Revue littéraire - Les Crimes passionnels

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Revue littéraire - Les Crimes passionnels
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LES CRIMES PASSIONNELS

« Qui comptera les tasses de poison, les coups de poignard et les coups de revolver que l’amour a fait donner, les bols de vitriol qu’il a fait jeter, les nœuds coulans qu’il a formés ? ... » Cette statistique imposante et instructive, M. Louis Proal n’a pas même essayé de la dresser dans son livre sur le Suicide et le Crime passionnels[1], puisqu’il serait plus facile de compter les arbres de la forêt ou les cailloux du rivage. Toutefois il a réuni un ensemble de faits qui est très propre à nous renseigner sur quelques-unes des manifestations les plus curieuses et les plus communes de la passion célébrée par les poètes. Ce sont, comme dans une vision d’hôpital ou de champ de carnage, des corps meurtris, lacérés, déchiquetés, des plaies béantes, des membres brisés, des blessures d’où s’échappent des flots de sang. Des hommes, des femmes, de tout âge et de toute condition, des jeunes filles, des enfans même, se précipitent par-dessus le rebord des fenêtres ou le parapet des ponts, allument des réchauds, vident des fioles de laudanum, se défoncent la tête à coups de pistolet, la poitrine à coups de couteau, ou bien, pareils à des fauves, la fête congestionnée, les yeux fous, voyant rouge, ils s’acharnent contre l’être que tout à l’heure ils couvraient de leurs baisers, et, poussant des cris de rage où se mêlent d’étranges soupirs, ils redoublent les coups sans que la vue même de leur victime étendue morte puisse apaiser leur frénésie. Et celui qui conduit cette danse plus macabre que l’autre, c’est l’enfant divin, l’Amour, volupté des hommes et des dieux.

Ce recueil de crimes passionnels, M. Proal ne s’est pas borné à le bourrer de faits, pour le seul plaisir d’étaler sous nos yeux les tableaux d’une sorte de musée des horreurs ; mais, à l’aide des observations qu’il a pu faire à l’audience ou dans son cabinet de juge d’instruction et de procureur de la République, il s’est proposé d’étudier la psychologie de l’amoureux criminel, de la femme délaissée, de l’assassin par jalousie, du meurtrier par honneur, du suicidé par amour contrarié. Magistrat lettré, il a voulu rapprocher des types créés par la littérature les cas fournis par la réalité. « La peinture de l’amour, de ses égaremens et de ses crimes est le principal objet du théâtre. Il y a peu de tragédies sans meurtre et sans suicide d’amour. Dans Andromaque, par exemple, il y a un meurtre, celui de Pyrrhus, et deux suicides, ceux d’Oreste et d’Hermione. Dans Bajazet, il y a trois meurtres, ceux de Bajazet, de Roxane, et d’Orcan, et un suicide, celui d’Atalide. C’est une tuerie. La plupart des héros de théâtre sont des héros de cour d’assises. La Littérature copie le crime passionnel, comme le crime passionnel copie la littérature. Pour savoir si la peinture littéraire du crime d’amour est fidèle, il n’est donc pas inutile de rapprocher les assassins amoureux du théâtre des assassins amoureux que juge la cour d’assises... Après tous les commentaires qui ont été donnés sur le théâtre de Corneille et de Racine, j’ose espérer que ce commentaire par la cour d’assises ne manquera pas d’intérêt. » Ce que peut avoir de déplaisant et de pénible ce « commentaire par la cour d’assises, » on le devine aisément. Je me hâte de remarquer qu’il fait tort à la plupart des œuvres auxquelles on l’applique, et que le principe même n’en saurait être accepté. L’atmosphère morale de nos tragédies, celle du théâtre antique ou celle des drames de Shakspeare, n’est pas l’atmosphère des tribunaux. Entre Hermione et l’ouvrière vitrioleuse, entre Othello et le garçon qui plante son tranchet dans le des de sa maîtresse, il y a des différences essentielles et dont on ne tient pas compte dans ce système d’assimilations. Recherchant les causes des crimes passionnels, M. Proal indique surtout l’imitation des types littéraires : c’est même la seule sur laquelle il insiste. Si une moitié de son livre est réservée à énumérer et décrire les crimes passionnels, l’autre moitié est consacrée à en étudier la contagion par le roman et par le théâtre. Peu à peu cette impression ressort que, si le cœur humain n’avait pas été perverti par la littérature, jamais le crime n’eût souillé la face du monde. On s’attend que l’auteur va requérir contre les écrivains de théâtre et les conteurs et les citer à la barre comme accusés de complicité de meurtre. Autant vaudrait contester à la littérature le droit d’exister. Elle nous doit une image fidèle de la vie, et, si les passions de l’amour ne sauraient être l’unique sujet de ses peintures, on serait pareillement embarrassé pour lui interdire une matière aussi riche en émotions que fertile en enseignemens. Les écrivains qui nous parlent d’amour s’engagent du même coup à en parler avec vérité : s’ils ne nous en montraient que les charmes et non les hontes, c’est alors qu’ils feraient œuvre mauvaise. Qu’ils comprennent donc leur responsabilité ! elle est grande. Qu’ils se soucient de leur dignité ! elle a tôt fait d’être compromise. Qu’ils mesurent les limites où les enferment et les intérêts de la morale et les conditions mêmes de leur art ! Mais qu’ils maintiennent leurs droits, un jour contre les anathèmes des théologiens, un autre jour contre les condamnations des criminalistes et des juges d’instruction dans l’exercice de leurs fonctions.

Ces réserves indiquées, il n’est que juste de reconnaître ce qui fait la valeur du livre de M. Proal. Il aide à mettre en lumière l’absurdité d’un sophisme aujourd’hui presque universellement répandu. Dans la classification des crimes, on s’accorde à faire au crime passionnel une place à part : on le range dans une catégorie d’exception et de faveur. On convient que ce n’est pas un crime pareil aux autres et que le meurtrier par amour ne saurait être confondu dans la foule des meurtriers. On s’intéresse à lui, on le plaint, on l’excuse : ce n’est pas assez de dire qu’il peut compter sur beaucoup d’indulgence : il devient objet de sympathie et d’admiration. A peine les journaux nous ont-ils appris qu’un amant a frappé mortellement sa maîtresse, et pour peu que le crime se soit commis dans des conditions qui en augmentent l’atrocité, il se remue au fond des âmes on ne sait quelle sentimentalité trouble. Des gens parfaitement honnêtes, dont la conduite est irréprochable et le jugement droit, se surprennent à être plus émus qu’indignés. Des femmes attachées à leurs devoirs, fermes sur les principes, et qui ne sont pas dénuées de délicatesse morale, se rencontrent dans une même fièvre de curiosité avec le bataillon des femmes galantes et l’armée des détraquées avides de sensations. Vienne le jour des débats, la salle s’emplira d’une foule où toutes les classes de la société seront représentées et communieront dans une même angoisse. Et douze bourgeois pacifiques, amis de l’ordre et de la régularité des mœurs, rapporteront un verdict d’acquittement.

Cette sympathie pour le crime passionnel, c’est elle dont on peut dire qu’elle a ses origines dans la littérature : entendez, dans la nôtre. Car il s’est de tout temps commis des crimes par amour, et de tout temps la littérature les a représentés ; mais elle ne les glorifiait pas. Ici même il est nécessaire de marquer une différence et de mettre notre littérature classique hors de cause. Les personnages que l’amour rend criminels, notre tragédie les présente comme les victimes d’une sombre folie : elle en fait des monstres, non pas des héros. Elle considère que la passion est un fléau, attendu qu’elle nous enlève la maîtrise de nous-mêmes et qu’elle nous fait, jusque dans nos actes, subir « passivement » une impulsion étrangère à notre raison et à notre volonté, c’est-à-dire à nous. La passion est une cause de diminution de l’être : bien loin qu’elle l’élève au-dessus de lui, elle le fait déchoir et elle rabaisse. Telle est la vérité, celle que proclame le bon sens, celle dont on a commencé à s’écarter depuis que Jean-Jacques Rousseau nous a proposé de voir dans la passion une vertu. De ce renversement des notions tout le reste a procédé, et de ce sophisme initial toute une série de conséquences a découlé logiquement. Pour l’école romantique, l’amour ne mérite son nom que s’il est un amour passionné ; nous sommes loin du temps où Pascal affirmait que l’amour et la raison, ce n’est qu’une même chose : au contraire, la folie devient une condition essentielle de l’amour et elle fait partie de sa définition. Démesuré, violent, absorbant tout l’être, brisant tous les obstacles, renversant toutes les lois, cet amour frénétique ressemble à une attaque ; c’est un « cas » proposé aux études de la science aliéniste. D’autre part, les romantiques se font un jeu d’embellir et de poétiser le crime : meurtre et suicide leur semblent infiniment louables ; ils se plaisent à mettre en scène les types nouveaux et extravagans de l’assassin vertueux et du bandit héroïque. Par un enchaînement naturel, ils en viennent à conclure que l’amour trouve dans le meurtre sa suprême expression. Il faut un crime à une grande passion. Celui dont l’amour recule devant le meurtre, celui-là ne sait pas aimer. L’amour se prouve par sa criminalité. C’était l’avis de Stendhal, un des esprits les plus faux qui se soient rencontrés parmi nous, et dont l’influence pèse encore si lourdement sur notre littérature. Il ne se lasse pas d’enregistrer les plus vulgaires faits divers et de les exalter pour la beauté qu’il y trouve et pour l’énergie qu’ils révèlent. « Cette nuit, il y a eu deux assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival. L’autre assassinat a eu lieu près de Saint-Pierre, parmi les Transtévérins ; c’est aussi un mauvais quartier, dit-on, superbe à mes yeux ; il y a de l’énergie, c’est-à-dire la qualité qui manque le plus au XIXe siècle. » Nulle part autant qu’en Italie il ne constate de facilité et de promptitude à tirer le poignard, et c’est bien pourquoi l’Italie est à ses yeux la terre d’élection. De tous ces paradoxes, débités en cent façons, répandus par le livre, par le théâtre, par les journaux, mis en aphorismes par les beaux esprits à prétentions de penseurs, en analyses quintessenciées à l’usage des délicats, en drames et en romans-feuilletons à l’usage du peuple, un faux idéal s’est dégagé. L’homme qui a pu aimer jusqu’au crime, on pense qu’il était plus que d’autres capable d’amour. C’était un privilégié, un être d’élite. Quelle dut être la violence d’un amour qui pouvait se porter à de telles extrémités, et quelle la douceur ! Quelles caresses que celles qui, sitôt, pouvaient se changer en menaces ! Quelle volupté que celle dont l’ivresse fut exaltée par le voisinage du danger ! Pour nous qui restons à l’abri de ces tempêtes et de ces fureurs, nous pouvons bien nous applaudir d’une tranquillité qui a son charme ; mais avouons que, faute d’avoir souffert de ces sublimes égaremens, nous aurons ignoré le grand amour.

Or, il y a beaucoup de sortes d’amour et qui n’ont entre elles d’autre rapport que d’être désignées par le même nom. C’est une duperie de vouloir les imposer pareillement à notre admiration, comme si nous devions juger de la même manière ce qu’il y a en nous de plus noble et ce qu’il y a de plus bas. L’amour peut être un sentiment dans lequel nous mettons le meilleur de notre âme et les aspirations les plus relevées de notre nature. Il est fait alors de ce besoin que nous avons de ne pas être à nous-mêmes l’unique fin de notre existence, mais de nous détacher de nous, de mourir à nous pour revivre en autrui. L’oubli de soi, le dévouement, l’esprit d’abnégation et de sacrifice en font partie intégrante. Cet être que nous préférons à nous-mêmes, nous voulons lui plaire, au beau sens du terme, c’est-à-dire que nous voulons mériter son estime et nous rendre dignes de lui. Nous sommes donc induits à nous réformer, à corriger en nous ce qu’il y avait de défectueux, et forts d’une énergie nouvelle, nous devenons capables de grandes choses. Nous marchons plus sûrement sur la route et nous y parvenons plus haut, parce que devant nous une étoile brillait... L’amour ainsi entendu, et celui-là seulement, est admirable. Mais ce n’est pas cet amour-là qui devient meurtrier.

Dans l’amour qui tue, le premier élément que nous apercevons, c’est le désir des sens. C’est l’amour sensuel qui rend méchant, haineux, violent. Un lien étroit rattache la volupté à la cruauté : les preuves qui l’attestent ne sont que trop nombreuses et trop éclatantes ; on les puiserait à pleines mains dans l’histoire. Les cultes voluptueux de l’antiquité s’accompagnaient de scènes sanglantes. Les princes les plus fameux par leur cruauté l’ont été aussi bien par leur frénésie de jouissance. Le débauché est méchant : une des formes de la débauche consiste justement à aviver le plaisir par le spectacle de la souffrance. C’est ici que les faits recueillis par le juge d’instruction peuvent servir d’utiles renseignemens : « Le désir de la possession est quelquefois si violent, qu’il s’irrite d’un simple retard. J’ai observé, rapporte M. Proal, le cas d’un jeune homme qui a tué sa fiancée parce qu’elle refusait de se donner à lui avant le mariage. La mère de la jeune fille lui ayant fait observer qu’il l’aurait à Pâques, il répondit : « A Pâques, c’est trop tard, je ne puis pas attendre... » L’homme devient féroce pour satisfaire ses désirs sexuels ; il prend le couteau pour frapper la femme qui lui résiste, comme le mâle chez les animaux se sert de ses ongles et de ses dents pour soumettre la femelle à ses désirs ou se venger de sa résistance. » Il est naturel qu’il en soit ainsi : j’entends ‘que cela est dans la nature. Car c’est ici l’obscure région où ne brille aucune lueur d’humanité supérieure. Ce que nous y trouvons, réduites à elles seules et unies ensemble, ce sont ces forces aveugles et brutales disposées par la nature en vue de la conservation de l’espèce : l’instinct du meurtre par lequel l’être se protège contre ce qui lui fait obstacle, l’instinct du sexe par lequel il se reproduit.

Un second élément est l’amour-propre avec toutes ses nuances, depuis l’orgueil jusqu’à la fatuité. Comme nous nous adorons nous-mêmes, nous ne pouvons ni supporter, ni même comprendre qu’on ne rende pas à notre personne le même culte que nous lui décernons. Qu’on nous compare à d’autres et que ce ne soit pas pour nous préférer, voilà une idée qui ne nous entre pas dans l’esprit. Pour ne pas apercevoir cette éclatante supériorité qui est en nous et qui nous distingue du reste de l’univers, il faut donc qu’on le fasse exprès et qu’on y mette de la malice. Nous n’admettons pas qu’il y ait en nous quelque chose qui puisse déplaire, ou, si par malheur nous le découvrons, c’est alors que notre fureur ne connaît plus de bornes. Est-ce bien moi qu’on repousse, moi qu’on dédaigne, moi qu’on trahit ? Je consens à avouer que j’aime, et cet amour que j’offre, au lieu de l’accepter avec des démonstrations de joie et un débordement de reconnaissance, on le refuse, comme si toute la félicité de la terre n’y était pas contenue. Quel outrage et qui mérite bien d’être puni ! Ou c’est après expérience faite qu’on déclare ne pas avoir trouvé dans cet amour toutes les satisfactions annoncées. Une femme que j’ai tenue dans ces bras que voici n’est pas désormais possédée par mon image et pour toujours vibrante du plaisir qu’elle me doit ! Elle s’inquiète, et, songeant que l’amour n’eût pas trouvé de si ardens panégyristes, s’il ne procurait de plus vives jouissances, elle les demande à un autre. Quoi de plus humiliant pour mon amour-propre ? Quelle blessure plus directe et plus intime ? Quelle injure plus insupportable que celle qui atteint en moi précisément ma vanité de mâle ? Si encore nous étions seuls à connaître l’affront qui nous est fait ! Mais d’autres en seront informés. Ces autres, nous croyons les voir qui se moquent de nous. C’est notre rival, ce sont des amis, ce sont des indiscrets, c’est un public toujours avide d’entendre conter les mésaventures de ce genre, et prêt à s’en égayer. Des yeux sont sur nous dont nous sentons le regard malicieux et hostile. Puisque ces yeux réclament un spectacle, on leur en donnera donc un et qui vaille la peine. Mieux vaut passer pour odieux que pour ridicule. La douleur de l’affront peut disparaître dans les satisfactions du cabotinage.

L’exaspération de l’orgueil est plus fréquente chez l’homme, la jalousie est plus commune chez la femme. La jalousie est généralement tenue pour une preuve d’amour. En fait on constate que la jalousie peut exister sans l’amour. Une femme est jalouse d’un mari qu’elle n’aime pas : un mari punit l’infidélité d’une femme qu’il trompe. Bien plutôt la jalousie est un indice de caractère : elle trouve son aliment dans l’humeur de celui qui l’éprouve, beaucoup plus souvent que dans les actes de celle qui l’inspire. Un jaloux est un maniaque toujours prêt à prendre pour des réalités les chimères que forge son imagination. M. Proal cite l’exemple d’un mari de cinquante-neuf ans qui, jaloux de sa femme, âgée de cinquante et un ans et dont il avait dix enfans, la frappa de quinze coups de poignard, bien qu’elle ne lui eût jamais donné le moindre motif de soupçonner sa conduite. La jalousie est ensuite et surtout un effet de l’égoïsme. Malheureuse avec moi, plutôt qu’heureuse avec un autre ! c’est le mot que nous arrache la jalousie ; et c’est donc que nous n’aimions en autrui que nous-mêmes et notre propre plaisir.

Enfin le crime passionnel dénote toute sorte de traits de caractère, sauf un pourtant, qui est l’énergie. Ceux qui tuent par amour sont ceux qui, à l’occasion, tueraient pour d’autres causes. Il arrive souvent que leur casier judiciaire fût déjà abondamment rempli. Ils sont de tempérament brutal : la colère leur met aussitôt une arme à la main : ils saisissent celle que leur profession tient à leur portée. Il paraît que les cordonniers figurent en belle place sur la liste des crimes passionnels : ce n’est sans doute pas que les cordonniers soient les plus amoureux des hommes ou les plus énergiques, mais ils appartiennent à une classe sociale où les discussions ont tôt fait d’engendrer les coups. Chez les femmes, chez les jeunes filles, chez les enfans, si ce n’est pas la poussée du sang qui conduit au meurtre et au suicide, c’est la prédominance des nerfs. On remarque qu’il y a un rapport entre la recrudescence des crimes passionnels et le développement du nervosisme. Le nerveux, en effet, est à la merci de ses impressions. Il s’émeut, il souffre, il est incapable de réagir. Tantôt il devient la proie de l’idée fixe, et il ne trouve pas en lui la force suffisante pour en écarter l’obsession. Tantôt il cède à l’impulsion immédiate, et il ne parvient pas à mettre entre elle et l’acte qui suit le temps nécessaire à la réflexion. Dans les deux cas, c’est la volonté qui, anémiée, atténuée, impuissante, n’a pas rempli sa fonction. Brutalité ou nervosisme, violence ou impressionnabilité maladive, ce sont autant de noms de la faiblesse.

Sensualité qui voisine avec la cruauté, amour-propre blessé, égoïsme déçu, brutalité du tempérament, exaspération des nerfs, défaillance de la volonté libre, voilà ce que l’analyse révèle chez les auteurs de crimes passionnels : ce qu’elle n’arrive pas à trouver parmi les élémens dans lesquels leur acte se décompose, c’est un atome de véritable amour.

Une fois dépouillé de sa poésie mensongère, privé de sa fausse auréole, ramené à ses causes véritables et réduit à sa laideur foncière, il reste à apprécier le crime passionnel, comme on fait tous les crimes, au double point de vue du danger social et de l’infraction à la loi morale. Heureux, en vérité, les assassins par amour, puisqu’ils trouvent auprès des juges eux-mêmes, et des moins suspects de prévention en leur faveur, des excuses inattendues ! M. Proal les déclare moins dangereux que d’autres, car, dit-il, ils ne recommencent pas. Cette catégorie n’a pas de récidivistes. Une femme peut dormir sans crainte auprès de l’amant qui a tué la maîtresse qu’elle remplace. Qui a empoisonné n’empoisonnera pas. Le crime passé est ici une garantie pour l’avenir. Faible garantie, puisque, les mêmes conditions se trouvant réunies, les mêmes causes produiraient les mêmes effets. Il y suffirait d’une occasion. Pour établir d’ailleurs le danger du crime passionnel, il n’est pas nécessaire que l’assassin recommence, et c’est bien assez qu’il ait pu commencer. Songez en effet que, contre le criminel de profession, nous sommes en garde et nous avons certains moyens de défense : il y a des verrous aux portes, et des gendarmes au coin des rues. Contre les excentricités de l’amour, la société n’est ni avertie, ni armée. Car la violence qui couvait au fond du cœur du futur meurtrier, rien ne faisait prévoir qu’elle dût un jour éclater. Voici donc un homme dont le caractère semblait sociable, dont les mœurs étaient régulières, la conduite était droite et raisonnable. Il a toujours vécu dans un milieu honnête : il a reçu l’éducation des principes et celle de l’exemple. Il est entouré de tout ce qui rend la vie plus agréable et plus facile : fortune, élégance, distinctions de la naissance et du rang. Il est dans toutes les conditions qui doivent faire qu’on ne soit pas même effleuré par la tentation du crime, et qu’on se tienne parfaitement tranquille dans une société où l’on occupe une place si confortable. Supposez qu’une lubie d’amour lui passe par la tête. Ce n’est plus un homme que vous avez devant vous, c’est un forcené qui frappe au hasard. Le crime passionnel est celui qui, sans antécédens, sans préparation, sans apprentissage, éclate tout à coup : c’est en ce sens qu’on n’en imagine pas de plus dangereux.

Aussi bien l’existence même de la société est liée à un principe : à savoir que l’individu n’a pas le droit de se faire justice. Dans l’état de barbarie, l’individu venge son injure personnelle ; dans l’état de civilisation, il délègue à la communauté le soin de réparer le tort qui lui a été fait. Ni le créancier n’a le droit de se venger du débiteur qui n’acquitte pas sa dette, ni le débiteur n’a le droit de se venger du créancier qui le fait poursuivre. Ni le patron n’a le droit de se venger du domestique qui l’a mal servi, ni le domestique du patron qui l’a renvoyé. Où donc la femme prendrait-elle le droit de se venger de l’amant qui l’a trahie ? Où, le mari de tuer la femme qui l’a trompé ? Signalons en passant une erreur communément accréditée et que répètent à l’envi tous les littérateurs qui s’occupent de la question de l’adultère. Comme le remarque M. Proal, parmi les erreurs juridiques qui circulent dans le monde, il n’en est pas de plus répandue que celle qui attribue au mari le droit de tuer sa femme et son complice surpris en flagrant délit d’adultère. Il cite l’exemple d’un mari qui, ayant assassiné l’amant de sa femme et tenté de tuer celle-ci, déclara à l’instruction qu’il avait agi conformément à la légalité, puisqu’il avait sur eux droit de vie et de mort. Cette erreur a servi de base à l’argumentation d’écrivains même instruits et fourni le dénouement de cent pièces de théâtre. Dans le Supplice d’une Femme, le mari dit à l’amant : « J’ai interrogé la loi et lui ai demandé quels moyens elle m’offrait. Je puis vous tuer, elle et vous. » Dans Diane de Lys, le mari refuse de se battre avec l’amant, « A quoi bon me battre avec vous, demande-t-il, quand j’ai le droit de vous tuer ? » Et il le tue. Dans l’Affaire Clemenceau et dans la Femme de Claude, le mari tue également en vertu de son droit. Mais quoi ! ce droit n’existe pas. La loi le conteste en termes exprès ; et l’erreur des romanciers réformateurs et des dramatistes sociologues vient de ce que, par ignorance du langage juridique, ils ont mal interprété ces termes. La loi déclare que « le meurtre commis par l’époux sur son épouse ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable. » Or, l’excuse ne supprime pas la culpabilité : elle l’affirme bien plutôt et sert uniquement à abaisser la peine. On peut même croire que, si le législateur a admis ici l’excuse, c’est pour atteindre plus sûrement le mari coupable de meurtre, et qu’il a prévu le cas où, plutôt que d’appliquer une peine trop rigoureuse, les tribunaux préféreraient renvoyer le mari indemne. Alexandre Dumas fils s’était fait le grand théoricien de la vengeance sentimentale. Il en a déterminé les circonstances et réglé les conditions. — Homme, si tu as épousé la guenon de Nod, tue-la ; femme, si tu as épousé le vibrion, tue-le ! — Cette légitimité ou cette légalité de l’assassinat a été son principal argument pour réclamer le rétablissement du divorce. Du jour, affirmait-il, où le mari pourra répudier la femme adultère, il n’aura plus de raisons d’exercer contre elle son droit de vengeance. L’expérience na pas justifié ces prévisions. Le divorce a été rétabli : on a continué de frapper l’infidèle. Le nombre des divorces augmente tous les jours : le nombre des vengeances maritales ne diminue pas. C’est que, la vengeance n’ayant jamais été un droit, elle n’a pu être remplacée par l’exercice d’un autre droit. C’est que, la vengeance n’ayant jamais été un acte raisonnable, elle continue à se passer de raisons : elle n’est qu’un effet de la colère qui se satisfait par le meurtre.

Encore la loi sociale peut-elle attribuer une u excuse » au meurtrier ; la loi morale ne lui en connaît pas. Le commandement est formel : « Tu ne tueras pas » ; hors le cas de légitime défense, quiconque y contrevient abdique son caractère d’homme. Attenter aux jours d’autrui, ce n’est pas toujours tuer sa victime, mais c’est sûrement tuer en soi la personne morale. Cette personne morale ne subsiste, et même elle n’est créée que par la domination de la volonté sur l’instinct. Les médecins eux-mêmes en tombent d’accord. « Les centres supérieurs, qui résident dans la région frontale, dit le docteur Magnan, règlent et modèrent les appétits et les instincts, qui ont pour base organique la vaste région située en arrière de la pariétale ascendante. » Qui donc prétend que la morale n’a pas de secours à attendre de la physiologie ? Et que souhaitent les moralistes les plus sévères, si ce n’est d’imposer un frein aux désordres qui ont pour théâtre « la vaste région située en arrière de la pariétale ascendante ? » Les religions, les morales, les codes et les catéchismes n’ont d’autre objet que d’augmenter chez nous la force de résistance à cette poussée d’en bas. Les idées de devoir, de justice, de charité, de pitié, ces créations de notre esprit, n’ont d’autre objet que d’y faire contrepoids. La civilisation les développe à travers le monde et l’éducation les développe chez l’individu. A mesure que nous y sommes plus fortement attachés, nous devenons davantage des hommes. C’est tout ce travail, accompli en vue de substituer à l’état de nature l’état d’humanité, qui se trouve défait d’un seul coup dans la minute du crime ; et c’est bien pourquoi, dans cette minute, nous retombons exactement au rang de la brute.

Une considération ajoute encore à l’odieux du crime passionnel. C’est le seul qui n’ait pas son origine dans la nécessité ou tout au moins dans la poursuite d’un avantage matériel. A vrai dire, tel est bien l’argument que font valoir en sa faveur ses avocats. Comment comparer, demandent-ils, celui qui assassine pour s’approprier le bien d’autrui et celui qui frappe pour venger son honneur ? Dans l’acte du premier, il n’y a rien que les plus vulgaires mobiles ; l’acte du second peut être une erreur, c’est une erreur où il entre de la générosité. Telle est l’opinion des jurés qui, propriétaires petits ou grands, n’admettent pas que la propriété puisse être menacée. M. Proal, en la reproduisant et en la prenant à son compte, montre une fois de plus qu’il ne parvient pas à se dégager entièrement lui-même du préjugé sentimental qu’il travaille à combattre. En effet, parmi tant de droits qu’on invoque aujourd’hui et pour lesquels on a inventé des formules inattendues, s’il en est un qui mérite d’être au moins discuté, c’est le droit à la subsistance. Nous n’avons peut-être ni le droit à l’insurrection, ni le droit à la diffamation, ni le droit à l’amour, mais nous avons le droit de ne pas mourir de faim. La famine, qui fait sortir le loup du bois, met un couteau dans la main de l’homme. On tue pour voler quarante sous. La vie sociale a créé toutes sortes de besoins factices. Ils conspirent avec la paresse, avec les mauvais exemples, avec d’autres excitations, pour mettre le voleur sur le chemin du meurtre. Le crime passionnel se suffit à lui-même et trouve sa fin en lui.

Dans quelle mesure enfin est-il juste de prétendre que dans le crime passionnel la responsabilité soit atténuée ? On compare l’ivresse de la vengeance à celle du vin. Mais l’ivrogne reste coupable d’avoir bu. On compare la fureur de la passion à un accès de folie. On parle d’impulsions irrésistibles. Mais l’impulsion irrésistible n’est pas un fait constaté : c’est une hypothèse que ceux-là surtout qui en bénéficient ont intérêt à mettre en circulation. Dans la plupart des cas, le crime passionnel a exigé un temps de préparation, des combinaisons qui nécessitent le concours de la volonté. D’ailleurs, la théorie de l’irresponsabilité ne se limite pas au crime par amour, et il y a toute une école qui prétend ne voir dans les assassins que des malades, dignes d’être soignés plutôt que d’être punis. C’est la question même du droit de punir qui se trouve ainsi mise en jeu : elle est trop grave pour que nous songions ici à l’aborder. Au surplus, pour atténuer la responsabilité du criminel d’amour, tout ce qu’on trouve de mieux, c’est donc de l’assimiler à l’ivrogne ou au fou furieux. Cela nous suffit, notre dessein n’étant que de ruiner le préjugé qui fait du crime passionnel un « beau crime. »

Ce préjugé n’est pas à la veille de disparaître : il est trop enraciné dans les esprits ; trop de causes, et de trop puissantes, concourent à l’entretenir, puisqu’il trouve une complicité dans les plus mauvais de nos penchans. C’est une raison de plus pour le dénoncer, et c’est bien pourquoi nous avons tenu à signaler le livre de M. Proal. Les mots eux-mêmes contribuent ici à accréditer l’erreur, et le langage sert à la répandre. En parlant de crime d’amour, on fait bénéficier le crime de tout ce que le nom seul de l’amour éveille en nous de souvenirs tendres et d’émotions poétiques. Mais dire qu’on tue par amour, c’est abuser des mots, et l’amour n’est ici que le prétexte ou le prête-nom : le fait est qu’on tue par férocité, on tue par vanité, on tue par suggestion maladive, on tue par cabotinage, on ne tue pas par amour. Le crime passionnel est pareil aux autres : il est preuve, non de sensibilité ou d’énergie, mais de bestialité : il n’est que l’explosion des pires instincts, que tout le travail des siècles n’a pu supprimer : il est le réveil effroyable de la brute qui sommeille au fond de nous. Et la curiosité qu’il excite, le frémissement de sympathie par lequel on l’accueille, l’indulgence dont on le fait profiter, ce sont autant de signes que, sous le vernis de notre civilisation, sous la parure de nos élégances, et chez ceux ou celles qui se croient le plus à l’abri des faiblesses et des souillures, subsiste quand même la tare originelle de notre nature.


René Doumic.
  1. M. Louis Proal, le Crime et le Suicide passionnels, 1 vol. in-8o, Alcan.