Revue littéraire - Le romancier des bêtes, Louis Pergaud
« Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, le dimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… » Ainsi commence une notice consacrée à Louis Pergaud par M. Lucien Descaves. Et je n’ai pas connu l’auteur de Goupil à Margot ; mais, à le lire, on a vraiment cette impression d’une fenêtre qui s’ouvre sur la campagne et qui laisse entrer le grand air des prés et des bois : quelle aventure, bien étonnante, pour les gens de lettres de Paris, un peu confinés et rencognés ! Pergaud-le-rustique, dit encore M. Lucien Descaves. Il était de la campagne, qui n’est pas du tout la même chose que la nature. La nature, c’est de la poésie, ou de la philosophie. Mais la campagne : vous n’en avez aucune idée.
Louis Pergaud aurait à peine un peu plus de quarante et un ans. Mais il est mort, au printemps de 1915, à la guerre : il avait trente-trois ans. Il était né dans la belle province de Franche-Comté, fils d’un instituteur ; et il a été lui-même instituteur, un peu de temps. Après cela, il vint à Paris et fut employé à la préfecture de la Seine, dans les bureaux de l’enseignement.
Pergaud dans les bureaux, et rond de cuir ! Pour deviner comme il a dû souffrir et manquer d’air, il faut le lire et voir, dans ses livres, l’homme qu’il était, un paysan, toujours dehors, qui chasse, qui baguenaude et qui ne préfère nulle compagnie à celle des animaux, même sauvages, nulle causerie au silence de la forêt.
Il avait publié d’abord, aux environs de vingt-cinq ans, deux minces recueils de vers, l’Aube et l’Herbe d’avril. Je n’en ai lu qu’un seul poème, Matin de chasse, que donne M. Edmond Rocher dans une étude amicale et intéressante. Ce sont de beaux vers, d’une prosodie un peu irrégulière, mais de véritables vers cependant, où l’on devine l’influence de Baudelaire et surtout de Rimbaud, je crois, mais où l’on devine aussi un nouveau poète qui, sur un mode ancien, célèbre son émoi
Des rumeurs entr’ouvraient la robe du silence
Et la pudeur du jour rougissait l’Orient,
Lorsque le feu des chiens mena nos pas pesants
Vers la forêt dressant ses fûts comme des lances.
Les rimes imparfaites montrent déjà que Louis Pergaud tolérait mal, au point de les éluder avec désinvolture, les contraintes de la poésie. Dès lors, il s’établit prosateur, et c’est à ce titre qu’il a mérité, sauf quelques reproches, la louange et l’admiration.
En 1910, ses premières « histoires de bêtes, » de Goupil à Margot, lui valurent le prix Goncourt. Ce livre, et puis la Revanche du corbeau, la Guerre des boutons et le Roman de Miraut, chien de chasse, le rendirent promptement célèbre. Il préparait un recueil d’histoires, les Rustiques : et ce fut la guerre.
Le 2 août 1914, il écrivait à M. Lucien Descaves : « Demain lundi, je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoir. Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nous défendre. C’est dans cet esprit que je rejoins mon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… et j’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé et voulu l’immonde boucherie qui se prépare. Tant pis pour eux, si le sort nous est favorable ! Je vous embrasse. » Il a été écrit beaucoup de lettres de ce genre, à cette date. Celle-ci indique très bien des sentiments simples et nets. Louis Pergaud, sergent au mois d’août 1914, et qui sera sous-lieutenant une demi-année plus tard, se disait « pacifiste et antimilitariste ; » et l’on ne peut douter qu’il ne le fût, mais d’une manière qui ne l’empêchait pas d’être aussi un rude soldat, fier de servir. Car il écrivait : « Notre 166e est un régiment des plus solides et des plus vaillants ; ç’a été un des piliers de la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus, qui ont du mordant, de l’entrain et de l’esprit. » D’ailleurs, Louis Pergaud, de temps en temps, se fâche ; il y a un général qui l’exaspère ; il ne veut pas non plus que les patriotes de l’arrière, comme il les appelle, vantent le « confort des tranchées. » Mais, au mois d’avril 1915, en Voëvre, du côté des Éparges, le 8 avril à deux heures du matin, en pleine nuit, Pergaud, avec ses fantassins, sortait de la tranchée. Ils se heurtèrent à un réseau de fils de fer intact ; ils tâchèrent de s’y frayer un chemin, n’y parvinrent pas. À l’aube, quand ils reçurent l’ordre de se replier, les débris de la section Pergaud revinrent sans leur chef. On n’a plus revu Louis Pergaud. Il avait été blessé au moment qu’il commandait encore : « En avant ! » Et l’on croit que son corps s’est enfoncé, perdu dans la boue. On a cherché partout, cherché vainement Louis Pergaud, qui, comme dit M. Lucien Descaves, n’est plus pour nous que dans ses livres. « En avant ! » voilà ses deux derniers mots.
Depuis sa mort, on a publié ces Rustiques dont il avait préparé le recueil ; et, sous le titre de la Vie des bêtes, on vient enfin de publier ce qu’il laissait, les trois premiers chapitres d’un roman, Lebrac, bûcheron, — les personnages sont déjà bien dessinés, — plusieurs nouvelles et une série d’« études » très curieuses, toutes relatives aux chères bêtes qu’il savait qui ne sont pas du tout bêtes.
La première de ces études, qui annonce les autres, chicane Jean de La Fontaine. Peyraud n’aimait-il pas La Fontaine ? Que si ! Mais il n’aimait pas que l’on fit, de ce fabuliste, un observateur scrupuleux des animaux, un précurseur de Fabre. Ce n’est pas ça ! répond-il. On raconte que La Fontaine, un jour, n’arriva point à l’heure de dîner ; une belle compagnie l’attendait : pour son excuse, il prétendit, c’est l’anecdote, qu’il avait assisté à l’enterrement d’une fourmi, accompagné le convoi jusqu’au cimetière et ramené à leur logis les tristes amies de la défunte. Non ! répond Louis Pergaud. Ou bien La Fontaine se moquait du monde. Mais l’anecdote n’est pas vraie. L’été, la fourmilière travaille. Est-ce que la fourmi est morte en chemin ? Les autres fourmis l’ont laissée là : tout au plus l’ont-elles débarrassée de son fardeau. Est-elle morte dans les couloirs ou dans les greniers de la fourmilière, de sorte que son petit cadavre fût encombrant ? Deux fourmis l’ont poussée, l’ont transportée à quelques pas de là. « Mais supposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie, l’abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens, pour rendre un problématique honneur funèbre à un obscur membre de cette société, est bien un rêve de poète… » Ou une farce,
La Fontaine, en somme, ne modifie pas beaucoup le portrait des animaux qu’il a trouvé dans les fables d’Esope. Une fois, il contredit son maître ; c’est à propos du Renard : Ésope lui attribue un esprit tout plein de matoiserie. La Fontaine le nie, imprudemment. Pergaud l’en blâme : « Il est absolument inadmissible qu’un homme s’intéressant aux animaux, amant de la nature, amateur des promenades en forêt, ignore les nombreux traits de ruse et de finesse dont s’honore chaque jour l’hôte des terriers… » La Fontaine, observateur méticuleux ? Il n’avait, dit Pergaud, ni beaucoup d’attention, ni aucune méthode. Il suivait sa fantaisie charmante : et nous aurions tort de nous en plaindre.
Lui, Pergaud, cherche l’exacte vérité. Il note que l’opinion commune, relative aux animaux, est le plus souvent la fausseté même. Par exemple, on accuse le chat d’hypocrisie. Quelle sottise ! On en veut au chat, pour ses coups de griffes et ses coups de dents. Mais lui reprochez-vous de se défendre ? Vous lui reprochez de ne vous avoir pas avertis de son projet de se défendre ? Il vous a pris, comme on dit volontiers, en traître ? C’est que vous êtes des balourds qui n’attendiez pas la riposte. Vous le taquiniez, le chat, vous le tourmentiez : vous n’avez pas vu qu’il était à bout de patience. Il vous en avertissait, pourtant. Mais vous n’avez pas vu, balourds, les signes de son impatience : « le redressement des sourcils, le renversement des oreilles, le brandissement des moustaches, le frémissement du nez, un pli imperceptible au coin du mufle, l’agrandissement ou le rétrécissement des paupières, l’avivement de l’œil, un frétillement nerveux de la queue, certaines façons de se ramasser et de faire porter le poids du corps sur une seule patte… » Il vous avertissait, le chat ! Vous le traitez d’hypocrite : c’est qu’une loyauté exquise dépasse vos imaginations, hypocrites vous-mêmes ! Le chat ne vous trompe pas : c’est vous qui vous trompez à lui. Mais il ne se trompe pas à vous. Il vous a bientôt examinés et jugés. Il sait qui vous êtes, brutal ou gentil et, selon qu’il vous aura d’abord connus tels ou tels, vous le verrez venir à vous peut-être, ou s’écarter de vous avec une politesse où le mépris est joliment caché.
J’aime beaucoup cette juste apologie pour le chat. Cependant, j’aurais voulu que Pergaud ne dit point « le chat, » comme s’il n’y en avait qu’un ou comme si tous les chats étaient pareils. Il y en a de toute sorte : leurs espèces ou leurs races ne les distinguent pas autant que leurs caractères individuels. Il y en a de bêtes, en petit nombre. Il y en a de très intelligents ; il y en a de toqués ; il y a des chats de génie. Les différences de l’un à l’autre ne sont pas moins remarquables que les différences d’un homme à un autre. Il y en a qui ont des âmes adorablement compliquées.
Si les animaux ont des âmes est une des questions que pose Louis Pergaud. Laissons de côté la théologie et la philosophie : celle-ci a mené Malebranche à une théorie des animaux-machines, déplorable. Qu’est-ce qu’une âme ? Quelles seront toutes ses destinées ? Laissons cela, qui n’est pas notre affaire. Les animaux ont de la sensibilité, de la mémoire, de la volonté jusqu’à l’entêtement, de l’imagination, de la méditation, de la raison, de la rêverie. Voilà de l’âme, si nous prenons ce mot d’une simple façon qui n’engage pas tout le reste.
L’âme des animaux est-elle pareille à la nôtre, en quelque sorte ? Elle a bien des analogies avec la nôtre. Mais elle ne travaille pas sur les mêmes informations. C’est une remarque très fine, que fait Louis Pergaud : « Vous êtes-vous jamais demandé ce que serait l’éducation d’un enfant qui naîtrait, non point avec une hiérarchie de sens constituée selon la norme humaine, c’est-à-dire pour qui la vue et le toucher constitueraient les organes essentiels de communication avec le monde extérieur, mais selon la formule réglementaire animale, avec l’odorat, l’ouïe et le goût dominant les autres sens ? » Tout est changé, en effet, par la prépondérance d’une information. Pour les hommes, en général, la vue est le sens prépondérant ; pour une quantité d’animaux, c’est l’odorat. Si nous tâchons d’imaginer le monde comme un chien se le figure (et voilà que déjà les mots que j’emploie sont de qualité visuelle), il faut que nous le peuplions d’odeurs variées et distribuées, tout de même qu’il est pour nous peuplé de couleurs et de lignes. Chez certains hommes, les sons prennent une importance qu’ils n’ont pas également pour d’autres.
Ainsi se distinguent premièrement les âmes. Louis Pergaud attribue aux hommes une âme visuelle, aux animaux une âme olfactive. Une âme plutôt visuelle ; et une âme plutôt olfactive. En de tels sujets, où abonde l’incertitude, il convient d’atténuer les mots.
Mais les sens ne donnent à une âme, ou visuelle ou olfactive, que son information, les éléments de son travail. Après cela, comment travaille-t-elle ? Nous avons beau faire, nous ne concevons pas un travail mental extrêmement différent du nôtre, fût-ce pour l’attribuer à des animaux extrêmement différents de nous en apparence. Il s’agit de raisonnement, ce raisonnement fût-il très simple. Il s’agit de discerner des effets et des causes, de prévoir et, une fois la volonté marquée, de produire la cause afin d’obtenir l’effet. La volonté sera plus ou moins nette : le but sera petit ou grand, sera médiocre ou splendide : la raison procédera de même.
En définitive, l’intelligence des animaux ressemble à l’intelligence humaine. Seulement, l’homme est plus intelligent que les animaux ? Oui, répond Louis Pergaud ; l’homme parait mieux utiliser les données que les sens lui procurent. Et cependant… « Chez certains humains, la qualité transformatrice du cerveau, l’intelligence active du sujet, semble très inférieure à celle dont font preuve certains chats, certains chiens, certains renards qui, eux, ne bénéficient d’aucuns travaux exécutés par leurs devanciers et dont l’activité cérébrale doit être bien plus intéressante que celle d’un grand nombre de brutes humaines… » Vous souriez ? Vous pouvez aussi rêver là-dessus et, par exemple, vous dire que de très intelligents animaux ont, par malheur, la vie courte et meurent vieux à l’âge d’un enfant, d’un adolescent. Les dix années, les quinze années qui leur sont accordées par le destin sont un délai insuffisant pour qu’ils accomplissent toutes les prouesses dont leur esprit les eût rendus, probablement, capables. Ils sont d’abord très avancés pour leur âge ; mais ils s’arrêtent en chemin, comme s’ils savaient, — ne le savent-ils pas ? — que leur course est bientôt bornée. On dirait qu’ils se découragent.
Moins courte, moins affreusement courte que celle des pauvres petits chats, la vie des hommes n’est pas longue ; mais ils transmettent à leurs descendants leurs trouvailles, les résultats de leur expérience, leur pensée : ainsi les générations successives prolongent la durée humaine. Voilà ce que les animaux ne savent pas faire ; et voilà pourquoi se perd l’effort intelligent de chacun d’eux, au grand dommage du Progrès !…
On dit cela, où il y a quelque vérité : l’on ne dit rien, où il n’y ait aucune vérité, mêlée à plus d’erreur. Mais, quoi ! les animaux ne passent-ils à leurs descendants ni usage ni ingéniosité ? Qu’est-ce donc que l’instinct ? C’est précisément l’habitude transmise intacte d’une génération d’animaux à toutes les générations suivantes, que vous appelez l’instinct. Seulement, vous avez admis que l’instinct ne change pas.
En êtes-vous bien sûrs ? Louis Pergaud n’en est pas sûr le moins du monde. Louis Pergaud, se fiant à un vers de La Fontaine, a cherché toute une saison des nids d’alouettes dans les blés en herbe. Il s’est fait maudire par les cultivateurs et houspiller par le garde champêtre : il n’a pas trouvé, dans les blés en herbe, un seul nid d’alouettes. Alors, il a cru que La Fontaine était un farceur. Il se demande à présent si les animaux ne modifient pas leurs coutumes : « Il se peut fort bien que les alouettes de l'Île de France, au temps de La Fontaine, aient nidifié dans les blés, tandis que les alouettes comtoises contemporaines de ma jeunesse préféraient bâtir, pondre, couver et faire éclore sur le sol sec et rocailleux des terrains communaux où croît une herbe rare. » Les nouvelles alouettes ne se cachent pas comme autrefois ; elles ne veulent d’abri qu’une motte ou un caillou : elles veulent « le plafond du ciel et les horizons vastes. » On prétendait aussi, — et, tout près de nous, Michelet, — que les alouettes ne se perchaient pas sur les branches : « depuis quelques années, » répondit Louis Pergaud, « il m’est donné tous les automnes de voir des alouettes se percher sur les branches des buissons avoisinant leurs anciens nids. » Depuis quelques années : les alouettes auraient donc modifié leur vie et pris d’autres habitudes, récemment. Jadis, et il n’y a pas encore longtemps, les hirondelles ne se posaient pas volontiers sur le sol ; et, quand elles s’y étaient posées, par mégarde, elles avaient de la difficulté à reprendre leur vol : « ces dernières années et tous les jours j’ai vu des hirondelles volontairement se poser à terre et s’enlever ensuite avec une légèreté et une facilité que je n’eusse pas soupçonnées de la part d’oiseaux munis de pattes si faibles… » Le lièvre aussi, dans le pays de Louis Pergaud, changeait de conduite, les derniers temps que Pergaud l’observait. Eh bien ! si de telles remarques portaient sur de longues années et des siècles, sans doute s’apercevrait-on que l’instinct des animaux n’est pas immuable, comme on l’a dit, et que leur intelligence n’est pas inactive.
Je ne puis analyser tous les chapitres de ce volume, où Louis Pergaud résume, de la plus jolie manière, sa connaissance de tous les animaux du village et de la forêt. Les problèmes qu’il étudie ont le plus vif intérêt. Si les animaux jouent, ce qui s’appelle jouer, pour le plaisir ? N’en doutez pas : même, il a vu des corbeaux organiser une course contre le vent ; tous s’élançaient au signal donné ; le vainqueur était salué de croassements glorieux et, le vaincu, bafoué. Si les animaux ont de la pudeur ? Mais oui I Ce n’est pas la nôtre, ou celle qu’on nous recommande ; c’est la pudeur de la souffrance, de la maladie et de la mort. Coppée demandait si les oiseaux se cachent pour mourir : certainement ! Et plusieurs animaux, devant la souffrance, la maladie, la mort, sont de véritables stoïciens, sauf l’éloquence et le grand bavardage de ces philosophes. Il y a des animaux qui se tuent, préférant la mort à de fâcheuses conditions d’existence. Il y a des animaux qui ont le goût de la famille et de la société ; il y en a qui sont des bohèmes, des parias, des révoltés. Si le lièvre est poltron ? S’il est triste ? « Cet animal est triste et la crainte le ronge, » dit le Bonhomme. Et Louis Pergaud : « Braves oreillards, gentils capucins aux oreilles noires et blanches, au derrière mutin, aux pattes spirituelles, que d’esprit ne mettez-vous pas dans la détente de vos puissants jarrets, quand la petite queue, railleusement retroussée, découvre la touffe blanche qui a l’air, sous cette visière postérieure, d’éclater de rire au nez du poursuivant ! Que de malice, dans le rabattement silencieux de vos oreilles, quand, gités à quatre pas du chien, après un savant crochet, vous écoutez le méchant braillard renifler de colère sur les pistes qui s’enchevêtrent. Tristes et craintifs ? Allons donc !… » Les hommes ne connaissent pas les lièvres ; ils ne les ont pas regardés : « Rarement ils vous ont vus, la nuit, vous promener joyeux et cabrioler par les luzernes et les trèfles de votre festin servi, ils ne vous ont pas aperçus, aux brèches du mur de la forêt, à votre réveil vespéral, renifler le crépuscule qui descend et sonder, de vos oreilles pointées voluptueusement vers les quatre vents, le bourdonnement musical de la nuit tombante… » N’est-ce pas charmant ? Et la phrase n’a-t-elle pas la fraîcheur, l’odeur, l’inquiétude aussi de la nuit ?
Ce qui donne à tant de pages de Louis Pergaud leur attrait, je crois que c’est leur vérité. Puis, je me demande avec bonne foi ce que j’en sais, n’ayant pas ma vie au village, aux abords de la forêt. Cependant, la vérité de Louis Pergaud n’est pas douteuse : on la devine, on la sent. Louis Pergaud ne raconte pas ce qu’il a lu, mais ce qu’il a vu ; et il l’écrit comme il l’a vu. La phrase n’est pas toujours excellente : elle l’est souvent. Les moins bonnes phrases, un peu négligées, ont encore ce charme, elles sont toutes pleines de leur idée : Pergaud n’est jamais bredouille.
Il connaît à merveille les animaux. Ils les comprend, comme il est possible de les comprendre : il ne feint pas de les comprendre davantage. Il les comprend, par ce moyen, le seul que nous ayons, par le moyen de la ressemblance qu’il a trouvée entre eux et nous. Une certaine ressemblance, qui fait qu’aux mêmes signes nous devinons les mêmes sentiments.
Faute de quoi, les animaux nous sont tout à fait inintelligibles. Mais il n’y a aucune raison de ne pas admettre qu’aux mêmes signes correspondent les mêmes sentiments, aucune ! Il faut pourtant ne pas négliger les différences : faute de quoi, les animaux sont de viles caricatures de l’humanité. Pergaud tient un juste compte de l’analogie et de la singularité.
Une condition de sa justesse intelligente, la voici : Pergaud ne place pas, entre les animaux et lui, une philosophie, un système ; il accueille avec simplicité les petits faits et il s’en amuse.
Il aime les animaux : il n’est pas sentimental. Pergaud sentimental ? Un chasseur ; cruel comme un autre chasseur. Il tue des animaux, cruels eux-mêmes. La nature, telle qu’il l’a vue et la montre, est belle et atroce… « C’était un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace d’une gelée possible, les bourgeons hésitants. Ce n’était pas, pour Goupil, un soir comme les autres… » Goupil, le renard, est en péril : comme sont en péril les bourgeons. Les bourgeons n’osent pas sortir ; et Goupil combine ses stratagèmes. Il y a, dans la nuit, de l’incertitude. Goupil sera tué : nous aurons pitié de Goupil ; mais Goupil était un meurtrier. La mort de Goupil, c’est la vie sauve à d’autres bêtes.
Une jolie bête, la fouine. Pergaud l’appelle Fuseline… « Née d’amours fugitives à l’avant-dernier printemps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, comme à l’ordinaire, venue de la lisière du bois de hêtres et de charmes où, dans la fourche par le temps creusée d’un vieux poirier moussu, elle avait pris ses quartiers d’hiver… » Charmante Fuseline ! Seulement, l’hiver, Fuseline bien charmante n’apaise pas sans difficulté « sa soif inextinguible de sang. » Les taillis sont déserts ; il faut aller au village et à la basse-cour, chez les poules : « Elle tranchait d’un coup de dent près de l’oreille la carotide et, pendant que coulait le sang chaud qu’elle suçait voluptueusement, elle maintenait sous ses griffes aiguës comme celles d’un chat la bestiole stupide qu’elle abandonnait, tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursauts de l’agonie. » Voilà comment elle travaille. Puis elle s’en retourne au bois, un peu pocharde, le jabot taché de sang, la robe salie, et grosse et grasse, extrêmement gaie, Fuseline si bien charmante.
Roussard, le lièvre, est poursuivi par le chasseur et ses chiens. Cruel, le chasseur ; et cruels, les chiens. Roussard est blessé ; il se sauve à grand peine. « Il courait comme un fou, longeant les sillons retournés, les raies de champs d’éteules, sautant les murs, faisant des doublés le long des haies, des pointes au bord des sentiers, crochant dans les murgers, s’arrêtant dans les trèfles, sentant la fatigue le gagner et ses pattes s’engourdir sous l’effet des morsures de plomb, et la nécessité de mettre entre lui et ses bruyants ennemis un dédale inextricable de voies… » Il ne sait pas qu’au-dessus de lui planent deux ennemis et le guettent. Premier ennemi, Tiécelin le corbeau. Tiécelin profite d'une défaillance du lièvre et l’attaque. Tiécelin va triompher : survient une buse géante. Elle s’empare du lièvre et l’emporte. La cruauté de l’homme est loin : les cruautés animales l’ont relayée. Le combat se livre dans les airs, à des hauteurs de vertige, entre la buse et le corbeau. La buse est plus forte, mais empêtrée de son fardeau. Il coule du sang, qui tombe du ciel sur la terre. Un jeune corbeau, qui était venu seconder Tiécelin, succombe : la buse, d’un coup de bec, a su le tuer. Ce jeune corbeau, Tiécelin l’aimait, comme son élève. Et Tiécelin mène un grand désespoir. Il appelle les autres corbeaux à déplorer avec lui ce trépas.
Et voici tous les corbeaux réunis autour du cadavre : « Ils se regardaient et criaient. C’étaient presque des miaulements. La langue de l’universelle douleur, avec ses modulations âpres et plaintives, pont commun où convergent tous les ramages, sortis du même berceau, nés de besoins parallèles, retrouvait, à travers le dédale des habitudes acquises et la convention consacrée, sa formule de primitive simplicité dans cette émotion profonde que tous les ailés comprenaient et écoutaient avec angoisse du fond de leurs postes terrestres ou du haut de leurs observatoires aériens… » Je ne dis pas que la phrase qu’on vient de lire soit exactement parfaite. Elle est confuse, un peu embrouillée. Elle a, dans sa confusion même et son désordre, sa beauté, une richesse et une opulence de vérité qui fait image et fait plaisir ; elle dit bien des choses, avec entrain.
Si l’on observe que Louis Pergaud prête à ses corbeaux des sentiments de deuil, un apprêt de cérémonie funèbre, une douleur de mort qu’il reprochait à La Fontaine d’attribuer aux fourmis, eh bien ! ce qui n’est pas vrai des fourmis, ne le refusez point aux corbeaux. Ils font quelquefois des funérailles à leurs morts. « Je l’ai vu, » dit Pergaud. Si vous en doutez, vous n’avez donc pas senti comme il a soin de ne pas mentir ? Et, si vous en doutez, il vous renvoie aux Mémoires d’un compagnon du bon Agricol Perdiguier.
Les animaux sont les grands amis de Pergaud. Mais il peint toute la campagne, même les gens de la campagne. S’il préfère les animaux, il ne dédaigne pas les gens ; il les peint de la même manière, avec une impitoyable justesse. Il ne les embellit pas, ne les enjolive pas. Il ne les enlaidit pas non plus, selon l’usage de ces faux réalistes qui ne distinguent pas la vérité de la laideur, ayant une fois supposé que l’ « audace » est la vertu principale de l’écrivain. Facile audace, faute de goût ! Pergaud ne fait pas l’audacieux. Ni le timide ! Il se réclame de Rabelais volontiers : auprès de son maître, il a pris des leçons de bonne humeur. Il ne craint pas la grossièreté, mais il ne l’affiche pas. Il est gaillard ; mais il n’est pas cynique.
La Guerre des boutons, qu’il appelle aussi le roman de sa douzième année, est l’histoire, très abondante, bien contée, d’une querelle qui durait depuis longtemps, et l’on n’en savait plus la cause, entre un village et le village d’à côté. Les vieux l’avaient oubliée : les gamins en gardaient la rancune. Et ces gamins se font la guerre. Aux prisonniers, on arrache les boutons de leurs vêtements, de sorte qu’ils s’en vont ensuite la culotte bas. Et les parents les tarabustent. C’est drôle et c’est absurde. C’est drôle et c’est triste par une absurdité qui déconcerte l’intelligence. Ces mauvais gamins ne sont pas tout différents des animaux de la forêt. Leurs ruses ont de l’analogie avec celles de Goupil le renard. Ils manquent de douceur, d’aménité, d’une finesse qui ne soit pas malicieuse et astucieuse, méchante même. Leur langage ne leur confère aucune digne supériorité sur les bêtes silencieuses. Affreux gamins ! Mais bien vivants. Pergaud s’en amuse ; et pareillement son lecteur. Il y a là une espèce de fureur, un foisonnement de jeunesse, une ridicule exubérance et d’un effet le plus singulier.
Les paysans de Pergaud, voyez-les dans le roman de Miraut. Miraut, chien de chasse, est l'âme de ce roman des paysans. Le maître de Miraut, Lisée : un braconnier. Sa femme, la Guélotte, une mégère. La Guélotte a pris en détestation le pauvre Miraut, bon chien pourtant. Ce qui la fâche est que Miraut tient beaucoup de place dans la maison, dérange les chats, salit le plancher. C’est principalement que Miraut mène Lisée à la chasse, le débauche, le dévergonde. À cause de Miraut, la Guélotte et Lisée font un exécrable ménage. Lisée, en outre, se grise. La Guélotte l’injurie. Des injures, l’on vient aux coups. Mais, entre le maître et le chien, l’amitié est ravissante. « Tu ne ferais pas tant de grimaces pour moi ! dit la Guélotte à Lisée, pourtant, ce n’est qu’un chien ! » Certes, Lisée n’aime pas la Guélotte : il aime son chien. Le lecteur aussi préfère Miraut. Ce Miraut, c’est un bon chien ; la Guélotte n’est pas une bonne femme. Et puis, telle que Louis Pergaud nous la montre, la Guélotte a quelque chose d’animal ; et Miraut, quelque chose d’humain.
Lisée, qui ne se plaît qu’au braconnage, ne travaille pas. Le ménage vient à manquer d’argent. Un riche monsieur des environs offre une somme, trois cents francs au moins, de Miraut : vendre Miraut ! Lisée en a trop de peine. Il se résigne. « Quand ma chienne aura des petits, je t’en élèverai un, » lui dit un voisin compatissant. « Merci, mon vieux, merci, non ! répond Lisée. C’est Miraut qu’il me faut ; je ne pourrais rien faire avec un autre ! » Quelle histoire ce fut, d’emmener Miraut ! Puis, ailleurs que chez son maître véritable, Miraut ne supporte pas l’existence. Il se sauve. Il revient ; et Lisée n’ose pas le reprendre, ayant reçu les trois cents francs du marché. Miraut, le plus tristement du monde, aboie et se laisserait mourir de faim. Ce que Lisée endure, aux plaintes de Miraut, c’est un supplice.
La sensibilité de Lisée, quand il s’agit de son chien, est jolie et attendrissante. Le même Lisée houspille sa femme et, plus d’une fois, risque de l’assommer. L’aimable Fuseline, quand elle fait la guerre dans le poulailler, semble une diablesse effrayante. Le corbeau Tiécelin, si touché de la mort de son jeune ami et si attentif à célébrer son deuil, est tout de même un terrible oiseau, lâchement sauvage lorsqu’il tombe sur le lièvre blessé. Pareillement, toute la forêt, tout le village, bêtes et gens, réunissent de la gentillesse et de la férocité. Voilà les bêtes et les gens et, digne d’eux, la vie !
Louis Pergaud ne dissimule ni la férocité, ni la gentillesse. Il n’est pas l’un de ces pessimistes forcenés qui peignent la vie des plus sombres couleurs. Il ne pousse pas au noir ce qu’il a vu. On aurait tort aussi de le ranger parmi les juges indulgents de ce monde. Il a vu partout la haine et le carnage. Et ce n’est pas gai. Il a vu l’intelligence et la sottise : l’intelligence ne gouverne pas la sottise. Principalement, il a vu partout la guerre.
Or, il est tendre et bon, Pergaud ; la cruauté l’offense. Mais il ne se laisse point aller aux jérémiades. Son opinion sur la vie comme il a peint la vie dans ses livres, je crois que sa lettre du 2 août 1914, et que j’ai citée, la résume : « Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs… » Il y a la guerre dans le monde, dans le village et dans la forêt, parmi les bêtes et parmi les gens : l’on n’y peut rien. C’est une loi de nature : ces mots, qui ne veulent rien dire, sont les seuls qu’on trouve à dire. Et il faut se battre, sans pusillanimité, sans bavardage triste, en homme.
- ↑ La vie des bêtes, études et nouvelles, suivies de Lebrac, bûcheron, roman inachevé, de Louis Pergaud (Mercure de France). Du même auteur, à la même librairie : De Goupil à Margot, La revanche du corbeau, La guerre des boutons, Le roman de Miraut, Les Rustiques.