Revue littéraire - Les Artistes littéraires

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Revue littéraire - Les Artistes littéraires
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 694-705).
REVUE LITTERAIRE

Les Artistes littéraires, par M. Maurice Spronck. Paris, 1889 ; Calmann Lévy.

Disons d’abord deux mots du titre de ce livre, qui est obscur, et de son objet, qui pourrait bien n’être pas aussi nouveau qu’arbitraire. Dans l’œuvre ou dans la vie de ceux qu’il appelle du nom d’Artistes littéraires, et qui ont pour trait commun et pour air de famille d’avoir non-seulement écrit, mais vécu, comme si leur art était à lui-même son origine, son moyen, et sa fin, ou encore sa raison d’être, son objet, et son but, M. Maurice Spronck s’est donc proposé de chercher l’expression de notre vie a intellectuelle contemporaine, et surtout sensorielle et sentimentale, à son degré suprême d’intensité. » C’est un peu ce qu’avaient fait, voilà déjà quelques années, M. Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine ; et M. Taine, longtemps avant lui, mais pour toute une grande nation, dans son Histoire de la littérature anglaise. Il y a seulement une nuance ; et M. Spronck ne reconnaît qu’une sorte de littérature dont on puisse dire qu’elle soit « l’expression de la société : » c’est la littérature « artiste, » épurée, pour ainsi parler, de toute intention morale ou utilitaire, et n’ayant d’autre mesure de sa valeur que la beauté, ou plutôt la rareté des sensations qu’elle nous procure. M. Taine avait cru qu’autant au moins que David Copperfield et que les Idylles du roi, les Histoires de Macaulay et la Logique de Stuart Mill reflétaient, comme on dit aujourd’hui, l’âme anglaise contemporaine. M. Bourget, dans ses Essais, à côté de Flaubert et de M. Leconte de Lisle, de Charles Baudelaire et des frères de Goncourt, avait encore fait une place considérable à M. Taine lui-même, à M. Renan, à M. Dumas. M. Spronck, lui, n’admet plus à l’honneur de témoigner de la vie « intellectuelle, sentimentale, et sensorielle » de leur temps, que les artistes littéraires : Gautier, Baudelaire, MM. de Goncourt, M. Leconte de Lisle, Flaubert et M. Théodore de Banville ; et, sans doute, c’est ce qui fait l’originalité de son point de vue, mais c’est ce qui en fait aussi l’étroitesse ; — et, comme nous disions, l’arbitraire.

Il l’a d’ailleurs bien senti lui-même ; et ce n’est pas pour une autre raison que, dans le premier chapitre de son livre, il nous a proposé toute une Théorie de l’art en général, quelque peu superficielle, vague et flottante encore en son contour, mais enfin, telle quelle, dont l’objet est de servir d’excuse à ses omissions. Elle ne les justifie point ; et ici même, tout récemment, nous avons essayé de montrer qu’assurément M. Taine et M. Dumas n’ont pas exercé sur les transformations de la pensée contemporaine une moindre influence que Gustave Flaubert. Si nous n’avons pas ajouté qu’ils en ont exercé tous les trois une beaucoup plus grande que les auteurs de Renée Mauperin et de Germinie Lacerteux, c’est que nous avons cru que tout le monde en était convaincu comme de l’évidence. Pour être, en effet, vides ou dépouillées de toute « arrière-pensée scientifique, politique ou morale, » c’est une question, que de savoir si les créations du roman ou de la poésie en sont plus conformes au véritable objet de l’art. Mais ce qui n’en fait certainement pas une, c’est que, dans un siècle comme le nôtre, agité d’une infinité de préoccupations « scientifiques, politiques ou morales, » les œuvres où l’avenir n’en retrouvera pas quelque trace, n’exprimeront pour lui, comme pour nous, que la moindre part de l’esprit de ce siècle. M. Spronck n’a pas démontré, et, il aura beau faire, il ne démontrera pas qu’une œuvre d’art soit d’autant plus expressive ou significative qu’elle est plus curieuse, si même ce ne sont là des qualités assez différentes pour n’avoir peut-être entre elles aucune commune mesure. Allons encore plus loin. Où l’on retrouve l’esprit d’un siècle et d’une génération, c’est constamment dans les œuvres les moins curieuses, les moins personnelles, par conséquent, qu’ils nous aient léguées, c’est dans le roman de Frédéric Soulié, c’est dans le théâtre d’Eugène Scribe, c’est dans les poésies de M. Auguste Vacquerie ; ce n’est déjà ni dans les Feuilles d’automne ou dans les Méditations, ni dans les proverbes ou dans les comédies de Musset, ni dans les romans enfin de Stendhal ; mais c’est encore bien moins dans l’œuvre de ces « artistes littéraires » dont j’ai craint bien souvent pour eux, que l’originalité ne fût savamment élaborée de quelque singularité naturelle d’esprit, de beaucoup de parti-pris, et d’un peu de charlatanisme. Mais, si je voulais insister, je m’éloignerais trop du livre de M. Spronck, ou du moins je donnerais le change, et l’on ne verrait pas ce que j’en apprécie. C’est qu’étant l’œuvre d’un nouveau-venu, — car je ne me rappelle pas avoir rien lu de M. Spronck, — son livre nous apporte, sur l’auteur des Fleurs du mal ou sur celui de Madame Bovary, le témoignage ou l’écho des opinions et des conversations, comme dirait M. Daudet, du « bateau » qui nous suit. Depuis plus de vingt-cinq ans, en effet, que nous lisions pour la première fois, dans le lourd silence de l’étude du soir, à l’abri d’un Quicherat, les vers de Baudelaire ou les romans de Flaubert, c’étaient alors des contemporains, et ils sont devenus des anciens maintenant : M. Spronck dirait volontiers des classiques. Aussi, quand nous les relisons, quelque effort que nous fassions sur ou contre nous-mêmes, nous avons nos idées préconçues, et notre impression se mélange ou s’altère du ressouvenir des impressions d’autrefois. Mais, historiens ou critiques, s’il nous est arrivé, non pas une fois, mais dix fois, mais vingt fois de parler d’eux, quelles difficultés alors, quelle peine, si nous en reparlons, pour ne pas abonder comme involontairement dans notre propre sens ! Tout change autour de nous, on nous le dit, et nous le voyons bien, et nous sentons que nous changeons nous-mêmes : il n’y a précisément que nos préjugés qui ne changent guère ; et, dans la fuite universelle des choses, nous nous y attachons comme aux plus sûrs témoins de notre identité. De loin en loin, et même plus souvent, il est donc bon que ceux qui nous suivent, nous avertissent ; et, qu’en nous irritant au besoin, ils nous obligent non pas peut-être toujours à refaire nos opinions ou notre siège, mais à revoir les unes et à corriger l’autre. De nouveaux points de vue, qui contrarient les nôtres, nous obligent à trouver de nouvelles raisons d’y persister, plus détaillées et plus démonstratives, ou, au contraire, quelque moyen de les ajuster tous ensemble et de les concilier sous un point de vue supérieur. C’est l’utilité que nous avons trouvée pour notre part dans le livre de M. Spronck. Voilà donc ce qu’on pense aujourd’hui, parmi les jeunes gens, — et M. Spronck est un jeune auteur, du moment qu’il écrit ou qu’il imprime pour la première fois, — de Baudelaire et de Flaubert, de Théophile Gautier et de M. Théodore de Banville. Ou, si M. Spronck était peut-être moins jeune que nous ne le supposons, voici, sur les Odes funambulesques et sur Mademoiselle de Maupin, sur les Paradis artificiels et sur la Tentation de saint Antoine, l’opinion désintéressée d’un homme à qui n’ont pas suffi les opinions des autres, qui s’est fait à lui-même la sienne, et qui se l’est faite pour écrire son livre. Elle vaut la peine d’être enregistrée ; et signalée à tous ceux que l’histoire de la littérature n’a pas encore cessé d’intéresser.

Sur Théophile Gautier, M. Spronck n’a rien dit de bien neuf ni de très personnel : il s’est efforcé seulement de nous faire mieux connaître l’homme, et surtout de montrer qu’en somme l’auteur d’Émaux et Camées avait peut-être moins manqué d’idées qu’on ne l’a bien voulu dire. Ce serait un phénomène en effet trop extraordinaire, et un miracle d’impuissance que, dans « la formidable masse de livres, de brochures, ou de chroniques qui représentent son œuvre, » un écrivain de la valeur de Théophile Gautier, pendant un demi-siècle, n’eût pas déposé quelques idées au moins, d’une « essence particulière et peu répandue, » mais des idées pourtant ; et nous, là-dessus, nous partagerons d’autant plus aisément l’opinion de M. Maurice Spronck qu’il nous souvient de l’avoir exprimée avant lui. « Sous l’abondance, sous la richesse, l’étrangeté même des métaphores dont il aime à se servir, disions-nous en ce temps-là, les idées de Gautier ne sont pas seulement plus nettes qu’on ne l’a bien voulu dire, elles sont plus profondes ; » et nous le faisions voir. Mais si d’ailleurs on nous opposait que les idées de Gautier sont plastiques, c’est-à-dire à peu près uniquement relatives à la matière et à la forme de son art, M. Spronck a très bien montré que sa conception de l’art, — si peut-être elle ne l’impliquait pas d’abord, — a fini par devenir toute une conception de la vie. Qui donc a dit que ce qui caractérisait éminemment l’esprit de la renaissance italienne, c’était d’avoir conçu la vie même comme une œuvre d’art, et l’art comme la raison d’être ou l’objet de la vie ? Il y a quelque chose de cela dans Théophile Gautier, quoi que l’on puisse d’ailleurs penser d’Albertus ou de Fortunio, du Roman de la Momie ou d’Émaux et Camées ; — et c’en est assez pour que sa mémoire soit assurée de vivre.

Faut-il aussi voir en lui, comme le veut M. Spronck, « l’un de ces grands désespérés qui nous ont redit si douloureusement leur incurable tristesse ; » et, quand un jour on étudiera de plus près qu’on ne l’a fait encore le mal du siècle, — je crois que quelqu’un s’en est donné la tâche, — Mademoiselle de Maupin passera-t-elle pour un « document » de la même valeur que René, qu’Oberman, que Lélia, que la Confession de Musset ? J’en doute ; mais je conviens que de ce roman fameux, et réputé uniquement scandaleux ou obscène, M. Spronck a fait des extraits, sinon « révélateurs, » mais en tout cas qui donnent à penser. « J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste… Mes années se sont écoulées, à l’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien de la maison. Eh bien, dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement… au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un degré de dépravation horrible. » Sans doute il faut faire ici la part, non-seulement de la fiction, mais aussi de la rhétorique. Il faut la faire plus grande encore dans cette Comédie de la mort dont on dirait que M. Spronck oublie qu’elle est dans l’œuvre de Gautier ce que Notre-Dame de Paris est dans celle de Victor Hugo : un portail, un vitrail, une rosace, la Danse macabre mise en vers, et un souvenir aussi de Villon, que Gautier sortait alors de lire :


Quand je considère ces têtes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maîtres des requêtes
Au moins de la chambre aux deniers…


Mais, après tout cela, il ne reste pas moins que Gautier n’a pas débuté dans la vie ni dans l’art par cette impassibilité dont il est devenu plus tard le théoricien, et dont quelques pièces d’Émaux et Camées demeureront les modèles. Et je sais bien que c’est comme si l’on disait qu’avant d’être parnassien Gautier fut romantique, mais il y a manière de dire les choses, et M. Spronck les a dites ici d’une manière assez ingénieuse.

Plus indulgent encore pour Baudelaire que pour Gautier, M. Spronck n’hésite pas à l’appeler « le caractère peut-être le plus original qu’ait produit notre époque. » N’est-ce pas beaucoup dire ? et l’originalité de Baudelaire n’aurait-elle pas consisté, pour une bonne part, dans son charlatanisme ? Qu’est-ce donc que M. Spronck trouve de tellement original à vivre autrement que tout le monde ; et, si l’on découvre en soi quelque principe morbide, que l’on connaisse pour tel, qu’y a-t-il de si rare à le « cultiver, comme Baudelaire, avec jouissance et terreur, » pour s’en faire un moyen de réputation ou un instrument de vie ? C’est ce que font les monstres de la foire. Il est vrai que M. Spronck lui, voit en Baudelaire, « de tous les écrivains de notre siècle le moins occupé de la réclame et le plus dédaigneux du succès ; » mais, de le dire, cela ne suffit pas, et il faudrait l’avoir prouvé. C’est ici l’un des points ou je ne puis me rendre. Je serai bien vieux, ou je serai devenu un bien plat courtisan de la mode et de l’opinion quand je verrai dans Baudelaire un poète sincère ; et plutôt que de cesser de voir en lui le roi des mystificateurs, on me fera dire que Bouvard et Pécuchet est un chef-d’œuvre d’esprit parisien, de grâce légère, et d’aimable ironie. J’accorde donc seulement à M. Spronck qu’en même temps qu’un mystificateur Baudelaire fut un malade, et peut-être le commencement d’un fou.

En revanche, et après avoir encore une fois relu les Fleurs du mal, avec le livre de M. Spronck sous les yeux, il me semble que je vois mieux qu’autrefois, comment, par quel dangereux prestige, elles ont, depuis une trentaine d’années, séduit et corrompu tant d’imaginations. Je n’en trouve pas les vers moins prosaïques, ni surtout moins laborieux ; quelques beautés ou plutôt quelques curiosités m’y paraissent toujours chèrement payées ; les thèmes habituels m’en déplaisent autant, ceux-ci pour leur banalité, ceux-là pour leur ignominie ; mais M. Spronck a peut-être raison, et l’on sent, à travers tous ces poèmes, sous cette perpétuelle affectation, circuler en quelque manière la recherche active de la nouveauté. « D’autres artistes, dit M. Spronck, se sont faits les chanteurs de la nature ou de l’humanité, de la beauté plastique ou de la beauté morale, de l’amour terrestre ou de l’amour divin. Quant à Baudelaire, le but suprême qu’il indique, le seul vers lequel il ait tendu avec une énergie continuelle et absorbante, ce fut cette abstraction, — ou il faisait tenir tout ce qui n’est pas humain, terrestre, réel, déjà vu et déjà senti. » Qu’est-ce à dire ? sinon qu’il a enseigné la manière de se procurer, à défaut de la vraie, dont on manque, l’air au moins et les apparences de la fausse originalité ? Peut-être est-ce la pire leçon que l’on puisse donner à la jeunesse ; car, voulez-vous être nouveau ? Ne tâchez pas de l’être. Il y en a bien des raisons, dont celle-ci n’est pas l’une des moindres, que l’imitation de la nature et de la vérité, qui sont le commencement de l’art, en sont aussi le terme. Avec sa théorie de l’artificiel, avec son idée « d’une création, due tout entière à l’art, et dont la nature serait complètement absente, » je comprends donc, et je déplore d’ailleurs l’influence qu’a exercée Baudelaire. Mais j’aurais alors voulu qu’en expliquant la théorie M. Spronck en fît voir, — je ne dis pas le danger, ce n’était pas de son dessein, ni de l’objet de son livre, — mais ce qu’elle a d’artificiel elle-même, ou plutôt d’illusoire. Si l’on presse les termes, qu’est-ce qu’une « création due tout entière à l’art ; » et comment d’une œuvre d’art, si compliquée soit-elle, la nature peut-elle être complètement absente ?

Une formule heureuse, expressive et spirituelle, c’est celle dont M. Spronck s’est servi pour caractériser les frères de Goncourt : « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art ; » et, si je ne me trompe, il serait difficile de mieux concilier ce que les admirateurs de Germinie Lacerteux ou de Renée Mauperin ont loué, louent encore dans l’œuvre des deux frères avec ce que nous avons, nous, toujours regretté de n’y pas trouver, c’est à savoir : une exécution dont la valeur d’art soit égale à leurs prétentions. Vous rappelez-vous cette Préface où le survivant des deux frères, il y a quelques années, revendiquait pour eux l’honneur d’avoir précédé Flaubert même dans les voies du naturalisme, et se plaignait à ce propos, non sans quelque amertume, qu’on les eût injustement frustrés du plus éclatant de leurs titres de gloire ? Mais il en faisait valoir aussi deux autres : ils avaient découvert le XVIIIe siècle, disait-il, et ils avaient, en quelque sorte, inventé le japonisme. C’était justifier tout ce qu’on leur a jamais adressé de critiques. Si du XVIIIe siècle ils n’ont connu que les boudoirs, les théâtres et les cafés, les peintres des fêtes galantes et ceux des élégances mondaines, comment auraient-ils porté, dans le roman naturaliste, ce sens du naturel et de la vérité qu’il exige avant tout ? ou encore, pour apprendre à rendre et à voir la nature, quelle école que l’art japonais, quoi qu’on en ait pu dire ! et, pour des Occidentaux, quelle éducation de l’œil et de la main ! Tiraillés qu’ils étaient entre des tendances contraires, les frères de Goncourt n’ont donc jamais su prendre leur parti d’en sacrifier une seule, et peut-être qu’ils ne l’eussent pas pu. Bien loin, en tout cas, de connaître leur intérêt, j’entends leur intérêt d’artistes, qui était de faire l’éducation de leur sensibilité, ils se sont donnés ou livrés à leurs sensations, dans la multiplicité fugitive desquelles ils ont fini par ne plus pouvoir se ressaisir ou se retrouver eux-mêmes. « Leur moi ne persiste pas dans leurs œuvres, » dit avec raison M. Spronck, a ni même dans leurs confidences ou dans leurs souvenirs. » Et comme la force leur manquait, ainsi qu’à tous les dilettantes, pour se déprendre de leur plaisir, ils n’ont pu qu’ébaucher, dans tous les genres, — au prix de quel labeur, leur Journal nous l’a dit ! — les chefs-d’œuvre qu’ils avaient rêvés. « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art. » Personne encore ne le leur avait dit aussi nettement que M. Maurice Spronck ; et je crains bien que son jugement sur eux ne ressemble déjà beaucoup à celui de la postérité.

C’est qu’aussi bien, s’il peut suffire de l’imagination ou de la sensibilité pour concevoir une œuvre d’art, c’est la volonté seule qui l’exécute. M. Leconte de Lisle en est un exemple. Il ne s’est pas donné son talent ; il a même failli, si nous en croyons ce que nous raconte M. Maurice Spronck, l’égarer un moment dans des voies qui n’étaient pas les siennes : « A côté du penseur nihiliste, il y a chez lui un autre penseur d’une intelligence très moyenne, celui-là, assez étroit dans ses utopies d’humanitairerie candide et de libéralisme intransigeant ; derrière le grand génie plastique se cache un versificateur larmoyant et poncif, une sorte de faiseur de romances prétentieuses et sentimentales. » Et effectivement ce « versificateur, » M. Spronck le retrouve dans quelques ballades, dans quelques chansons, dans quelques historiettes, moitié musulmanes, moitié chevaleresques, telles que la Fille de l’Émir ; et, cet « autre penseur, » il nous le montre dans le Catéchisme républicain et dans l’Histoire populaire de la Révolution. Nous avions oublié le second ; et, pour être franc, dans les Poèmes barbares, nous n’avions pas aperçu le premier. Il y est cependant, et, avertis par M. Spronck, nous en convenons maintenant. Mais pour qu’ils ne reparussent plus l’un et l’autre qu’à de lointains intervalles, ce fut assez que l’Inde antique se révélât au poète qui ne se connaissait pas encore, et dans ces thèmes légendaires, préhistoriques et métaphysiques, lorsque M. Leconte de Lisle eut trouvé la matière de sa poésie, on peut dire que sa vie n’eut plus d’objet que de se l’assimiler. Il en prit même des moyens qui nous ont paru toujours un peu puérils, comme de transcrire littéralement les noms sanscrits, grecs ou Scandinaves, ce qui rend quelquefois ses vers difficultueux à lire et terribles à prononcer. La « couleur » en est-elle pour cela plus authentique ? et la substance des Pouranas a-t-elle passé tout entière, comme le dit M. Spronck, dans l’œuvre du poète ? C’est une question secondaire, si son œuvre est là, debout devant nous, unique, incomparable en son genre, et aussi supérieure à tant d’imitations qui l’ont suivie, que différente en tout de cette Légende des siècles à laquelle on l’a trop souvent et indûment comparée.

Quant à la signification plus intérieure de l’œuvre, et quant à la pensée qui circule sous ces formes magnifiques, je ne crois pas que M. Spronck ait ajouté ni changé grand’chose à ce qu’en avait dit M. Bourget dans ses Essais. Tout au plus semble-t-il que cette impassibilité dont on faisait jadis un reproche à M. Leconte de Lisle, et dont M. Bourget s’efforçait de le disculper, on serait tout proche aujourd’hui de lui en faire au contraire un mérite. « On peut parler de l’œuvre de M. Leconte de Lisle, dit ingénieusement M. Spronck, comme du marbre grec connu sous le nom de la Vénus de Milo. Que représente-t-il exactement ? Nul ne le sait, et les érudits en sont réduits à des conjectures plus ou moins vraisemblables. Mais que l’artiste ait voulu modeler une Aphrodite, une victoire Aptère ou une Polyxène,.. ce qui est certain, c’est que dans ce corps de femme aux lignes admirablement pures et aux contours harmonieux, dans ce visage d’une sérénité plus qu’humaine, il a laissé à travers les âges une des expressions les plus hautes de la Beauté idéale. » C’est en effet une idée qui gagne et qui se répand tous les jours davantage, que, comme le sculpteur et comme le peintre, le poète a le droit de ne se préoccuper dans son œuvre que de la réalisation de la beauté. Bajazet ou Andromaque n’ont pas de signification morale, et le moindre défaut de Ruy Blas ou de Marion Delorme n’est pas d’en avoir une. On le saurait depuis longtemps, si, sous prétexte d’élargir la critique, on ne l’avait pas faussée plutôt en étendant à la poésie les conditions ou les lois des genres en prose. La théorie de l’art pour l’art, inacceptable dans le roman, et discutable au théâtre, ou tout au moins dans la comédie, est défendable dans la poésie pure ; et si l’on n’admettait pas, avec M. Bourget, que, sous son apparente impassibilité, l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares n’est demeuré insensible ou indifférent à aucune des misères de son temps, alors, dans notre littérature, la théorie n’aurait pas de plus éclatante justification ou de plus solide et de plus inébranlable support que le Rêve du jaguar, ou le Sommeil du condor, ou Khiron, ou Qaïn.

Tout en les discutant, j’inclinerais volontiers, on le voit, à partager en général les opinions de M. Maurice Spronck ; et il est vrai que lui-même, sauf peut-être sur l’article de Baudelaire, a gardé généralement la mesure. Mais quand il arrive à Flaubert, il la passe ; et quand, non content de l’avoir appelé « prodigieux par la pensée, prodigieux aussi par la forme impeccable du langage, » il l’appelle encore « le représentant peut-être le plus achevé de la prose française dans notre littérature tout entière, » on relit la phrase, et on se demanda si on l’a bien lue. Les admirateurs outrés de Flaubert veulent-ils donc enfin nous le faire prendre en haine ? « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait le meilleur. » Cette phrase est tirée de Madame Bovary. Pour être juste, empruntons-en une à l’Éducation sentimentale : « Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait épanouir. » J’ose bien assurer M. Maurice Spronck que des « représentans moins achevés de la prose française » n’ont jamais pourtant écrit de ce style. Flaubert, et je l’ai fait plusieurs fois observer, bronche, et tombe dans le galimatias, aussi souvent qu’il essaie d’exprimer des idées, ce qui doit être la grande épreuve des « représentans de la prose française. » Je crois d’ailleurs, tout récemment encore, avoir fait à Flaubert une part assez considérable dans l’histoire de la littérature contemporaine pour qu’on ne m’accuse pas ici de parti-pris. Mais enfin, il n’est pas le seul ; on savait écrire avant qu’il eût paru ; et je veux bien qu’on l’appelle « étonnant » ou « surprenant, » mais non pas « prodigieux, » ni surtout « impeccable. » Quand, en effet, ce ne serait pas mal servir sa mémoire, ce serait encore fourvoyer la légion de ses imitateurs.

À part cela, je n’ai rien trouvé de curieux ni d’inattendu dans le chapitre de M. Maurice Spronck sur Gustave Flaubert, et je ne le lui reproche pas : on a tant parlé de Madame Bovary ! Dans l’homme qui demeure, en dépit des frères de Goncourt, je ne dirai pas le pontife, mais l’initiateur et le maître incontesté du naturalisme contemporain, M. Spronck n’a pas eu de peine à retrouver le romantique impénitent. M. Maxime Du Camp, qui l’avait connu dès l’enfance, nous avait appris à l’y voir ; et, depuis lors, tout ce qu’on a publié de Lettres intimes ou de confidences de Flaubert nous l’a montré toujours identique à lui-même, extrême en ses propos, outré dans ses sentimens, extravagant en ses rêves, et cependant, quand il écrivait, — que ce fût au surplus la Tentation de saint Antoine ou l’Éducation sentimentale, — précis dans ses observations, minutieux ou méticuleux dans le choix de ses mots, aussi maître enfin de sa plume qu’il l’était peu de ses discours. « Si l’imagination chez Flaubert était immense, dit M. Spronck à ce propos, il faut se souvenir que le don d’invention chez lui fut toujours à peu près nul. » Pareillement, dans ce romantique, il n’a pas eu plus de peine à nous faire voir, si je puis ainsi dire, le vaudevilliste énorme ; et il lui a suffi pour cela d’analyser l’un après l’autre, dans leur suite logique et chronologique, Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet. Et dans cet artiste enfin si convaincu de l’unique dignité de son art, aurait-il eu beaucoup plus de peine, s’il l’avait essayé seulement, à nous obliger de reconnaître un « bourgeois, » — je veux dire une espèce d’homme dont l’horizon n’était pas moins étroitement limité que celui même de son Bouvard ou de son Pécuchet ? Il y a de cela quelque dix ans quand nous eûmes l’audace de poser la question, les amis de Flaubert crièrent au scandale, pour ne pas dire au blasphème. On y a répondu depuis lors ; et la réponse ne diffère pas de celle que nous avions proposée.

Ces contradictions, ou, comme il les appelle un peu bien doctement, ces « antinomies u du goût personnel et du tempérament littéraire de Flaubert avec la nature de ses œuvres, M. Spronck les explique par la terrible « névrose, » dont on sait qu’encore jeune, et presque avant d’avoir rien écrit, l’auteur de Madame Bovary ressentit les atteintes. Et je ne l’ai point encore dit, mais c’est l’occasion de dire : non-seulement chez Flaubert, mais chez les frères de Goncourt, chez Baudelaire, chez Théophile Gautier, tout ce qu’il a pu rassembler d’indices ou de symptômes de la « névrose, » M. Spronck les a si soigneusement notés qu’on a pu prendre, et non pas sans raison, ses Artistes littéraires pour un commentaire, pour une application, ou une illustration de certaines théories bien connues sur les rapports du talent et de la folie. Je ne conseille pas aux lecteurs qui voudraient approfondir cette obscure question de s’aider pour cela de l’un des derniers livres auxquels elle ait donné lieu, mais, s’ils sont curieux de savoir ce que le nom respecté de la science peut couvrir de puérilités, alors je les renvoie au livre du professeur Lombroso : Génie et Folie. Critiques ou historiens de la littérature, il est possible que la matière, comme le fait justement observer M. Spronck, ne soit pas de notre compétence ; mais il semblerait résulter de ce livre qu’elle est bien moins encore de celle des aliénistes. Si peut-être ils connaissent l’un des termes du problème, c’est nous qui tenons l’autre ; et nous sommes fort ignorans, je l’avoue, des mystères de la pathologie mentale, mais en revanche ils ne le sont pas moins des exigences de la critique, de l’histoire et de la psychologie.

Quoi qu’il en soit, et sans vouloir examiner si vraiment « la névrose, sous ses multiples aspects, a presque toujours accompagné, comme cause ou comme effet, les grandes surexcitations cérébrales, » ce qui n’est pas démontré, ni peut-être démontrable, — car qu’est-ce que prouvent des statistiques ? l’ingénuité de celui qui les dresse, ou sa mauvaise foi ? — j’aurais voulu que M. Spronck, puisqu’il touchait à la question, et pour la poser comme elle doit être posée, la renversât. Je m’explique en quelques mots. Dans l’œuvre d’un artiste de qui l’on sait, par ses confidences ou par le témoignage de ses amis, qu’il était ce que nous appelons un « névropathe, » on cherche, avec une curiosité malsaine, les traces ou les preuves de sa « névropathie. » Je voudrais que l’on fit précisément le contraire ; et, dans sa « névropathie, » que l’on nous fit voir avant tout le danger, la fausseté, l’illégitimité de sa conception de l’art et de la vie. Par exemple, ce qu’il y a de durable et d’admirable dans Madame Bovary, c’est ce que Flaubert y a mis quand, entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de corps et d’esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu’il y a d’extravagant et de fou dans la Tentation de saint Antoine, inversement, c’est ce que le névropathe y a comme insinué malgré lui des formes de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu’il y a d’étrange, d’insolite, et de contradictoire au bon sens dans la conception que les Baudelaire et les Flaubert se sont faite de l’art, n’est-ce pas justement ce qu’ils y ont mis quand ils étaient malades ? et, d’y faire consister leur originalité, n’est-ce pas changer les vrais noms des choses, confondre la fièvre avec l’inspiration, « la surexcitation cérébrale » morbide avec le fonctionnement normal de l’intelligence ? et enfin et surtout, à la suite de quelques « névropathes, » n’est-ce pas lancer leurs imitateurs dans une voie dangereuse, et l’art lui-même sur la pente au bout de laquelle nous l’avons vu tomber du réalisme dans le naturalisme, du naturalisme dans le symbolisme, du symbolisme dans le décadentisme, et du décadentisme dans… « la privation de la vie, où l’aura conduit sa folie ? »

Voilà quelques questions que M. Spronck eût pu sans doute examiner, et dont je ne puis m’empêcher de croire que la discussion attentive aurait diminué quelque chose de la sympathie qu’il témoigne pour les « artistes littéraires. » S’il y a certainement une petite part de vérité dans la doctrine de l’art pour l’art, par exemple quand on l’applique à la peinture ou à la musique, on peut craindre qu’en littérature la « névropathie » de ceux qui l’ont professée n’en fasse pour la plus grande part l’illusion ou le rêve d’un malade. Et il est humain de soigner les malades, et, pour les guérir, on peut affecter d’entrer dans leurs manies : il ne faut pas se mettre à leur remorque et substituer en soi leurs conceptions délirantes à l’exacte vision de la nature, de la vérité, de la vie. Mais M. Spronck pourra répondre qu’en fait de questions difficiles il en a déjà trop touchées dans son livre, et qu’il en a surtout trop tranchées. Tout tient à tout, nous ne l’ignorons pas ; et, de la critique en particulier nous pouvons dire qu’elle n’a de nos jours, en cette fin de siècle, d’autre limite à ses ambitions que celle même de ses forces. Mais peut-être qu’il n’était pas indispensable, pour parler des frères de Goncourt, d’ébaucher une théorie générale de la a sensibilité dans la production artistique, » ou, pour louer convenablement les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, d’exposer en quelques pages le système général de la métaphysique indoue. Oserai-je ajouter que de ces deux théories, telles que je les trouve dans le livre de M. Spronck, si la seconde est bien incomplète, bien confuse, et bien peu conforme à l’exactitude historique, la première est bien superficielle ? A plus forte raison, parce que la question est encore plus difficile, sont-elles bien incomplètes et bien superficielles aussi, les quelques pages de ce livre où M. Spronck nous a donné sa Théorie de l’art en général. M. Spronck a des idées, mais je crains qu’elles ne soient pas encore assez mûres, qu’il n’en ait pas vu toutes les liaisons, toutes les conséquences, qui vont parfois à l’infini, comme dans la question de l’art pour l’art, et je crains encore qu’il ne soit assez sûr ni de leur vérité, ni de ce qu’il en pensera lui-même « dans quelques années, dans quelques mois, demain peut-être. » C’est d’ailleurs un assez beau défaut que d’avoir trop d’idées, pour que nous le signalions sans crainte ni scrupule de nuire au livre de M. Spronck ; et si le livre en est moins bon peut-être, l’auteur, au contraire, n’en est que plus intéressant.

Puisqu’il est évident que ce siècle est en train de régler ses comptes, et si j’ose employer cette expression familière, de faire le tri de ses gloires, nous espérons donc que M. Spronck n’en restera pas sur ce premier début. Quelques défauts que nous ayons pu signaler dans les Artistes littéraires, c’est un livre curieux, et que nous ne craindrons pas de recommander. Le style en est sans doute un peu pénible, la phraséologie trop embarrassée de termes scientifiques ou philosophiques. Pour la rendre plus facile, plus humaine, M. Spronck n’aura d’ailleurs qu’à faire une de ces transpositions dont il a lui-même ingénieusement parlé. Dans la bonne langue de tout le monde, il trouvera sans peine des équivalens littéraires à ces locutions abréviatives dont les savans peuvent bien user dans leurs laboratoires, ou les philosophes dans leurs écrits, mais qu’il faut laisser à la cabale. Et rien alors n’empêchera d’apprécier à leur juste prix les qualités d’impartialité critique, d’indépendance réelle d’esprit, et de pénétration dont il a fait preuve dans ces Études sur le XIXe siècle.


F. BRUNETIERE.