Revue littéraire - Le Roman de l’avenir

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Revue littéraire - Le Roman de l’avenir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 685-698).
REVUE LITTERAIRE

LE ROMAN DE l’AVENIR.

Ce que ces « enquêtes littéraires, » qui remplissent depuis quelques mois nos journaux du matin, ont de bon pour les journalistes, c’est qu’elles simplifient considérablement leur besogne : il leur suffit de savoir écouter. Ce qu’elles ont d’instructif, et de divertissant aussi pour la critique, c’est qu’elle y trouve la justification de ses pires sévérités : quel critique a jamais parlé des romanciers ou des poètes comme l’on voit qu’ils se traitent entre eux ? Mais ce qu’elles ont, en revanche, de fâcheux pour tout le monde, c’est que, ce qui était assez clair, elles l’embrouillent ; ce qui était obscur, elles l’obscurcissent encore davantage ; et la confusion des idées, qui déjà n’était pas petite, elles l’accroîtraient, si c’était possible.

Voici, par exemple, un jeune romancier, pressé de parvenir, M. Marcel Prévost, qui se rend à lui-même le service de nous dire ce qu’il nous faut penser de son dernier roman : la Confession d’un amant. Les qualités qu’il y a mises, ou les intentions qu’il y a voulu mettre, il croit, — Et il le déclare, — qu’elles seront celles du roman de l’avenir. « La jeunesse contemporaine demande à l’avenir, nous dit-il, en même temps qu’une philosophie mieux informée de ses aspirations, une littérature moins dédaigneuse de les refléter. » Il ajoute et il précise : « Le besoin d’une expression romanesque de la vie est une des catégories de la conscience et de l’esprit humains ; il subsiste tant que subsiste l’humanité, avec ses rêves, ses émotions passionnelles, ses espérances indéterminées. » Et cela, me semble-t-il, pourrait être mieux dit ; mais cela se comprend, cela est clair, cela est un programme, — sinon une doctrine ; — Cela s’entend de soi, presque sans qu’on y réfléchisse, et pour peu qu’on ait lu les romans de M. Lucien Descaves, ou ceux de M. Henry Fèvre, ou ceux de M. Jean Ajalbert : Sous-Offs, l’Honneur, En Amour, etc.

Cependant, consultés là-dessus par un reporter du Gaulois, les confrères de M. Prévost s’indignent ou se moquent. « Le roman romanesque ! est-ce que tous les romans ne sont pas romanesques ! » Ainsi s’écrie l’un d’eux, qui croit peut-être que les siens le sont. Mais quoi ! toutes les comédies sont-elles donc si comiques ? N’en avons-nous pas connu de sentimentales ou de larmoyantes ? et depuis tantôt vingt ans les naturalistes n’ont-ils voulu rien dire quand ils ont demandé que l’on expulsât le romanesque du roman ? D’autres ont affecté de croire que le romanesque, c’était « la chaise de poste, » « l’échelle de cordes ; » les romans de M. Richebourg ou ceux de M. du Boisgobey : la Main coupée, le Crime de l’Opéra, Cornaline la dompteuse ; et pourquoi pas aussi ceux de M. de Montépin ou de feu Ponson du Terrail ?.. Mais, tous ou presque tous, ce qui les a surtout blessés, — dirai-je dans le « manifeste, » ou dans la « réclame » de M. Marcel Prévost ? — C’est que ce jeune homme ait osé dire publiquement de son roman, à lui, ce qu’ils pensent intérieurement des leurs ; et rien, à cet égard, n’est plus amusant que de voir dans leurs interviews le regret ou le dépit percer sous leur indignation. Ah ! s’ils avaient su !.. Mais ils n’ont pas su ; ou ils n’ont pas pu ; ou ils n’ont pas réussi. Et, en attendant, ce que chacun d’eux a le plus soigneusement évité, ç’a été de s’expliquer sur la question qu’on lui posait. Ou plutôt, à l’exception d’un ou deux, ils se sont tous entendus sur un point, et ce point, c’est que la question n’existant pas, il n’y a pas lieu de s’occuper plus longtemps du roman romanesque, de la Confession d’un amant, et de M. Marcel Prévost.

J’ose ne point partager cet avis.

M. Marcel Prévost ne manque ni de talent, ni surtout d’adresse : à quoi, si j’ajoutais qu’il ne manque pas d’ambition, ce ne serait pas pour le lui reprocher. Il veut réussir ; c’est son droit ; et ce l’est même encore d’en prendre les moyens qui sont ceux de son temps. Pour un article qu’il a mis dans le Figaro sur le Roman romanesque moderne, combien M. Zola, jadis, en a-t-il mis, où il composait sa réclame de tout ce qu’il disait d’injurieux à ses rivaux de popularité ? Personne, d’ailleurs, ne regrettera d’avoir lu la Confession d’un amant, et M. Marcel Prévost, dans un prochain roman, n’aura qu’à ne pas tomber au-dessous de lui-même. Dût-il y tomber, qu’est-ce que cela ferait à la vérité des idées qu’il exprime ? et, — je vais plus loin, — sa Confession d’un amant fût-elle illisible, qu’en serait-il de plus ou de moins du roman romanesque, et de l’avenir du roman ? Il faudrait faire attention qu’en perdant le goût des idées générales, c’est aussi celui de ce qu’il y a dans l’œuvre littéraire de plus intime et de plus profond, de plus durable et de plus permanent, qu’on finira par perdre ; — si la plupart de nos romanciers ne l’ont déjà perdu.

C’est ce qui résulte au moins de leurs déclarations, qui ne leur font guère d’honneur, s’il faut qu’elles soient sincères. On dirait, en vérité, qu’aucun d’eux n’a jamais réfléchi sur son art, ni, — ce qui est plus grave, — ne s’est jamais interrogé sur les raisons qu’on peut avoir d’écrire. Il est surtout une phrase qui leur échappe à tous, et dont je ne puis croire qu’ils aient mesuré la portée. « Pas d’étiquettes, s’écrient-ils, pas d’écoles ; on fait ce qu’on peut, comme on le peut ; et tout est bien qui réussit. » C’est comme s’ils disaient qu’il importe peu comment on fait sa fortune, pourvu que l’on la fasse. Quand ils nient ainsi le pouvoir de la volonté ou de l’idée dans l’art, c’est la notion même de l’art qu’ils expulsent de l’art. Et, pour les « écoles, » ou pour les l’étiquettes, » — qui ne sont que les noms dont on nomme les écoles, — quand ils déclarent qu’il n’en faut plus, je suis comme effrayé du nombre de banalités qu’ils ignorent ou de vérités qu’ils nient sans le savoir.

Ô reporters, s’il m’est permis de vous donner un bon conseil, n’interrogez jamais les poètes sur les poètes, les romanciers sur les romanciers, les auteurs dramatiques sur les auteurs dramatiques ! s’ils n’ont pas de talent, votre opinion vaut la leur. Elle vaut même davantage, étant toujours plus désintéressée. Mais s’ils ont du talent, comme ce talent consiste en une manière de voir, de concevoir, de rendre la nature et la vie qui leur est personnelle ou exclusive à chacun, oh ! alors, rappelez-vous qu’aussitôt qu’ils essaient de sortir d’eux-mêmes, leur incompétence devient indiscutable ! L’auteur de Madame Bovary ne serait pas celui de l’Éducation sentimentale, s’il eût pu rendre justice à l’auteur de Monsieur de Camors ou comprendre seulement l’Histoire de Sybille… Mais n’interrogez pas les critiques non plus. Car, pour ceux-ci, supposé qu’ils aient quelque chose qu’ils croient intéressant à dire, ils voudront le dire eux-mêmes, trop honorés d’ailleurs de vos visites, et aussi trop polis pour abuser de votre complaisance.

Je sais bien pourquoi nos poètes et nos romanciers ne veulent plus aujourd’hui d’écoles : c’est que, pour former une école, il faut être au moins deux, un maître et un disciple ; et personne aujourd’hui ne veut être « disciple, » mais chacun a la prétention de ne ressembler qu’à lui-même. Voilà une étrange prétention ! Car, comme le disait en son jargon, — où je me rappelle avoir signalé d’excellentes choses mêlées, — ce pauvre Émile Hennequin, l’auteur de la Critique scientifique : « à la base de toutes les formes et de toutes les doctrines d’art, il y a des faits psychologiques généraux. » N’est-ce pas exactement ce que veut dire M. Marcel Prévost, quand il dit à son tour « que le romanesque est une catégorie de la conscience et de l’esprit humains ? » Et, pas un collégien ne l’ignore aujourd’hui, s’il y a quelque chose de certain et de prouvé, c’est cela. Un grand peintre ou un grand romancier, un grand poète ou un grand musicien peuvent être et sont habituellement quelque chose de plus ; mais ce qu’ils sont avant tout, ce sont des exécutans ; ou, si l’on veut encore, ce sont les traducteurs pittoresques ou musicaux des sensations, du rêve, de l’idéal sonore ou coloré de ceux qui les admirent. Ils expriment pour nous ce que nous pensons comme eux. Ni les uns ni les autres ils n’auraient d’admirateurs, s’ils n’avaient pas de semblables. Et parce qu’ils en ont en tout temps, c’est ce qui donne aux grandes œuvres de la littérature ou de l’art leur caractère d’éternité…

Là est l’un des premiers principes des classifications, et par conséquent des jugemens de la critique. Là aussi est la raison d’être des écoles, et pour laquelle il y en aura toujours.

Aussi remarquera-t-on qu’il y en a plus aujourd’hui que jamais. C’est vainement qu’on se débat et qu’on essaie de se distinguer : les procédés sont les mêmes partout. Rien ne ressemble plus à un roman naturaliste qu’un autre roman naturaliste : la Gamelle, par exemple, de M. Jean Reibrach, à l’Argent ou au Germinal de M. Zola. Si l’on ne changeait pas de volume, on ne croirait pas avoir changé d’auteur en passant des Poèmes romanesques de M. de Régnier, aux Cygnes ou à l’Ancœus de M. Francis Vielé-Griffin. Et j’en appelle aux spectateurs ordinaires du Théâtre-Libre : l’Honneur de M. Henry Fèvre, ou l’École des veufs, de M. George Ancey, qu’y a-t-il de plus facile à définir par les mêmes traits, qui se ramène ou qui se réduise plus aisément à une même conception de l’art ou de la vie, pessimiste, courte, brutale, et surtout puérile ? Mais, comme en étant d’une école, on voudrait bien ne pas en être, on affecte de n’en être pas, et, en vérité, je crois qu’on finit par croire que l’on n’en est plus. On perd du même coup le bénéfice d’en être, et personne n’y gagne.

S’ils ne veulent plus d’étiquettes ni d’écoles, ni surtout de classifications, — car c’est là le grand point, — ils ne veulent pas aussi de « théories » ni de « principes ; » et c’est pour les mêmes raisons. L’art est indépendant, disent-ils, et surtout capricieux. Par où, s’ils entendent qu’on ne connaît point de recette pour faire des chefs-d’œuvre, ils ont sans doute raison, comme encore s’ils prétendent que le propre du véritable artiste est de ne jamais égaler ni réaliser son idée tout entière. Mais veulent-ils dire qu’il importe peu qu’on se propose, par exemple, d’imiter la nature, ou au contraire de la corriger, d’en retrancher ou d’y ajouter ? Je le crains, si je les entends.

« Que chaque écrivain, nous dit l’un d’eux, — et non pas l’un des moindres, — écrive selon son tempérament, sans se soucier dans quel genre il écrit ou il doit écrire ; » et un autre ajoute : « Les systèmes sont d’enfantines manières de se donner l’illusion d’une liberté intellectuelle que nul ne peut avoir. »

On ne saurait dire plus nettement que la volonté ne peut rien dans l’art, ce que dément toute la suite de l’histoire de l’art, et ce qui est d’ailleurs la négation de l’art même. Si nous ne pouvons pas tout ce que nous voudrions, dans l’art non plus que dans la vie, il est, hélas ! au moins aussi fréquent de ne pas vouloir ce que nous pourrions. Maîtres de nos actions, ou supposés tels, ce qui est tout un dans l’usage de la vie, nous le sommes bien plus encore de nos pensées, dès que nous les exprimons, et surtout quand nous les imprimons. Il y a donc lieu de poser des « principes, » d’édifier des « théories ; » et, en littérature comme ailleurs, si quelqu’une de ces « théories » est plus large ou plus élevée que d’autres ; si quelques-uns de ces « principes » sont plus conformes à l’objet même de l’art ; cela suffit pour qu’on les préfère, pour qu’on les enseigne, et pour qu’on essaie de les appliquer.

Quant à savoir maintenant ce que sera le roman de demain, naturaliste, ou romanesque, ou symbolique, c’est assurément ce qu’on n’oserait prédire avec une assurance entière, mais c’est cependant ce qu’on peut essayer d’indiquer.

Il ne sera pas naturaliste, si du moins on prend ce mot comme synonyme de ceux de pessimisme, ou plutôt de morosité cynique, de bassesse et de vulgarité. L’Assommoir et Pot-Bouille sont faits : le roman de demain ne les recommencera pas. Mais le naturalisme ne périra pas pour cela tout entier. Les morceaux en seront bons, si j’ose user ici de cette locution familière ; et, non-seulement ses procédés ou ses moyens lui survivront, — cette probité d’observation, qu’il a d’ailleurs beaucoup plus célébrée qu’il ne l’a pratiquée ; l’obligation pour le romancier de situer ses personnages dans un milieu qui les explique en partie ; celle de ne laisser passer de sa personne dans son œuvre que le moins qu’il pourra ; — mais encore, deux ou trois choses qu’il a voulues sans les faire, parce que les temps n’en étaient pas venus, le roman de demain les fera.

Il étudiera de plus près dans les hommes « ces combinaisons infinies de la puissance,.. de la richesse, des dignités, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse… » Ainsi s’exprimait La Bruyère, il y a déjà deux siècles, en son chapitre de l’Homme, et il continuait en ces termes : « Ce sont ces choses qui, mêlées ensemble en mille manières différentes, et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. » Il dit encore ailleurs : « Celui qui n’a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l’homme, ou ne le connaît qu’à demi. Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait pas avoir le moindre soupçon ; il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité. » C’est la partie de sa tâche que le roman naturaliste a trop négligée depuis vingt-cinq ans ; c’est ce qu’il a quelquefois essayé d’en remplir qui a fait son succès, — mœurs de province dans Madame Bovary, mœurs populaires dans Germinie Lacerteux, mœurs parisiennes dans Jack et dans le Nabab ; — et c’est ce qu’en reprendra le roman de demain.

L’homme, en effet, sera toujours ce qu’il y a de plus curieux au monde pour l’homme, et surtout dans une civilisation comme la nôtre, où la diversité croissante des « états, » et la différence des « conditions, » s’aggravant de celle de la manière de vivre, déforment ou transforment incessamment les âmes encore plus que les corps. Qui sont ces gens qui remplissent les cafés du boulevard ? Où logent-ils ? Dans quels meubles ? Que font-ils ? Quels sont leurs plaisirs et leurs peines ? Où vont ceux-ci, qu’on voit juchés sur l’impériale des omnibus ? À quelles affaires ? Et ceux-là, qui marchent d’un pas si pressé, quel souci les talonne ? Que signifient ces plis sur leur visage ? À quoi sourient-ils en passant ? D’où viennent-ils ? Où seront-ils demain ? Que pensent-ils de tant de choses qui nous intéressent ? Et nous, que connaissons-nous de tant d’autres choses qui remplissent peut-être leur vie ? Voilà cent cinquante ans que l’auteur de Gil Blas a commencé l’enquête, et celui de la Comédie humaine l’a continuée parmi nous. Elle ne s’achèvera jamais ; on la recommencera toujours ; et l’obligation de la poursuivre sera certainement l’une de celles du roman de demain, étant, comme en tout temps, l’une des raisons d’être, ou même une des parties de la définition du roman.

Par le même chemin, il faudra qu’il nous fasse avancer dans la connaissance de l’humanité. Notre psychologie la plus fine est si grossière encore ! Elle est si courte, par tant de côtés ! Elle est si superficielle ! Que de nuances qui nous échappent ! Que de passages ! Que de relations ! Voyez-le plutôt dans l’histoire, où tant de documens, et leur vie connue jour par jour ne nous ont pas encore permis de pénétrer dans les âmes, cependant assez simples, d’un Saint-Just ou d’une Charlotte Corday. On parle beaucoup d’états d’âme. Mais combien en connaissons-nous ? combien en confondons-nous, sous l’unité d’un même nom, de différens ou de contraires peut-être ? Si nos naturalistes ont oublié de les distinguer, s’ils n’en ont décrit, analysé ou traduit que les plus apparens, c’est par là surtout qu’ils ont manqué aux promesses de leur nom, en n’étudiant de la nature que ce qu’il faut bien qu’on en voie, si l’on a des yeux.

Mais c’est tout ce que l’on conservera de l’héritage du naturalisme, et c’est comme si l’on disait que, pour le conserver, on commencera par le dénaturer. Le roman de demain tournera-t-il d’ailleurs au romanesque ; et, pour bien préciser le sens de ce mot, refera-t-on le Roman d’un jeune homme pauvre, ou Mademoiselle de la Seiglière, ou Valentine et Indiana ? Je ne le crois pas. Je craindrais plutôt qu’on n’essayât d’un sentimentalisme à la Dickens ou à la Dostoïevsky. Mais je crains surtout que l’on ne donne dans un certain mysticisme dont j’essaierai prochainement de définir la nature. Moins artificiel qu’on ne le veut bien dire, peut-être verra-t-on quelle en est la valeur, et ce qu’il enferme en lui d’espérances ou de promesses. Cependant les romanciers auraient tort de s’en inspirer. Les exigences, quelles qu’elles soient, en sont trop contradictoires à celles que nous venons de dire. Si l’on ne voit pas d’ailleurs les raisons que le roman pourrait bien avoir d’être symboliste, on voit encore moins les moyens qu’il en aurait. En revanche, il ne faut pas douter qu’il ne fasse aux idées leur part dans la représentation ou dans l’interprétation de la vie humaine ; et ce sera bien quelque chose ; et, à cet égard, depuis quelques années, il semble que le chemin soit plus d’à moitié fait.

La littérature ne saurait se contenter d’être un divertissement de mandarins, et le roman moins que tout autre genre, si c’est l’imitation de la vie dans sa complexité qu’il a pour premier et pour dernier objet. La vie même est l’école de la vie ; et exclure de la représentation ou de l’interprétation qu’on en donne les leçons qu’elle contient, c’est la fausser ou la mutiler. Il ne s’agit point ici de leçons de morale, et nous ne demandons pas que le roman de l’avenir retourne au roman de George Sand, d’Eugène Sue, de Victor Hugo, au Meunier d’Angibault, aux Mystères de Paris, aux Misérables. Mais les problèmes de toute sorte qui sont comme engagés dans la vie même ; tant de questions que nous résolvons, que nous tranchons du moins, dès que nous agissons, et rien qu’en agissant ; toutes ces difficultés qui nous font hésiter tous les jours sur la valeur de nos actes, voilà les sujets que traitera le roman de demain, ce qui le différenciera du roman naturaliste, et ce qui le renouvellera.

On a fait trop longtemps le contraire. Encore que Rousseau, dans son Émile et dans sa Nouvelle Héloïse, depuis plus de cent ans, ait rendu le roman capable, si je puis ainsi dire, de porter la pensée, la plupart de nos romanciers, pour éviter, je pense, le reproche de pédantisme, ont semblé se réduire au rôle d’amuseurs publics. Le roman de l’avenir aura de plus hautes ambitions, et je dis qu’elles seront légitimes. Car comment apercevons-nous, — dans la vie même et dans la réalité de chaque jour, — les inconvéniens ou les dangers d’une loi, d’une coutume, ou d’un préjugé social ? Est-ce un effet d’une révélation, d’une illumination soudaine ? ou celui d’une méditation de cabinet ? Non pas ; mais c’est que dans la vie réelle, nous-mêmes ou ceux qui nous entourent, des êtres vivans, faits de chair et de sang, nous avons éprouvé l’absurdité du préjugé, l’injustice de la coutume, ou la cruauté de la loi. À nous-mêmes ou à d’autres, quand nous y pensions le moins, quelque chose est arrivé, d’heureux ou de malheureux, il n’importe, mais d’inattendu, qui nous a obligés de réfléchir aux principes de notre conduite et d’en examiner le titre. L’imitation de la vie n’est donc vraiment complète qu’autant que, comme la vie même, elle enveloppe un jugement sur la vie.

Sans sortir pour cela des bornes de l’observation, mais au contraire en s’y renfermant, le roman de l’avenir voudra faire servir son pouvoir à des fins plus générales et plus hautes que la reproduction de la figure passagère des choses. Il comprendra que la nature toute seule peut bien faire des peintres ou des poètes, mais que c’est la société qui fait les auteurs dramatiques et les romanciers. Et je ne sais si l’on dira que ce soit là du roman romanesque, mais ce sera du roman vécu, comme l’on dit, et ce sera certainement autre chose que ce que l’on nous donne.

L’une des plus graves erreurs que l’on doive, en effet, reprocher à nos naturalistes, c’est d’avoir confondu les moyens du roman avec son objet ou, si l’on veut encore, de n’avoir pas compris qu’en tout art l’art commence au point précis où limitation se termine. On n’imite pas pour imiter, mais pour acquérir une connaissance ou une science de l’objet qu’on imite, qui nous aide à en comprendre le sens et à en saisir la nature.

Sur quoi, je ne demanderai sans doute pas ce que prouvent les Assommoir, les Éducation sentimentale ou les Germinie Lacerteux, mais qui niera pourtant que ce soit leur faible que de ne rien prouver ? je veux dire de ne nous pas faire avancer d’un pas dans la connaissance de nous-mêmes et de l’humanité. Que nous font ces histoires ? Quelles raisons avons-nous de nous intéresser à Mlle de Varandeuil ou à Mme Arnoux ? Pas même celles que nous avons de nous intéresser aux « faits-divers » ou aux affaires d’assises dont le compte-rendu remplit nos journaux. Ce sont des études, mais non pas des romans. J’entends par là qu’elles n’ont ni ce degré de généralité, ni cet air de nécessité qui sont, quand on y réfléchit, les raisons mêmes de l’art d’écrire.

C’est ce que savent bien les jeunes romanciers, et ce qui leur déplaît du naturalisme, bien plus encore que la grossièreté de ses moyens ou la bassesse de ses sujets, c’est l’inutilité de son effort et la vanité de son œuvre.

De ce retour à l’idéalisme, il résultera plusieurs conséquences, et tout d’abord celle-ci, que la composition redeviendra, comme il convient, l’une des parties essentielles du roman. Au lieu d’être notés pour eux-mêmes, avec l’intention de n’en rien omettre, les détails le seront par rapport à l’ensemble ; et on en sacrifiera précisément ce qu’il faudra pour les faire servir à la mise en valeur de l’idée. N’est-ce pas là proprement la définition d’un art idéaliste ? À moins que les langues ne soient si mal faites qu’entre deux mots de même racine il n’y ait rien de commun ! Dans le roman comme ailleurs, être idéaliste, c’est d’abord avoir des idées ; — n’importe qu’elles soient justes ou fausses, bonnes ou mauvaises, heureuses ou saugrenues, n’importe même qu’on les accepte ou qu’on les repousse ; et ensuite c’est faire servir les moyens de l’art à l’expression et à la communication de ces idées.

En ce sens, le roman de demain sera sans doute idéaliste. On voudra qu’il soit œuvre d’art autant ou plus que d’observation ; et le premier caractère de l’œuvre d’art, c’est de se distinguer de la nature par la précision de son contour, l’équilibre de ses parties, la logique intérieure de son développement. Il se permettra donc de « corriger, » de « rectifier, » et — pourquoi reculerais-je devant le mot ? — il se permettra « d’embellir » la nature.

Ce qui est plus obscur, c’est de savoir comment on l’écrira, de quel style, si la forme en sera plus simple, plus limpide et plus rapide, ou au contraire, pourvu qu’il fasse vivant, s’il se souciera peu de la gloire d’être « bien écrit. »

À la vérité, la question est de peu d’importance. Qui donc l’a dit, et avec raison, dans cette enquête sur le roman de l’avenir, — en songeant au petit nombre des romans d’autrefois qui survivent, depuis Manon Lescaut jusqu’à Madame Bovary, — que le style, de la manière étroite qu’on l’entend trop souvent, n’avait peut-être pas la vertu de conservation qu’on lui attribue quelquefois ? Mais M. Alexandre Dumas l’avait dit avant lui, « qu’il y a jusqu’à des incorrections qui donnent quelquefois la vie à l’ensemble, comme des petits yeux, un gros nez, une grande bouche et des cheveux ébouriffés donnent souvent plus de grâce, de physionomie, de passion et d’accent à une tête que la régularité grecque. » Et à cet égard, il paraîtra curieux qu’y ayant dans notre langue trois écrivains entre tous à qui ce don d’animer et de faire vivre tout ce qu’ils touchent a été le plus largement départi, — Molière au XVIIe siècle, Saint-Simon au XVIIIe et Balzac de notre temps, — ce soient ceux en même temps dont on a presque le plus, et le plus justement, critiqué le style.

Est-ce que, peut-être, comme en peinture et comme en sculpture, où la beauté ne s’atteint trop souvent qu’au détriment du caractère, ainsi, dans le roman et au théâtre, la pureté du style ne s’obtiendrait qu’aux dépens de la complexité de la vie ? Je serais parfois tenté de le croire. Mais quand je le croirais plus fermement encore, je ne sais si j’oserais le dire. Pour détourner nos romanciers de cette soi-disant « écriture artiste, » qui, naguère encore, pour quelques-uns de leurs prédécesseurs, était l’art à peu près tout entier, je ne voudrais pas qu’on m’accusât d’encourager personne à mal écrire, ni surtout à chercher l’originalité dans le barbarisme.

Je me contenterai donc, sur ce sujet, de répéter à peu près ce qu’ici même, tout récemment, j’avais l’occasion de dire, en parlant des symbolistes et du symbolisme.

Sous l’influence de beaucoup de causes, assez difficiles à démêler, nous voyons bien qu’il s’opère dans la langue, obscurément et sourdement, depuis quelques années, une révolution ou une transformation nouvelle ; mais ni le sens n’en est assez clair, ni, à plus forte raison, l’objet assez distinct et assez précis pour qu’on puisse essayer seulement de les définir. Il semble qu’avec un vocabulaire plus étendu, des combinaisons de mots plus savantes, plus rares, et une plus grande liberté de tours, on s’efforce d’exprimer des choses plus intimes, des « correspondances » ou des affinités plus secrètes. Mais ce n’est peut-être là qu’une apparence ou une illusion, la désorganisation même de la langue que l’on prendrait pour son contraire, et les symptômes d’une anarchie croissante que l’on confondrait avec une promesse prochaine de renouvellement. Il n’y a rien, depuis un demi-siècle, dont on ait plus raisonné que de l’évolution des langues, ni plus déraisonné, ni qui nous soit moins connu.

Si cependant c’est en pareil sujet, où il y va de l’avenir d’une langue, d’une littérature et du génie même d’un grand peuple, qu’il convient d’espérer contre l’espérance, nous ferons observer qu’il n’est pas sans exemple qu’une langue se soit dégagée plus claire et plus limpide, plus vigoureuse et plus saine, par une espèce de chimie mystérieuse, du milieu même de la corruption qui semblait l’envahir. Qui se serait attendu, voilà tantôt trois cents ans, que de la langue de Ronsard lui-même, de Desportes ou de Du Bartas, disons encore, si l’on veut, de celle d’un Théophile ou d’un Scudéri, ce fût la langue de Malherbe, celle de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine qui dût sortir un jour ? La langue de Pascal et de Bossuet, aussi riche et aussi souple, n’est-elle pas plus claire, moins gauloise, mais plus universelle que celle de Montaigne et de Rabelais ?

On ne peut donc rien dire de ce que sera le style de nos romanciers à venir, et le caractère en dépendra de causes plus générales que les exigences de leur art, sans compter, s’ils ont quelque talent, ce qu’ils y mettront d’eux-mêmes. J’incline seulement à penser qu’en étant plus complexe peut-être que celui de nos naturalistes, il sera cependant plus cursif, si je puis ainsi dire, et non pas moins net, mais pourtant plus aisé, plus libre en son contour, et plus voisin du style de la conversation.

Mais j’ose bien affirmer que rien de tout cela n’aura lieu si la volonté ne s’en mêle. Comme autrefois les naturalistes, et avant eux les parnassiens, et avant les parnassiens nos romantiques, il faudra que nos romanciers conviennent entre eux de quelques principes communs et s’efforcent de les faire triompher. Au nom de ces principes, il faudra que, comme nos peintres ou nos musiciens, ils réforment et ils transforment en quelque manière l’éducation de leur public. Car il est bien vrai que le public ne demande, quant à lui, ni romans « romanesques » ni romans « naturalistes, » mais des romans qui l’amusent, qui l’intéressent, qui le passionnent ; — et je consens qu’il ait raison. Je dis seulement qu’étant capable de s’intéresser à plus de choses que l’on ne le croit, c’est le privilège du talent, si même ce n’est l’une aussi de ses obligations, de faire que le public s’intéresse à des choses qui ne l’intéressaient point. Ajouterai-je qu’on le peut quand on le veut ? Eu tout cas, il n’est pas mauvais, pour le pouvoir, de commencer par le vouloir.

S’il ne s’agissait pas ici d’une question très particulière, que je ne voudrais pas avoir l’air d’escamoter en la transformant, je montrerais sans peine que les Hollandais, par exemple, quand ils ont substitué de nouveaux principes à ceux de l’art italien, et, plus près de nous, que nos romantiques, lorsqu’ils écrivaient celui-ci son Cromwell et celui-là son Henri III, ont parfaitement su ce qu’ils faisaient, — et ne l’ont fait que parce qu’ils le voulaient.

Mais, sans sortir de l’histoire du roman et du roman contemporain, qui niera que l’esthétique de Han d’Islande et de Notre-Dame de Paris soit antérieure à la composition de l’un et l’autre roman ? ou qui ne sait ce que l’auteur de la Comédie humaine a mis dans son œuvre de conforme au plan presque scientifique qu’il s’était imposé ? ou qui doute enfin que si celui des Rougon-Macquart n’a pas rempli le sien, cependant ce sont ses idées, c’est sa doctrine, c’est son naturalisme qu’on aime ou qu’on n’aime pas dans son œuvre ? En revanche, il est vrai que les Charles de Bernard, les Aloysius Bertrand, et les Augustus Mac-Keat n’ont eu ni « systèmes, » ni « théories, » ni « principes. » Je laisse à juger au lecteur s’ils en sont plus grands pour n’en avoir pas eu, si l’on croit que leur œuvre en soit plus durable, et s’ils n’eussent pas bien fait de « se soucier un peu dans quel genre ils écrivaient. » Y eussent-ils gagné ? j’avoue que je l’ignore, mais, à coup sûr, ils n’y eussent point perdu.

C’est qu’à vrai dire, quand on n’apporte en art ni « théories, » ni « principes, » on ne suit point du tout son tempérament, comme l’on croit ; on suit la mode. Mais, dans la réalité, on n’écrit qu’à la condition d’avoir une certaine idée du style, de ce qu’il doit être, de ce qu’il faut qu’il soit. On ne compose qu’à la condition d’avoir une certaine idée de l’œuvre d’art, et de tendre à la réaliser. Voyez plutôt la Correspondance, récemment publiée, de Flaubert. Et on ne se détermine enfin dans le choix d’un sujet, ou des moyens de le traiter, qu’en vertu de la conception qu’on se fait de l’objet de l’art et de celui de la vie. « Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force ; absorbons l’objectif et qu’il circule en nous ; qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissans de la vérité externe. » Si ce ne sont pas là des « principes » et des « théories, » qu’on nous dise alors ce que les mots veulent dire. Mais si ce sont des « théories » et si ce sont des « principes ; » si Madame Bovary, Salammbô même et l’Éducation sentimentale n’en sont que des effets ; si l’histoire littéraire de Flaubert, ce lyrique, n’est faite que des victoires de sa volonté sur son tempérament ; qu’on ne nous par le plus de l’inutilité des « systèmes. » Pas plus qu’il n’y a de recettes pour faire des chefs-d’œuvre, je n’ai oui dire qu’il y en eût pour gagner des batailles, des Austerlitz ou des Friedland. Mais où est le général qui soutiendra pour cela qu’il n’y ait pas d’art de la guerre ? et qui n’en fera pas sa perpétuelle étude ? On le prendrait pour un caporal.

Que, d’ailleurs, nos romanciers ne le veuillent pas voir, et qu’ils persistent chacun dans la superstition de son Moi, on ne cessera pas d’écrire pour cela des romans. N’y eût-il plus de journalistes, tout le monde sait bien qu’il y aurait encore des journaux ; et s’il n’y avait plus d’auteurs dramatiques, il y aurait encore des théâtres, et surtout des spectacles. Je veux dire que la littérature n’est souvent qu’une industrie, comme la filature, et que longtemps encore, — aussi longtemps qu’un honnête homme en pourra vivre, — on fera des romans. Et on en pourra vivre aussi longtemps qu’on en lira, c’est-à-dire aussi longtemps que l’homme aimera les histoires. Mais ces romans, on l’entend bien, ne seront eux-mêmes qu’une copie, à peine déguisée, qu’une épreuve affaiblie, qu’une reproduction pour modistes et couturières, de ceux qui les auront précédés. Ils n’appartiendront pas à l’histoire de la littérature, mais à la statistique de la librairie, comme tant d’autres qui dorment aujourd’hui sur les rayons des bibliothèques. Et le genre lui-même, après avoir eu tant de peine à conquérir son droit de cité, le perdra tôt ou tard, mais immanquablement.

Car, à défaut du génie, qui est toujours rare, et du talent, qui n’est pas si commun, ce sont uniquement les « principes » et les « théories)> qui maintiennent leur caractère esthétique aux œuvres de la littérature et de l’art. Il n’est pas nécessaire qu’un roman soit littéraire, non plus qu’un drame. S’ils le sont, c’est presque de surcroît. Et quand ils ne le sont pas, nous voyons tous les jours qu’ils n’en sont ni moins bien accueillis, ni moins vigoureusement applaudis. C’est ce que n’ignorent pas les fournisseurs ordinaires de l’Ambigu-Comique et les auteurs de romans feuilletons. Mais si le roman n’est littéraire qu’autant qu’on y respecte certaines conditions dont la première n’est pas du tout d’être ce que l’on appelle intéressant, qui ne voit l’importance de connaître ces conditions ? de les observer ? et, quand on les viole, de savoir en quoi, comment, et pourquoi on les viole ? C’est, en vérité, ce qu’ont l’air aujourd’hui de ne pas savoir la plupart de nos romanciers, et c’est ce qu’il est bon de leur apprendre, — ou de leur rappeler.

Oui nous donnera cependant ce roman de demain ? Sera-ce M. Marcel Prévost lui-même ? ou M. Paul Margueritte ? ou M. J.-H. Rosny ? puisque ce sont les trois noms que cette enquête aura mis en lumière ; et qu’en dépit de bien des différences, il y a certainement, au fond, plus d’un trait commun entre la Confession d’un amant, la Force des choses et Daniel Valgraive.

Il y a plus d’habileté, plus d’adresse, un désir plus évident de plaire, plus de concessions aussi, pour ainsi dire, dans la Confession d’un amant ; il y a plus d’art, avec plus de réalité, et cependant plus de « romanesque » dans la Force des choses, plus d’émotion, plus de discrétion, plus de tendresse aussi ; et il y a enfin dans Daniel Valgraive plus de maturité, plus de volonté, plus de noblesse, il y a plus de profondeur et d’élévation à la fois. Mais ce qu’ils ont de commun, c’est de raffiner tous les trois sur l’amour et de tendre à en mettre la perfection dans le sacrifice ; — en quoi sans doute on conviendra qu’ils ne sont guère naturalistes. C’est encore de donner moins de place à l’aventure, ou même à l’imitation qu’à l’analyse des sentimens ; — et tous les trois, à cet égard, on peut les dire psychologiques. C’est enfin tous les trois de poser des questions, ou, comme on eût dit jadis, d’être plus ou moins des thèses, dont le choix même des situations, celui des caractères ou des types a pour objet de montrer la justesse ; — et en ce sens il faut les appeler idéalistes. Si d’ailleurs le style de M. J.-H. Rosny n’était hérissé de barbarismes inutiles et de termes plus affectés que vraiment scientifiques, il est souvent neuf, toujours personnel et original, jusqu’à en être exaspérant. Celui de M. Paul Margueritte, plus facile et plus faible, n’a pas encore le degré de consistance que l’on voudrait : il est disparate et un peu décousu. Mais pour celui de M. Prévost, qui est sans doute le plus « coulant », il est aussi, comme ce mot même l’indique, de beaucoup le moins personnel…

J’insisterais, s’il s’agissait ici de parler de M. Prévost, de M. Paul Margueritte, et de M. J.-H. Rosny, mais je n’ai voulu que montrer dans la Confession d’un amant, la Force des choses et Daniel Valgraive les tendances du roman de demain, et je répète que quand « l’enquête » n’aurait eu d’autre utilité que de signaler ces trois livres et ces trois noms à l’attention publique, elle n’aurait pas été tout à fait vaine.

C’est par où je terminerais, si je n’avais un dernier mot à dire de l’intérêt de ce genre de discussions, qu’on traite en vérité trop volontiers de byzantines.

Il ne faut pas assurément s’exagérer l’importance des discussions littéraires, mais il ne faut pas non plus la diminuer, et on aurait grand tort de croire qu’il n’y en ait pas de plus vitales, mais on se tromperait également de les trop dédaigner. Est-il bien vrai, d’ailleurs, que le public y soit indifférent ? Oui et non. Oui, si l’on ne sait pas s’y prendre, et qu’on les rabaisse à des discussions de personnes ou de boutique. Mais non, si l’on peut lui montrer l’intérêt très réel qu’il a dans ces sortes de questions, et que cet intérêt même est moral ou social autant que littéraire. Tant pis alors pour ceux qui ne le comprennent pas ! Fussent-ils d’ailleurs plus nombreux encore, il y a toujours un point qu’il faudrait maintenir. C’est qu’on doit faire ce que l’on fait, le faire de son mieux, s’y mettre tout entier, sans se soucier des mauvais plaisans ; et que, sous ce rapport, pas plus qu’il n’est permis à un militaire de taxer d’oiseuses les questions de tactique et de stratégie, ou à un homme d’état les questions de politique et d’économie, il ne l’est à un homme de lettres de se piquer d’être supérieur aux questions d’art et de littérature.


F. BRUNETIERE.