Revue littéraire - Les Décadens du Christianisme

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Revue littéraire - Les Décadens du Christianisme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 457-468).
REVUE LITTÉRAIRE

LES DÉCADENS DU CHRISTIANISME

Un vent de conversion passe sur la littérature. De grandes grâces ont été accordées aux écrivains en ces derniers temps. Ceux-là de préférence ont été touchés qu’on s’attendait le moins à voir rentrer dans le giron de l’Église. Car l’Esprit souffle où il veut. Le théâtre d’abord a été sanctifié. On a vu paraître sur les planches tant d’abbés, tant de nonnes et tant de dévots personnages, on y a entendu sonner tant de cloches, ouï réciter tant d’oraisons, qu’en vérité les vieux anathèmes n’auraient plus aucune espèce de sens. Afin que la réconciliation fût éclatante, un homme de théâtre a été élu pour porter la bonne parole. L’un des joyeux auteurs de Durand et Durand a été suscité pour nous révéler la Philosophie du XXe siècle[1]. Et voici le spectacle auquel M. Albin Valabrègue nous convie, non sans en avoir d’abord fait ressortir la signification : « Le même siècle qui a vu un prêtre, un homme de génie, son plus grand écrivain, sortir de l’Évangile et s’écrier : Jésus n’est pas le fils de Dieu ! le même siècle voit un juif, un ignorant, un vaudevilliste entrer dans le même Évangile et s’écrier : Jésus est le fils de Dieu ! » C’est qu’il manquait à Renan la forte préparation du théâtre. Il ne s’était pas aperçu que « l’Évangile est en trois actes » et que « le XIXe siècle fut un siècle d’entr’acte. » M. Valabrègue en lisant le Sermon sur la Montagne a senti son âme « comme portée sur un torrent de feu. » C’est pourquoi, empruntant le ton des grands inspirés, il proclame l’évangile nouveau, qui n’est au surplus que l’ancien, légèrement retouché. Cela ne manque pas de piquant. — Le roman ne devait pas être en reste. Déjà, sous l’influence des écrivains russes, il s’était beaucoup amendé. Il avait accueilli les idées chrétiennes et copieusement appliqué aux petits épisodes de l’adultère les mérites de l’Évangile. Il y avait mieux à faire. De nos jours, où on a fait entrer dans le roman tant de choses, depuis l’histoire et l’érudition jusqu’à la philosophie et l’économie politique, pourquoi n’y pas introduire aussi l’hagiographie ? Quelle histoire plus attirante que celle d’une âme qui reçoit les premiers attouchemens divins ? quel drame plus émouvant que celui du pécheur luttant contre l’esprit du mal ? Le roman de la grâce n’avait pas encore été écrit. Cette tâche a tenté l’auteur des Sœurs Vatard et de En ménage. Les amis de M. Huysmans depuis quelque temps n’étaient pas sans inquiétudes. Ils s’étonnaient de la bizarrerie de ses allures. On savait qu’il fréquentait les églises. Il déambulait de Saint-Sulpice à Saint-Séverin et des offices mondains de la Madeleine à ceux des chapelles privées. Il se mêlait aux pauvres gens pour assister dès l’aube aux premières messes : il était auprès des autels le soir à l’heure où, sous les voûtes envahies par l’ombre, s’éteignent les dernières veilleuses. Il assistait aux vêtures, et, pareil à Jean Racine, il y goûtait le plaisir des larmes. Même on apprit qu’il s’était enfermé dans un couvent de trappistes. Allait-il prendre le froc ? Le bruit en courut, et déjà les reporters se plaignaient qu’il fût perdu pour les lettres. Il n’en était rien. Au contraire tous ces exercices de dévotion devaient tourner à la plus grande gloire des lettres. M. Huysmans se documentait. Ce n’est pas en vain qu’on a passé par l’école naturaliste. On peut bien en avoir répudié bruyamment certaines tendances, on en garde de saines méthodes de travail. Comme M. Zola prend soin de visiter les lieux qu’il veut décrire et de se renseigner dans les manuels qui font autorité, M. Huysmans étudiait le monde clérical, faisait la différence du clergé régulier d’avec le séculier, comparait les sanctuaires et les maîtrises, dépouillait les ouvrages spéciaux. De cette laborieuse enquête est sorti son nouveau roman : En route[2].

Ce très curieux et très remarquable livre est un livre d’édification. Il s’adresse aux personnes qui, lassées de la vie du siècle, s’en voudraient aller à l’ombre de murailles pieuses faire une cure d’âme et goûter la paix du cloître. Il leur prépare les voies, il leur indique le chemin, il lève les premières répugnances. Les matérialistes, les positivistes et les voltairiens y sont en maints endroits traités comme ils le méritent. On réfute en passant certaines de leurs objections, qui sont des plus redoutables étant des plus saugrenues. Ils feignent de considérer le mysticisme comme une des formes de l’hystérie ; mais justement un des signes distinctifs des mystiques est l’équilibre absolu, l’entier bon sens. De même c’est par erreur ou par malice qu’ils prétendent que les mystiques ont le crâne en pointe : M. Huysmans déclare, après expérience, que plusieurs l’ont aplati. Ailleurs il invoque à l’appui des vérités de la foi telles preuves dont on ne s’était pas encore avisé ; et par exemple, il prouve la présence réelle par le spiritisme. C’est ainsi que M. Valabrègue découvrait dans l’usage de la bicyclette un argument en faveur de l’Église. Il n’est que d’avoir l’esprit tourné vers une savante interprétation du dogme. Le grand service que rend M. Huysmans à ses lecteurs c’est de mettre à leur portée des auteurs généralement peu connus du public mondain. Il a recensé à leur intention tous les écrivains qui exposent les principes et les théories de la Mystique : saint Denys l’Aréopagite, saint Bonaventure, Hugues et Richard de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin, saint Bernard, Angèle de Foligno, les deux Eckhart, Tauler, Suso, Denys le Chartreux, sainte Hildegarde, sainte Catherine de Gênes, sainte Catherine de Sienne, sainte Madeleine de Pazzi, sainte Thérèse, sainte Gertrude et sainte Mechtilde. J’en passe. Il a étudié surtout Ruysbrœck l’Admirable, qu’a traduit Hello et que Mæterlinck a obscurci. Voilà des ouvrages qu’on demande peu chez Flammarion et dont les cabinets de lecture sont mal approvisionnés. M. Huysmans se les est assimilés. Grâce à lui la pensée des cénobites et des voyans s’en va, émigrée du cloître et des in-folio, habiter nos âmes indignes de journalistes, de gens de club et de gens de salon.

Ce qui nous détourne ordinairement de lire les livres de piété, c’en est d’abord le style. Vies de saints, essais d’histoire, traités de dogme, ils sont tous écrits d’un même style uniforme et douceâtre dont la fadeur nous dégoûte. Il y traîne une écœurante odeur de sacristie ; rien n’y arrive des parfums du siècle. Cela est sans couleur et sans relief ; point d’imprévu, nulle gaîté. Avec M. Huysmans on n’a pas cet inconvénient à redouter. Son livre tranche violemment par le ton sur la littérature habituelle des librairies de la rue Saint-Sulpice. Il y est parlé couramment du « chlore des prières », du « sublimé des sacremens », du « tournebroche des chapelets », du « bouillon de veau pieux » des homélies, de la« graisse et de la vaseline » de l’éloquence sacrée, et du clergé séculier qui est la « lavasse des séminaires ». La musique qu’on fait dans les églises a tout particulièrement le don de mettre M. Huysmans en fureur et en verve. Pour nous en montrer le caractère profane il a des trouvailles de mots d’une impayable drôlerie : « Après le Kyrie eleison et les invocations du début, la Vierge » entrait en scène comme une ballerine sur une mesure de danse… C’était, autour d’un harmonium enrhumé, une troupe de jeunes et de vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaient tourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux de bois. » Durtal, le héros de En route, n’a pas les mines contrites, les regards baissés et le son de voix dévot qu’on enseigne dans les séminaires. Au moment où il suit une procession, un cierge en main, il réfléchit à part lui : « Ce que je dois avoir l’air couenne ! » Il adresse au clergé des critiques inattendues, comme par exemple de fermer les églises de trop bonne heure et de « coucher Jésus aussitôt que la nuit tombe. » Il a dans l’examen de conscience de subites exclamations qui en rompent la monotonie : « Non, mais je suis tout de même étonnant !… » La façon dont il discute avec lui-même les objections traditionnelles n’a rien de pédantesque. Il s’agace, il s’énerve, il s’invective plaisamment : « La liberté de l’homme ! elle est jolie, oui, parlons-en ! Et l’atavisme, et le milieu, et les maladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agité d’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, est responsable de ses actes ? — Mais qui est-ce qui dit que dans ces conditions-là on les lui impute là-haut, ces actes ? — C’est idiot à la fin !… » Tel est le ton. C’est l’onction avivée par la gouaillerie ; la philosophie abstraite illustrée par la fantaisie d’un artiste et la blague d’un gamin ; la liturgie transposée dans un langage exaspéré où se mêlent aux trivialités de l’argot d’aujourd’hui les raffinemens de l’écriture impressionniste. Cela produit un effet de comique intense et continu. Cela agit sur les nerfs. C’est amusant et excitant.

J’ai essayé d’indiquer quelle est la valeur d’art du roman de M. Huysmans : elle est réelle. Pourtant ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut se placer pour en apercevoir le véritable intérêt. En route est surtout un document. Il nous renseigne sur l’état de certaines âmes d’aujourd’hui. Durtal est-il M. Huysmans lui-même ? Cela est possible, mais ne nous importe pas. Ce qui donne beaucoup de prix aux livres de M. Huysmans c’est qu’en s’étudiant lui-même il a découvert quelques-uns des traits, — et des plus inquiétans — de la sensibilité contemporaine. Le goût qu’il a naturellement pour ce qui est artificiel et faisandé lui a inspiré ce type de Des Esseintes où plusieurs des hommes de cette fin de siècle se sont aussitôt reconnus et sur lequel d’autres par la suite se sont modelés. Il a publié Là-bas au moment où commençait à se répandre la mode de la magie, du satanisme et de tous ces cultes bizarres qu’a inventoriés M. Jules Bois dans son livre : les Petites Religions de Paris. Voici que Durtal passe de la mystique noire à la mystique blanche juste à temps pour porter témoignage au nom de tout un groupe de chrétiens de lettres. Il proteste de sa sincérité. Il a la foi. Au surplus on ne doit jamais, ne fût-ce que par courtoisie, mettre en doute la sincérité de personne. En pénétrant l’état d’âme de Durtal et en recherchant les mobiles qui ont déterminé sa conversion, nous nous instruirons de ce que vaut ce christianisme dont on célèbre le culte dans quelques chapelles récemment consacrées, et nous démêlerons de quels élémens est formé ce mysticisme qui est en Littérature la mode la plus nouvelle et le « dernier cri ».

Durtal est un homme de lettres qui a passé la quarantaine. L’un des traits qui le caractérise c’est l’horreur où il est de l’époque moderne. Notre genre de vie, nos idées, notre art ou ce qui nous en tient lieu, notre politique, tout lui est hostile. Écrivain formé d’abord par le naturalisme et accoutumé de bonne heure à n’apercevoir de la réalité que ses laideurs et ses turpitudes, il perçoit avec une acuité de sensation maladive le côté nauséabond de l’existence. Il se promène à travers les êtres et les choses les lèvres plissées et les narines froncées, comme un homme que poursuit une odeur malsaine. Il ne s’excepte pas de cet universel mépris, et sa misanthropie commence par lui-même. Il est celui que tout dégoûte. Impossible d’échapper à cette contagion de platitude qui a tout envahi et qui altère jusqu’aux cérémonies de l’Église. Durtal en quête d’une messe un peu propre et d’offices présentables est pareil à M. Folanlin, que nous voyons dans A vau l’eau à la recherche d’un bifteck mangeable et d’une gargote pas trop répugnante. En vérité l’heure a sonné pour le règne du « mufle » ! C’est pourquoi Durtal rêve de cette époque « douloureuse et exquise » que fut le moyen âge. Alors la vie valait d’être vécue, une vie heurtée, contrastée, folle et sublime. Alors la personnalité humaine pouvait se développer, et elle se manifestait dans tout son relief. Alors il y avait un art. « C’était en peinture et en sculpture les primitifs, les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique c’était le plain-chant ; en architecture c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait. » Durtal a un sens artistique des plus vifs. Les pages où il étudie la correspondance de tous les arts au moyen âge sont des plus remarquables. Mais cet art du moyen âge, c’est le christianisme qui l’a inspiré. Ne voilà-t-il pas une preuve concluante de la bienfaisance morale du catholicisme et de sa vérité théologique ? « Ah ! la vraie preuve du catholicisme c’était cet art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore. » C’est l’argument de Chateaubriand : il restera toujours le plus convaincant pour les artistes et pour les lettrés.

Parmi les raisons qu’a eues Durtal pour redevenir catholique il en est une autre qu’il n’avoue pas et qui a donc des chances d’être la vraie. C’est un chapitre délicat, mais sur lequel l’auteur nous donne tant de détails, si abondans et si précis, que nous n’avons à l’aborder aucun scrupule. On a souvent parlé de l’élément de sensualité qui est contenu dans le catholicisme. Il se dégage d’abord des cérémonies du culte et de la pompe extérieure. Le demi-jour mystérieux des églises, l’intimité des chapelles, l’éclat terni des ornemens, la moiteur de l’atmosphère, l’odeur de l’encens, le relent des cierges, le parfum des fleurs, le secret des paroles murmurées, l’harmonie de la musique et des chants, ce sont autant de caresses auxquelles tous les sens à la fois succombent et qui font passer par tout le corps une langueur voluptueuse. La religion apporte en outre à la sensualité un secours tout intellectuel. La faute qui par elle-même nous était indifférente nous devient agréable quand nous songeons qu’elle est une faute. C’est le mot de la Napolitaine dégustant un sorbet et disant qu’elle l’eût trouvé meilleur si c’eût été un péché. Beaucoup de gens savent surtout gré au christianisme d’avoir, en inventant le péché, augmenté d’autant la somme des jouissances. Durtal est de ces chrétiens-là.

Il faut bien savoir en effet quel est au moment de sa conversion l’état de ce que nous n’osons plus appeler l’âme de Durtal. Il est usé par vingt ans de noce. Il est tranquille, sans désirs, languissant, s’oubliant lui-même. L’excitation des sens est pour lui déjà du passé. C’est un grand intérêt de moins dans sa vie. Mais voici que, ne fût-ce que pour s’en accuser et s’en repentir, il est obligé de se ressouvenir de ce qu’il appelle avec une contrition énergique la voirie de ses sens et de sa porcherie : « Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ont piétiné et couvert de purin, et l’étable même est en ruine. Ayez pitié ! je reviens de si loin. Faites miséricorde, Seigneur, au porcher sans place ! » Il est obligé de remuer et de « touiller » sa boue. C’est pour lui un plaisir mêlé d’horreur, mais tout de même un plaisir. — Alors un phénomène se produit en lui qui, au surplus, ne doit pas lui causer une surprise immodérée. Ses feux naguère éteints se rallument. Il constate que jamais il n’avait été si tourmenté que depuis sa conversion ; il songe que le catholicisme suscite d’immondes rumeurs lorsque l’on rôde dans ses alentours sans y entrer. Le démon de l’impureté vient le solliciter jusque dans le sanctuaire et lui souffle d’ignobles pensées dont ensuite il a honte, il se vomit après. Mais il est bien temps ! Entre les pensées libertines et les autres, il s’établit une sorte d’équilibre instable ou de mouvement circulaire. Ce résultat de sa bonne volonté l’afflige. « Ses sens dévergondés s’exaspéraient au contact des idées pieuses. Il flottait, comme une épave, entre la luxure et l’Église, et elles se le renvoyaient à tour de rôle, le forçant, dès qu’il s’approchait de l’une, à retourner aussitôt auprès de celle qu’il avait quittée ; et il en venait à se demander s’il n’était pas victime d’une mystification de ses bas instincts, cherchant à se ranimer sans même qu’il en eût conscience par le cordial d’une piété fausse. » A vrai dire il n’est encore qu’au seuil du temple. Ce n’est pas le temps de désespérer. Après de longues hésitations, il se décide à faire retraite à la Trappe. La première nuit qu’il passe dans cet asile de paix est marquée par de si effroyables assauts qu’il ne se souvient pas d’avoir rien subi de pareil, non pas même à l’époque où il était au pouvoir de la démoniaque Mme Chantelouve. Il franchit de nouvelles étapes. Il se confesse. Il communie. Il se pénètre de plus en plus de l’atmosphère de sainteté qui l’entoure. Et un beau matin il se surprend travaillé d’une envie folle d’injurier grossièrement la Vierge, de l’invectiver en langage de roulier. En vérité, son cœur est pareil à un puits d’ordures : mises en mouvement et troublées par les idées pieuses, elles remontent du fond où elles reposaient et elles affleurent. Tel est chez Durtal le mécanisme de la conversion. Au moment où la sensualité défaillante a besoin de l’excitation cérébrale, c’est alors que le mysticisme intervient. Il opère à la manière d’un adjuvant.

La conversion de Durtal nous devient à mesure moins inintelligible, et nous commençons à voir clair dans son « cas ». Au moment de quitter la Trappe, le héros de M. Huysmans se lamente sur son triste sort : « Je suis à jamais fichu ! » s’écrie-t-il, car, lorsqu’il s’agit de converser avec soi-même, à quoi bon recourir aux conventions du style noble ? « Me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine, et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi des gens de lettres. » Homme de lettres il n’a jamais cessé de l’être ; et il l’est à la façon dont l’entendent les Goncourt, qui définissent la littérature : un état violent. Ce qu’il cherche au moment où des lèvres il murmure le nom du Seigneur, ce sont des sensations nouvelles et des sensations rares. Tandis qu’il avance dans la série des exercices pieux, il s’observe et s’interroge pour savoir s’il a reçu la commotion qu’il attendait. La confession lui est un drame et qui tient toutes les promesses qu’il s’en était faites. Mais la communion le déçoit. Il en espérait mieux. La maladie des scrupules, bien connue dans les couvens, lui apporte des jouissances appréciables. Puis ce sont les sécheresses d’âme, les désespoirs du pécheur qui se croit abandonné, enfin les affres d’une agonie morale qui le torture délicieusement. Voilà justement ce qui l’avait attiré vers le cloître. Il n’a eu garde, dans ce retour vers Dieu, de suivre les voies ordinaires. La dévotion aisée n’avait rien pour le tenter. Qu’est-ce que la piété sans ses angoisses et la foi sans les extases ? Il a laissé aux âmes peu exigeantes le catholicisme pratique, si bénin et si doux. Il a été tout droit à la mystique et aux périlleuses doctrines d’un christianisme surélevé. Car sans doute, entre les jouissances qu’il a été donné à l’homme de connaître, celles de l’ascète et du saint dépassent toutes les autres. Qu’on imagine le calvaire intérieur de la carmélite prenant à son compte tous les péchés de l’humanité, et quelles pointes doivent faire saigner son cœur repentant des fautes qu’elle n’a pas commises ! Qu’on imagine, si toutefois l’imagination ne s’y refuse pas, les joies de l’extatique conversant avec son Dieu ! Quelle intensité dans la jouissance ! quelles minutes où se concentre et se résume l’effort de toute une vie ! Mais n’y aurait-il pas des moyens pour produire en nous des émotions toutes pareilles et faire surgir devant nos âmes de dilettantes ces paradis artificiels ? Est-il impossible d’amener jusqu’à ce spasme suprême la tension du cerveau et l’ébranlement des nerfs ?

Par là Durtal rejoint Des Esseintes. Ou plutôt ils ne sont tous deux qu’un même homme dont la fantaisie toujours pareille s’applique à des objets différens. C’est le propre de ceux dont les nerfs sont malades qu’ils se lassent vite et que leur humeur est mobile. Des Esseintes s’est rendu compte qu’incruster de pierreries la carapace d’une tortue cela est d’une médiocre invention, — en somme ; et un jour est venu où le style de Commodien de Gaza lui-même lui a semblé sans attraits. La secrète sympathie qui l’unit aux excentriques de tous les temps lui fait choisir pour héros dans l’histoire Gilles de Rais dont il entreprend une biographie. Il fréquente en même temps les modernes représentans du diabolisme ; il assiste à la messe noire. Mais les héritiers des Raymond Lulle, des Nicolas Flamel et des Cagliostro sont par trop dégénérés, et leurs tristes parodies ne lui procurent que de courtes satisfactions. Du moins cette excursion dans le surnaturel ne lui aura pas été inutile. Comme il le remarque justement, « dans l’au-delà tout se touche. » De Nicolas Flamel il passe à Ruysbrœck par une transition presque insensible. Au sortir de la biographie de Gilles de Rais il entreprend celle de la bienheureuse Lidwinne, dans des sentimens presque identiques et poussé par une curiosité du même genre. Il trouve dans le christianisme un côté de thaumaturgie qui l’enchante. Dominique de Marie-Jésus, la bienheureuse Gorardesca de Pise, saint Joseph de Cupertino, d’autres encore ont obtenu le privilège de l’envolée du corps dans les airs. Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno, pendant des années, se sont nourries exclusivement des saintes espèces. Cela est à rebours des lois de la nature : il n’en faut pas davantage pour séduire cet esprit biscornu. On sait d’ailleurs que les saints épandent de puissans parfums. « Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent le sacrifice, ils embaument ; saint Joseph de Cupertino sécrète de telles fragrances qu’on peut le suivre à la piste… Le pus de saint Jean de la Croix et du bienheureux Didée fleurait les essences candides et décidées des lis… » Les sensations de l’odorat ont toujours eu sur Des Esseintes une action puissante. Aussi bien ce sont toutes les tendances de sa nature qui devaient le guider vers les bizarreries d’un christianisme outrancier. Aux plantes rares et difformes qu’il collectionnait dans sa petite maison le solitaire de Fontenay n’a fait qu’ajouter le mysticisme, comme la plus paradoxale des orchidées.

Nous sommes maintenant amplement renseignés sur la crise d’âme que vient de traverser le héros de M. Huysmans. Est-il besoin de remarquer que le christianisme n’est pour rien dans l’affaire ? Cela va sans dire. Cependant un moment vient où on n’est pas fâché de retrouver la vraie doctrine sous les gloses qu’en donnent les commentateurs in partibus infidelium. Ce qui a manqué à Durtal pour se convertir, c’est d’abord de l’avoir voulu. Ce n’est rien en pareille matière que de vagues aspirations et que de nostalgiques rêveries. L’auteur du Traité de l’amour de Dieu, que celui de En route tient d’ailleurs en petite estime, apprécie en assez bons termes ces incertaines velléités : « Ce n’est qu’un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait mais qui ne veut pas, un vouloir stérile qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique qui voit la piscine salutaire du saint amour mais qui n’a pas la force de s’y jeter ; et enfin ce vouloir est un avorton de la bonne volonté… » Et il manque ensuite à Durtal d’avoir en lui aucun des sentimens qui font le chrétien. L’Imitation nous enseigne que « l’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté. » Durtal sait bien qu’il n’a aucune pureté de cœur ; mais en outre, s’il aspire à la simplicité d’âme, il faut qu’il désespère d’y jamais atteindre. Il contemple d’un regard d’envie l’humble frère Siméon, qui vit au milieu de ses bêtes, familier avec elles et leur étant à peine supérieur par l’esprit. Ah ! se faire une âme pareille à cette âme enfantine, échanger les rêveries d’art et les préoccupations de métier contre l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe ! Il n’est personne, artiste ou écrivain, qui n’ait à une certaine heure formé ce souhait ; tout de même on n’en est pas dupe et on se rend compte, à part soi, combien dans ce dédain des choses littéraires il entre de littérature. C’est un plaisir d’orgueil que Durtal a éprouvé en se retirant à la Trappe. Au moment de quitter Paris, il regardait dans la gare ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant les guichets. Il se comparait à cette foule des voyageurs uniquement intéressés par leurs affaires ou par leurs plaisirs. Il se savait gré d’avoir des préoccupations qui leur étaient tout à fait étrangères. Il se sentait différent et supérieur. Il avait conscience de faire quelque chose d’éminemment distingué. Il songeait que ceux-là sont rares en notre temps qui ont souci de leur âme. Il s’applaudissait d’être du petit nombre des élus. — Le christianisme est encore charité et amour du prochain. Mais qui parle à Durtal d’aimer son prochain ? Le prochain de Durtal, le « mufle », pour l’appeler par son nom, ne lui inspire que mépris et qu’aversion ; et c’est justement afin de l’oublier et pour échapper à son odieux contact qu’il s’est réfugié dans les bois qui bordent les étangs de Notre-Dame de l’Atre. — Christianisme signifie abnégation, et renoncement, et mort à soi-même. Mais c’est de lui-même et de lui seul que se soucie ce néophyte insuffisamment évangélique. Il n’est attentif qu’à ses propres émotions, et ce travail qu’il opère sur sa conscience a pour résultat de faire qu’il se retrouve, qu’il se reconnaisse et qu’il rentre enfin en jouissance de son être. Car il se « dispersait » à vivre dans le monde. Il se partageait entre beaucoup de soins dont il n’était pas l’unique objet. Désormais rien ne vient plus le distraire et il peut goûter à loisir les délices d’une contemplation égoïste. En fait, ce qui a ramené Durtal vers la religion, c’est l’espoir de trouver dans la piété plus de contentement que dans l’indifférence, et c’est un mirage de bonheur : « Ah ! ce qu’ils sont heureux ! » s’exclame-t-il, en regardant ses frères les reclus. Il demande au christianisme la satisfaction immédiate de cet instinct du bonheur que la nature a mis en chacun de nous. Mais cela même est le contraire de l’idée chrétienne. La révolution qu’a faite le christianisme dans le monde moral consiste en ceci : qu’il a déplacé notre idéal, transporté hors de la vie l’objet lui-même de la vie, et réservé pour un paradis futur la réalisation de rêves qui ne sauraient ici-bas recevoir leur satisfaction. C’est ailleurs que doit s’accomplir notre destinée. Que si nous nous trouvons dès maintenant soulagés et si la route nous paraît moins pénible d’autant, cela n’importe pas. Ce sont grâces de surcroît et dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Tout notre effort ne doit tendre qu’à mériter dans une existence supérieure des joies qui ne sont pas de celle-ci. En demandant à la foi le bonheur présent et la félicité terrestre, on méconnaît donc ce qui en fait le principe. Décidément ce Durtal est un médiocre théologien… Mais il y aurait quelque puérilité à insister sur ces choses.

Si d’ailleurs il est eu dehors de la tradition ecclésiastique, il faut reconnaître que le christianisme de Durtal est conforme à une tradition littéraire déjà longue. Ce n’est pas d’hier qu’on s’est avisé de mêler la religion à des affaires où elle n’avait rien à voir ; et je crains qu’il ne faille faire remonter jusqu’à Chateaubriand l’origine de cette confusion de pouvoirs si parfaitement désobligeante. Sainte-Beuve en tout cas, dans son roman de Volupté, en donne l’exemple déjà complet. Son Amaury est un Durtal qui ne s’est pas arrêté à mi-chemin. L’étude de la vie du séminaire y tient heu de la description des exercices de la Trappe, et les écrits de M. Hamon y suppléent à ceux de Ruysbrœck l’Admirable. Depuis lors quelques écrivains se sont fait mie spécialité de ce mélange des choses de la religion avec celles de la sensualité. C’est cet étonnant Barbey d’Aurevilly, grand confesseur de la foi, grand contempteur des trop tièdes représentans de l’Église, juge sans pitié, batailleur sans merci, héraut d’un catholicisme intransigeant, et qui, pour soutenir l’orthodoxie du dogme et pour étayer la morale chrétienne, écrit les Diaboliques et le Prêtre marié, au risque d’alarmer les pudeurs laïques. C’est Baudelaire de qui la meilleure part d’originalité consiste à avoir exprimé le mysticisme de la chair. Et l’auteur ému de Sagesse, qu’a-t-il fait que passer par ces alternatives de contrition et de rechute, maudissant par avancé la luxure prochaine, savourant par le repentir la luxure passée, et ne trouvant de repos que dans l’impénitence finale ?

Pour trouver aujourd’hui les représentans de ce christianisme décadent dont M. Huysmans vient de donner une si fine et si pénétrante analyse, il n’y aurait qu’à passer en revue quelques-uns des littérateurs des nouveaux cénacles et non des moins distingués, à feuilleter leurs livres et à leur demander compte de leurs admirations. Respectueux du barde de Saint-Sauveur-le-Vicomte, fervens du poète des Fleurs du mal, ils ne professent pas un moindre enthousiasme pour le génie méconnu du comte Villiers de l’Isle-Adam. C’est par une cérémonie de prise de voile que débutait ce poème d’Axel qu’une piété maladroite nous a montré récemment à la scène ; et il paraît que l’auteur songeait à modifier la fin de son œuvre, par scrupule de conscience : « Il jugeait qu’au point de vue catholique son livre n’était pas suffisamment orthodoxe, et il voulait que la croix intervînt dans la scène qui dénoue le drame. » Villiers de l’Isle-Adam avait fait jadis valoir ses droits à la grande maîtrise de Malte. M. Joséphin Péladan a restitué à son profit l’ordre de la Rose-Croix. M. le comte Robert de Montesquiou agrémente de bouquets mystiques ses catalogues d’horticulture. M. Georges Rodenbach, artiste charmant et vrai poète, célèbre les béguinages et les cornettes des nonnes qui s’envolent comme des ailes de linge. M. Francis Poictevin, un illuminé très doux, de qui la candeur appelle la sympathie et l’obstination commande le respect, publie chaque année des livrets bizarres où il balbutie des choses incohérentes et obscures. Les dramatistes de l’Œuvre se sont associés afin de fonder d’un commun effort le « théâtre de l’au-delà. » J’en oublie, et je néglige volontairement ceux-là, — les plus nombreux, — pour qui le mysticisme n’est qu’une forme de l’ahurissement.

On parle couramment aujourd’hui d’un renouveau de la littérature mystique. Le naturalisme étant mort de ses excès et le positivisme ayant fait son temps, l’âme est en train de retrouver ses parchemins, le surnaturel rentre dans ses droits ; enfin le sens du mystère nous a été rendu ! Les partisans de l’idéal s’en réjouissent. Comme à l’aube du romantisme les cénacles sont catholiques. Les croyans s’applaudissent de ce retour à leurs idées et s’apprêtent à fêter le pécheur qui se convertit. Et nous aussi nous ne demanderions pas mieux que de saluer les premiers feux de cette aurore. Mais l’attachement même qu’on a pour les doctrines fait qu’on se méfie de leurs contrefaçons et qu’on éprouve le besoin de les distinguer d’avec leurs parodies. Telle est la moderne confusion du langage, que le plus souvent on ne s’entend pas, faute de savoir de quoi on parle. C’est pourquoi il pouvait y avoir intérêt à rechercher de quelle espèce est le catholicisme littéraire d’aujourd’hui. Le livre de M. Huysmans est venu fort à point pour nous y aider. A la formation de ce néo-catholicisme bien des élémens ont concouru. Bien des sentimens s’y rencontrent, sauf un pourtant : c’est le sentiment chrétien. Car pour ce qui est de lui, on en chercherait vainement ici l’ombre elle-même ou l’apparence. En revanche, ce qu’on distingue dans ce trouble idéal, c’est la lassitude de vivre, le mépris de l’époque présente, le regret d’un autre temps aperçu à travers l’illusion de l’art, le goût du paradoxe, le besoin de se singulariser, une aspiration de raffinés vers la simplicité, l’adoration enfantine du merveilleux, la séduction maladive de la rêverie, l’ébranlement des nerfs, — surtout l’appel exaspéré de la sensualité. C’est bien là en effet ce qui se cache au fond de ce prétendu mysticisme. Le retour à une fausse dévotion se produit dans le même temps où on médit de l’amour et on en désespère. Cela est très significatif. La diminution de la foi coïncide avec une diminution de la jouissance : c’est donc qu’il faut rattraper l’une pour sauver l’autre. Cette nostalgie du christianisme, c’est le regret d’une possibilité de jouissance perdue. Cette aspiration à la piété, c’est l’effort d’une génération fatiguée pour restituer dans nos âmes la foi qui nous rendrait la saveur du péché.


RENE DOUMIC.

  1. Albin Valabrègue, la Philosophie du XXe siècle, 1 vol. ; librairie Villiers.
  2. J.-K. Huysmans. En route, 1 vol. : Tresse et Stock.