propagera ; il n’y a plus qu’à suivre ses progrès de proche en proche ; et ce n’est plus rien de mystérieux, puisque c’est l’effet connu et la marche régulière de la contagion. Pour quelque temps vous avez en poupe le vent populaire ; période facile où vos fautes mêmes vous profilent et vos maladresses tournent à votre avantage. Mais elle ne dure qu’un instant. Hâtez-vous de réussir ! Ce dont la foule est le plus amoureuse, c’est encore le succès. Vous êtes perdu si vous ne l’avez pas deviné, et cette foule déçue vous fera payer cher votre manque de subtilité.

Enfin, dernier chapitre de psychologie collective, le roman Leurs Figures est une étude de l’âme parlementaire. C’est une vilaine âme, que cette âme-là ; et, s’il faut en croire M. Barrès, le mobile qui sur elle est le plus puissant, c’est la peur. Ici encore M. Barrès est très redevable à Taine ; ce que celui-ci lui a enseigné de la psychologie des assemblées révolutionnaires, l’a aidé à comprendre ce qui se passait dans notre Parlement à l’époque de l’affaire de Panama. Que valent d’ailleurs sur le fond du sujet son information et ses appréciations ? nous n’avons pas à en décider ; nous n’étudions en M. Barrès que le romancier et l’artiste. À ce titre, son devoir est de nous présenter des scènes et des portraits, d’évoquer des images. M. Barrès opère à la manière des peintres. La peur est l’atmosphère où baignent ses figures : leurs tares physiques s’y exaspèrent ; la bile de celui-ci, la graisse de cet autre, la lividité, la rougeur congestionnée y apparaissent dans un jour cru ; nous notons comment chacun se comporte en conformité avec son tempérament, l’un sanguin réagissant par un emportement brutal, un autre nerveux et se raidissant, d’autres sitôt réduits à l’état de loque humaine. Le [romancier doit créer de la vie : il y a dans ces pages toutes [saturées d’indignation et qui suent le mépris une remarquable intensité de vie. Ce dernier volume est le meilleur de la série. M. Barrès s’y est dépouillé des affectations où il s’était trop longtemps attardé. Il a pris une manière directe, un style vif, incisif, relevé de traits mordans, éclairé d’un jaillissement d’images.

On voit par ces exemples en quoi consiste le roman collectif. Il continue le roman historique, en ce sens que comme lui il emprunte à l’histoire son cadre et sa matière ; il s’en distingue, puisque son objet n’est plus ni de ressusciter de grands personnages pour nous faire pénétrer dans leur intimité, ni de nous montrer comment des personnages fictifs et individuels ont pu se comporter sous l’influence réelle d’un milieu exactement reconstitué. Le personnage unique et, comme on eût dit jadis, le héros du roman collectif est la collectivité elle-même. On voit aussi par où il prête à la critique et ce qu’on peut lui objecter, à le prendre dans l’essentiel de sa constitution. Son principal défaut est dans une sorte de dualité irréductible. Le roman y dessert l’histoire, à moins que ce ne soit l’histoire qui y nuise au roman. Où commence celui-ci ? où finit celle-là ? Des deux élémens qui y sont en perpétuel antagonisme, l’un tend sans cesse à éliminer l’autre ; et le fait est que, pour réaliser cette unité qui est la suprême condition de l’œuvre d’art, le romancier de l’Enfant d’Austerlitz s’est presque réduit à n’écrire qu’un récit romanesque, et celui de Leurs Figures à n’écrire qu’un chapitre de mémoires passionnés. L’impression du lecteur reste quand même hésitante. Il est à craindre que les historiens n’acceptent qu’avec méfiance l’histoire écrite par les romanciers, tandis que les amateurs de littérature romanesque estimeront qu’à leur gré on met trop d’histoire dans le roman collectif. Arrive-t-il que dans un de ces récits figurent des personnages de la vie réelle, ceux qu’a imaginés le romancier semblent à côté d’eux singulièrement pâles et, pour autant dire, anonymes. C’est le contraire qui devrait arriver. Nous touchons ici au fond même de la question : l’histoire ne peint que l’accidentel, tandis qu’il appartient au roman de créer des types qui n’aient rien à craindre du temps : il reste à savoir si les romanciers, suivant le mot fameux, parviendront à élever l’histoire à la dignité du roman. Quoi qu’il en soit, il suffit, pour légitimer l’existence du « roman collectif, » qu’il présente un caractère d’originalité, qu’il réponde à un besoin de l’imagination, qu’il voie s’ouvrir devant lui un large champ encore inexploré, et qu’il soit en mesure de rendre sa fécondité à un genre déjà existant, celui du roman historique renouvelé par les découvertes d’une science qui n’est qu’à ses débuts, celle de la psychologie collective.


RENE DOUMIC.

  1. M. Paul Adam : Le Temps et la Vie. — La Force, l’Enfant d’Austerlitz, 2 volumes (Ollendorff).
  2. MM. Paul et Victor Margueritte : Une époque. — Le Désastre, Les Tronçons du Glaive, Les Braves Gens, 3 vol. in-12 (Plon).
  3. M. Maurice Barrès : Le roman de l’énergie nationale. — Les Déracinés, L’Appel au soldat, Leurs figures.