Revue littéraire - Le Roman expérimental

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Revue littéraire - Le Roman expérimental
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 935-947).
REVUE LITTERAIRE

LE ROMAN EXPERIMENTAL

« Voici venir le buffle ! le buffle des buffles ! le taureau des taureaux ! lui seul est un buffle, tous les autres ne sont que des bœufs ! Voici venir le buffle des buffles ! le buffle ! » C’est ainsi que jadis, aux beaux jours du romantisme, à ce que raconte Henri Heine, je ne sais plus quel grand critique s’en allait criant en avant de je ne sais plus quel grand poète. Depuis plusieurs années déjà, ce critique, ou plutôt cette espèce de cornac littéraire, le naturalisme l’a demandé vainement aux échos d’alentour. Moins heureux que le romantisme, il n’a pas pu le trouver encore, et l’écho n’a rien répondu. Personne encore ne s’est rencontré qui voulût prendre à tâche de commenter didactiquement les beautés de l’Assommoir ou du Ventre de Paris, c’est-à-dire personne qui fût aussi naïvement infatué de M. Zola que lui-même. Là-dessus M. Zola n’avait plus qu’une chose à faire, il l’a faite. Il est devenu son propre critique. Un feuilleton hebdomadaire ne lui a pas suffi. Il a composé, pour l’exportation, d’abord, et notamment à destination de Saint-Pétersbourg, de longues études sur les Romanciers contemporains, ou sur la République et la Littérature : maintenant il vient d’écrire pour nous une copieuse dissertation sur le Roman expérimental : c’est le moment de le mettre en expérience à son tour, et de juger un peu ce grand juge des autres.

S’il y a des écrivains inférieurs à leur réputation, cependant on ne laisse pas aussi d’avoir vu quelquefois des esprits supérieurs à leurs œuvres. Je ne crois pas, à la vérité, que ce soit tout à fait le cas de M. Zola ; mais enfin, quand il serait l’auteur de romans moins bons encore que les siens, il se pourrait qu’il eût sur l’avenir du roman des idées qui valussent la peine au moins d’être discutées. Et quand la prose de ses feuilletons ou de ses études serait encore plus froide et plus embarrassée, cela n’empêcherait pas qu’il pût avoir, malgré tout, le coup d’œil aussi juste qu’il a la main hésitante, la pensée même aussi haute ou profonde qu’il a le style plat.

Car il a le style plat, et je ne puis pas même accorder aux admirateurs de M. Zola qu’il convienne de saluer en lui ce qu’on appelle « un écrivain de race, » encore moins « un maître de la langue. » Il ne faut pas ici que quelques pages descriptives nous fassent illusion. Écrivain, M. Zola ressemble à ce roi des halles, dont on disait qu’il savait tous les mots de la langue, mais qu’il ignorait la manière de s’en servir. M. Zola sait aussi lui tous les mots de la langue, il en sait même plusieurs qui ne sont ni de la langue, ni d’aucune langue du monde, mais ni des uns ni des autres il ne sait le sens, la place, l’usage. Regardez-y de près. « Je résume cette première partie en disant que les romanciers observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, jusqu’à ce qu’une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie, et les pousse à instituer une expérience pour analyser les faits et s’en rendre maîtres. » Veuillez relire attentivement cette seule phrase ; il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’une expérience et qu’il parle science ici, comme tout à l’heure vous l’entendrez parler métaphysique, avec une sérénité d’ignorance qui ferait la joie des savans et des métaphysiciens. Il est évident que M. Zola ne pèse pas la valeur des mots, car il n’appellerait pas l’idée d’une expérience possible une « idée expérimentale. » Si ces deux mots associés veulent dire quelque chose, ils ne peuvent signifier qu’une idée induite, conclue, tirée de l’expérience, quelque chose de postérieur à l’expérience, non pas d’antérieur, une acquisition faite et non pas une conquête à faire. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’expérimenter, car le romancier comme le poète, s’il expérimente, ne peut expérimenter que sur soi, nullement sur les autres. Expérimenter sur Coupeau, ce serait se procurer un Coupeau qu’on tiendrait en chartre privée, qu’on enivrerait quotidiennement, à dosage déterminé, que d’ailleurs on empêcherait de rien faire qui risquât d’interrompre ou de détourner le cours de l’expérience, et qu’on ouvrirait sur la table de dissection aussitôt qu’il présenterait un cas d’alcoolisme nettement caractérisé. Il n’y a pas autrement ni ne peut y avoir d’expérimentation, il n’y a qu’observation, et dès là c’est assez pour que la théorie de M. Zola sur le Roman expérimental manque, et croule aussitôt par la base. On pourrait multiplier les exemples, mais à quoi bon ? Cherchez vous même dans ce mélange de paradoxes et de banalités que M. Zola nous a donné sous le titre de Roman expérimental, je ne dis pas une phrase, ou même un mot, qui commande l’attention et qui se grave dans le souvenir, mais seulement une idée nette, nettement exprimée : vous la chercherez longtemps. S’il existe un art d’écrire, si cet art a jamais consisté dans le juste emploi des mots, dans l’heureuse distribution des parties de la phrase, dans l’exacte proportion des développe mens et de la valeur des idées, M. Zola l’ignore. Là pourtant, et non ailleurs, est l’épreuve d’un écrivain vraiment digne de ce nom. Des descriptions et des peintures ne prouvent pas que l’on sache écrire, elles prouvent uniquement que l’on a des sensations fortes. C’est à l’expression des idées générales que l’on attend et que l’on juge l’écrivain. Assurément M. Zola réussit à se faire entendre, et c’est quelque chose déjà, mais qu’on le mette au rang des « écrivains, » c’est ce qui n’est pas plus permis, en vérité, que de l’inscrire parmi les romanciers.

Le grand défaut de M. Zola, comme romancier, c’est de fatiguer, de lasser, d’ennuyer. Je sais qu’il répond et qu’il croit victorieusement répondre en invoquant les soixante-seize ou soixante-dix-sept éditions de l’Assommoir ; — sans compter l’édition illustrée. Lui plaît-il qu’on ajoute qu’il n’est pas douteux que Nana remporte à son tour le même succès de librairie ? Soit encore. Mais une Page d’amour ? mais Son Excellence Eugène Rougon ? mais la Conquête de Plassans ? mais la Faute de l’abbé Mouret ? Combien ont-ils eu d’éditions, ces fragmens de l’interminable histoire des Rougon et des Macquart ? C’en devrait être assez pour avertir M. Zola que le succès de l’Assommoir n’a tenu, comme celui de Nana, qu’à des causes tout extérieures. On a prononcé plus d’une fois, depuis quelque temps, à l’occasion de M. Zola, le nom de Restif de la Bretone. Celui-là, qui fut aussi dans son temps un conteur à la mode, et qui connut toutes les ivresses de la popularité, quand on lui faisait observer « que ses ouvrages ne se vendaient qu’à raison des endroits libres, » répondait que le propos était « d’un libraire borné. » On n’a pas tiré de la comparaison tout le parti qu’on en pouvait tirer. Restif en effet ne fut pas seulement l’anecdotier des mauvais lieux, il fut aussi, voilà cent ans, une façon de réformateur. « Ce n’est pas ici, disait-il, en annonçant lui-même je ne sais lequel de ses ouvrages, une jolie fadaise à la Marmontel, ou à la Louvet, c’est un utile supplément à l’Histoire naturelle de Buffon. » Changez les noms : l’auteur de 'Nana continue Claude Bernard comme l’auteur de la Paysanne pervertie continuait Buffon. Sans doute, disait-on encore à Monsieur Nicolas, vos intentions sont bonnes et vous prêchez « la vertu la plus pure, » cependant, ne croyez-vous pas qu’il y ait quelque danger « à montrer ainsi le vice à découvert ? » Du danger ? « Moi, je brave les puristes, répondait-il avec l’accent de l’indignation, pour démasquer le vice et instruire les parens. » M. Zola brave aussi les puristes, et c’est pour l’instruction des parens qu’il nous raconte l’histoire de Nana, la fille à Coupeau. Mais d’ailleurs que l’auteur de l’Assommoir est timide encore à côté de Restif et comme le conteur du XVIIIe siècle l’emporte sur son rival dans ses scrupules de naturaliste ! Ce n’est pas Restif qui se fût contenté de faire poser pour un de ses romans quelque modèle vague, dont le nom se murmure à l’oreille : il imprimait les gens tout vifs et il vous disait : « La principale héroïne de l’Amour muet est Mlle Manette-Aurore Parizot, fille du fourreur actuellement à côté de l’ancienne salle de la Comédie française. » Les curieux au moins y pouvaient aller voir ! Il écrivait des lettres d’amour, on lui répondait, et il les reproduisait telles quelles dans son prochain roman. « Quand j’eus cessé de voir Élise, elle en fut au désespoir, comme on l’a vu dans ses lettres, imprimées dans la Malédiction paternelle. » C’est ce que j’appelle du document, que ces lettres d’Élise ! Il instituait de véritables expériences. « J’ai sacrifié quelquefois au plaisir, mais je puis répéter que toutes ces dépenses avaient un caractère d’utilité. J’étais forcé de m’instruire pour écrire sur certaines matières, et l’on ne peut être parfaitement instruit qu’en faisant soi-même. » Voilà expérimenter ! M. Zola est loin encore de son modèle ! Descendra-t-il jamais jusqu’à lui ? Restif, sous le manteau couleur de muraille dont il s’enveloppait, était vraiment l’aventurier du naturalisme, j’ai grand’peur que M. Zola n’en soit que le Prudhomme.

Il serait déloyal pourtant d’accabler M. Zola sous une comparaison. Les naturalistes sont à la fois très près et très loin de la vérité. C’est une question de limites et de nuances, mais parlez donc à ces messieurs de nuances et de limites !

M. Zola, d’abord, qui se plaint souvent qu’on ne veuille pas le comprendre, est-il bien assuré, toujours, de comprendre les autres ? Ne se pourrait-il pas qu’il fît souvent le coup de poing contre des adversaires imaginaires et qu’il dépensât une vigueur, qu’il emploierait autrement beaucoup mieux, à n’enfoncer que des portes ouvertes ? Le grand malheur de M. Zola, c’est de manquer d’éducation littéraire et de culture philosophique. Ici, dans le camp des littérateurs sans littérature, il est à la première place. Il produit beaucoup, il pense quelquefois, il n’a jamais lu. Et cela se voit. C’est une réflexion qu’on ne saurait s’empêcher de faire quand on l’entend. qui demande à grands cris que l’on discute avec lui la question de l’esprit et de la matière, du libre arbitre et de la responsabilité morale, ou des milieux encore et de l’hérédité physiologique. Comment quelque charitable conseiller ne lui a-t-il pas fait comprendre que chaque chose a son temps et son lieu, que ces sortes de problèmes, si complexes, si délicats, ne s’agitent pas sur le terrain du Ventre de Paris ou de l’Assommoir, et qu’à propos des Rougon-Macquart ou des Quenu-Gradelle, on ne met pas les gens en demeure de choisir entre le système de la prémotion physique et celui de la science moyenne ou conditionnée ? Que nous importe en effet ? Qu’y a-t-il de commun entre l’indéterminisme, le déterminisme et le roman ou l’art dramatique ? Nous croyons, nous, que tout homme se fait à soi-même sa destinée, qu’il est le propre artisan de son bonheur et le maladroit ou criminel auteur de ses infortunes : c’est une manière de concevoir la vie. M. Zola croit au contraire, selon le mot fameux, « que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou le sucre » et que nous sommes une matière molle que les circonstances façonneraient au gré du hasard de leurs combinaisons : c’est une autre manière de concevoir la vie. Qu’en sera-t-il davantage ? Vous écrirez le Marquis de Villemer dans le premier cas, si vous êtes Georges Sand, et si vous êtes Balzac, dans le second vous écrirez la Cousine Bette. Tout au plus conseillerai-je alors à M. Zola de ne pas aborder le théâtre, parce que le théâtre vit d’action, et qu’agir, c’est combattre, c’est lutter contre les personnes ou se révolter contre la domination des choses. Mais le roman ? pourquoi ne serait-il pas ce roman que M. Zola n’a jamais réalisé, mais enfin qu’il rêve ou qu’il croit rêver ? le roman d’observation et d’expérimentation, si l’on tient à ce mot mal appliqué ? le roman enfin dont Balzac nous aurait légué des modèles, si Balzac avait su seulement écrire dans une langue voisine du français, et dont M. Flaubert aurait fixé les règles, si des dieux jaloux n’avaient pas refusé ce bonheur à M. Flaubert de nous donner une seconde Madame Bovary ? Vous choisissez un caractère, ou, comme vous dites, un tempérament ; vous en voulez « démonter et remonter le mécanisme ; » vous prétendez chercher « ce que telle passion, dans tel milieu et dans telles circonstances données produira au point de vue de l’individu et de la société ? » Je le veux bien. Sans doute, puisque vous y tenez, je vous fais remarquer en passant que si l’homme n’est pas libre, il croit l’être, que les sociétés de l’Occident sont fondées sur cette croyance, — hypothèse, préjugé métaphysique ou superstition religieuse, — comme il vous plaira de l’appeler, et que par conséquent vous éliminez du roman expérimental ce qu’il y a peut-être de plus intéressant pour l’homme et de plus vivant, au plein sens du mot ; à savoir, la tragédie d’une volonté qui pense. Mais comme il y a parmi nous des volontés faibles et des volontés nulles, comme nous sommes plus souvent dans la vie quotidienne les esclaves de nos désirs que les maîtres de nos volontés, vous en serez quitte pour avoir sacrifié de parti-pris un élément parmi les élémens de l’intérêt romanesque. Il y avait sept cordes à la lyre, vous en supprimez une, il n’en est que cela. Il n’en reste pas moins bien des airs encore que vous pouvez jouer. Et si votre roman m’intéresse d’une manière ou d’une autre, et je le répète, il n’y a pas de raison pour qu’il ne m’intéresse pas, ne vous flattez pas que j’aille résister contre mon émotion et « que le plaisir de la critique m’ôte celui d’être très vivement touché de très belles choses. » Donnez-moi ces belles choses d’abord et nous verrons ensuite. Mais ne déplaçons pas les questions. Quand on vous parle roman, de grâce, ne répondez pas métaphysique ou physiologie. Si vous n’avez pas attrapé le but et que l’œuvre soit manquée, les plus savantes théories du monde n’y feront rien ; tâchez seulement d’être, une autre fois, plus heureux. Et ne vous étonnez pas que nous refusions de prendre le change en refusant de voir en vous le champion d’un système : vous n’en êtes que la victime, et votre talent est dupe de votre philosophie.

M. Zola se trompe encore quand il croit qu’on lui ferait un reproché de vouloir nous intéresser aux amours de Coupeau le zingueur et de Gervaise la blanchisseuse ? Et pourquoi non ? C’est à lui de savoir s’y prendre. Qui donc a nié qu’en tout homme il y eût quelque chose de l’homme ? Il n’était guère besoin d’en appeler à Claude Bernard et de répéter après lui « qu’on n’arriverait à des généralisations vraiment fécondes qu’autant qu’on aura expérimenté soi-même et remué dans l’hôpital, l’amphithéâtre et le laboratoire le terrain fétide et palpitant de la vie. » Nous le savons. Quelle rage a donc M. Zola de batailler ainsi contre des moulins à vent ? Si bas qu’il lui convienne demain de prendre ses héros, les prendra-t-il jamais plus bas que Manon, que le frère Lescaut, que le chevalier des Grieux ? Que l’on aime à rencontrer dans le roman des hommes de bonne compagnie ou des femmes de cœur et d’esprit, est-ce à dire qu’il nous déplaira d’y trouver de braves gens moins bien élevés que des diplomates ou d’excellentes femmes moins bien vêtues que nos élégantes à la mode ? Singulière façon de discuter que de prêter à ses adversaires des préjugés d’un autre âge ! Nous disons seulement que quiconque écrit, écrit. d’abord pour ceux qui pensent, et qu’en thèse générale, certaines façons de penser vulgaires, qui seraient plus exactement nommées des façons de ne pas penser, ne sont pas plus dignes d’être notées par le romancier que certaines façons de parler ne sont dignes d’être enregistrées par le lexicographe. Or, quand un zingueur ou une blanchisseuse ont travaillé de leur métier douze ou quinze heures par jour, ils n’ont guère le loisir ni n’éprouvent le besoin de penser. Ils se couchent et ils recommencent le lendemain. C’est pourquoi, si vous voulez les représenter au vrai, vous nous les représenterez sous d’autres traits que ceux de leur condition. Entendons-nous par là que le romancier doive s’interdire la peinture des conditions ? En aucune manière. Mais on soutient, sur la foi de tous les chefs-d’œuvre, que la peinture des caractères est toujours humaine, tandis que la peinture des conditions ne l’est et ne peut l’être que dans telles circonstances rigoureusement définies. Oui, vous pouvez prendre le roi, comme dans la tragédie de Racine, vous pouvez prendre le médecin, comme dans la comédie de Molière, parce que de fait il y a certaines fonctions, certains arts, certains métiers dont la pratique assidue modifie le fonds humain d’une certaine manière, et d’une certaine manière qu’il est possible, utile et intéressant de déterminer. Agir en roi, parler en médecin, ces expressions ont du sens, un sens plein et déterminé. Mais la menuiserie, je suppose, ou l’art de faire des souliers, quelle modification cela peut-il bien exercer sur les amours ou les haines, sur les joies ou les souffrances qui sont la grande affaire de la vie ? Et concevez-vous clairement ce que ce peut bien être, qu’aimer en menuisier ou que souffrir en cordonnière ?

C’est une des mille manières de redire qu’il faut faire des sacrifices, et que Voltaire a cent fois raison quand il ajoute « que les détails sont une vermine qui ronge les grands ouvrages. » On croit aujourd’hui que c’est par là que les œuvres durent, et c’est par là justement qu’elles périssent. On professe que c’est par là qu’elles sont vraies, et dans dix ans d’ici seulement c’est par là qu’elles seront fausses. « Tout document apporté est incontestable, la mode ne peut rien contre lui. » S’il s’agit d’histoire, oui ! s’il s’agit de littérature, non ! C’est au contraire par là, par le document, par la description d’un costume et d’un mobilier, par la carte du restaurateur et le mémoire du tapissier, que dans quinze ou vingt ans d’ici l’œuvre sera devenue fausse. Là-dessus, veut-on dire qu’il faudrait, comme nos naturalistes affectent de le croire, rejeter systématiquement dans l’ombre une part de la réalité ? Cela peut se soutenir, il est vrai, car enfin, il y a des actes par lesquels nous rejoignons l’animal et des actes par lesquels nous nous en distinguons. C’est par ceux-ci que nous sommes hommes. Nos sensations sont une part de nous-mêmes, assurément, je dis seulement qu’elles en sont une part inférieure. Je puis donc concevoir une littérature qui subordonnerait de parti pris les sensations aux sentimens et les sentimens aux pensées, et cette littérature sera légitime, cette littérature sera vraie, que dis-je ? elle sera naturaliste, car enfin, comme le dit quelqu’un qui s’y connaissait : « La nature ne peut être embellie par aucun moyen qui ne soit encore de la nature. » Mais je conçois aussi très aisément que l’on ait l’ambition de vouloir peindre l’homme tout entier. Il ne reste plus qu’à s’entendre sur le mot. Or savez-vous pourquoi vos descriptions, quelque bonne volonté, moi, lecteur, que j’y mette, et vous, écrivain, quelque talent que vous y dépensiez, tôt ou tard, mais immanquablement, finissent par me lasser ? Vous me montrez un tapis dans une chambre, un lit sur ce tapis, une courte-pointe sur ce lit, un édredon sur cette courte-pointe, quoi encore ? Ce qui fatigue ici, c’est bien un peu l’insignifiance du détail, comme ailleurs c’en sera la bassesse ; mais c’est bien plus encore la continuité de la description. Il y a des détails insignifians, il y a des détails bas, il y a surtout des détails inutiles. Que mon lit soit un lit de coin ou un lit de milieu, que mes rideaux soient à lambrequin ou à tête flamande, je serais vraiment curieux de savoir le renseignement que vous en tirerez sur mon caractère ? Il n’en saurait être autrement si c’est une vie d’homme que vous me racontiez ainsi par le menu. Un homme exerce un métier, mais il n’est pas toujours et dans tous les actes de sa vie l’homme de son métier ; un homme est né dans telle condition et il y meurt, mais il n’est pas toujours et dans tous les actes de sa vie l’homme de sa condition ; un homme a un certain caractère, et ce caractère est profondément marqué, mais il n’est pas toujours et dans tous les actes de sa vie l’homme de son caractère. Il n’existe pas de pharmacien Homais dont la sottise déclamatoire n’ait des intermittences, il n’existe pas de baron Hulot dont la fureur de luxure n’ait des rémissions. Vous parlez de réalité, vous dites que « c’est le réel qui a fait le monde, » et quoique la formule ne soit pas des plus claires, je crois cependant vous comprendre. Mais dans la réalité, vous m’accorderez bien que le pharmacien Homais laisse échapper, de ci, de là, quelques paroles qui ne sont ni prétentieuses, ni niaises, qui sont indifférentes, c’est-à-dire qui ne trahissent rien de son caractère ni de sa condition. Et le baron Hulot, dans la réalité, comme vous, comme moi, comme nous tous, apparemment accomplit certains actes qui ne révéleraient rien de ses passions ni de ses appétits au plus pénétrant des observateurs. Dans Madame Bovary cependant, Homais n’ouvre pas la bouche qu’il n’en tombe quelque phrase marquée au coin de sa solennelle bêtise, et le baron Hulot, dans la Cousine Bette, ne fait, pour ainsi dire, ni un pas ni un geste qui ne coure à l’assouvissement de ses désirs. Ils sont donc vrais, — car ils sont vrais, — précisément en tant qu’ils cessent d’être réels, — car ils cessent de l’être. Maintenant au contraire, vous voulez être absolument réel et, comme dit M. Zola, « vous vous jetez dans le train banal de l’existence. » Pour héros de votre journal, pour victime de votre biographie, vous choisissez un personnage, tel, je l’avoue, que nous en rencontrons par douzaines « dans la simplicité de la vie quotidienne ; » qui n’ont ni métier, ni condition, ni caractère surtout ; en vain serez-vous maître après cela dans l’art de voir et de faire voir, d’observer et de rendre, de découvrir les choses et de manier la langue : vous ennuierez. Tout ce qui est continu ennuie. Je le prouve par un seul exemple, en rappelant au souvenir de tous ceux qui l’ont lue l’Éducation sentimentale de M. Gustave Flaubert.

On demandera pourquoi cette continuité du détail fatigue et pourquoi cette nécessité de choisir s’impose ? La réponse est aisée maintenant : c’est parce que dans la vie les choses ne se passent pas comme elles devraient se passer. Nous avons besoin d’un peu d’idéal. Cela ne veut pas dire, comme il plaît à M. Zola de le supposer pour se faire la partie plus belle, que l’on exige du romancier « des apothéoses creuses, de grands sentimens faux, des formules toutes faites et un étalage de dissertations morales. » M. Zola se moque lorsqu’il prétend qu’on lui demanderait « de sortir de l’observation et de l’expérience pour baser ses œuvres sur l’irrationnel et le surnaturel » ou « de s’enfermer dans l’inconnu sous le prétexte stupéfiant que l’inconnu est plus noble et plus beau que le connu. » Lui, qui trouve qu’on adresse au naturalisme des « reproches bêtes », de quel adjectif nous permettra-t-il de qualifier cette définition de l’idéalisme ? M. Zola nous dira-t-il du moins en quoi Valentine est « basée sur le surnaturel, » ou Indiana sur « l’irrationnel ? » Lui plaira-t-il de nous montrer quelque jour un étalage de dissertations morales dans Colomba ou dans Arsène Guillot ? des formules toutes faites et de grands sentimens faux dans la Petite Comtesse ou dans Julia de Trécœur ? je le tiens quitte des apothéoses creuses ; c’est encore de ces expressions qu’il ne m’est pas donné de comprendre. A. quoi riment tous ces grands mots ? quel est le mannequin qu’on se forge pour adversaire ? et, comme dit l’autre, « qui trompe-t-on ici ? » Non ! il n’est question ni de « surnaturel, » ni « d’irrationnel ; » il n’y a de « stupéfiant » que la lecture d’une Page d’Amour ou de Son Excellence Eugène Rougon ; M. Zola passe à côté du problème, et le problème est bien autre. Il s’agit de déterminer à quelles conditions la réalité devient vraie.

Indiquons-en brièvement quelques-unes.

Ramasser la réalité d’abord et la mettre au point précis de perspective qu’exige l’optique particulière de chaque art. Dans la vie réelle, ce n’est que lentement, à force de longueur de temps et d’expériences renouvelées, que nous pénétrons dans la connaissance de ceux qui nous entourent. On voit des maris qui meurent sans avoir pu parvenir à connaître leur femme ; des fils sont nés sous les yeux de leur père, ils ont vécu sous son toit, ils deviennent hommes, et leur père ne les connaît pas. Il faut que l’art trouve des moyens d’abréger le temps nécessaire à cette connaissance de l’homme par l’homme ; il réduit, il résume, il simplifie ; l’ensemble de ces moyens, c’est ce qu’on appelle en matière d’art le parti-pris nécessaire et l’inévitable convention.

Il faut ensuite que, du milieu des remarques patiemment accumulées, de la foule des observations prises, et du fatras des notes recueillies, on dégage quelque chose d’humain. Ce sera d’ailleurs ce que vous voudrez, un cas pathologique, ainsi Madame Bovary ; un cas psychologique, ainsi le Père Goriot ; un milieu social, une condition, comme dans César Birotteau ; un type absolu, comme dans Eugénie Grandet. Combien de fois M. Zola croit-il avoir atteint quelque chose de semblable ? et combien de ses romans un lecteur impartial osera-t-il mettre à la suite, si loin que ce soit, de ceux que je viens de citer ? C’est qu’il ne suffit pas pour y réussir d’avoir un système d’esthétique, car ce n’est rien moins ici que ce qu’on appelle invention dans l’art.

Reste un dernier pas à faire. Il faut trouver le milieu, psychologique et même géographique, où le personnage atteindra ce degré de vraisemblance qui est la vérité et la vie de l’œuvre d’art. Nous sommes si peu les adversaires de la théorie des milieux que nous enchérissons sur M. Zola lui-même : il n’a voué qu’un culte à Claude Bernard, nous lui vouons une superstition. Et nous aimons tant en toutes choses la couleur locale que nous portons à M. Vacquerie lui-même un défi de l’apprécier plus que nous. C’est peu pour nous qu’un Espagnol parle comme un Espagnol doit parler, ou plutôt ce n’est rien. Mais essayez par exemple de transposer la Phèdre de Racine. Supposez que Mlle Rougon-Macquart ayant épousé M. Quenu-Gradelle, charcutier de son métier, à l’enseigne du Jambon de Mayence, devienne amoureuse de son beau-fils Quenu-Gradelle, garçon épicier… Il est inutile de pousser plus avant, le sujet aussitôt devient odieux et repoussant, ou ridicule et grotesque, selon le biais par lequel le romancier le prendra. Pour quelle raison ? Parce que dans ce milieu bourgeois, abrité contre certaines tentations par son ignorance même et par sa vulgarité contre certains orages, il n’y a pas d’explication psychologique du crime, et l’amour incestueux de la femme Quenu deviendrait une pure dépravation des sens, un déchaînement ignoble de la bestialité, rien de plus. Mais à la hauteur où les circonstances ont placé la Phèdre et l’Hippolyte tragiques, c’est-à-dire dans un monde où ni les désirs ne sont habitués è connaître d’entraves, ni les passions à subir des freins, ni les volontés à s’embarrasser des obstacles, dans un monde où l’homme et la femme, également enivrés du sentiment de leur toute-puissance, se font des dieux de leurs caprices, tout est changé déjà. Multipliez les exemples. Supposez un Hamlet italien, imaginez-vous un Roméo suédois, essayez de vous représenter un Othello français : ce n’est rien qu’une telle supposition, ce n’est rien et pourtant c’est tout, puisque c’est simplement détruire Hamlet, Roméo, Othello. Être ou ne pas être… je dis que ce fameux monologue n’est pas possible à Venise, et quand vous m’apporteriez du contraire vingt preuves historiques, je soutiens que cet unique échange de regards par lequel Juliette et Roméo se donnent pour toujours l’un à l’autre, s’il est vrai dans Vérone, serait un mensonge esthétique dans Stockholm ou dans Uleaborg. Ce choix du milieu, ce rapport de la forme et du fond, cette appropriation des moyens à la fin, c’est ce que l’on appelle le style.

Voulez-vous maintenant faire une chute profonde et de ces hauteurs de l’art retomber jusqu’à M. Zola ? Pourquoi l’Assommoir tient-il, en dépit qu’on en ait, une place à part dans l’œuvre de M. Zola ? Parce que, ayant voulu peindre la dégradation et l’abrutissement final de l’ivresse, M. Zola pour une fois a trouvé le vrai milieu dans lequel devait se mouvoir son drame, parce que cette honteuse passion ne rend tous ses effets que dans une classe ouvrière, parce que dans un autre monde elle compromettra la santé d’un malheureux, sa dignité, son bonheur domestique, elle ne compromettra jamais directement la fortune, l’honnêteté de la femme, l’éducation des enfans. Partout ailleurs l’ivresse est un malheur privé, ce n’est que dans le monde de l’Assommoir qu’elle devient un danger social.

Il nous reste à montrer en terminant que toute cette discussion passe par-dessus la tête de M. Zola, qu’en vain il se proclame réaliste ou naturaliste, et que, comme romancier, sinon comme critique, il n’a jamais rien eu de commun avec les doctrines qu’il professe.

Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir un de ses romans. Voulez-vous savoir comment ce grand observateur observe ? lisez et comparez :

« D’autres fois il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les pieds.

« — Rapporte, César ! je vais te régaler, si tu flânes. Très bien, César, obéissant ! gentil ! Fais le beau ! « Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d’être une brute, aspirant à descendre, criant :

« — Tape plus fort ! hou ! hou ! je suis enragé. Tape donc. »

Ouvrons maintenant la Venise sauvée de Thomas Otway. Le sénateur Antonio est l’amant de la courtisane Aquilina.

« Elle le chasse, elle l’appelle idiot, brute, elle lui dit qu’il n’y a rien de bon en lui que son argent.

« — Alors je serai un chien.

« — un chien, monseigneur !

« Là-dessus il se met sous la table, et il aboie.

« — Ah ! vous mordez ? eh bien, vous aurez des coups de pied.

« — Va, de tout mon cœur, des coups de pied ! encore des coups de pied ! Hou ! hou ! Plus fort ! encore plus fort ! »

La rencontre n’est-elle pas remarquable ? À ce propos, je me suis souvenu qu’en 1874, lorsque tombèrent sur le petit théâtre de Cluny les Héritiers Rabourdin, M. Zola le prit de très haut avec la critique et déclara qu’en ne l’applaudissant pas, c’était le Volpone de Ben Jonson qu’on avait eu l’audace de ne pas applaudir. « Pas un critique, ajoutait-il, ne s’est avisé de cela ! Il est vrai que la chose demandait quelque érudition ! quelque souci des littératures étrangères ! » En vérité ! tant que cela ? Mais non, il n’était besoin ni de cette « érudition » ni de « ce souci des littératures étrangères ; » il suffisait d’imiter M. Zola, c’est-à-dire d’ouvrir et de consulter attentivement l’Histoire de la littérature anglaise de M. Taine. Et comme on eût trouvé le Volpone de Ben Jonson au tome II de cette grande Histoire, analysé de la page 33 à la page 50, on trouvera le passage d’Otway que nous venons de citer au même tome du même ouvrage, page 656. Il y a mieux, et pour qu’on n’en ignore, M. Zola commet la plus amusante inadvertance. Lisez encore : « Elle fut prise d’un caprice, elle exigea qu’il vînt un soir vêtu de son grand costume de chambellan… Puis le chambellan déshabillé, l’habit étalé par terre, elle lui cria de sauter et il sauta. » Maintenant il me parait probable que M. Zola ne se fût pas avisé de ce trait si la page 655 du tome II de M. Taine ne portait pas cette note : « La petite Laclos disait à je ne sais plus quel duc en lui prenant son grand cordon : — Mets-toi à genoux là-dessus, vieille ducaille, — et le duc se mettait à genoux. » Assurément, chacun de nous invente comme il peut, mais vous avouerez du moins que, quand on démarque ainsi, tantôt Ben Jonson ou Otway, et tantôt Restif ou Casanova, on est assez mal venu de prêcher l’observation des choses et l’expérimentation de l’homme.

Si l’observation de M. Zola n’est pas d’un « réaliste, » son style est d’un romantique. Chose bizarre ! ce « précurseur » retarde sur son siècle ! Ses Études sonnent l’heure de l’an 1900, et ses romans marquent toujours l’heure de 1830. C’est une bien grande ingratitude à lui que d’avoir traité Théophile Gautier comme il n’a pas craint de le faire. Je ne sache pas du moins une description de M. Zola qui ne soit dans la manière de Théophile Gautier : « La lumière du gaz et des bougies glissait sur les épaules satinées, et lustrées de leurs mille reflets,.. les yeux papillotaient, bleus ou noirs, les gorges demi-nues se modelaient hardiment sous les blondes et les diamans… les petites mains gantées de blanc se posaient avec coquetterie sur le rebord rouge des loges. » Pourquoi cette description ne serait-elle pas de Théophile Gautier ? Mais celle-ci, pourquoi ne serait-elle pas de M. Zola ? « Les rangées de fauteuils s’emplissaient peu à peu, une toilette claire se détachait, une tête au profil fin baissait son haut chignon… de jeunes messieurs debout à l’orchestre, le gilet largement ouvert et un gardénia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantés. » Et, de fait, la première est bien de Théophile Gautier, comme la seconde est de M. Zola. Qu’il cesse donc de renier ses maîtres ! De grands mots, des épithètes voyantes, des métaphores bizarres, des comparaisons prétentieuses font tous les frais du style de M. Zola : « Sabine devenait l’effondrement final, la moisissure même du foyer, toute la grâce et la vertu pourrissant sous le travail d’un ver intérieur. » Il y a je ne sais quoi de plus empanaché dans les vers de Tragaldabas ou dans la prose des Funérailles de l’honneur : il n’y a rien de plus étrange.

Le grand danger de cette manière d’écrire, qui déforme les objets, c’est qu’elle déforme les sujets aussi. Comme on écrit, on pense ; il n’y a rien de plus banal et cependant il n’y a rien qui soit de notre temps plus profondément ignoré. L’idée première de l’incroyable roman de M. Zola était juste. M. Zola voulait nous montrer dans un certain monde parisien la toute-puissance corruptrice de la fille, et, sous l’empire de ses séductions malsaines, famille, honneur, vertu, principes, tout en un mot, croulant. Là-dessus il a fait de sa triste héroïne je ne sais quel monstre géant « à la croupe gonflée de vices, » une énorme Vénus populaire, aussi lourdement bête que grossièrement impudique, une espèce d’idole indoue qui n’a seulement qu’à paraître pour faire tomber en arrêt les vieillards et les collégiens et qui, par instans, se sent elle-même « planer sur Paris et sur le monde. » Remarquez-le bien : je ne pose pas la question de moralité ou d’immoralité : le public l’a déjà tranchée. Je ne parle que de « réalisme » et de « naturalisme, » et je dis que M. Zola n’a pas l’air de se douter qu’une pareille créature mettrait en fuite ce baron Hulot lui-même, dont il a visiblement prétendu nous donner le pendant.

Il n’y a qu’un côté par où les ouvres de M. Zola ressemblent à ses doctrines ; j’entends la grossièreté voulue du langage et la vulgarité délibérée des sujets. Lui qui a tant de u souci de s littératures étrangères, » il a médité ce conseil d’un maître dont je lui laisse à retrouver le nom. Le passage ne se trouve pas dans l’Histoire de la littérature anglaise. « Il faudra qu’un auteur accoutume son imagination à considérer ce qu’il y a de plus vil et de plus bas dans la nature ; il se perfectionnera lui-même par un si noble exercice : c’est par là qu’il parviendra à ne plus enfanter que des pensées véritablement et foncièrement basses ; c’est par cet exercice qu’il s’abaissera beaucoup au-dessous de la réalité. » Car où donc enfin nos romanciers ont-ils vu ces mœurs qu’ils nous dépeignent ? Et les ont-ils vues seulement ? Pour M. Zola, je n’hésite pas à le dire et j’espère qu’après ce commencement de démonstration le lecteur n’hésitera pas davantage : il ne les a pas vues. Et quand il les aurait vues, quelle serait cette manie de ne regarder l’humanité que par ses plus vilains côtés ? Le but ? Il y a le but. Quelle mauvaise plaisanterie, et qui commence à trop durer ! A qui M. Zola pourra-t-il faire croire que le delirium tremens de Coupeau détournera de son verre un seul ivrogne, ou que la petite vérole de Nana balancera jamais dans les rêves d’une malheureuse fille du peuple toutes les séductions de la liberté, du plaisir et du luxe dont il lui donne les amples descriptions ? Il n’y a pas d’excuse, et c’en est assez, décidément, de ce vice bas et niais dont on prolonge la peinture pendant des cinq cents pages. Ouvrez les yeux, regardez autour de vous ; apparemment le siècle n’est pas si stérile en vertus qu’on n’y puisse de loin en loin rencontrer de bons exemples. De la Madeleine à la Bastille et de la gare de l’Est à Montrouge, on peut encore trouver d’honnêtes gens qui se tiennent heureux d’une modeste aisance, des pères de famille qui épargnent, des femmes fidèles à leur mari et des mères qui raccommodent le linge de leurs enfants. Ne dites pas que ces gens-là n’ont pas d’histoire ! Ils en ont une, la plus intéressante et la plus vraie de toutes, l’histoire des jours mauvais, si longue dans toute vie humaine, traversés et subis en commun, l’histoire des jours heureux et des sourires de la fortune qui sont venus récompenser le labeur et l’effort, et, — si vous avez du talent, — l’histoire de ces sentimens complexes et subtils dont le lien délicat a noué, de jour en jour plus fortement, deux ou plusieurs existences ensemble, chacun sacrifiant aux autres quelque chose de sa personne, chacun dissimulant aux autres quelque chose de ses douleurs, tous mettant en commun leurs joies et tous pouvant compter sur tous. Par malheur, ce sont des réflexions que M. Zola ne voudra jamais faire. Il a son esthétique et son système. Dans un de ses derniers feuilletons hebdomadaires n’a-t-il pas écrit cette phrase étonnante, que je site textuellement : « Voyez un salon, je parle du plus honnête ; si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins ? » Tout commentaire affaiblirait une telle déclaration de principes, toute épithète en altérerait le beau sens. C’est une de ces impressions sous lesquelles il faut laisser le lecteur.


FERDINANT BRUNETIERE.