Revue littéraire - Les Amours d’un philosophe

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Revue littéraire - Les Amours d’un philosophe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

LES AMOURS D’UN PHILOSOPHE [1]

On éprouve assez souvent quelque scrupule à raconter les amours des grands hommes, à chercher dans les archives les traces de leurs plaisirs et de leurs chagrins, à lire leurs billets doux et aigres-doux, à ne pas leur laisser, pour les alarmes de leurs tendresses défuntes, ce dernier repos qu’est l’oubli. Cependant, ces grands hommes, nos maîtres dont l’influence continue très longtemps après eux, n’est-il pas vrai que nous ayons à les juger ? Ils s’imposent à nous : de plusieurs manières, nous dépendons et de ce qu’ils ont pensé ou affirmé jadis et de ce qu’ils ont valu. Nous dépendons de leur génie ; mais ils dépendent de notre estimation légitime.

Et, quant à celui-ci, dont l’histoire amoureuse vient d’être examinée avec un soin très attentif, Auguste Comte, il ne demandait pas l’oubli et il n’a pas donné aux biographes et commentateurs l’exemple de la discrétion. Mme de Vaux, qu’il aima, il a prétendu que l’univers la connût à merveille et lui décernât des honneurs religieux. Il y a de ces poètes qui, dans leurs vers, ne dissimulent pas beaucoup leur bien-aimée : mais ce philosophe, lui, affichait la sienne avec tant d’exubérance qu’on n’évite guère de trouver en lui du roi Candaule ; et, son Gygès, ce fut, en somme, l’Humanité. Alors, tant pis pour lui ! Tant pis pour elle ? On n’oserait le dire : elle eut de la réserve et de la pudeur. Mais, pour elle, le mal est fait, depuis longtemps, par son adorateur extrêmement bizarre. Et la vérité, on le verra, est favorable à son souvenir.

M. Charles de Rouvre, l’auteur de l’Amoureuse histoire d’Auguste Comte et de Clotilde de Vaux, eut pour grands-parens, et qu’il a bien connus, le frère et la belle-sœur de Clotilde. Il a recueilli les traditions de la famille, les témoignages et les papiers, lettres et documens divers, qui lui permettent de contrôler les opinions, les récits, peut-être les rancunes : enfin, le dossier du procès ; car l’histoire d’amour s’est terminée, après la mort de Clotilde, en vive et terrible querelle entre sa famille et Auguste Comte. Parmi ces vieux papiers, il y en a un que le petit-neveu ne s’est pas cru autorisé à lire : le manuscrit de ce roman de Wilhelmine que Mme de Vaux avait commencé d’écrire peu de temps avant de tomber malade et de mourir. C’est un sentiment de pieuse déférence qui l’empêche de tirer d’un rouleau de cuir noir, où la mère de la romancière les a enfermés, les feuillets de l’œuvre inachevée. Clotilde, en ce roman, parlait de soi, de son entourage ; en train de confession, les écrivains ne bornent pas toujours à eux-mêmes leurs aveux et, d’habitude, livrent avec leur secret celui du prochain. Renonçons à Wilhelmine : ce qu’on nous donne compense largement ce qu’on nous refuse. A mon avis, pourtant, il valait mieux tout donner, du moment qu’on n’avait pas tout refusé. D’ailleurs, si M. Charles de Rouvre écarte l’une des pièces du dossier, ce n’est pas au profit de sa cause. Il ne soutient pas une cause ; ou, du moins, il ne se montre jamais partial. Il ne cache les torts de personne ; et même il raffine un peu, quelquefois, pour découvrir les torts de sa famille à l’égard d’Auguste Comte. Il ne dénigre pas Auguste Comte ; et même il rend pleine justice à l’originalité puissante et à la portée de son génie.

Née au printemps de l’année 1815, Clotilde était fille d’un vieux soldat de l’Empereur, le capitaine Joseph-Simon Marie, et de très noble dame Henriette-Joséphine de Ficquelmont, celle-ci appartenant à l’un de ces quatre noms de Lorraine qu’on appelait depuis longtemps les « grands chevaux. » Le capitaine, de modeste origine, engagé volontaire à dix-sept ans, avait servi très bien, sans gloire aucune, partout où les armées de la République et de l’Empereur travaillaient : de 1792 à 1815, pendant ces vingt-trois ans de guerre, il avait exactement fait vingt-trois ans de guerre. C’était un homme insupportable, qui vous jetait à la Seine un cocher mal obligeant et passait de la violence à la faiblesse un peu vite. Après l’Empire, un demi-solde. On le nomma percepteur à Méru, dans l’Oise, où Clotilde eut son enfance, et puis son adolescence, et puis son mariage. Elle épousa, en 1835, M. Amédée de Vaux, qui acquérait ainsi une charmante femme et, comme on dit, une position : car il succédait à son beau-père et devenait percepteur de Méru. Seulement, M. de Vaux était un imbécile et un joueur : cela fit, de M. de Vaux, un coquin. Bref, quatre ans après le mariage, l’inspecteur des Finances ayant annoncé sa venue et le projet de regarder un peu les livres de la boutique aux impôts, M. de Vaux eut la conscience d’éloigner sa femme ; ensuite, il mit le feu à la maison et, quant à lui, s’esquiva. Quand on reçut de ses nouvelles, il était loin. Mme de Vaux, sa vie ainsi détraquée, a tous les ennuis et l’inconvénient de la pauvreté. Elle se rapproche de sa famille, composée du capitaine Marie, de Mme Marie, née Ficquelmont, ses parens, d’un jeune frère, un savant très distingué, très bon, d’une droiture un peu rigide et qui vient d’épouser une fillette de quinze ans. La famille arrange comme ceci l’habitation de chacun : le capitaine, ayant le caractère incommode, aura son logement séparé ; Clotilde également, car elle a le goût de l’indépendance ; Mme Marie la mère, son fils et sa bru, demeureront ensemble. Et tout le monde au Marais, dans un aimable voisinage, le trio rue Pavée, Clotilde rue Payenne ; Clotilde prend ses repas rue Pavée. Le capitaine, on le voit à l’occasion.

Et M. Comte ? Ces excellentes et modestes personnes qui tâchent de vivoter doucement n’ont pas l’air d’attendre un si fameux visiteur. C’est le frère de Clotilde, Maximilien, qui l’amena.

Maximilien Marie connaissait M. Comte pour l’avoir eu comme examinateur à l’École polytechnique en 1836. Et Comte examinateur est une chose déjà fort singulière. Il dit au candidat : « Monsieur, vous comprenez les mathématiques ; mais vous êtes jeune. Il y a intérêt, pour vous et pour l’École, à ce que vous soyez, lorsque vous y entrerez, en pleine possession de votre cours de spéciales. Je pourrais vous donner la note 16 ou 17, qui vous permettrait sans doute d’être admis ; je vais vous donner la note 13, qui vous exclura certainement. De la sorte, j’aurai l’an prochain le plaisir de vous donner la note 18... » Ce n’est qu’une petite anecdote : je l’aime beaucoup ; on y voit Comte parfaitement. Si bien solennel ; si hardiment dévoué à son devoir ; si prompt à confondre avec la loi morale son caprice ; loyal et pénétré du grand orgueil de ses lubies ! Et l’on y voit comment un admirable doctrinaire n’évite pas toujours de ressembler à un auteur gai. Le trop jeune Maximilien fut refusé ; l’année suivante, il le fut encore : il ne réussit qu’à la troisième tentative. Mais où il montra la dignité de son âme, c’est en ne maudissant pas du tout les rudes fantaisies de son examinateur. Il voua même une fidèle admiration très méritoire à M. Comte. Un peu plus tard, élève à l’École de Metz, et plus tard, quand il eut renoncé à la carrière militaire afin de se consacrer tout aux mathématiques, il correspondit avec son maître qui, du reste, lui prodigua les meilleurs conseils et les plus précieux encouragemens. Comte, célèbre et laborieux, n’épargne ni son temps ni son obligeante amitié. Un jour d’avril, en 1844, il vint rue Pavée.

Il avait quarante-six ans. Il n’était pas riche ; il n’était pas élégant, ni amusant ; il n’était pas beau. Le crâne dégarni : une mèche pourtant barrait le front par le milieu, pour ainsi dire, à la Napoléon. Les regards doux ; mais un œil qui pleurait. Et la bouche éloquente ; mais, à la commissure, une légère mousse de salive. La taille, assez lourde. Elle, Clotilde, à vingt-neuf ans, est délicieusement jolie, et fine, et rose, une fleur en son bel épanouissement : une fleur gaie. La gaieté, voilà son caractère ; une gaieté innocente et charmante. La visite de M. Comte dura un peu de temps. Et, quand il fut parti, Clotilde prend par les deux mains sa petite belle-sœur de quinze ans. Les deux folles éclatent de rire et, tournant comme un toton, l’une et l’autre se récrient, chantent ; Clotilde : « Ah ! qu’il est laid ! Ah ! qu’il est laid ! » et la petite belle-sœur : « Et il pleure d’un œil ! » et Clotilde reprend : « Et il pleure d’un œil ! » Elles se rasseyent et n’ont pas fini de rire. C’est ainsi que Mme de Vaux a vu pour la première fois Auguste Comte. Elle n’a rien deviné.

Lui, Comte, s’il n’a pas tout deviné, — quoiqu’il soit en possession de la méthode et sache tout l’avenir de l’humanité, ou croie le connaître, ce qui, pour lui, revient au même, — il ne doute pas d’être amoureux. Il est marié, cependant. Il a épousé, de bonne heure, une Caroline Massin qu’il avait rencontrée, dans le jardin du Palais-Royal, un jour de fête, le jour qu’on baptisait le comte de Chambord, et qui était fille de joie et qu’il sut conduire au plus respectable chagrin. Comte, ennemi du divorce qu’il appelle une « désastreuse aberration, » n’hésita point à répudier Caroline. Il la laissa dans un état proche de la misère. Lorsqu’il aura, touchant Clotilde, quelques dépenses de surcroît, c’est Caroline qui verra sa maigre pension diminuée. Et, après la mort de son amante, il écrit à son épouse : « Avec un esprit non moins distingué que le vôtre, elle vous surpassait infiniment par le cœur... Quoique plus jeune que vous de douze ans... » Et plus jeune que lui de dix-sept ans... « mon angélique Clotilde m’accorda bientôt la réciprocité d’affection que je n’avais jamais pu obtenir de vous... Telle fut, madame, ma seule véritable épouse. » Le drôle d’homme ! et quelle idée de s’adresser, pour de telles confidences et pour les protestations de son fier émoi, précisément à cette abandonnée, laquelle ne lui demande rien de ce genre et lui demande tout au plus de quoi ne pas mourir de faim ! Mais il a résolu de donner à ses amours une « publicité » remarquable et juge opportun, décent même, d’en informer Caroline.

A la première rencontre, il a trouvé Clotilde ravissante : elle l’a trouvé très laid. Et il n’y a nulle apparence qu’une liaison s’établisse entre ces deux êtres. Mme Marie la mère ne le redoutait pas. Elle écrira ensuite : « Plus d’une chose devait me rassurer. Il était ennuyeux et profondément raisonneur ; ma fille était gaie, aimait à rire : je pensais que, quand elle aurait assez ri à ses dépens, tout serait fini... » Clotilde, pareillement, ne s’attendait à rien d’autre. Elles ignoraient, la mère et la fille, l’acharnement du philosophe et son adresse de volonté. Dès le premier jour, il a décidé d’être aimé d’elle ou, du moins, de l’annexer à son amour. Il ne doute pas un instant d’y parvenir ; et, pour y parvenir, il ne ménagera ni l’énergie imposante, ni les stratagèmes subtils. Sa confiance lui vient de son amour et, il faut l’avouer, d’une certaine ingénuité d’amour qui fait que, d’une manière assez touchante, il n’admet pas de tant aimer sans être aimé. Sa confiance lui vient aussi d’un orgueil immense et qui fait qu’il ne conçoit pas la possibilité d’être M. Comte sans qu’une femme qu’il adore l’aime aussi, trop heureuse d’avoir été distinguée par le plus grand homme de tous les temps et de tous les pays. En outre, il est un réformateur, il est le législateur de l’humanité ; formuler des lois vous mène à supposer que l’on gouverne : et le maître de l’humanité n’imagine pas qu’une petite Mme de Vaux, née Marie, compte lui résister. Ces diverses considérations l’empêchent de s’attarder aux intentions de Clotilde, qui ne sont pas du tout les siennes. Et il adore cette jeune femme ; mais il ne l’a point consultée.

Il commença par aguicher l’esprit de Clotilde, s’occupa de ses lectures, la pria de lire Fielding et lui prêta les trois doubles volumes de Tom Jones. Clotilde répondit : « Vos bontés me rendent bien heureuse et bien fière, monsieur... Puisque votre supériorité ne vous empêche pas de vous faire tout à tous, je me réjouis de l’espérance de causer avec vous de ce petit chef-d’œuvre... » Il ne perd pas son temps. Il remercie du remerciement : « Combien je suis touché du précieux accueil dont vous daignez gratifier une légère marque d’attention que pouvait seule commander une opportunité empressée, d’ailleurs trop naturelle envers vous !... » C’est du galimatias ; mais enfin, c’est du galimatias de M. Comte : et il le sait. Et il vante à Clotilde les mérites de son « intéressante famille. » Il se lance et il ajoute : « Une triste conformité morale de situation personnelle constitue encore, entre vous et moi, un rapprochement plus spécial. » Cette triste conformité, c’est, évidemment le fait que M. Comte et Mme de Vaux, mariés l’un et l’autre, soient l’un et l’autre séparés de leurs conjoints : il y a un M. de Vaux et il y a une Mme Comte ; cela, pourtant, sépare M. Comte et Mme de Vaux en quelque manière. La conformité « morale » serait plus indiquée entre le philosophe et une autre personne de la même famille, Mme Marie la mère, qui a le goût de la philosophie, et de la philosophie sociale, et qui a écrit un petit volume, Le Sculpteur en bois, où M. Comte saurait apercevoir du comtisme. S’il ne s’agit que de causer et d’épiloguer sur les destinées humaines, c’est à la mère que M. Comte doit songer. Il préfère la fille.

Il n’a rien d’un séducteur ; il est pesant, gauche : mais aucun roué n’eût été plus malin que lui, pour se glisser dans cette famille, pour y installer son habitude et pour s’en retirer, le moment venu, mais pour en retirer aussi l’objet aimé. Il fut obligeant, aimable. Et il avait du génie, un grand génie, dont il jouait à merveille, avec autant d’industrie que de sincérité. Les Marie, intelligens et pauvres, ne menaient pas une existence bien divertie ; les visites de M. Comte les ont flattés, les ont charmés. Un soir, dans le petit appartement de la rue Pavée, Auguste Comte et Maximilien Marie, les trois dames les entourant, causent, discutent ; les objections de l’élève animent le maître : et le maître est plus que jamais éloquent. Les idées passent, éclairées de lueurs splendides. Puis le sentiment succède aux idées ; plutôt, ce sont les idées qui, dans la ferveur de l’esprit, s’échauffent à devenir des sentimens. Soudain, le maître dit : « On ne peut pas toujours penser, mais on peut toujours aimer... » C’est une de ces petites phrases qui facilement tombent dans la causerie comme une pierre tombe dans l’eau. Mais Comte, au plus fort de la tendresse, surveille les ronds que font ses phrases. Il a dit : « On ne peut pas toujours penser, mais on peut toujours aimer ; » et il nota qu’il l’avait dit. Dans son Discours sur l’ensemble du positivisme, trois ans plus tard, il reprend sa formule et il l’arrange un peu : « On se lasse de penser et même d’agir ; jamais on ne se lasse d’aimer. » Et, en 1849, au cours d’une de ces cérémonies commémoratives qu’il organisait auprès de la tombe de Clotilde, au cimetière du Père de La Chaise, il déclare : « Le positivisme religieux commença réellement, dans notre précieuse entrevue initiale du 16 mai 1845, quand mon cœur proclama inopinément, devant ta famille émerveillée... » car il s’adresse à l’ombre de Clotilde... « la sentence caractéristique qui, complétée, devint la devise spéciale de notre grande composition. » Ce qu’il en dit, c’est pour l’histoire. Et, auprès de Clotilde vivante ou morte, jamais il ne cesse de songer à l’histoire : mais, l’histoire, c’est lui. Quand il eut opinément proclamé qu’on peut toujours aimer, quand il se fut aperçu que c’était là une belle chose, et la péripétie principale de sa philosophie, et conséquemment le plus grand épisode de l’histoire humaine, la famille Marie, avertie par lui, s’émerveilla sans doute comme il le raconte. Maximilien Marie, au dire de M. de Rouvre, vit avec appréhension le célèbre penseur dédaigner la pensée, la ravaler au-dessous du sentiment : et le système positiviste se détraquait ou commençait à se détraquer. Les trois femmes applaudirent, non pas aux tribulations du système positiviste, mais à la revanche de l’amour. Et Clotilde n’ignore pas que, si M. Comte fait soudainement dévier sa philosophie, c’est à propos d’elle. Non, elle ne l’ignore pas : M. Comte l’engage à le deviner ; puis il le lui dira et, infatigablement, le lui ressassera.

Comte, écrivant à Caroline, sa femme délaissée, lui vante les vertus et les charmes de Clotilde, après la mort de la pauvre petite, son « éternelle collègue ; » et il vante la « puissante influence involontaire » que la pauvre petite a exercée... sur quoi ?... « sur l’amélioration fondamentale de mon second grand ouvrage. » Il dit : « Pendant une année sans pareille, la profonde révolution morale qui pouvait seule produire en moi un tel ascendant... » N’a-t-il pas voulu dire : que pouvait seul produire en moi un tel ascendant ? Car on se perd dans ce langage aventureux... » a heureusement réagi sur l’ensemble de ma nouvelle élaboration philosophique, en faisant ressortir, d’une manière plus nette et plus décisive, le vrai caractère sentimental du positivisme... « Ainsi, Clotilde, son éternelle collègue, n’est pas du tout sa collaboratrice : ou bien elle est sa collaboratrice involontaire. En d’autres termes, Clotilde a pour mission, devant l’histoire et l’humanité, d’être aimée de M. Comte. Le positivisme sentimental naîtra des amours de M. Comte. Il importe que Clotilde soit aimée ; son devoir est d’exciter, puis d’alimenter la passion de M. Comte. Voilà, en peu de mots, son emploi, que M. Comte se charge de lui rappeler. Eh ! M. Comte ne pourrait-il se contenter d’aimer l’humanité, comme il sied à un philosophe ? il avoue que ça ne lui suffit pas : « Sans doute, les grands sentimens d’amour universel où m’entretiennent habituellement mes travaux propres sont délicieux à éprouver : mais combien leur vague énergie philosophique est loin de suffire à mes vrais besoins d’affection ! » Alors, il a choisi Clotilde.

Et elle ?... Car il faudrait la consulter. Clotilde a bien de l’amitié pour M. Comte : il est obligeant ; et son amour a de quoi flatter une jeune femme qui n’attendait pas un tel honneur. Quant à aimer M. Comte, ce qui s’appelle aimer, quant à l’aimer d’amour : cela, non. Et, pour le cas où M. Comte aurait le tort de s’y tromper, elle le lui déclare tout de go : « Vous m’avez donné un témoignage de votre estime : puissiez-vous en trouver un de la mienne dans ce que je vais vous dire... Au nom de l’intérêt que je vous porte, je vous en prie, travaillez à surmonter un penchant qui vous rendra très malheureux Un amour sans espérance tue l’âme et le corps ; il vous fauche comme un brin d’herbe. Il y a deux ans que j’aime un homme de qui je suis séparée par un double obstacle... » C’est assez clair : non seulement Mme de Vaux n’aime pas M. Comte, mais elle aime un autre homme ; et, aimât-elle M. Comte ainsi que l’autre homme, elle serait pareillement très attentive à l’ « obstacle, » au double obstacle de son mariage et du mariage de M. Comte ou de l’autre homme. Donc, M. Comte n’a, somme toute, qu’à surmonter son penchant. Il paraît que, l’autre homme, c’était Armand Marrast. Et, si l’on dit que ce garçon n’avait pas le génie de M. Comte, il était de Saint-Gaudens et très beau parleur, avec une chaleur de voix qui enflammait son auditoire ; il avait la chevelure abondante et la moustache drue : Clotilde enfin l’aimait. Et Clotilde était vertueuse : Armand Marrast ne se sut point aimé ; ses mânes l’auront appris de M. Charles de Rouvre. M. Comte, informé par Mme de Vaux d’avoir à surmonter son penchant, répond le mieux du monde : « J’aurai le courage, madame, de vous remercier cordialement pour votre douloureuse confidence et de vous témoigner avec sincérité combien votre admirable lettre d’hier confirme ma haute opinion de votre rare noblesse morale... « A peine reproche-t-il à Mme de Vaux de n’avoir pas fait sa confidence quinze ou vingt jours plus tôt : ses « malheureux sentimens » n’auraient pas eu le temps de s’enraciner... « Quoi qu’il en soit, le remède, j’espère, vient encore à temps pour prévenir un cours d’affection qui pouvait à mon insu finir par tout compromettre en moi, tout jusqu’à ma raison... » Il promet de consacrer toutes ses forces à éteindre « le seul véritable amour qu’il ait jamais ressenti ; » et sa douleur est émouvante. Puis, la courtoisie d’un aveu méritant une politesse analogue, il entend payer Mme de Vaux de pareille monnaie. J’aime un autre homme ! a dit Mme de Vaux. J’ai été fou ! réplique M. Comte ; fou, pendant la majeure partie de l’année 1826. « Comme la plénitude de votre confiance doit provoquer la mienne, je compléterai cette indication par un aveu que je n’ai jamais livré à mes plus intimes amis : durant la convalescence de cette horrible maladie, je fus malgré moi retiré de la Seine... » Auguste Comte et Mme de Vaux sont-ils à deux de jeu, après cet échange de lettres ? Mme de Vaux a dit à Comte : ne me regrettez pas ; si je vous aimais, je ne serais pas plus à vous que je ne suis à l’homme que j’aime. Et Comte à Mme de Vaux : ne me regrettez pas ; je suis un fou. Seulement, Comte, le récit de sa folie ne lui sert point à mettre l’impossibilité entre Clotilde et lui. Tout au contraire, il utilisera le souvenir et la menace de sa folie pour attendrir sa bien-aimée. Prenez garde à mon cerveau, qui est sublime et qui n’est pas solide ! ce sera désormais son argument perpétuel. Faute d’avoir séduit le cœur et l’imagination de Clotilde, le fou d’hier et d’après-demain s’efforcera de l’apitoyer. Et avec quelle insistance ! Il y a des momens où Clotilde succombe à la torture. Une fois, ce cri de souffrance lui échappe : « Épargnez-moi les émotions, comme je désire vous les éviter : je ne sens pas moins vivement que vous. » Hélas ! il faut qu’elle se rappelle à M. Comte, et lui rappelle qu’elle a une âme susceptible de douleur. M. Comte n’y pensait plus ! Et il n’entendra pas ce cri de souffrance : il ne songe qu’à lui. A lui et à l’humanité ; à lui et à l’homme qui mène l’humanité : c’est toujours lui. Mme de Vaux aura beau lui donner, avec une discrétion parfaite, le signe d’être là, terriblement alarmée, accablée, déchirée par lui : « Dans mon ouvrage fondamental... » répond-il. Ou bien : « Après avoir jadis conçu toutes les idées humaines, il faut maintenant que j’éprouve tous les sentimens... » Et, Clotilde, c’est votre affaire !... Ou bien : « Une expansion habituelle de nos principales émotions, surtout de la plus décisive et la plus douce à la fois, devient donc autant indispensable aujourd’hui à mon second grand ouvrage que mon ancienne préparation mentale dut d’abord l’être au premier... » Conclusion : « J’espère que, d’après ces aperçus, vous ne pouvez conserver aucun doute essentiel sur l’heureuse efficacité philosophique que j’attends de votre éternelle amitié. » Allons, Clotilde, c’est pour la philosophie ; et c’est pour l’humanité !... « Mon organisme a reçu, d’une tendre mère, certaines cordes intimes, éminemment féminines, qui n’ont pu encore assez vibrer, faute d’avoir été convenablement ébranlées. » Or, pour le premier volume, essentiellement logique, il n’avait pas besoin de vibrer ; mais, pour le prochain ouvrage et pour le tome quatrième surtout, la vibration s’impose : « C’est de votre salutaire influence, ma Clotilde, que j’attends cette inestimable amélioration. «  C’est pour l’humanité. Si Clotilde fait la belle inhumaine, quelle signification nouvelle et scandaleuse elle prête à ce mot ! Clotilde est, pour ainsi parler, commandée de service par l’humanité, auprès de M. Comte, pour l’humanité. En chagrinant M. Comte, elle le rendrait fou : l’humanité ne le lui pardonnerait pas. Cette exigence dialectique a l’air d’une bouffonnerie.

Ce n’est pas une bouffonnerie ; et l’on n’a pas envie de rire, quand on voit le drame se dérouler jour après jour, avec une extraordinaire intensité de passion. De jour en jour. Comte se plaint, se lamente et geint plus fort. Clotilde, éperdue, ne sait que devenir et que faire. Elle n’est pas sûre que son étrange amoureux ne soit à la veille de trépasser. Elle écrit, un matin de septembre : « Je ne veux pas que vous soyez malade ou malheureux à cause de moi... » Malheureux, il l’est, dans une merveilleuse exaltation d’amour ; et malade, à sembler repris de sa folie ancienne... « Je ferai ce que vous voudrez... » Qu’est-ce à dire ? Précisément, ce qu’elle dit. Elle ne dissimule rien à elle-même ; et elle n’élude pas la pensée de son engagement. Elle ne dissimule pas à Comte la vérité ; au moment de se donner à lui, elle ne lui jure pas d’autres sentimens que les siens : « la tendresse que vous me témoignez et les sentimens élevés que je vous connais m’ont attachée sincèrement à vous... » Sincère attachement, gratitude et la crainte qu’il n’ait pâti à propos d’elle : est-ce là tout ce qui l’amène au parti de céder ? Elle ajoute l’excuse qu’elle a trouvée pour elle-même : « Depuis mon malheur, mon seul rêve a été la maternité ; mais je me suis toujours promis de n’associer à ce rôle qu’un homme distingué et digne de le comprendre. Si vous croyez pouvoir accepter toutes les responsabilités qui s’attachent à la vie de famille, dites-le-moi, et je déciderai de mon sort... » Et lui, cette lettre pouvait le désespérer : cette lettre l’enivre d’une immense joie.

Il attend Clotilde. Et la voici. Elle est venue comme elle avait promis de venir. Elle a conscience d’avoir tout promis. Soudain, tout ce qu’elle a promis chavire dans sa tête : et elle se sauve. Sa révolte été plus vive que ses promesses.

Tout aussitôt, rentrée chez elle et haletante, elle écrit à l’amoureux déçu : « Je veux vous écrire tout de suite. Pardonnez-moi mes imprudences. Hélas ! je me sens encore impuissante pour ce qui ! dépasse les limites de l’affection. Personne ne vous appréciera mieux que je ne fais ; et, ce que vous ne m’inspirez pas, aucun homme ne me l’inspire. Le passé me fait mal encore ; et j’ai eu tort de le braver... Je compte beaucoup sur votre équitable raison. Moi, j’ai fait essai de mes forces : pardonnez-le-moi, en faveur de la volonté... Adieu. Si vous me comprenez réellement, vous ne m’en voudrez pas. S’il en était autrement, je désespérerais de me faire entendre... » Elle ne pouvait pas dire plus net et juste l’état de son esprit, l’état de son cœur et de son corps. Sa fine loyauté demande, mieux que la compassion, l’estime. Une « équitable raison, » mieux que de lui pardonner, l’approuve. Mais Comte, lui, n’est pas en train d’équitable raison ; car il est tout affolé d’amour. Avec une triste déférence et avec un entêtement farouche, il insiste. Elle réplique : « Je suis incapable de me donner sans amour. Je l’ai senti hier... »

Il devait, après cela, laisser tranquille cette infortunée. Mais il l’aimait ! Et les conseils de courtoisie ou de discrète fierté qu’on lui eût offerts ne sont pas de ceux qui touchent un possédé d’amour. Il ne se résigne pas ; il se débat. Et il est, dans cette crise effrayante, ce qu’il est de coutume : un logicien. Certes, il argumente et ratiocine, plus que ne font les amoureux dans les romans. C’est qu’il n’est pas un amoureux comme un autre. Il est Auguste Comte, amoureux comme un autre, mais qui garde, jusque dans son délire, son génie et les singularités de son génie. Et puis il est un pauvre homme qui aime, qu’on n’aime pas, qu’on a déçu et qui réclame : « Quoi ! vous me faites spontanément, vendredi, la promesse imprévue d’un bonheur prochain, vous la confirmez samedi, vous l’éludez dimanche, et vous la retirez lundi ! N’est-ce pas abuser un peu du privilège féminin ? » Le reproche aboutit à chicaner sur une faute de logique. Évidemment, Clotilde a manqué de méthode. Et Comte, n’a-t-il pas manqué de méthode ? Il a été logique au sujet de lui-même : au sujet de Clotilde, — il a oublié de savoir qu’elle ne l’aimait pas,

La suite de cette histoire, on la connaît. Comte n’a point renoncé à Clotilde. Il n’a point cessé de la supplier ; elle n’a point cessé de se refuser. Puis, elle est tombée malade : elle, et non pas lui. Elle était déjà très malade aux semaines de la crise la plus ardente. Puis elle n’a pas eu l’énergie ou l’entrain qui lui aurait permis de s’éloigner, d’arranger sa vie à l’écart. Auguste Comte l’a entourée de prévenances, de bontés. Maladroitement ? Peut-être. Elle était pauvre et, pour gagner un peu d’argent, rêvait de publier des articles dans les journaux. Elle avait donné au National cette petite nouvelle de Lucie, laquelle n’est point un chef-d’œuvre, mais un essai d’une grâce attrayante. Le National accepterait une collaboration quasi régulière de l’auteur de Lucie. Mais le directeur du National est Armand Marrast : Comte est jaloux d’Armand Marrast ; Comte n’aide pas du tout Clotilde à écrire pour le National. Clotilde a un médecin qui l’a toujours soignée. C’est le médecin de la famille. Mais il est amoureux, dit-on, de Clotilde. Et Comte réussit à écarter ce prétendu rival, qui en outre a l’inconvénient d’être le médecin de la famille Marie, de n’être pas le médecin de M. Comte. Il impose le médecin de son choix. Et les documens que M. Charles de Rouvre a pu assembler donnent à supposer que le premier médecin soignait Clotilde le mieux du monde ; le second, très mal. Comte paraît l’avoir reconnu tardivement. Il y eut de cruels démêlés entre la famille Marie et Auguste Comte ; il y eut des querelles auprès du lit de la mourante, blanche, belle et silencieuse, l’âme déjà retirée d’ici -bas.

Qui a eu tort ? Comte plus que personne. Mais principalement il a eu tort d’aimer, et d’aimer Mme de Vaux, qui n’était pas destinée à lui et qui surtout n’était pas destinée par sa nature à être une Béatrice. Intelligente et si gaie de cœur et d’esprit, délicate de sentiment, habile à trouver de jolis mots pour son émoi, étrangère à la philosophie, elle n’était pas prête au sort bizarre que la passion d’Auguste Comte lui infligeait. Et Béatrice, quand elle devint la Théologie, par la volonté impérieuse de Dante Alighieri, c’est qu’elle était morte. Clotilde aussi, ce ne fut que la mort qui lui donna cette docilité aux vœux d’Auguste Comte, cette douceur indifférente qui la fit devenir, dans la sociologie et dans la mystique de l’Humanité, la Vierge-Mère.

La passion d’Auguste Comte pour Mme de Vaux a été despotique. Elle a torturé la bien-aimée. Elle n’a pas moins torturé l’amoureux. Il a prodigieusement souffert. Il a commis la désolante faute de ne se point sacrifier. S’il avait à la vérité aimé Clotilde autant qu’il a été amoureux d’elle, eût-il souffert davantage ? du moins, il eût épargné une âme innocente. lia été, plus que déraisonnable, impitoyable, et pour lui-même. Avec tout son génie. Comte a fait de son amour une calamité. Peut-être l’amour veut-il plus de simplicité ; peut-être l’amour ne veut-il pas être mêlé de génie ; peut-être l’amour ne veut-il aucun mélange de ce qui n’est pas lui et naïvement lui.


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’amoureuse histoire d’Auguste Comte et de Clotilde de Vaux, par Charles de Rouvre (Calmann-Lévy).