Revue littéraire - Les Feuilletons de Francisque Sarcey

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Revue littéraire - Les Feuilletons de Francisque Sarcey
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 446-457).
REVUE LITTÉRAIRE

LES FEUILLETONS DE FRANCISQUE SARCEY



Pendant quarante années, Francisque Sarcey a passé toutes ses soirées au théâtre, où il prenait soin d’arriver devant que les chandelles ne fussent allumées ; il y est allé consciencieusement chaque fois que ses fonctions l’y appelaient et retourné complaisamment d’autres fois où nulle nécessité ne l’y obligeait ; il a fréquenté, même en été, les salles de spectacle dont la fraîcheur lui paraissait alors délicieuse, et, aux jours où décidément il devenait impossible de trouver dans Paris désert des représentations théâtrales, il en est allé chercher dans les provinces ; il a suivi les premières représentations, assisté aux reprises et figuré dans les matinées ; il a revu vingt fois les mêmes ouvrages avec des distributions à peine différentes, et sous des titres divers, il a revu un nombre de fois incalculable la même pièce où des moyens qui ne variaient pas produisaient des effets dénués d’imprévu ; devant les spécimens d’un art qui ne se renouvelait guère, il a trouvé un plaisir toujours nouveau, se laissant prendre par les entrailles, tantôt serré par l’émotion et tantôt secoué par le rire ; il a, dans des feuilletons de plus en plus copieux, raconté par le menu ce qui, de huit heures du soir à minuit, se passe entre le côté cour et le côté jardin, analysé, expliqué, commenté, discuté, approuvé, loué, blâmé des ouvrages qui étaient proprement synonymes de rien, démonté des pièces de théâtre comme on démonte des pièces d’horlogerie, disséqué des drames, débrouillé des vaudevilles, exposé des à-propos, disserté sur des comédies, raisonné la folie des intrigues les plus compliquées, pesé le néant des inventions les plus saugrenues, souligné les défaillances, catalogué les beautés, mis le doigt sur les imperfections, dénoncé la scène à faire et applaudi aux endroits où l’action rebondit ; appliquant des théories toujours les mêmes, répétant les mêmes choses avec une constance, une assurance, une patience imperturbables, enfonçant les mêmes clous et les mêmes portes, il a jugé les auteurs, conseillé les débutans, encouragé ceux-ci, découragé ceux-là, gourmande les acteurs, taquiné les actrices, disputé avec les directeurs et avec les ouvreuses, pris à partie le public, développé des théories sur l’interprétation du répertoire et sur l’heure du spectacle, sur les destinées de la Comédie-Française et sur le prix des places, pronostiqué le succès, supputé la recette, et enfin subordonné toute sa vie au théâtre, sans avoir un seul jour pendant ces quarante années laissé percer un instant de lassitude ou d’ennui, sans s’être une seule fois plaint qu’une telle besogne fût rebutante et vaine, — et probablement sans s’en être aperçu. Cela fait que, pour beaucoup de gens, Sarcey était devenu un objet d’admiration, et pour d’autres un objet d’étonnement.

Sarcey, de son vivant, s’était toujours refusé à réunir ses articles en volumes. Il était d’avis qu’un article de journal est une besogne au jour le jour, et d’un effet immédiat plutôt que d’une valeur durable ; au surplus, il ne se piquait pas de travailler pour les siècles à venir, et les exemples qu’il avait sous les yeux étaient bien faits pour le garder de toute illusion. Demandez-vous en effet, quelle place tient la critique dramatique dans l’histoire littéraire d’un siècle qui est en grande partie le siècle de la critique. On a réuni les feuilletons de Geoffroy, de Théophile Gautier, de Paul de Saint-Victor, de Jules Janin et de plusieurs autres. Qui les lit aujourd’hui ? Et qui, ayant essayé de les parcourir, n’a bientôt fait de renoncer à cette lecture décevante ? A coup sûr la faute en est d’abord aux auteurs. Le feuilleton était à ses débuts avec le « Père feuilleton » : c’est pourquoi la manière de Geoffroy nous semble bien sèche, et rogne et pédantesque, continuant, sous une forme moins aimable, l’enseignement de La Harpe. Gautier était aussi peu que possible un critique. Saint-Victor se bornait à poursuivre désespérément des effets de style truculent. Pour ce qui est de J. Janin, le mieux est de n’en rien dire, et on demeure stupide quand on songe qu’un public lettré accueillit jadis avec faveur les affligeantes pantalonnades par lesquelles le « prince de la critique » remplaçait le savoir, l’esprit et le goût. Apparemment, c’est aussi la faute du genre. Le théâtre confine trop rarement à la littérature, et la critique y trouve une trop pauvre matière. Toutefois il eût été regrettable de laisser enfouie dans les collections de journaux cette énorme production sans en extraire une sorte de Cours de littérature dramatique. Le premier volume vient de paraître. Il sera suivi de six autres[1]. Sous la forme nouvelle où nous les lirons, il est clair que ces feuilletons ne pouvaient manquer de perdre beaucoup de ce qui fit leur succès. Ce qu’on aimait dans les feuilletons de Sarcey, c’était à y trouver Sarcey lui-même et à y apercevoir cette figure joviale qui peu à peu était devenue populaire. Sarcey avait, à un degré remarquable, le mouvement, l’entrain, le don de la vie ; tout cela maintenant est figé. Ces improvisations plaisaient par le ton de bonhomie, par l’aisance d’un style sans apprêt, par la familiarité des interjections, par tout ce qui donnait la sensation d’une conversation de brave homme, causant au coin du feu, à ventre déboutonné. Les souvenirs personnels, les anecdotes y foisonnaient ; on ne pouvait songer à les supprimer ; il est telle histoire de pot de chambre, que Sarcey conte en s’esclaffant, et qui est d’un comique navrant. C’est d’ensemble qu’il faut lire le livre. Sarcey a joui pendant de longues années d’une autorité incontestable et méritée ; il a exercé une influence qu’il s’exagérait, mais qui était réelle ; il n’est donc pas sans intérêt de rechercher ce que valait dans son fond cette critique et quelle en était la portée.

Cette autorité, que Sarcey avait peu à peu conquise, il la devait à un ensemble de qualités des plus estimables, dont la première est à coup sûr la persévérance. C’est une grande force que de durer ; le feuilleton de Sarcey était devenu pour beaucoup de lecteurs plus qu’un divertissement et plus qu’un enseignement : c’était une habitude. D’aller droit devant soi, en creusant le même sillon, c’est le meilleur moyen pour qu’on vous suive. Ceux qui répètent sans se lasser une idée dont ils sont convaincus, il est rare qu’ils ne parviennent pas à l’imposer : c’est la récompense de leur opiniâtreté. Quelle prise un fantaisiste à la manière de J.-J. Weiss peut-il avoir sur le public ? Sarcey n’était pas un fantaisiste. On savait d’avance ce qu’il dirait : il le disait ; on n’était pas déconcerté. Il connaissait le sujet dont il traitait. Il avait vu représenter beaucoup de pièces de théâtre, il en avait lu beaucoup, et de celles d’autrefois. Il possédait avec sûreté le répertoire classique et le théâtre de second ordre des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est ici l’important. Le lecteur n’accorde pas sa confiance à ceux de qui les jugemens ne sont pas étayés sur la connaissance du passé : il veut qu’on parte de la tradition pour apprécier et mettre à leur rang les nouveautés : et pour émettre un avis de quelque poids sur Champignol malgré lui ou la Poudre de Perlimpinpin, il croit indispensable qu’on puisse à l’occasion disserter congrûment de Molière et de Racine. On sait avec quelle passion Sarcey s’occupait de la Comédie-Française, dont il s’était fait en quelque manière l’historiographe et le Dangeau. C’est à elle qu’il faut toujours revenir : elle est le sanctuaire ; là et non pas ailleurs doit s’installer quiconque, en matière théâtrale, prétend à rendre des oracles. La tradition, le répertoire, la Comédie-Française, tels sont les mots que ne doit cesser d’avoir à la bouche le critique jaloux que ses arrêts soient écoutés respectueusement jusque dans les music-halls et les baraques foraines. Tel est le « tarte à la crème » du genre. Et c’est ce que n’ignorent pas ceux qui ambitionnent de reprendre quelque jour l’emploi que Sarcey disparu laisse vacant. Enfin Sarcey ne s’était pas contenté d’accumuler des faits d’expérience : il les avait ordonnés et classés dans son esprit ; il en avait dégagé quelques idées. Ces idées étaient liées entre elles, et formaient sinon un système, du moins un ensemble et un corps.

Mais ce qui fut, chez Sarcey, le grand mérite et la principale habileté, c’est qu’il s’est connu admirablement. Une s’est fait sur lui-même et sur les ressources dont il disposait aucune espèce d’illusion : il a mesuré exactement l’étendue de ses moyens, se contentant de faire en sorte d’en tirer le meilleur parti : il n’a pas forcé son talent. En ce sens, il mérite de servir d’exemple et l’art qu’il a le mieux enseigné est celui qui consiste à mettre à profit ses défauts aussi bien que ses qualités et à s’en faire une manière. Instruit sans être érudit, curieux sans avoir un grand mouvement d’idées, et bon écrivain sans avoir la virtuosité qui supplée à la valeur de la pensée parle prestige de la forme, il n’essaya même pas de donner à ses feuilletons ces mérites « à côté » par lesquels certains critiques s’efforcent de parer à l’indigence de la matière que leur fournit l’étude de la production dramatique courante. Il ne manquait pas d’esprit ; cet esprit fait de verve, de gaieté, de raillerie bon enfant et de grosse plaisanterie, le servait à merveille dans la polémique : il était incomparable pour assommer les gens d’un coup de patte nonchalant et sans avoir l’air de leur en vouloir ; les rieurs étaient de son côté. Toutefois il n’était pas de ceux dont l’esprit part en fusées et qui éblouit à la manière d’un feu d’artifice. Il ne manquait pas de style : sa langue était excellente et correcte ; toutefois n n’était pas de ceux qui ont un « style ; » et à surveiller sa phrase, il est probable qu’il l’eût gâtée. Il eût été mal avisé de faire des gambades et de faire des grâces : il évita de donner dans ce travers. Il n’avait pas le brillant, il se promit d’être consciencieux ; il était lourd, il comprit qu’il pourrait valoir par son poids ; il était myope, il se mit en devoir d’y regarder de près. Il se cantonna dans l’analyse minutieuse des pièces. Il avait été professeur. Combien d’autres se sont donné infiniment de peine pour racheter cette tare de leur passé, et se sont mis à la torture pour qu’on ne vît point passer le bout de la toge ! Sarcey au contraire. Il s’appliqua à parler au public et aux gens de théâtre, comme il parlait jadis à ses élèves dans sa chaire. Il fit un feuilleton, comme on fait une classe. A ceux qui auraient été tentés de l’oublier, il rappelait en toute occasion qu’il était un professeur.

Il soulignait ce trait de sa physionomie, aussi bien d’ailleurs que tous ceux auxquels il tenait qu’on ne se méprît pas. Il savait que la nature ne suffit pas et qu’il convient que l’art s’y ajoute, moins encore pour la corriger que pour l’accentuer. Simple en ses allures, il avait l’affectation de la simplicité. Brave homme, il s’était fait de sa bonhomie une attitude. C’était sa méthode d’insister, d’appuyer. Il connaissait trop bien le public pour ne pas savoir qu’il ne s’avise de rien par lui-même, et qu’il est indispensable de lui avoir signalé les choses qu’on veut qu’il découvre. A force de lui avoir entendu si souvent redire qu’il faisait son métier avec conscience, loyauté, sérieux, on en venait à oublier qu’après tout ces mérites ne sont peut-être pas si exceptionnels et qu’il y a beaucoup de gens qui vont régulièrement au théâtre, cherchent à renseigner le public plutôt qu’à briller aux dépens de leur auteur, racontent les pièces en détail, les jugent avec bonne foi, et ne s’en font pas accroire pour si peu. Mais s’acceptant lui-même tel qu’il était et se complaisant en lui, Sarcey faisait au public les honneurs de sa personne ; il les faisait avec un certain souci d’étalage et parti pris de grossissement. Il achevait ainsi son personnage, se composant une physionomie dont tous les reliefs étaient accentués. Il atteignait au type. Ce sera son honneur de rester comme le représentant attitré, et comme le type d’une certaine critique.

Cette critique se caractérise d’un mot : c’est celle de la foule. Supposez que la foule, au sortir du théâtre, eût pu prendre la plume et écrire un feuilleton : elle eût écrit le feuilleton de Sarcey. Nul n’avait encore été en aussi intime sympathie avec la moyenne des spectateurs et n’avait aussi complètement communié avec elle. C’est ici ce qui est particulier, nouveau même et original. Qu’est-ce que la foule va chercher au théâtre ? Que vaut une critique qui reflète exactement le goût de la foule ? Voilà ce que nous apprenons et ce qu’il y a quelque utilité à apprendre dans les feuilletons de Sarcey.

Par son tempérament d’abord, par ses origines, par sa formation intellectuelle, Sarcey était préparé à se trouver en accord avec la foule, j’entends avec celle qui se réunit dans les théâtres, y vient en payant sa place et fait les succès durables. Délicats, gens du monde, gens du peuple, sont une quantité négligeable, dans cette assistance éminemment bourgeoise. Sarcey est le bourgeois dans toute la beauté du terme et dans toute son horreur. Il est né de parens bourgeois ; il a reçu fortement l’empreinte de cette éducation universitaire où se façonne l’esprit de notre bourgeoisie ; il a connu la vie de province. Une qualité, chez lui, domine toutes les autres : c’est le bon sens. Il est judicieux, raisonnable, prudent et mesuré. Il aime avoir clair dans ses idées, et tout ce qu’il ne peut saisir d’une prise solide, il le dédaigne et il le néglige. L’ironie l’inquiète et le met mal à l’aise. Le paradoxe l’irrite. Il se plaît aux idées généralement admises, aux lieux communs et aux vérités qui crèvent les yeux. Le bon sens ne va pas sans quelque étroitesse ; pour bien comprendre certaines choses, c’est peut-être une condition de ne pas tout comprendre. Le bon sens confine à la vulgarité : Sarcey y était sauté à pieds joints et tombé de toute sa masse. Il fallait l’entendre expliquer les chefs-d’œuvre classiques par une méthode de transposition qui lui était chère. Il partait d’un certain nombre d’idées très justes : c’est que les personnages de notre théâtre classique ne sont pas seulement des gens du XVIIe siècle et qu’en modifiant le cadre et changeant la condition, nous retrouverions dans les sentimens qu’ils expriment nos sentimens d’aujourd’hui. Le malheur est qu’il abondait un peu trop dans son sens. Pour être plus sûr de ne pas laisser à ces personnages leur allure guindée de héros de tragédie, il en faisait de petits rentiers, de modestes débitans et prêtait à Horace ou à Polyeucte les propos, le ton, le genre d’élévation morale qu’on a coutume de rencontrer dans les arrière-boutiques. Jamais il ne se montrait plus jovial. C’était une parodie parfaite. Il n’y mettait pas de malice. Cette trivialité lui était naturelle. Le caractère bourgeois, chez lui, se complétait du tempérament gaulois. Les idées de Voltaire aperçues à travers celles de Béranger un tenaient lieu de philosophie. Il raffolait de Regnard. Il n’est personne dont il ait parlé avec autant de tendresse de cœur que d’Emile Augier, si ce n’est pourtant Labiche. Got fut son acteur de prédilection. Par ces sympathies, par ces opinions, par ce tour d’esprit, il incarne bien le bourgeois français, de condition moyenne, élevé au temps de Louis-Philippe.

D’une autre manière encore, Sarcey était l’homme de la foule. C’est une remarque bien souvent faite que les hommes assemblés ont des façons de penser et de sentir qui ne sont pas seulement la somme des idées et des sentimens de chaque individu. Sur cette simple remarque on a étayé toute une science ; mais quelle est aujourd’hui la constatation banale sur laquelle ou ne s’avise pas de jucher l’édifice d’une science nouvelle ? Quelques-uns, qui sont soucieux de l’indépendance et de l’originalité de leur esprit, ne se prêtent qu’avec méfiance à ce contact avec l’âme de la foule. Sarcey vibrait naturellement avec elle. Cela apparaissait clairement dans ses conférences. Aussitôt le contact s’établissait. Sans y tâcher, l’orateur trouvait aussitôt les choses qu’il fallait dire au public, la manière, le ton, les effets. Il faisait de ce public son confident : il lui contait ses mésaventures personnelles, et ses histoires de famille, il étalait devant lui ses goûts, son humeur, riant avec lui de ces propres ridicules, de son obésité et de sa myopie légendaires. Il n’était complètement à son aise que sous les yeux du public et tout à fait lui-même qu’au milieu de la foule. De l’émotion qui secouait toute une salle était faite son émotion. Du plaisir éprouvé par tous était fait son plaisir personnel. Il portait en lui une âme collective et sentait en commun. par la tout s’explique chez Sarcey : la conception qu’il s’est faite du rôle de la critique ; l’obstination avec laquelle il s’est tenu à une certaine forme du théâtre ; les théories qu’il a émises sur le théâtre considéré dans son essence.

Nous avons tous une tendance à transformer nos dispositions particulières en principes généraux. Sarcey sentait comme la foule : il en conclut que le critique doit sentir comme la foule. Il l’a déclaré en maints endroits et affirmé sans nuances, suivant sa manière : « Le public a des caprices et des engouemens dont quelques-uns ne nous semblent pas fort justes. Ils ont pourtant leur raison d’être, et c’est à nous de la trouver et de l’expliquer. Nous n’avons point à lutter contre ces entraînemens au nom des règles éternelles du beau. Nous sommes la voix de la foule et son premier cri. » « Nous sommes les moutons de Panurge de la critique : le public saute, et nous sautons. Nous n’avons d’avantage sur lui que de savoir pourquoi il saute et de le lui dire. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire. Le succès est la règle de ma critique. Ce n’est pas du tout qu’il prouve pour moi le mérite absolu de la pièce. Mais il montre évidemment qu’entre l’œuvre représentée et le goût actuel du public, il y a de certains rapports secrets qu’il est curieux de découvrir. » « Notre métier à nous autres critiques est d’expliquer au public pourquoi certaines choses lui plaisent, quel rapport ces choses ont avec ses mœurs, ses idées, ses sentimens. C’est nous qui dressons les poteaux indicateurs sur lesquels on écrit : Passez par là, la route est ouverte. » Mettre en lumière les causes du succès ou de l’insuccès d’une pièce, c’était pour lui le tout de sa besogne. Il est à peine besoin de remarquer que, si une pièce lui semblait mériter un meilleur accueil que celui qu’elle avait reçu, il ne se faisait pas faute de le déclarer : la franchise était son mérite. Mais il ne se permettait pas de croire qu’il pût avoir raison contre le public : il retournait voir la pièce ; il s’efforçait de découvrir les raisons du malentendu survenu entre fauteur et le public. Tel est l’office auquel il restreignait la critique : c’est à constater les goûts de la foule et en les constatant les renforcer.

Les genres littéraires se modèlent sur les goûts du public et chaque moment de l’histoire des lettres correspond à un moment de l’histoire de la société. A la date où Sarcey commence à fréquenter les théâtres, la comédie de mœurs vient de se constituer ; Dumas fils a donné la Dame aux Camélias, Diane de Lys, le Demi-Monde, la Question d’Argent, le Fils naturel, un Père prodigue ; Emile Augier l’Aventurière, Gabrielle, Pkiliberte, le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe, les Lionnes pauvres ; Labiche ses premiers vaudevilles. Sarcey arrive de sa province et de sa classe. Les pièces qu’il ne connaît guère que pour les avoir lues ou pour en avoir trouvé le compte rendu dans les feuilletons de Fiorentino, il les entend, mêlé à ce public parisien dont il fait désormais partie. C’est pour lui un éblouissement. Il y trouve un plaisir passionné qui se change en respect. Il voua désormais au répertoire contemporain une sorte de dévotion. « La comédie de mœurs a donné Mercadet, le Gendre de M. Poirier, le Demi-Monde, les Faux Bonshommes, tout le répertoire d’Augier, de Dumas fils, de Barrière. Le vaudeville a-t-il jamais rien produit de plus gai, de plus spirituel que Célimare le bien-aimé, et Labiche en a fait au moins trois ou quatre qui sont aussi bons, sans compter des centaines d’autres qui ont encore leur mérite. Et Sardou, cet esprit si actif, si pétillant, si fertile en ressources ingénieuses ! Et Meilhac, ce curieux et fin observateur des infiniment petits de la vie parisienne ! Et Lambert Thiboust, si franchement, si bonnement comique, le Désaugiers de ce temps-ci. Qu’on me cite un siècle où le théâtre ait eu à présenter à la fois tant d’hommes hors ligne ! » C’est Sarcey qui a le plus fortement contribué à accréditer l’opinion que pour la production dramatique le XIXe siècle supporte la comparaison avec le XVIIe. Tout ému encore, pénétré et ravi, Sarcey recherche les causes de son plaisir et fait le compte des moyens dont se servent les auteurs à qui il le doit. Il procède par expérience. Et aussitôt, généralisant son expérience, il conclut que tels sont donc les moyens dont doit se servir tout auteur dramatique. Désormais il s’installe dans une conception de l’art dramatique fort particulière, mais qu’il croira valable pour tous les temps : fidèle aux admirations de sa jeunesse, il s’y tiendra. Et, sans dessein prémédité, il s’efforcera d’arrêter le théâtre à un moment de son développement et de l’y immobiliser. Nul n’a compris mieux que Sarcey la « formule » du théâtre de cette époque, celle qui consiste à mêler aux procédés scéniques de Scribe, les procédés du roman d’observation. Il l’a décomposée en tous ses élémens, il les a pesés, dosés, éprouvés. Il a puissamment aidé à la mettre en valeur, à en assurer la fortune et le bon renom. Il est fâcheux qu’en 1860, elle eût déjà produit le meilleur de ses effets, et que ceux mêmes qui l’avaient inventée s’efforçassent de s’en dégager. Alexandre Dumas curieux, inquiet, épris de nouveauté, s’éloigne chaque jour davantage de la formule du Demi-Monde ; Sarcey ne cesse de le rappeler aux bons principes. Émile Augier, d’esprit plus conservateur, s’en tient volontiers aux moyens qui lui ont déjà porté chance ; c’est avec lui que Sarcey se sent en pleine sécurité. A mesure que les années passent, la comédie de mœurs de 1860 se démode, le moule dans lequel on a jeté tant d’actes de prose et de vers se fatigue. On fait l’essai de recettes nouvelles. Sarcey s’attache de plus en plus à ses idées qui, avec le temps, se sont raidies, et figées. Il avait souvent répété qu’on n’enseigne pas à faire une bonne pièce de théâtre, et distingué les prétendues « règles » d’avec les « lois » du théâtre. Il ne songeait pas que ces lois doivent être souples et pouvoir s’élargir. Un genre qui ne se transforme pas est un genre mort. A partir d’une certaine date, Sarcey a fait défense à la comédie de se transformer. De bonne foi, il met un point à la ligne à l’endroit où le livre l’a le plus vivement intéressé. Il assiste, d’un air d’incrédulité railleuse, aux essais faits pour rajeunir la comédie. C’est avec une mauvaise humeur peu dissimulée qu’il suit des tentatives qu’il juge par avance frappées de stérilité. Il est tout chagriné par la vigueur sombre de M. H. Becque. Il ne voit guère chez ceux qui s’intitulent les « jeunes » que leur impertinence. Non content de s’opposer à l’envahissement des littératures étrangères, il met de la bonne volonté à ne pas les comprendre. En agissant ainsi, il donne un démenti aux plus chères de ses théories. Il a cessé de se mettre au goût du jour et de suivre la foule. Mais quoi ! la foule se rajeunit sans cesse ; celui qui en fut le porte-parole n’a plus son âge. Il représente maintenant le parti de la résistance. Le mouvement du théâtre se fait en dehors de lui. Il a cru pouvoir faire tenir le théâtre tout entier dans un moment fort particulier de son histoire et prêté une valeur absolue aux procédés usités par quelques hommes dont il avait vivement goûté le talent. Et peut-être par là son aventure ne laisse-t-elle pas d’être instructive : arrivé à l’étude du théâtre sans idées préconçues, ni théories toutes faites, et soucieux uniquement d’accommoder son goût au goût du public. Sarcey est devenu dupe lui-même de sa méthode, continuant de parler au nom du public alors que le public avait changé de goût, et restant fixé au même point sans s’apercevoir que l’époque l’avait dépassé et qu’il restait en arrière.

Pourquoi la foule va-t-elle au théâtre ? C’est pour s’y divertir et d’une certaine manière déterminée. Elle n’y va ni pour entendre la lecture d’un roman, ni pour assister à une conférence. Elle y veut trouver le genre spécial de divertissement que procure le théâtre. Le théâtre dispose de moyens qui lui sont propres. C’est un art d’imitation comme tous les arts, mais qui diffère de ceux-ci parce que l’imitation qu’il présente de la réalité, il la présente à une foule : « L’art dramatique est l’ensemble des conventions universelles ou locales, éternelles ou temporaires, à l’aide desquelles, en représentant la vie humaine sur un théâtre, on donne à un public l’illusion de la vérité. » L’illusion, voilà bien l’objet auquel tendent tous les procédés usités au théâtre : c’est une manière d’enchaîner les événemens d’après une certaine logique, de nouer l’action, de mener le dialogue, manière qui fait ici merveille et partout ailleurs semblerait inacceptable. En dehors de la peinture des caractères, de l’étude de la société, de l’analyse des sentimens, il y a un art de « bien faire « une pièce qui apparemment diffère de l’art de faire un bon livre. C’est dans l’étude des ressources de cet art qu’il faut chercher la définition même et la détermination spécifique du théâtre. C’est aussi bien ce que fait Sarcey. Ce qu’il demande à une pièce c’est d’être « du théâtre ; » c’est à ce point de vue qu’il l’étudie et la juge. Chez l’auteur dramatique, ce qu’il apprécie, ce n’est ni le moraliste, ni l’écrivain, ni l’homme d’esprit, mais c’est l’homme de théâtre. On naît homme de théâtre. C’est un don. C’est un caprice de la nature qui vous a construit l’œil d’une certaine façon. C’est une science innée d’optique et de perspective qui permet de dessiner un caractère, un personnage, une passion, une action de l’âme, d’un trait de plume. Pour tout auteur chez qui il a reconnu ce « don, » Sarcey a des trésors de complaisance. De même, parmi les genres dramatiques, il en est qui, décidément placés en dehors des conditions de la vie réelle et violemment conventionnels, n’existent que par l’emploi des moyens de théâtre : c’est le mélodrame et c’est le vaudeville. Sarcey y prenait un plaisir extrême. Toutes ces théories de Sarcey sont assez connues pour qu’il soit inutile d’y insister. Elles reviennent à dire que ce qu’il goûtait dans le théâtre c’était uniquement le théâtre. Il aimait le théâtre pour le théâtre et l’art pour l’art.

Dans la critique ainsi conçue, on voit assez que les parties sont liées, que tout s’explique et se déduit, et on comprend aisément quel en peut être l’effet immédiat. Mais en même temps, quelle n’en est pas l’indigence, l’insuffisance et j’allais dire l’inanité ! Qu’est-ce qu’une critique qui se borne à enregistrer le goût du public, et ne va-t-elle pas contre le but de toute critique ? Le public suit son instinct ; il y est assez porté de lui-même et pour aller vers ce qui lui fait plaisir, il n’a pas besoin que nous l’y poussions. Est-ce à nous de le faire verser du côté où il penche ? Au contraire c’est à nous de l’avertir, de le mettre en garde contre lui-même, de l’aider à réagir contre ses entrainemens et parfois de lui faire honte de ses goûts et de le faire rougir de certains des plaisirs auxquels il se prête. Arriverons-nous à le corriger ? Nous savons bien que non. Du moins aurons-nous obtenu ce résultat qu’il ne lui sera plus permis de se donner le change, de se faire illusion sur la qualité de son plaisir, et de croire que tout ce qui l’amuse vaille par cela même d’être estimé. Et d’autre part qu’est-ce qu’une critique qui, dans un drame de Sophocle, s’attache aux moyens qui lui sont communs avec un drame de d’Ennery, et n’apprécie dans un art que ces moyens ? Connaître l’emploi de ces moyens, cela sans doute est indispensable ; mais, à l’aide de ces moyens, quels résultats a-t-on obtenus, voilà ce qui importe. Il faut, sans doute, que pendant les quatre heures qu’il passe dans une salle de théâtre, le spectateur ne connaisse ni la fatigue, ni l’ennui. Mais, une fois qu’il est sorti de la salle, que lui reste-t-il et quel prix obtient-il de l’effort d’attention qu’il vient de faire ? Toute cette mise en scène, tous ces artifices compliqués, tout ce déploiement de ressources multiples n’a-t-il eu pour effet que de l’aider à tuer quelques instans de sa vie ennuyée, et de l’aider à rendre plus brève la fuite du temps ? Ou bien des idées se sont-elles éveillées en lui, sa curiosité a-t-elle été attirée vers certains aspects de sa condition, des germes ont-ils été déposés en lui, qui se développeront par le travail de la réflexion ? Une œuvre dramatique n’entre dans la littérature qu’autant qu’elle se charge des élémens que Sarcey y considérait comme des élémens de surcroît ; sans eux, elle n’est qu’une pauvre chose, le prétexte d’un divertissement forain.

Ce qu’il faut se hâter d’ajouter, c’est qu’un système vaut surtout par la façon dont on l’applique. L’œuvre critique de Sarcey vaut mieux que ses idées critiques. En fait, il était moins docile qu’il ne le prétendait aux décisions du public ; il lui est arrivé plus d’une fois d’en appeler de ses jugemens, de résister à ses engouemens, et de se mettre bravement au travers du courant de l’opinion. Son goût, formé par la culture classique, fortifié par une expérience abondante, était très sûr : il s’est rarement trompé sur la valeur d’ensemble d’un ouvrage. Il cachait sous l’épaisseur de l’enveloppe beaucoup de finesse. Il connaissait la vie, il apercevait aussitôt l’inexactitude de certaines traductions qu’il en voyait donner et regimbait aux endroits qui sonnaient faux ou qui sonnaient creux. Il avait le souci des convenances morales et se révoltait contre de prétendues hardiesses où il ne voyait justement que vilenie et malpropreté. Sa belle humeur, son assiduité laborieuse, sa force de conviction, tout en lui donnait l’impression de la santé. Les talens qu’il goûtait le mieux étaient ceux qu’il sentait comme le sien robustes et bien portans. Jamais ces mérites ne furent plus appréciables et plus nécessaires que dans le temps d’universel déséquilibre où nous vivons. Ses qualités et ses défauts étaient bien de notre race. Il allait d’instinct dans le sens de notre tradition. Son autorité n’aura pas été inutile au maintien de cette tradition même. Sarcey n’a été ni le critique qui met des idées en circulation, éclaire les routes point encore frayées, aide au progrès et au renouvellement de l’art, ni celui qui s’efforce d’élever le public au-dessus de lui-même et de l’initier à ce qui dépasse ses facultés de compréhension moyenne. Son rôle aura été différent, mais non pourtant sans efficacité. C’est celui de certains contremaîtres qui, dans les ateliers, conservent le secret des procédés de fabrication, veillent à la bonne exécution du travail, et rendent service au public, en tenant la main à ce qu’on ne lui livre qu’une marchandise loyale.


RENE DOUMIC.

  1. Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre (Bibliothèque des Annales politiques et littéraires), 1 vol. in-18.