Revue littéraire - Le Théâtre de Voltaire

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Revue littéraire - Le Théâtre de Voltaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 213-225).
REVUE LITTÉRAIRE

LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE.

Le Théâtre de Voltaire, par M. Émile DeschaneL Paris, 1886 ; Calmann Lévy.

Et moi aussi, puisque tout le monde en parle et que l’occasion, selon toute apparence, ne s’en représentera plus de sitôt, j’ai, ou je crois avoir quelque chose à dire du théâtre de Voltaire. Ce n’est pas pour le louer, ce n’est pas non plus pour le déprécier, c’est simplement pour l’expliquer, et, en l’expliquant, concilier, si je le puis, les opinions contraires de tant d’honnêtes gens qui l’ont diversement jugé. Délicate entreprise, mais non pas impossible, ou même plus facile qu’on ne se l’imagine, si seulement nous voulions mêler à la critique un peu d’histoire, et dans nos jugemens mettre ou tâcher de mettre quelque autre chose que nous-mêmes. Le commencement de la critique est de juger d’abord, pour les approuver ensuite, mais plus souvent pour y contredire, nos impressions personnelles. Et si peut-être l’on pensait, — comme je ne serais pas éloigné de le penser pour mon compte, — que ni Zaïre, ni Alzire, ni Mérope, ni Tancrède ne valent un tel effort. Voltaire le vaut sans doute. Voltaire, et, parmi toutes les manifestations de sa prodigieuse activité, ces tragédies sur lesquelles il fondait lui-même, avec ses courtisans, ses plus sûres espérances de gloire et d’immortalité.

C’est, en effet, un premier point qu’il nous faut retenir. Si Voltaire, plus d’une fois et de bonne heure, a voulu faire de la tragédie de Corneille et de Racine un instrument de propagande philosophique; s’il n’a composé quelques-unes de ses meilleures pièces que pour apprendre au vieux Crébillon comment on traite une Sémiramis ou un Oreste; s’il n’en a même écrit quelques autres, de son propre aveu, que pour les notes qui les accompagnent, cependant il n’en a pas moins aimé, passionnément aimé l’art du théâtre, et, pour être assuré que l’avenir le placerait au rang de Racine et de Corneille, je ne sais si l’on ne peut dire qu’il eût donné son Dictionnaire philosophique, et Candide ou Zadig par-dessus le marché. Ceux-là seuls ont pu s’y méprendre qui n’ont pas lu sa Correspondance ou qui ne connaissent pas l’histoire de sa vie, attendu que, de l’une comme de l’autre, les choses de théâtre occupent au moins la moitié. Et quel feu! quelle vivacité! quels enthousiasmes et quels désespoirs! — plus « d’enthousiasmes » que de « désespoirs; » — mais quelle conscience! et que de scrupules! c’est une bien mauvaise pièce que sa Rome sauvée, mais je doute qu’on ait jamais plus laborieusement peiné sur un chef-d’œuvre, que lui pour la faire si médiocre. Avez-vous lu son Adélaïde Du Guesclin? Je crains que non; et cependant il ne l’a pas refaite moins de quatre fois, et nous en possédons trois versions différentes : la quatrième est encore inédite. Non-seulement il aime à faire des tragédies, mais encore, et presque autant, à les mettre en scène, et les jouer lui-même. Qui ne se rappelle ces représentations de Cirey, de Potsdam, des Délices, de Ferney? le chambellan de sa majesté prussienne, sous la figure de son Cicéron, plus paré qu’une châsse,


Romains! j’aime la gloire et ne veux point m’en taire,..


ou le gentilhomme ordinaire de la chambre du roi dans le rôle du vieux Lusignan? Tout en étant un moyen pour Voltaire, avant d’être un moyen, une chaire ou une tribune, le théâtre a été un but, et le plus haut que puisse viser le poète. Et les tragédies elles-mêmes de sa vieillesse en seraient les preuves, au besoin, ce Triumvirat, ces Guèbres, ces Lois de Minos, qu’à peine songeait-il à faire jouer, mais où le pamphlet prenait involontairement la forme du théâtre, — parce qu’il n’y en avait pas qui rappelât de plus beaux triomphes à l’auteur de Zaïre, de Mérope, de Tancrède, ni surtout qui lui fût plus familière et plus naturelle.

Lorsque l’on a la passion du théâtre ainsi chevillée dans le corps, et qu’après tout on est Voltaire, il est difficile que ce soit une passion tout à fait malheureuse. On ne s’expliquerait pas d’ailleurs, si Voltaire n’avait pas eu quelques-unes au moins des qualités d’un homme de théâtre, comme on dit aujourd’hui, que son siècle l’eût tant applaudi sur la scène et que, depuis sa mort, ses pires ennemis, quelques-uns au moins de ses pires ennemis, lui aient tout disputé, sauf ce don du théâtre. Car, ce n’est pas seulement Marmontel ou La Harpe, ce n’est pas seulement Diderot, l’auteur du Fils naturel et du Père de famille, c’est Fréron, c’est Geoffroy, c’est l’auteur lui-même des Soirées de Saint-Pétersbourg qui ont cru devoir lui rendre justice en ce point. « Voltaire, avec ses cent volumes, ne fut jamais que joli, disait Joseph de Maistre; j’excepte la tragédie... car je n’entends point contester son mérite dramatique. » Une cabale peut bien faire tomber une pièce, et une coterie en faire réussir deux; mais trompe-t-on ainsi sur leur plaisir jusqu’à trois ou quatre générations d’hommes? Et, pour y joindre les étrangers, ne penserons-nous pas que Goethe savait ce qu’il faisait quand il traduisait Mahomet, qu’il savait ce qu’il disait quand il vantait le « mérite dramatique, » aussi lui, de Zaïre, de Tancrède ou d’Alzire; et, nous, si nous voulons être justes pour le théâtre de Voltaire, le point de vue a-t-il tellement changé que ces témoignages ne soient plus dignes seulement d’être discutés? Mais, je prétends, au contraire, que quiconque ne les a pas discutés, celui-là pourra sans doute parler du théâtre de Voltaire, il pourra même en parler agréablement, il n’en aura rien dit de solide ni qui mérite à son tour d’arrêter ceux qui repasseront sut: ses traces.

En réalité, c’est que Voltaire n’est pas seulement quelques-uns des dons qui font l’homme de théâtre, mais il fut vraiment un auteur dramatique, ayant, avec le goût, l’instinct de la scène. On n’ira pas le chercher dans les Lois de Minos ou dans les Guèbres, évidemment, et encore bien moins dans Saül ou dans la Mort de Socrate. Ajoutons, si l’on veut, selon le mot d’un homme d’esprit, que ses tragédies antiques, à l’exception d’Œdipe et de Mérope, ne dépassent pas de beaucoup ce qu’on pourrait attendre d’un régent de collège translatant en vers français la prose de Cicéron ou les vers de Sophocle. Elles sont déjà de la famille des tragédies de Ponsard. Mais l’auteur de Zaïre, d’Alzire, de Sémiramis, de l’Orphelin de la Chine, de Tancrède est certainement un habile homme, qui connaît son métier, qui possède son art, un esprit fécond en ressources, ingénieux et agile, qui peut-être abuse de certains moyens plus romanesques que tragiques, — et notamment, comme Crébillon, des déguisemens ou des reconnaissances, ou encore, comme depuis lui, de la croix de sa mère, des agitations et des explosions de l’amour maternel, — un inventeur, en somme, de qui datent beaucoup de choses, et un Dumas père, en un mot, ou un Eugène Scribe au XVIIIe siècle. Ce qui manque: à Zaïre ou à Tancrède, je le Sais, j’essaierai de le dire tout à l’heure, et il s’en faut que ce soient des chefs-d’œuvre. Sont-ce même des pièces bien faites ? Je voudrais, avant d’oser le dire, consulter un homme de l’art. Mais ce sont des intrigues adroitement combinées, d’un réel intérêt romanesque, émouvantes à suivre, qui donnent satisfaction à cet instinct de curiosité que nous portons au théâtre, que n’avaient peut-être assez consulté ni Molière ni Racine; et, derrière la toile, si des yeux exercés découvrent aisément la main qui dispose, entremêle et dénoue tous ces fils, on ne peut nier que ce soit une main singulièrement prompte, ingénieuse et experte. Entre Crébillon, au commencement du siècle, et Beaumarchais à la fin, voilà d’abord ce que les contemporains ont applaudi dans Voltaire : l’art ou la science du théâtre et le don de l’auteur dramatique.

Il a eu d’autres qualités. J’ai vu que l’on s’égayait de cette « extension géographique, » si je puis ainsi dire, qu’il a donnée aux mœurs de la scène française, en osant tour à tour y produire des « chevaliers français, » des Persans, des Arabes, des Péruviens et jusqu’à des Chinois. Mais sait-on bien que, sans parler des Alexandre et des Annibal, des Didon et des Cléopâtre, cette même scène, en cent cinquante ans, n’avait pas vu paraître moins de douze tragédies sur les Labdacides, y compris l’Œdipe de Voltaire lui-même, et guère moins d’une vingtaine sur la seule famille des Atrides? C’était beaucoup. On loue les romantiques, et non pas sans raison, quoique avec excès, de leurs effets de couleur locale et de leurs tentatives de restitutions historiques. S’il n’y a rien de moins péruvien que le Zamore de Voltaire, ni rien de moins tatare que son Gengiskan, moquons-nous-en donc, j’y consens, mais pas plus que des seigneurs anglais d’Alexandre Dumas ou des brigands espagnols d’Hugo; et laissons-lui l’honneur, puisque enfin c’en est un, d’avoir essayé le premier d’élargir ou de reculer notre horizon dramatique. Je regrette, pour moi, la part que le spectacle a prise dans le théâtre moderne, le spectacle, c’est-à-dire le décor, le mobilier, le costume; et, s’il faut opter, je suis de l’école qui se contentait d’une « conversation sous un lustre, » comme on a défini quelquefois la tragédie de Racine. Mais combien sommes-nous de cette école en France? Et sur quoi nous appuierions-nous de solide pour nier que le plaisir des yeux soit l’un des élémens du plaisir dramatique? Et si nous ne pouvons ni ne voulons le nier, n’est-il pas vrai qu’en variant le lieu idéal de la scène, c’est Voltaire qui a opéré la transformation des anciennes habitudes? Et il a certes moins fait pour l’amener en débarrassant les planches des jeunes messieurs qui les encombraient qu’en choisissant des sujets comme Zaïre, comme Alzire, comme l’Orphelin de la Chine, — difficiles à jouer en gants blancs et en robes à paniers.

Maintenant, dans ces sujets eux-mêmes, s’il n’a pas toujours su tirer des situations qu’il avait trouvées tout le pathétique latent qu’elles contenaient, pourquoi ne dirions-nous pas ce qu’il a su mettre, lui, l’auteur de Candide et des Oreilles du comte de Chesterfield, de réelle sensibilité? Oui, le mot ne semble guère lui convenir, d’abord; et, en effet, qui sera sec si Voltaire fut sensible ? Et cependant on avouera que dans ses tragédies, — je ne suis pas le premier à en faire la remarque, — les jolis vers abondent, vers heureux, vers charmans, qui partent, qui ont l’air de partir du cœur :


Je me croirais haï d’être aimé faiblement...
ZAÏRE.
L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.
ZAÏRE.
Pars, emporte avec toi mon bonheur et ma vie...
ALZIRE.
Mon cœur peut-il servir d’autres dieux que les tiens ?..
ZULIME.
Qu’il est dur de haïr ceux qu’on voudrait aimer!..
MAHOMET.
La patrie est aux lieux où l’âme est enchaînée...
MAHOMET.


C’est qu’à dire le vrai, quand on essaie de le voir tel qu’il fut, créature nerveuse, irritable et vibrante à l’excès, nul n’a été plus facile que Voltaire à toutes les émotions. L’effet n’en dure jamais longtemps chez lui, ni ne va bien profondément, mais il les éprouve toutes avec une soudaineté, une rapidité, une vivacité singulière : une femme ne passe pas plus vite du découragement à l’espoir, ou un enfant des larmes au sourire. Et c’est ainsi que, si je m’explique l’assemblage en lui de tant d’hommes différens, je n’ai pas de peine à comprendre, qu’ayant d’ailleurs écrit tant de pages parfaitement cyniques, il ait néanmoins pu trouver de tels vers. Un physiologiste dirait que cette irritabilité de nature est la base physique de la sensibilité; et la sensibilité de Voltaire n’est peut-être qu’à la surface, mais elle est bien réelle et l’accent en est bien sincère, communicatif et touchant.

Allons plus loin, et convenons que dans quelques-unes au moins de ses meilleures tragédies, cette sensibilité pénètre, échauffe, anime le sujet tout entier : « Il me semble, a dit un bon juge, Alexandre Vinet, que, pour le pathétique pénétrant et même navrant, et pour l’éloquence abandonnée et d’effusion, Voltaire a peu de rivaux... Il réussit mieux que personne à inspirer de la sympathie pour ses personnages. En ce point, il surpasse peut-être Racine lui-même... Voltaire me paraît posséder à fond le don d’exciter et d’approfondir la pitié. Il n’intéresse pas seulement, il désole. » Et je trouve que Vinet a raison.


Jamais Iphigénie en Aulide immolée.


n’a fait couler autant de larmes que Mlle Gaussin sous les traits de Zaïre, ou Mlle Clairon sous ceux d’Aménaïde; et l’intérêt que l’on prend aux personnages de Racine n’est sans doute pas moindre, mais il est autre. Qui donc a dit que ce qu’il admirait le plus dans les chefs-d’œuvre de la scène française du XVIIe siècle, c’était encore qu’il se fût trouvé un public de théâtre pour les goûter et pour y applaudir? Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille, mais ceux de Voltaire sont encore plus près, moins énergiquement caractérisés, d’un trait moins net et moins profond, moins vrais surtout, mais toutefois plus semblables à nous, plus voisins de notre faiblesse, et, comme tels, plus touchans. On l’a déjà fait remarquer plusieurs fois : avec le Télémaque de Fénelon, avec les sermons de Massillon, avec les comédies de Marivaux, avec les romans de Prévost, vers le commencement du XVIIIe siècle, une veine de sensibilité toute nouvelle s’insinue dans l’esprit français. « Il faut de la tendresse et du sentiment. » Une sympathie nous gagne, une pitié nous prend des maux d’autrui, laquelle certes n’était pas étrangère aux grands écrivains de l’âge précédent, mais dont leur bon sens impitoyable (c’est le cas de le dire) et leur morale un peu janséniste croyait devoir surveiller l’expression. Au XVIIe siècle, il n’est pas seulement de mauvais goût, il passe pour dangereux de se laisser aller à toute sa sensibilité. Les contemporains de Voltaire se font, au contraire, un honneur de s’y abandonner, et plus qu’un honneur, un plaisir ou une volupté même. Et c’est en essayant de donner une satisfaction littéraire à ce goût de son temps que Voltaire, qui est de son temps, mérite la louange d’avoir vraiment ajouté ou essayé d’ajouter quelque chose à l’art de Racine et de Corneille.

Je pourrais m’étendre longuement sur ce thème. Un caractère essentiel de la tragédie de Corneille et de Racine, c’est, à mon sens, le peu de prix ou d’importance que leurs héros, le public du XVIIe siècle, et le poète lui-même y semblent attacher à la vie des autres. On y tue avec une facilité prodigieuse ; la légende ou l’histoire y justifient les pires horreurs ; et le bon vieux Corneille n’est pas plus ému de l’épouvantable catastrophe de sa Rodogune que le tendre, l’élégant, le délicat Racine de celle de son Athalie. Au contraire, l’âme cachée de la tragédie de Voltaire, le principe diffus de sa sensibilité, la source de son pathétique, c’est l’importance qu’il donne, c’est le prix qu’il met à l’existence humaine, si considérable à ses yeux que la passion en peut bien excuser quelquefois, mais que rien au monde, ni jamais, n’en saurait justifier la suppression violente : Voltaire a l’horreur du sang. Il ne lui paraît donc nullement ridicule, mais naturel, mais humain, mais utile, que l’on pleure


.... de ce pauvre Holopherne
Si méchamment mis à mort par Judith ;

et, de fait, sous les noms d’Orosmane et de Zamore, de Tancrède et de Zamti, comme sous ceux d’Aménaïde ou de Zaïre, il s’efforce précisément à nous émouvoir pour autant d’Holophernes. Et je veux bien que ce ne soit pas là le grand art, — dont on pourrait dire, je crois, que l’objet est de nous soustraire un temps aux conditions de notre vie mortelle, — mais je ne vois pas pourquoi ni comment on nierait que ce soit de l’art. Si ce n’en est pas dans Mahomet ou dans l’Orphelin de la Chine, c’en est assurément dans Alzire ou dans Tancrède, à moins que l’art, pour mériter son nom, ne doive être impassible ou plutôt inhumain. Et, quand ce ne serait pas l’éternel honneur de Voltaire, — au prix même de quelques rapsodies, comme Olympie, par exemple, ou le Triumvirat, — que de nous avoir enseigné le respect de la vie humaine, il resterait vrai qu’au théâtre, en mêlant, comme on l’a dit, l’émotion humaine à l’émotion d’art, il a remué le premier dans les cœurs quelques fibres que ses prédécesseurs avaient oublié ou négligé de toucher.

Humanité, sensibilité, don d’intéresser et de plaire, recherche heureuse de la nouveauté, instinct et science de la scène, voilà beaucoup de qualités, et assez rares, si rares même qu’au XVIIIe siècle, et presque jusqu’à nous. Voltaire les a seul possédées. Comment donc se fait-il qu’elles soient demeurées stériles; que, d’une cinquantaine de pièces que Voltaire nous a laissées, on en nomme à peine cinq ou six; qu’on en représente encore moins; et enfin, quand on les représente, qu’elles nous semblent si fort au-dessous de leur mince renom? A la vérité, pour ma part, je n’ai jamais vu jouer Zaïre sans un réel plaisir, et, spectateur naïf, si Tancrède m’était rendu, je me sens fort capable de m’y intéresser encore. Mais, après cela, je conviens qu’il y faudrait porter des dispositions d’esprit assez particulières, dont une grande lassitude ou un grand dégoût du drame romantique. Et c’est pourquoi, en attendant que ce jour soit venu pour tout le monde, on peut se proposer de donner les raisons littéraires de la petite estime où les fanatiques eux-mêmes de Voltaire tiennent aujourd’hui presque tout son théâtre. Les voici en raccourci : si Voltaire est vraiment un auteur dramatique, on ne saurait être par malheur moins poète qu’il ne le fut ; en substituant les sujets d’invention pure aux sujets consacrés de l’histoire ou de la légende, il n’a pas seulement rabaissé la dignité, il a méconnu l’essence même de la tragédie française ; et enfin, et tout seul, son style suffirait encore, si je puis ainsi dire, à déclasser ses tragédies.

Non pas peut-être que ce style ait toujours mérité l’outrageux et insultant dédain dont nos romantiques l’ont traité jadis ; dans le temps où l’auteur de Zaïre et d’Alzire n’était à leurs yeux qu’un drôle, il faut se souvenir que le poète même de Phèdre et d’Athalie n’était aussi pour eux qu’un polisson. Les étrangers se sont montrés plus justes. S’il le trouve inférieur au style de Corneille et de Racine, et très inférieur, cependant M. John Morley les compare; il n’y a pas encore quinze ans que Strauss vantait, dans Jules César et jusque dans Rome sauvée, « l’éloquence du poète et l’énergie de sa langue; » et Vinet, sans se faire d’illusion sur les défauts du style de Voltaire, ne laissait pas de le trouver admirable, c’est son mot, « pour l’abondance, l’abandon, la manière aisée et noble.» C’était aussi, ai-je besoin de le rappeler? L’opinion des contemporains de Voltaire, l’opinion de Geoffroy lui-même, qui, ne voyant d’ailleurs dans Alzire qu’un « amas de folies, » cependant y louait encore « la magie du style ; » c’était l’opinion de La Harpe; c’était l’opinion de Marmontel, qui, plus subtil que tous les autres, percevait des différences entre le style redondant et diffus de Tancrède, et « la belle versification » de l’Orphelin de la Chine. Et, au fait, si l’on n’a pas trop vanté la prose de Voltaire, cette élégance dans la simplicité, ce naturel, cette aisance, il serait surprenant qu’il n’en eût rien passé ni n’en demeurât rien dans ses vers. Dans ses tragédies romaines, le style de Voltaire est autant au-dessous de celui du vieux Corneille que de celui de Racine dans ses tragédies d’amour; mais il ne manque pour cela ni d’aisance, ni de force au besoin, ni d’éclat, ni de charme. Il y a plus que de l’agrément, il y a de la tendresse et de la volupté dans Zaïre; il y a de l’éloquence dans Brutus, dans Jules César, dans Alzire, dans Mérope; et dans les vers croisés de Tancrède,


Lorsque les chevaliers descendront dans la place
Vous direz qu’un guerrier, qui veut être inconnu.
Pour les suivre au combat dans leurs murs est venu,
Et qu’à les imiter il borne son audace ;
……………..


j’entends sonner comme un bruit de fanfares dont l’harmonie plaît encore à l’oreille.

Mais ce que ce style a surtout contre lui, c’est de sentir trop l’homme de lettres, l’homme de lettres du XVIIIe siècle, l’imitateur de Corneille, de Racine, de Quinault, d’être en deux mots trop composite, et, comme tel, étrangement affecté. Voltaire fait des vers français comme nous faisions jadis des vers latins, avec des épithètes et des périphrases, — et quelles périphrases ! — les yeux fixés sur les « modèles, » qu’il pille adroitement, pour les mieux imiter et les honorer en même temps. Sa mémoire est pleine de réminiscences; il sait Corneille et Racine par cœur; il tâche à leur dérober ce qui les fait applaudir du parterre ; il y croit réussir en traduisant après eux les « beautés » de Sophocle ou d’Euripide sur la scène française. Et comme il pense avoir plus de goût qu’eux, non point par vanité, mais parce qu’il vient après eux et qu’il a plus d’usage ou de monde, en les copiant il les retouche, les corrige et les perfectionne. Notez qu’ici encore son siècle est son complice. Le public du XVIIIe siècle, de la première moitié du XVIIIe siècle surtout, n’est pas ennemi de la nouveauté, mais, quand il va voir une pièce nouvelle, il aime évidemment, et d’abord, à s’y retrouver au milieu de figures amies et de situations connues. C’est une preuve, en effet, que le poète connaît ses « auteurs ; » c’est un hommage qu’il rend à la culture d’esprit de son public ; c’est une consécration nouvelle qu’il apporte au génie de ses prédécesseurs. Dans la comédie de Regnard ou de Destouches, on aime donc à saluer au passage les ressouvenirs de Molière ; et, dans la tragédie, c’est peut-être le chef-d’œuvre de l’invention qu’un hémistiche de Corneille ou un vers de Racine ingénieusement détournés de leur sens. On voit seulement ce que peut devenir à ce jeu l’art d’écrire. Le détail en a encore son prix, mais l’ensemble y manque, l’unité, le mouvement, la personnalité, la sincérité, tout ce que l’on n’y peut mettre enfin qu’à la condition de rejeter d’abord loin de soi ces préoccupations de mandarin de lettres. Du Shakspeare et du Racine, un peu de Bajazet et un peu d’Othello, du Corneille et du Quinault, — beaucoup de Quinault, — des lambeaux de Massillon, des réminiscences de Virgile à travers Boileau,


Grand Dieu ! que de vertu dans une âme infidèle !


c’est le mélange le plus artificiel ou la bigarrure la plus hétéroclite que l’on puisse imaginer, et pourtant c’est Zaïre, et c’est le style tragique de Voltaire.

Je ne sais ; mais il me semble à ce propos qu’il faudrait renverser le jugement consacré. On dit que les tragédies de Voltaire, quelquefois heureusement conçues et presque toujours habilement combinées, sont mal écrites ; et on devrait dire qu’au contraire elles pèchent par être trop bien écrites. Voltaire a une certaine idée de ce que doit être un style tragique, une idée très précise, une idée très étroite, et il essaie laborieusement d’y ajuster son vers. Un soudan doit être fier et même un peu féroce ; une femme qui aime doit parler d’une façon touchante ; un Espagnol s’exprime avec la majesté d’un lieutenant de Charles-Quint ou de Philippe II ; un Péruvien, avec la franchise et la liberté d’un barbare ; on doit retrouver dans le langage de Cicéron l’orateur des Catilinaires, mais dans chacun des vers que prononce Mahomet il faut que le fanatisme et l’ambition respirent.


Les préjugés, ami, sont les rois du vulgaire…
Je viens mettre à profit les erreurs de la terre…
Oui, je connais ton peuple, il a besoin d’erreur…


Et tandis que l’auteur de Mahomet ou d’Alzire s’acharne à ce travail fastidieux et puéril, il perd, en quelque façon, le bénéfice de ses plus ingénieuses ou de ses plus émouvantes combinaisons dramatiques. Mais s’il ne se souciait pas plus du style que l’auteur des Demoiselles de Saint-Cyr ou celui du Verre d’eau; si, pour vouloir faire du style et du style tragique, il ne sortait pas à tout coup de la nature et de la vérité; si ses vers, enfin, ne nous gâtaient pas ses situations, on rendrait une meilleure justice à ses qualités très réelles; au-dessous et assez loin des maîtres on lui ferait une place honorable ; et on louerait volontiers en lui tout ce que nous avons cru devoir y louer nous-même. Les tragédies de Voltaire, « moins bien écrites, » ne seraient pas beaucoup meilleures, mais elles prêteraient moins à la critique, et peut-être marqueraient-elles, dans l’histoire du théâtre français, des dates aussi considérables que le Fils naturel ou le Père de famille, de Denis Diderot.

Il est vrai qu’elles auraient encore ce tort grave, plus grave qu’on ne le croit, de n’être, la plupart, ni des tragédies ni des drames, mais quelque chose d’intermédiaire, d’hybride, pour ainsi parler, de transitoire par conséquent, ce qu’a été de nos jours le roman historique, par exemple, entre le roman proprement dit et l’histoire, ou, du temps de Voltaire lui-même, entre le drame et la comédie, la tragédie bourgeoise et la comédie larmoyante. « Espèces bâtardes, a-t-il dit quelque part, qui, n’étant ni comiques ni tragiques, manifestaient l’impuissance de faire des tragédies et des comédies ! » Changez deux mots dans cette invective: elle est presque plus vraie de la tragédie de Voltaire que de la comédie de La Chaussée. Et il le sait bien, il le sent tout au moins, quand il a soin d’ajouter, comme s’il plaidait dans sa propre cause les circonstances atténuantes : « Ces espèces, cependant, avaient un mérite, celui d’intéresser; et, dès qu’on intéresse, on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent, aux talens que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. » Mais, puisqu’il l’a dit, elles n’en demeurent pas moins des espèces bâtardes, et, en dépit de l’intérêt, du talent et des vers heureux, tel est le pouvoir de la distinction des genres, que ce seul mot, étant mérité, les juge et les condamne.

Ne serait-ce pas que Voltaire, qui l’a tant et si sincèrement admirée, n’a cependant compris qu’à moitié la tragédie de Corneille, mais surtout celle de Racine? Il a voulu l’imiter sans doute, mais, en l’imitant, il a voulu aussi la modifier, la renouveler, l’élargir; et il ne s’est pas aperçu qu’en changeant de nature un genre doit changer de lois. Scrupuleux observateur de la règle des trois unités, par exemple, Voltaire ne s’est pas rendu compte qu’elle devient inutile, gênante même, aussitôt qu’il s’agit, comme dans Zaïre, comme dans Alzire, comme dans Tancrède, d’intéresser le spectateur aux mœurs plutôt qu’aux caractères, aux personnes plutôt qu’aux sentimens eux-mêmes ou aux passions, et à l’issue d’une aventure enfin plutôt qu’à une crise d’âme. A-t-il mieux vu la raison du décor historique et de la dignité sociale des personnages dans Rodogune et dans Cinna, dans Bérénice et dans Mithridate ? Je ne le pense pas. Zaïre épousera-t-elle ou n’épousera-t-elle pas Orosmane? Zamore frappera-t-il ou ne frappera-t-il pas Gusman? Tancrède sauvera-t-il ou ne sauvera-t-il pas son Aménaïde? Ce ne sont là des motifs ou des sujets de tragédie qu’autant qu’à ces alternatives est suspendu le destin des empires; et, autrement, Voltaire n’a pas senti que le peu d’histoire et de géographie qu’il mêle au roman de ses musulmans ou de ses Péruviennes, en divisant l’intérêt le disperse, lui donne le change et finalement le déroute. C’est comme encore quand, par un respect outré de ses illustres prédécesseurs ou par condescendance peut-être pour ses acteurs, qui veulent déclamer à tout prix, il donne constamment à ses personnages le ton pompeux, solennel, emphatique de l’ancienne tragédie. Eh quoi ! tant de solennité, tant d’apprêt, tant d’éloquence pour marier sa Zaïre avec son Orosmane, ou une petite Américaine avec un hidalgo! On n’applique pas les moyens du tragique à de si petits intérêts, d’une si mince importance dans l’histoire de l’humanité, si l’on ne veut qu’il en résulte entre le sujet et le style, entre la forme et le fond, entre l’intention et l’effet une discordance toujours désagréable, souvent choquante, et qui touche parfois au ridicule. Les tragédies de Voltaire ne sont plus des tragédies, mais ne sont pas encore des drames, ou plutôt ce sont des drames embarrassés, empêtrés, entravés dans des lois qui ne sont pas les leurs, qui cherchent à s’en dégager, et qui malheureusement n’y ont pas réussi.

C’est qu’aussi bien Voltaire n’est pas poète, étant l’homme du monde le plus incapable qu’il y ait de sortir de lui-même, de s’aliéner, de songer à son sujet plutôt qu’à son succès, et, en fait de succès, de sacrifier à l’avenir l’espoir du succès immédiat. Si sa prose, — quoiqu’il y eût à dire, et encore que beaucoup de qualités y manquent, — est cependant supérieure, très supérieure à ses vers, c’est qu’en prose il combat pour ses idées, mais en vers il ne songe qu’à sa réputation de bel esprit ou qu’à ses intérêts de popularité. Pour cette raison, et quand d’ailleurs, occupé qu’il est à la fois de tant d’autres choses, il en aurait le loisir, il n’entre pas dans l’âme de ses personnages, si même il les distingue les uns d’avec les autres: son Catilina d’avec son Mahomet, sa Sémiramis d’avec sa Clytemnestre, son Gengiskan d’avec son Polyphonte. Ce ne sont tous, en effet, que des mannequins tragiques, tantôt habillés à la grecque, vêtus tantôt à la chinoise. Et, faute de caractères, comme de profondeur, ou, d’un seul mot, faute d’âme et de vie, ce n’est pas à eux, mais à lui, Voltaire, qu’on s’intéresse en eux. Quoi d’étonnant quand on voit comment il les compose : « Le 3 du présent mois, écrit-il à d’Argental, en août 1749, le diable s’empara de moi, et me dit : « Venge Cicéron et la France; lave l’honneur de ton pays! » Ce diable est un bon diable, mes anges, et vous n’auriez pas mieux fait: » Voilà l’origine de sa Rome sauvée! Son désir d’humilier le vieux Crébillon, son impatience de prouver sa supériorité sur un octogénaire, son émulation ou sa jalousie du succès d’un rival, voilà ce qu’il prend pour de l’inspiration, ce qu’il appellerait, s’il osait, son éclair et son coup de foudre. Il combine alors son intrigue, c’est-à-dire que Crébillon ayant faussé l’histoire d’une manière, il la redresse en la faussant d’une autre; il dispose ses ressorts; et quand il les a disposés, c’est alors, mais alors seulement, qu’il met des personnages dans son intrigue, et les personnages qu’il lui faut pour justifier son intrigue. Si c’est ainsi que l’on peut réussir, qu’il a même réussi quelquefois, ce n’est pas ainsi que l’on dure, parce que ce n’est pas ainsi que l’on crée. Le don suprême a été refusé à Voltaire, le don qui fait les vrais poètes, grands ou petits, car il y en a de tout rang, le don d’animer des créatures humaines, des êtres de chair et de sang, qui pleurent de vraies larmes, qui poussent de vrais cris de passion et qui meurent enfin d’une vraie mort; — et cette raison, elle toute seule, expliquerait l’infériorité du théâtre de Voltaire.

C’est pourquoi je n’en donnerai pas d’autres, quoiqu’il y en eût encore plus d’une. Je ne dirai donc rien des intentions de propagande philosophique, religieuse ou sociale qu’il a mêlées dans sa tragédie. Car d’abord j’en vois à peine trace dans ses meilleurs pièces, dans Œdipe, dans Zaïre, dans Brutus, dans Alzire, dans Mérope, dans Sémiramis, dans Tancrède; et Mahomet est peut-être la seule qui soit à la fois destinée au théâtre et où pareille intention se trouve nettement marquée. Mais, de plus, il faut bien avouer qu’aucune loi de son art n’impose à l’écrivain dramatique l’étrange obligation de n’être qu’un simple amuseur, et qu’autant de sentences qu’il puisse y avoir dans la tragédie de Voltaire, il y en a davantage encore dans celle de Corneille. Je ne parlerai pas non plus de la société pour laquelle Voltaire a composé la plupart de ses pièces, la plus civilisée qui fut jamais, la plus douce, la plus élégante, et comme telle, et conséquemment, la plus éloignée d’une certaine franchise de mœurs, d’une certaine rudesse de manières, d’une certaine force de passion, d’une certaine raideur de caractères, disons d’une certaine barbarie, sans lesquelles, hors desquelles n’y a-t-il peut-être ni ne peut y avoir de tragédie véritable. Enfin, je n’essaierai pas de montrer que Voltaire est venu trop tard dans un genre trop vieux, c’est-à-dire, tellement épuisé par ses prédécesseurs, qu’on n’y pouvait rien innover sans faire moins bien qu’eux, ni faire comme eux sans les copier, les répéter ou les défigurer;., mais je terminerai par une simple observation.

Nous sommes très fiers, en France, de la continuité, de la régularité de notre production dramatique; et, en effet, depuis deux siècles et demi passés, il est vrai que la scène tragique, conformément aux lois qu’elle s’était faites, n’est jamais restée vide. Toutefois, comme nous ne sommes pas une autre espèce d’hommes que nos voisins d’outre-Manche ou d’au-delà les Alpes, comme le talent et comme le génie sont aussi rares parmi nous qu’ailleurs, il faut se souvenir que, dans cette production, pour une vingtaine de chefs-d’œuvre, le médiocre abonde, et que peut-être, quand on y songe, n’est-ce pas de quoi se tant glorifier. Car enfin, le bel avantage, entre Tancrède et Hernani, par exemple, que de pouvoir nommer Lemierre et Colardeau, Agamemnon ou la Mort d’Abel, Luce de Lancival et Raynouard lui-même ! Si cependant on reconnaît la nécessité d’une tradition; si l’on réfléchit combien il y en a qui n’ont jamais été seulement Népomucène Lemercier ou Gabriel Legouvé, qui ne le seront jamais; et si l’on fait attention, enfin, que Voltaire, dans la tragédie, les a tous dépassés d’autant que Racine ou Corneille le dépassent lui-même, on se trouvera porté naturellement à l’indulgence; on lui pardonnera beaucoup; et ses défauts n’empêcheront pas qu’on rende justice à ses qualités. Car nous ne pouvons mettre aucun nom à côté de ceux de Racine et de Corneille, mais à côté de celui de Voltaire, et bien au-dessous d’eux, je ne vois pas davantage quel nom nous inscririons. Celui de l’auteur d’Henri III, dira-t-on? et je le voudrais de bon cœur, s’il n’était pas déjà plus illisible que Voltaire; ou celui de l’auteur de Ruy-Blas? mais il faudrait que ce grand artiste eût eu le sens et l’instinct au moins du théâtre. Et voici comment je conclus; dans une littérature comme la nôtre, et dans cette abondance de la production dramatique, s’il ne s’est rencontré qu’un homme, depuis cent cinquante ans, dont on puisse encore dire ce que nous avons dit de Voltaire, connaissons ses défauts, signalons-les impitoyablement et au besoin plaisantons-en; mais sachons, comme une chose sûre, que celui-là ne fut pas au théâtre un homme tout à fait ordinaire, et, avant de ricaner au seul nom de Tancrède ou de Zaïre, de Mérope ou de Sémiramis, regardons, ô mes amis, ce que nous applaudissons aujourd’hui sur nos scènes !


F. BRUNETIERE.