Revue littéraire - Les Éditions originales

La bibliothèque libre.
REVUE LITTÉRAIRE

LES ÉDITIONS ORIGINALES.

Bibliographie des principales éditions originales d’écrivains français du XVe au XVIIIe siècle, par M. Jules Le Petit, 1 vol. in-8o. Paris, 1888 5 Quantin.

En nous décrivant, dans un fort beau volume, fort bien imprimé, et « orné d’environ trois cents fac-similé de titres des livres décrits, » les principales Éditions originales d’écrivains français du XVe au XVIIIe siècle, M. Jules Le Petit a fait sans doute une œuvre utile, dont il convient de le remercier ; et, si seulement son livre était moins incomplet, si le choix des écrivains ou des œuvres y était quelquefois plus heureux, mais surtout si l’appréciation critique et le jugement littéraire ne s’y mêlaient pas indûment à la description bibliographique des œuvres, il serait excellent. Car, s’il s’adresse aux amateurs, M. Le Petit a oublié que, pour faire cas d’un livre et le payer au poids de l’or, les bibliophiles ou bibliomanes n’ont pas besoin qu’il soit bon, ni même beau : c’est assez qu’il soit rare, et qu’on leur indique à quels signes précis, ou à quelles tares, s’en reconnaissent les exemplaires irréprochables. Mais, quant à ceux qui aiment qu’un beau livrai contienne aussi quelque chose, et qui, sans en mépriser la « condition, » ou la « provenance, » en estiment toutefois encore davantage le sujet ou l’auteur, ceux-là, selon toute apparence, pour savoir ce qu’ils doivent penser des Pascal ou des Bossuet, n’iront pas recourir à M. Le Petit. Aussi espérons-nous que, dans une nouvelle édition de son livre, M. Jules Le Petit, s’abstenant de parler de ce qu’il connaît mal, l’enrichira d’autant de ce qu’il connaît mieux.

Pour cela, nous ne lui demanderons que de se faire un plan, non pas certes plus vaste, mais plus complet, et surtout un plan plus sévère, mieux défini, qui réponde mieux à ses propres intentions. Notre littérature classique est si riche, qu’une bibliographie des éditions originales de nos grands écrivains, pour être à peu près complète, n’exigerait pas moins d’une demi-douzaine de volumes comme celui de M. Le Petit ; il faut donc faire un choix ; seulement, ce choix ne doit pas dépendre du caprice ou de la fantaisie des amateurs de livres, mais des besoins de la critique et des nécessités de l’histoire littéraire. Les amateurs de livres, dont la manie, d’ailleurs louable, n’est malheureusement pas toujours pure d’une arrière-pensée de spéculation ou de lucre, décrètent entre eux des changemens de modes, font des hausses ou des baisses factices, et renversent ainsi dans l’esprit des bibliographes la notion du bien et du mal. Il y a tantôt une dizaine d’années, pour des raisons encore mal éclaircies, aucun romancier ni grand écrivain du XVIIIe siècle ne se vendait plus cher que Restif de la Bretonne. On saura gré à M. Le Petit de n’avoir point fait figurer dans sa Bibliographie des principales éditions originales le déplorable auteur de Monsieur Nicolas et du Paysan perverti. Mais on pensera qu’il a fait la part et la place bien larges encore à Marivaux, par exemple, à Destouches, à Regnard, dont les éditions originales n’ont guère d’intérêt que celui de leur rareté relative, et du prix qu’on les paie quand elles passent dans les ventes publiques. Les Contes des fées, de Charles Perrault, — Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités, Paris, 1697 ; Claude Barbin, — n’ont de même un aussi long article dans le livre de M. Le Petit que parce que ce mince volume, d’environ deux cents pages, étant l’un des moins communs, est l’un aussi des plus chers du XVIIe siècle : il n’y a pas dix ans qu’un exemplaire « médiocre » s’en est vendu jusqu’à 1,600 francs. On conviendra pourtant, quelque estime que l’on fasse du Petit Poucet ou de Riquet à la houppe, que les Contes de Perrault ne tiennent pas dans notre histoire littéraire un rang considérable. D’une manière générale, dans le choix des Éditions originales dont il a donné la description et reproduit les titres en fac-similé, M. Le Petit s’est trop soucié de la valeur vénale des livres et pas assez de leur valeur ou de leur importance historique, plutôt encore que littéraire. Ce n’est pas le moindre défaut, ni le moins déplaisant, de sa Bibliographie des éditions originales : elle sent trop le catalogue de vente, ou le Manuel du libraire ; elle n’a pas l’air assez libéral, si je puis ainsi dire, ou assez désintéressé.

Le plan d’une Bibliographie de ce genre est en effet comme imposé par l’histoire même d’une littérature : il n’y a qu’à suivre le cours du temps, et, pour chaque siècle ou chaque époque, sans se soucier autrement du prix, dont nous n’avons que faire, il n’y a qu’à décrire les livres dont l’importance est certaine, si d’ailleurs la valeur littéraire en est quelquefois discutable. C’est en nous plaçant à ce point de vue, en dehors duquel le plus beau livre du monde n’est presque plus un livre, mais un objet de commerce, que nous allons feuilleter le volume de M. Le Petit, et soumettre à l’auteur quelques-unes de nos critiques avec quelques-uns de nos vœux.

Sur le roman de Rabelais, d’abord, nous nous attendions à trouver quelque chose de neuf, un article plus substantiel et plus intéressant. Ainsi les Grandes et inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua sont-elles l’œuvre de Rabelais ? Du premier livre de Pantagruel ou de la Vie de Gargantua, lequel des deux a paru le premier ? Le cinquième livre est-il ou non de Rabelais ? et, s’il n’est pas de lui, quel en est l’auteur probable ? Telles sont les trois ou quatre questions sans une solution ou plutôt sans une discussion desquelles on peut dire avec vérité qu’il n’y a pas de Bibliographie de Rabelais, et dont la seconde, mais surtout la troisième, importerait beaucoup à une connaissance plus précise du caractère de Rabelais. Ces questions, et bien d’autres qui s’y rattachent, nous eussions souhaité qu’au lieu de les trancher sur la parole de Brunet et de Charles Nodier, M. Le Petit les discutât de lui-même à nouveau, qu’il ne se contentât point d’affirmer, qu’il eût essayé de prouver, et enfin, pour le seul cas où il l’ait essayé, qu’il se fût montré plus difficile en fait de preuves. De ce qu’en effet Rabelais, tout au début du Gargantua, renvoie plaisamment le lecteur à « la grande chronique pantagruéline » pour y reconnaître, selon son expression, a la généalogie et antiquité dont nous est venu » le bon géant, il ne résulte point du tout que ladite chronique pantagruéline fût déjà composée. J’aimerais autant conclure, de la proverbiale plaisanterie de Molière, à l’existence, dans la Métaphysique ou dans les Analytiques d’Aristote, d’un chapitre des chapeaux.

De Rabelais, M. Le Petit passe à Marguerite de Navarre et à Bonaventure des Périers. C’est une occasion de rappeler ici que la première édition de l’Heptaméron, ou plutôt la seconde, — car il en avait paru précédemment une autre sous le titre d’Histoires des amans fortunés, — est un des beaux livres que l’on ait imprimés au XVIe siècle, où l’on en a tant imprimés de si beaux, comme si l’art de l’imprimeur avait d’abord atteint sa perfection, et que, sans précisément déchoir, il fût allé depuis lors en se vulgarisant : c’est le cas, ou jamais, d’employer ce vilain mot. Pour cette seule raison de la beauté de l’impression, nous regretterions que M. Le Petit ail oublié de faire mention au moins du Plutarque d’Amyot, quand d’ailleurs ce livre célèbre n’aurait pas, à tous égards, une place marquée dans une Bibliographie des principales éditions originales d’écrivains français. Peut-être est-il de ceux, comme il y en a plusieurs dans l’histoire, dont la réputation et l’influence ont passé de beaucoup le mérite intrinsèque et réel ; et pour ma part je le croirais assez. On ne saurait cependant l’omettre ; et, page pour page, la mention en eût ici tout à fait avantageusement remplacé celle du Tombeau de Marguerite, par le prétendu comte d’Alsinois, ou celle encore des Diverses petites poésies du chevalier d’Accilly. Que viennent faire ces mauvais plaisans dans une Bibliographie des principales éditions originales ?

Une autre omission regrettable est celle de Maurice Scève et de sa Délie, qui ne sont, eux non plus, j’en conviens, guère connus l’un ni l’autre, qui le sont toutefois ou qui devraient l’être autant, sinon que Louise Labé, mais que Pernelle du Guillet et ses Rymes, dont M. Le Petit nous donne une courte description. C’est un curieux poète que ce Scève obscur et prétentieux d’ailleurs, à peu près illisible aujourd’hui, et que pour ce motif je m’étonne que nos symbolistes et nos décadens n’aient pas essayé de remettre un peu en honneur :


L’humidité, Hydraule de mes jeux,
Vide toujours par l’empire en l’oblique,
L’y attrayant, pour air des vides lieux.
Ces miens soupirs qu’à suivre elle s’applique.
Ainsi tous temps, descend, monte, réplique
Pour abreuver mes flammes apaisées.
Doncques me sont mes larmes si aisées
A tant pleurer que sans cesse distillent ?
Las du plus haut goutte à goutte elles filent
Tombant aux seins dont elles sont puisées.


Ni M. Paul Verlaine, ni M. Stéphane Mallarmé n’ont rien écrit de plus difficile à interpréter, sinon précisément à comprendre, car j’ai peur de les avoir quelquefois compris. Ils n’ont rien écrit non plus, si l’on voulait multiplier les citations, qui soit d’une mysticité plus sensuelle que certains dizains de Délie, objet de plus haute vertu. Mais si maintenant on ajoute que cette école lyonnaise, dont Maurice Scève a été le principal représentant, semble bien avoir préparé les voies à la Pléiade, ce sera sans doute une raison pour M. Le Petit de faire un jour une petite place à notre client dans sa Bibliographie.

Une fort bonne règle, que M. Le Petit a généralement observée, c’est d’entendre sous le nom d’Éditions originales la première et la dernière que chaque écrivain adonnée lui-même de ses œuvres. Pourquoi donc a-t-il fait exception pour Ronsard ; et, au lieu de l’édition de 1584, pourquoi est-ce l’édition de 1567 qu’il a cru devoir décrire, celle qui ne contient ni la Franciade, ni surtout les Sonnets pour Hélène ? C’est sans doute que, coûtant plus cher, elle est plus recherchée des amateurs, lesquels se soucient des Sonnets pour Hélène autant que de la Franciade, c’est-à-dire point du tout, et se passeraient plutôt de Ronsard que d’être obligés de le lire. Le vrai texte, et conséquemment la dernière Édition originale de Ronsard est le bel in-folio de 1584, et c’est lui que M. Le Petit aurait dû nous décrire.

L’article de Montaigne est meilleur, quoique trop écourté, pour l’importance du livre des Essais, et pour les différences qu’en offrent les trois principales éditions. Quand M. Le Petit voudra le développer, il n’aura qu’à diminuer un peu la place qu’il a faite à ce médiocre, pédant et prétentieux Baïf, et à remplacer le fac-simile du titre du Brave, ou des Mimes par celui du premier ouvrage de Montaigne : la traduction française de la Théologie naturelle de Raymond Sebon. Une remarque aussi qu’il pourra faire, c’est que le texte de 1595, dans lequel nous lisons communément les Essais, n’est point le bon, selon toute apparence ; que la demoiselle de Gournay, qui le constitua, le surchargea d’additions qu’on ne sait si Montaigne y aurait fait entrer ; et que ces additions, où abondent les citations latines, en bigarrant la prose de Montaigne, ne laissent pas d’en altérer sensiblement le premier caractère. Car, une fois et dûment averti, peut-être alors qu’on ne répétera plus, sur la parole de Prévost-Paradol, que « ces citations font corps avec les Essais, et qu’il est impossible d’en arracher une seule sans une sorte de violence qui laisserait sa trace, sans une déchirure qui resterait toujours visible dans cet harmonieux tissu. » Et ce sera dommage, car la phrase est jolie ; mais la vérité regagnera ce qu’y perdra la rhétorique. Une bonne moitié des citations de Montaigne sont appliquées du dehors, après coup, par une main étrangère ; et quand on les enlève, — c’est-à-dire quand du texte de 1595 on se reporte à celui de 1588, — non-seulement on ne fait à Montaigne aucune déchirure ni aucune violence, mais au contraire on le débarbouille ; son style reparaît moins latin en français ; et même aussi sa pensée plus claire et généralement mieux suivie.

Nous pourrions signaler bien d’autres oublis. C’est, je pense, un assez grand nom que Calvin dans l’histoire de la prose française ; et dans ces « trois cents fac-similes de titres, » on n’eût pas été fâché de trouver celui de l’Institution chrétienne. Et l’Apologie pour Hérodote ? et la République de Bodin ? et l’Astrée d’Honoré d’Urfé ? et l’Introduction à la vie dévote ? M. Le Petit croit-il que l’on se fût plaint d’en rencontrer la description dans son livre ? Car au moins valent-elles bien les Diverses poésies du sieur Vauquelin de la Fresnaie, et les Satyres de Régnier, et les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. C’est d’ailleurs un livre superbe que la République de Bodin, en première édition ; et l’Astrée a ce mérite, s’il faut que c’en soit un, que les beaux exemplaires en sont extrêmement rares. Aussi bien, la date même des premières parties, la première et la deuxième, je crois, n’est-elle pas absolument certaine, et la recherche avait de quoi tenter un bibliographe. Je ne veux rien dire de la valeur littéraire et de l’importance du livre : M. Emile Montégut, ici même, a jadis bien ingénieusement démontré qu’il y en avait peu dont l’influence eût été dans l’histoire aussi profonde et aussi durable[1]. On en retrouverait la trace encore jusque dans la Petite Fadette et dans la Mare au Diable.

Nous arrivons ainsi au XVIIe siècle ; et comme nous aurions trop à faire de signaler ici toutes les omissions, — j’entends les plus considérables, non pas celle de l’Artamène, de Mlle de Scudéri ou de la Pucelle, de Chapelain, mais celle de la Recherche de la vérité, de Malebranche ou des Sermons de Bourdaloue, — nous nous contenterons de quelques observations rapides sur les articles de Pascal, de Molière et de Bossuet.

Il y avait peu de choses à dire sur les Provinciales, et un peu plus sur les Pensées. Mais c’est ici qu’en vérité M. Le Petit aurait bien fait de s’en tenir à la description bibliographique du livre, et notamment de garder pour lui quelques phrases trop extraordinaires. Il nous apprend que, dans sa Vie de Pascal, Mlle Périer raconte que l’auteur des Lettres provinciales fut « converti » par la miraculeuse guérison de sa nièce ; ce qui déjà est d’un homme peu familier avec l’histoire de Pascal. Mais il continue, ou plutôt il récidive, et il écrit : « cette dame ajoute quelques détails sur de prétendus supplices que Pascal s’imposait pour éviter le péril des conversations mondaines, et parle d’une ceinture de fer pleine de pointes qu’il se mettait à nu sur la chair. Ce sont là des puérilités difficiles à admettre de la part d’un esprit aussi peu fanatique que celui de Pascal. » Par où l’on voit que M. Le Petit n’est pas en danger de jamais vêtir un cilice ; mais « puérilités » n’est-il pas admirable ? et les « prétendus supplices ? » et « cette dame ? » et cette façon aussi de parler de Pascal ? M. Le Petit en a une encore de parler « d’Artus Gouffîer, duc de Roannez, » qui l’achève de peindre ! Vignerod, dit Richelieu, et Bouchard, surnommé Montmorency !

Quant à la question même du texte imprimé des Pensées de Pascal, on sait qu’il en existe au moins trois éditions « originales » et légèrement différentes : l’une, datée de 1669, dont on ne connaît, dit-on, qu’un exemplaire, celui de la Bibliothèque nationale ; et deux, sous la date de 1670, l’une en 365 pages et l’autre en 334 seulement. L’exemplaire de 1669 doit être un exemplaire d’essai, de ceux que l’on soumettait, avant de livrer l’ouvrage au public, soit à la chancellerie, — Et non pas, comme le dit M. Le Petit, « à la censure du lieutenant de police, » — soit à l’approbation de l’autorité ecclésiastique, soit encore et tout simplement à la critique de ses amis. On connaît ainsi, sous la date de 1671, quelques exemplaires du livre de Bossuet : Exposition de la doctrine de l’église catholique sur les matières de controverse. Pour les deux éditions de 1670, M. Le Petit, qui a eu « la satisfaction » de rédiger le catalogue Potier, aurait bien dû nous apprendre si, comme il y est dit, ces deux éditions ne sont que deux, ou sont quatre sous cette date. Il semble d’ailleurs aujourd’hui certain que l’édition en 365 pages est la bonne. Mais il importait de noter, — et c’est ce que nous avons appris l’an dernier par le Bulletin de la librairie Morgand, auquel M. Le Petit eût bien fait de se référer, — que l’édition en 334 pages en a en réalité 358, soit seulement sept de moins, et non pas trente et une, comme on le croyait, que l’édition en 365 pages. La question étant de savoir la raison des suppressions qui distinguent l’une de l’autre les deux éditions de 1670, si de trente et une pages le total s’en trouve réduit à sept, cela n’est indifférent ni à la manière dont Port-Royal a compris ses devoirs d’éditeur, ni à la façon dont les autorités ecclésiastiques accueillirent le livre des Pensées, ni à une connaissance plus précise de l’effet qu’elles produisirent. M. Le Petit aura-t-il craint, s’il avait collationné les deux éditions, de paraître excéder les droits du bibliographe ?

C’est Molière, comme dans tous les catalogues de ce genre, qui tient la plus large place dans le volume de M. Le Petit, — quatre-vingts pages à lui tout seul. Et nous ne nous en plaignons pas ; au contraire ! mais nous eussions voulu que M. Le Petit se souvînt toutefois des propres paroles de M. Adolphe Régnier, dans l’Avant-Propos de la belle édition de Molière, donnée par l’Imprimerie nationale en 1878. En ce temps-là encore, pour le dire en passant, quand l’Imprimerie nationale voulait envoyer aux expositions un chef-d’œuvre de sa typographie, ce n’était point les œuvres de son directeur qu’elle choisissait, c’était celles de Molière. « À voir les éditions originales de Molière, disait donc M. Régnier dans son Avant-Propos, à les comparer entre elles, on peut dire qu’il a, en quelque sorte, laissé la bride sur le cou à ses imprimeurs. Elles sont la plupart fort incorrectes, et le sont chacune à sa manière, diversement, capricieusement. Il me paraît certain que Molière n’y a pas regardé, ou n’y a regardé que bien en gros, et que prote et correcteur n’y regardaient pas non plus de bien près. » Voilà qui ne laisse pas de discréditer un peu les « éditions originales » de Molière ; et le scrupule de M. Le Petit à les décrire toutes, sans même excepter celle du Remerciement au Roy et de la Gloire du Val-de-Grâce, en paraîtra peut-être excessif. Si pour fixer, en effet, le texte de Molière, il faut bien qu’un éditeur y recoure, ici du moins quelques descriptions et quelques fac-simile pouvaient suffire. Les opinions de M. Le Petit sur Molière s’espacent aussi peut-être un peu complaisamment dans ces quatre-vingts pages. Mais un homme qui par le si bien de Pascal ne pouvait laisser passer une bonne occasion de s’expliquer sur Tartufe, et de dire vertement leur fait aux « fanatiques d’hypocrisie. »

Nous aurions encore aimé, puisqu’il la décrit aussi, qu’il discutât l’édition de 1682, — la première édition des Œuvres complètes de Molière, — Et qui ne mérite guère plus de confiance que les « éditions originales » séparées. Molière a été décidément malheureux en éditeurs, et, sans rien vouloir exagérer, il est bon de savoir, puisqu’on l’a si souvent attaqué sur son style, que, parmi nos grands écrivains, il en est peu dont le texte, à y regarder de près, soit plus douteux ou moins assuré. Je ne sais là-dessus si Lagrange et Vinot, qui « procurèrent, » comme l’on disait, l’édition de 1682, s’y permirent les modifications dont on les a quelquefois accusés. Mais ce que l’on peut dire avec sécurité, c’est qu’il y a peu d’éditions plus laides, et qu’il n’y en a pas beaucoup de plus incorrectes. Quelle confiance voulez-vous que l’on accorde à une édition où, dans une seule page du Bourgeois gentilhomme, on trouve le nom de Jourdain orthographié de trois manières : Jourdain, Joordain et Jorrdain ? Lagrange était assurément le plus galant homme du monde, et même, si l’on veut, encore mieux que cela, mais ce n’était pas un bon correcteur d’épreuves, et c’en était même un piteux. En collationnant pour les décrire les huit volumes de l’édition de 1682, c’est de quoi je m’étonne que M. Le Petit ne se soit pas aperçu. Et, de même que des « éditions originales » de Molière, il faut bien qu’on se serve de l’édition de 1682, puisque aussi bien c’est la première qui contienne Dom Garcie de Navarre, Dom Juan, la Comtesse d’Escarbagnas, etc., mais il convient d’être averti, pourtant, afin de ne pas croire, comme quelques récens éditeurs, que l’on va faire merveilles en en reproduisant le texte.

Si Molière ne revoyait pas très diligemment ses épreuves, il semble qu’il en fût autrement de Bossuet. Les Errata tout seuls de ses éditions originales en feraient foi. Bossuet fait un Erratum pour une virgule, pour une lettre omise, pour remplacer Guère par Guères, ou Térèse par Thérèse. D’autres corrections intéressent davantage l’histoire de la grammaire et celle de la langue. C’est ainsi que, dans l’édition originale de l’Instruction sur les états d’oraison, on avait d’abord imprimé cette phrase : « Faites-moi oublier, Seigneur, les mauvais fruits des mauvaises racines que j’ai veuës autrefois germer dans le lieu saint ; » mais on fit tout exprès un Erratum pour, au lieu de veuës, qui est la leçon des éditions modernes, nous faire lire vëu, sans accord. On voit qu’il ne s’agit point ici de théologie, mais d’orthographe. Et ce qui paraît bien prouver que ces scrupules ne sont pas du correcteur ou du prote, comme on le pourrait croire, mais de Bossuet, c’est une lettre curieuse, datée de 1687 et adressée à Huet, où il lui demande une décision de l’Académie sur le point de savoir s’il faut écrire la Vie de Henry ou la Vie d’Henry. Comme Pascal, avec la faculté de concevoir les ensembles, Bossuet avait le goût et le souci du détail.

En fait d’éditions originales de Bossuet, M. Le Petit s’est contenté de décrire celles que tout le monde connaît, ou à peu près, la première édition des six grandes oraisons funèbres, et la première édition du Discours sur l’histoire universelle. Mais il suffisait d’une ou deux des Oraisons funèbres, celle d’Henriette de France, par exemple, et celle du prince de Condé, — dont on saura gré, d’ailleurs, à M. Le Petit, de penser quelque bien. M. Le Petit trouve Bossuet éloquent. En revanche, à la description de la première édition du Discours sur l’histoire universelle, il fallait joindre celle de la troisième, l’édition de 1701, la dernière que Bossuet ait revue, et qui diffère de la première en plus d’un point. M. Le Petit, à ce propos, veut bien nous apprendre que Voltaire, « peu suspect de tendresse pour Bossuet, » ne laissait pas pourtant d’admirer beaucoup le Discours sur l’histoire universelle. Dans une prochaine édition de son livre, M. Le Petit pourra même ajouter que Voltaire l’admirait tant qu’il crut devoir le réfuter, et que telle est l’origine de son Essai sur les mœurs. M. Le Petit doit être une bonne âme, qui n’admire que ce qu’il approuve, qui se croit même obligé d’approuver tout ce qu’il admire : Voltaire était un peu plus compliqué. Que si maintenant, de son volume, nous pouvions persuader à M. Le Petit de retrancher un jour quatre sur six des grandes Oraisons funèbres de Bossuet, il nous semble que la description de l’Histoire des variations des églises protestantes, ou encore, et au besoin, le fac-simile du titre de l’Instruction sur les états d’oraison, en tiendraient bien la place. Je ne parle pas des œuvres posthumes, telles que les Elévations sur les mystères ou telles encore que les Sermons. Et, toutefois, si l’on les retrouvait dans une Bibliographie des éditions originales de nos grands écrivains, qui s’en plaindrait ? Mais alors la première édition de la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte vaudrait bien aussi la peine d’être décrite, et d’autant que la beauté de l’exécution typographique en est comparable à celle de l’Histoire des variations ou du Discours sur l’histoire universelle.

Sur le chemin du XVIIe au XVIIIe siècle, nous rencontrons dans le livre de M. Le Petit le nom de Mme Deshoulières, et la description de l’édition originale de ses Poésies, datée de 1688. C’est leur faire beaucoup d’honneur. Mais elles sont, paraît-il, assez recherchées des bibliophiles. Saisissons donc cette occasion de renvoyer M. Le Petit à la notice que Sainte-Beuve a jadis tracée de Mme Deshoulières dans ses Portraits de femmes. Il y apprendra que Mme Deshoulières n’est pas seulement l’auteur des Moutons, mais aussi celui du Ruisseau par exemple, et de diverses Réflexions qui ne manquent pas de hardiesse.


Courez, Ruisseau, courez, fuyez-nous ; reportez
Vos ondes dans le sein des mers dont vous sortez ;
Tandis que pour remplir la triste destinée
Où nous sommes assujettis,
Nous irons reporter la vie infortunée
Que le hasard nous a donnée
Dans le sein du néant d’où nous sommes sortis.


Comme Sainte-Beuve l’a si bien dit, cette Mme Deshoulières, que l’on voit de loin « dans un costume couleur de rose, » fut plutôt triste ; mais d’une tristesse philosophique assez analogue à celle de Mme Ackermann ; et il est intéressant de rappeler que sa ruelle ou son salon, dans les dernières années du XVIIe siècle, fut l’un des lieux où s’élabora ce qui allait devenir l’esprit du XVIIIe siècle.

Les écrivains du XVIIIe siècle ne tiennent qu’une assez petite place dans le livre de M. Le Petit, et les raisons s’en conçoivent sans peine. Les éditions originales en sont moins recherchées, parce que l’on y apprend peu de choses. Elles ne sont pas non plus très belles, pour ne pas dire qu’elles sont en général fort laides. On en est fâché, ou même un peu humilié, pour ce siècle des élégances. En fait de beaux livres, le XVIIIe siècle ne nous a guère légué que des livres à gravures, des La Fontaine et des Molière, les illustrations des Boucher, des Oudry, des Eisen, des Cochin et des Moreau le Jeune.

Mais à quoi je ne me résigne point, dans le volume de M. Le Petit, c’est à voir la description des éditons originales de Marivaux y tenir plus de place que la description des éditions de Montesquieu, presque autant de place que celle des éditions de Voltaire. Il n’y a pas là de proportion ; et quoique je n’accorde pas à M. Le Petit que Marivaux, comme il a l’air de vouloir l’insinuer, soit une invention de Mlle Mars et de Mme Arnould-Plessy, cependant on n’avait pas besoin, sur les éditions originales de l’École des mères ou de Marianne même, de tant de renseignemens. Faut-il ajouter que M. Le Petit a d’ailleurs négligé de nous donner ceux qui nous eussent intéressés, comme de nous apprendre pourquoi les dernières parties du roman ont été imprimées sous la rubrique de La Haye ? Toute cette matière de la librairie du XVIIIe siècle est obscure, et nous espérions, en ouvrant le livre de M. Le Petit, qu’il l’eût éclaircie, du moins en quelques points. Mais il nous dira que celle de la typographie du XVIIe siècle est plus obscure encore, et qu’il ne s’y est point non plus aventuré.

Ce n’est pas seulement sur Marivaux, c’est sur Voltaire et sur Montesquieu que son livre est insuffisant. Passe encore pour Voltaire, depuis que nous avons sous la main l’excellente Bibliographie voltairienne de M. George Bengesco, et quoique nous eussions préféré le fac-simile du titre des Lettres anglaises, par exemple, à celui du titre de la Henriade et de la Pucelle, ou même la description de la première édition de l’Essai sur les mœurs à cette de la première de la Vie de Molière. Mais de toutes les petites questions que soulève la bibliographie de Montesquieu, je suis surpris que M. Le Petit n’en ait voulu discuter presque aucune. Il nous dit bien qu’il existe huit éditions des Lettres persanes, sous la même date de 1721, mais il ne nous dit point que les unes portent la rubrique d’Amsterdam, chez Pierre Brunel, et les autres celles de Cologne, chez Pierre Marteau. Cela pourtant est bon à savoir, parce que cela donne lieu de supposer qu’il y en a, comme l’on dit, une famille, à laquelle Montesquieu n’eut point de part. C’est la même question qui revient : la question des impressions, suppositions et contrefaçons de Hollande. Si jamais quelqu’un y faisait la lumière, il aurait bien mérité de l’histoire de la littérature. Pourquoi encore la description que M. Le Petit nous donne de l’édition qu’il lui plaît de considérer comme l’originale, — car il n’a point expliqué ses raisons, — n’est-elle pas conforme à la description que j’en trouve dans le Catalogue de la vente Rochebilière ? Qui a tort ? qui a raison ? le catalogue Rochebilière, ou le livre de M. Le Petit ? Car ce n’est pas la peine d’être le second pour m’en apprendre un peu moins que le premier.

Enfin, dans une Bibliographie des Éditions originales de nos grands écrivains, je ne doute pas que l’on ne soit aise, et je le suis autant que personne, de trouver la description de l’édition originale de Vairvert, ou du Voyage autour de ma chambre. Mais à côté des noms de Gresset et de Xavier de Maistre, je voudrais bien avoir lu ceux de Diderot ou de Buffon, le fac-simile du titre de l’Histoire naturelle ou celui du titre du premier volume de l’Encyclopédie. Malheureusement, on ne lit plus l’Encyclopédie, dont les vingt-sept in-folio, non compris les tables et le supplément, ne servent plus guère, comme les in-quarto de l’histoire naturelle, qu’à former des bas de bibliothèques. « Vous achèterez l’Encyclopédie, écrivait lord Chesterfield à son fils, et vous vous assoirez dessus pour lire Candide. » Était-ce bien Candide ? mais il suffit que ce fût quelque chose de plus divertissant que les articles de Diderot et de d’Alembert. Ce n’est pas toutefois une raison, dans un ouvrage comme celui de M. Le Petit, d’oublier des noms aussi fameux que les Diderot et les Buffon. En vérité, je l’assure que Buffon vaut Destouches et que Diderot vaut Sedaine. Et c’est pourquoi je l’engage à les faire figurer l’un et l’autre dans la prochaine édition de son livre.

Il pourra rendre alors de vrais services, car, et nous avons essayé de le montrer par quelques exemples, il n’y a plus aujourd’hui de critique possible, ni d’histoire de la littérature, sans un peu de bibliographie. Or, en matière de bibliographie, les éditions originales, ce n’est pas seulement comme qui dirait les dessins des grands peintres, le premier état de leur pensée, « avant la lettre » en quelque sorte, avant l’épreuve et le jugement du public et de la critique, l’exemplaire qui garde encore la trace de la main de Corneille ou de Racine. Mais on n’est pas assuré du vrai texte d’un écrivain, et on ne l’a pas vu, si je puis dire, face à face, tant qu’à travers ses éditeurs on n’est pas remonté jusqu’à lui, c’est-à-dire jusqu’aux éditions originales. L’utilité, l’intérêt, l’importance de cette confrontation, on a pu d’ailleurs s’en apercevoir ou plutôt s’en douter sur ce que nous avons dit des premières éditions des Pensées de Pascal et de la dernière des Essais de Montaigne. Une connaissance imparfaite des éditions successives de Montaigne a induit Prévost-Paradol en erreur sur le caractère même du style de Montaigne. Et, pour Pascal, une description bibliographique peu exacte a consacré dans l’histoire littéraire une opinion très discutable sur l’étendue des suppressions que les autorités ecclésiastiques ou les scrupules du public du XVIIe siècle auraient exigées des premiers éditeurs des Pensées.

J’ajouterais volontiers, pour les amateurs de beaux livres, qu’en dépit des progrès de l’art typographique, il n’est pas du tout vrai qu’en général les éditions modernes soient mieux imprimées, sur de plus beau papier, ni surtout mieux « habillées, » comme Tondit, que les éditions originales de la plupart de nos grands écrivains. Nos Molière, nos Racine, nos La Fontaine, nos Pascal même, sont mieux imprimés, ou l’ont mieux été de nos jours ; mais je ne sache aucune édition de Buffon qui vaille celle de l’Imprimerie royale, aucune édition de l’Histoire des variations qui vaille l’originale, aucune édition des Sermons de Bourdaloue qui puisse rivaliser avec celle de Rigaud ; et, en remontant plus haut, il n’y a ni de plus beau Corneille que l’in-folio de 1663, de plus beau Montaigne que celui de 1595, si ce n’est l’in-quarto de 1588, ou de plus beau Ronsard, enfin, que l’édition de 1584. Voilà des livres, voilà du papier, voilà de l’art enfin, et voilà des textes qui inviteraient à les lire par le seul plaisir ou la seule volupté qu’ils font aux yeux.

Que si maintenant, au lieu de se contenter d’améliorer son livre, M. Le Petit voulait quelque jour le refondre, nous lui conseillerions de le réduire uniquement à la Bibliographie des éditions originales de nos écrivains du XVIIe siècle. Chose en effet singulière ! et même gênante, pour le XVIe siècle et pour le XVe, quand nous avens besoin d’un renseignement, nous savons où le prendre ; nous le savons également pour le XVIIIe et le XIXe ; nous ne le savons pas pour le XVIIIe, ou du moins nous le savons, et avec beaucoup de patience et de temps nous finissons par nous retrouver ; mais il n’y a pas de Répertoire, de Dictionnaire ou de Bibliothèque qui nous mette au moins, pour le XVIIe siècle, comme la France littéraire de Quérard pour le XVIIIe, ou comme la Bibliothèque française de La Croix du Maine et du Verdier pour le XVIe, sur la piste des renseignemens qu’elles ne nous fournissent point. N’y aurait-il pas là de quoi tenter un bibliographe ; et, à défaut de ce corps complet de bibliographie, pourquoi M. Le Petit, s’il en a le loisir, laissant de côté tous les autres, ne nous donnerait-il pas au moins une Bibliographie des principales éditions originales des écrivains français du XVIIe siècle ?


F. Brunetière.
  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1874 : le Lignon, les d’Urfé, le Château de la Bâtie et l’Astrée.