Revue littéraire - Les Géorgiques nouvelles

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André Beaunier
Revue littéraire - Les Géorgiques nouvelles
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

LES GÉORGIQUES NOUVELLES [1]

Voici quelques volumes qui vous mettent l’esprit à l’air, pour ainsi dire, au grand air de la campagne. Ils vous apportent la fraîcheur des bois, vous découvrent de belles étendues, vous proposent une sagesse évidente et sereine. Agréable lecture, et pleine d’enseignements opportuns ; lecture un peu étrange aussi, pathétique même, si vous la faites à la ville, et à Paris, dans une vie très agitée en un petit espace. Elle vous avertit de votre folie et vous conseille une sagesse qui n’est plus à votre portée : il y a de l’amertume à regarder l’inutile évidence. J’imagine que les contemporains de Virgile, dans Rome, ont éprouvé de tels sentiments à lire ses Géorgiques, et lui à les écrire.

Ai-je tort de citer Virgile ? Mais non : les circonstances nouvelles, ont beaucoup d’analogie avec les jours terribles du poète. M. Charles de Bordeu écrit, dans la Terre de Béarn : « Ces villages vont-ils se vider tout à fait ? Ces campagnes seront-elles des solitudes ? Faut-il que les champs meurent de la ville, et la ville de la mort des champs ?... » La même alarme est dans Virgile.

M. Joseph de Pesquidoux, qui, dans son recueil intitulé Sur la glèbe, raconte le retour des soldats après la guerre et son retour en Gascogne, indique les souffrances et les malheurs de la terre : « Elle a perdu son printemps, la fleur de sa vie par l’abandon, la fleur de son sang par l’hécatombe. Avant, elle éclatait de sucs. Travaillée, fumée, ensemencée, elle offrait ses flancs gras au soleil et l’astre, loin de l’altérer, tirait d’elle des rosées et des fraîcheurs où les germes s’élevaient... » Dans les prairies, l’herbe drue ; les fourrages abondants, les avoines et les blés, les maïs opulents, les vignes... « Et les chants du terroir, de la matière même, montaient dans les jours lumineux : bruit clair des piquets frappés dans les vignes dont on repassait les tuteurs, son profond des tonneaux, sous le marteau repoussant les cercles, éclat limpide de l’enclume où l’on battait l’outil. Je ne parle pas de l’amour harmonieux des nids ou du tendre rire humain... » Et maintenant ? Le silence. Puis, « tout s’est rapetissé, rétréci, rétracté ; par endroits, tout est devenu avare comme au temps des défrichements. » La terre « s’achemine vers l’état de nature. » Gens des villes, ces mots nous étonnent, parce que nous avons accoutumé de confondre terre et nature ; mais la terre, ici, est la nature modifiée par le travail humain, devenue l’ouvrage de l’homme. Eh ! bien, l’ouvrage de l’homme se voit de moins en moins. Il y a des prés qui n’ont pas été fauchés : la mousse et la ronce les couvrent par endroits. Il y a des champs qui n’ont pas été ensemencés, qui « retournent au rude pacage primitif, où le bétail arrache mal sa vie. » Et il y a des chemins qu’on ne retrouve plus sous les broussailles. M. de Pesquidoux résume tous les détails d’une affreuse peinture, dans cette page terrible et belle : « Un fait étrange souligne le recul de la terre vers l’espace inculte et les pays dépeuplés. Averties par un instinct latent, venu sans doute du fond des premiers halliers, après le retrait des grandes eaux, sentant qu’il ne restait que des vieillards, des femmes et des enfants inhabiles à les traquer, que les pièges pendaient rouillés au coin de l’âtre, que la poudre tuait ailleurs et non plus l’animal, les bêtes dévorantes ont repris possession de l’air et du sol. D’année en année, l’homme, ses armes, ses lois, sa domination, ayant peu à peu fléchi, les bêtes se sont enhardies à mesure. Les champs livrés aux herbes hautes, les horizons vides les ont attirées. On a revu dans les bois, au creux des vallées, en bordure des prairies, des traces de cheminements inconnus au pas humain et qui, de tous les points, convergeaient vers les lieux habités, propices au rapt. Puis s’entendirent des glapissements, des grognements insolites... Enfin les bêtes se montrèrent isolément. L’épervier vint se percher sur une cime... On vit trotter, noir de boue, le sanglier du bois voisin...Et les bêtes osèrent opérer en bande. Les renards chassaient le jour, comme des meutes. Les sangliers se mirent à fouir les jardins. Ils laissaient les carreaux comme écrasés sous leur piétinement ; dans les allées où, repus, ils s’étaient vautrés, la terre grasse gardait l’empreinte de leur poil rude… On m’a dit que les loups avaient reparu en Bigorre. Dans les ténèbres, l’hiver, quand les rafales de pluie cessaient, on les entendait flairer le seuil des portes. » Les mots ont une gravité de son, les phrases une lenteur d’allure, les images un caractère de farouche simplicité qui marquent la pensée de l’auteur et la rendent imposante.

Ainsi, l’ennemi est aux abords de la terre cultivée ; il la menace. Cet ennemi, c’est, à proprement parler, la nature et c’est la sauvagerie. Nature et sauvagerie vont ensemble, si l’homme n’intervient pas et n’inflige pas ses volontés à la nature. Il les lui a dès longtemps infligées ; mais elle garde ses spontanéités sauvages et il faut que l’énergie humaine soit sans relâche.

Cette vue a beaucoup de grandeur et de justesse. Et la remarque de M. de Pesquidoux se pourrait transposer du monde physique au monde moral. Comme il montre, autour des champs, la menace des bêtes, on aurait à montrer pareille menace autour de ce chef-d’œuvre imparfait, de ce chef-d’œuvre pourtant, paradoxal et précieux, la civilisation. Il est facile de la dénigrer, d’observer ses défauts : et l’on n’y manque pas. Il vaudrait mieux la préserver, en constatant qu’elle est fragile et menacée, en constatant que, si fragile et imparfaite, elle compose tout ce que nous avons qui nous sépare de l’abominable barbarie. À cause d’une présomptueuse et dangereuse philosophie du progrès, on imagine volontiers la barbarie comme un état de l’humanité ancienne, état périmé, qu’on relègue dans le passé désormais anodin. Or, la barbarie dure et doit être considérée, traitée aussi, comme un état permanent de l’humanité. Elle reparait aussitôt que se relâche la vigilance de la civilisation.

Le tableau de la terre abandonnée aux incursions de la nature est du lendemain de la guerre. Assurément, la guerre a dépeuplé la campagne. Les paysans ont, en effet, combattu en très grand nombre, et le chiffre de leurs morts est énorme. En outre, les survivants ne sont pas tous retournés à la terre. Pourquoi ? M. de Pesquidoux n’examine pas les causes diverses du phénomène qu’il déplore. Il en distingue une et tâche de réagir : on a de moins en moins l’amour de la terre ; il s’efforce de montrer qu’elle est digne d’amour, et il écrit ses Géorgiques.

Se figure-t-il que la littérature ait tant d’influence ? Eh ! bien, la littérature a nui : elle peut donc servir.

A-t-elle nui ? N’en doutez pas. M. de Pesquidoux a raison de protester contre la peinture que tant d’écrivains, dits réalistes ou naturalistes, ont faite de nos paysans : « sortes de bêtes supérieures, en qui l’animalité finit toujours par dominer, » des brutes. M. de Pesquidoux connaît le paysan, le sait « insouciant, méfiant et entêté, âpre, plié sous la fatalité de la vie, » très souvent. Mais il l’a vu et le voit tous les jours « tenace, courageux, ingénieux, dur à la peine, dur au mal, digne et noble, attaché à son foyer, l’âme toute mêlée à sa terre, non point enlizée, liée par une fidélité, par un amour incoercible où il entre une telle part de générosité, de spiritualité, qu’il est allé mourir avec joie, avec passion pour elle... » M. de Pesquidoux le dit ; et il suffit d’avoir lu ses deux volumes, on sait qu’il ne dit que la vérité.

Aux peintures injurieuses des réalistes, il oppose des peintures vraies et qui ont quelquefois un charme délicieusement persuasif. En manière d’exemple, voici une leçon de labour que donne un vieux bonhomme à son petit-fils, gamin de quatorze ans, là-bas, en Gascogne. « Quand j’arrivai sur le champ, le vieux plantait, au bout de la pièce, un long rejet de peuplier encore en feuilles, pour servir de point de direction à l’enfant. Le petit, absorbé, attendait, debout entre les mancherons... » Le bonhomme avait choisi ses bœufs les plus patients et accoutumés à la besogne, de bons « cheminots de la glèbe. » L’enfant savait déjà les atteler et faisait bien les gestes appris, saisissait le bœuf de droite le premier, le plaçait sous le joug, appelait le bœuf de gauche, qui venait tout seul. Enfin, le grand-père avançait la charrue. L’enfant n’évitait pas de s’embrouiller ; il ne connaissait pas toutes les parties de l’instrument, les mancherons, l’âge, le talon, le versoir, le soc, le couteau, la tringle de tirage et sa vis qui fait monter ou descendre le gouvernail. Quant à l’aiguillon, ne point en user à l’étourdie ; ne jamais piquer sur les jarrets, ni sur l’os, ni au sang : l’on risque de blesser l’animal ; ne point toucher sans avoir averti : l’on risque d’effrayer l’animal. Et l’on a vu des bœufs effarés qui se sauvaient « en mugissant comme le tonnerre. » Ces mois ont rendu l’enfant très attentif... Le bonhomme rejoignit l’enfant. « Il plomba, il équilibra l’outil, indiquant qu’il faut descendre le gouvernail pour lever la charrue et le baisser pour la monter. Et soudain, d’un coup de main sur les courdils, il fit entrer bêtes et soc dans le champ : au pas, d’un bloc, comme mus à la fois. Et il enseigna encore que le talon devait toujours porter à plat sur le sillon ouvert, et le fer travailler de niveau. Alors, guidé, redressé ou appuyé du doigt, l’outil se fit léger, souple, maniable, oscilla et vibra comme un esquif sur des flots lourds, tandis que la terre, d’un mouvement égal, se couchait sous le versoir avec un bruit de soie froissée...» Que ces lignes sont belles et bonnes ! Même si notre ignorance de citadins nous empêche d’entendre chacun des mots, et de savoir que des courdils sont de longues rênes qui, attachées à la corne droite du bœuf de droite et à la corne gauche du bœuf de gauche, viennent à la main du bouvier, de savoir au juste ce qu’est le talon, même si nous avons à rougir de ne rien connaître au labeur principal de l’homme qui assure l’abondance du blé, nous sentons, dans ces lignes, une exactitude parfaite ; et le départ, vif et léger, de la charrue pareille à un esquif est beau.

Voulez-vous voir le paysage, autour de la scène si jolie ? L’enfant s’anime à la besogne. Il gourmande les bœufs : « Chô, Marty ! » pour prier Marty de ralentir ; et : « Haï doûn, Bouët ! » pour que Bouët n’aille point à la nonchalance. Il ne cesse pas de regarder le rejet de peuplier qui le guide à bien tracer le sillon... « Et, du ciel, un soleil apaisé, un pur soleil d’automne s’épanchait ; et les hommes, les bêtes, l’outil, passaient lentement sur le fond du paysage, une colline rousse parsemée de pins ; et rien ne manquait à la scène, pas même la musique, ta voix douce et timbrée de l’enfant, presque flûtée, chantait plutôt qu’elle ne parlait, relevée à chaque moment par le rire sonore, le rire enchanté du vieillard. » Ce petit tableau est digne de Théocrite, je crois. Et premièrement je citais Virgile. Ensuite, la description de la terre en péril sous la menace des bêtes ferait penser à Lucrèce. Voilà toute l’Antiquité qui renaît, ou qui a duré, dans la campagne d’aujourd’hui.

M. de Bordeu note que les siècles ne modifient pas beaucoup la campagne ni la vie rurale et qu’en dépit du changement qui se produit à la ville, de nos jours de plus en plus vite, les champs gardent leur caractère, leur habitude ou leur fidélité. Il l’a montré, en décrivant son pays de Béarn, ou peu s’en faut, pareil à plusieurs époques, à la fin du XVIIIe siècle dans le Chevalier d’Ostabat, sous la Restauration dans la Plus humble vie, à présent aussi dans le Destin d’aimer : ce sont des romans, tout proches de la réalité. Même, il se souvient de Virgile, ainsi que M. Pesquidoux, et à maintes reprises. « Justissima tellus, dit Virgile. Avec lui, je crois naturellement à cette bienveillante équité qu’il énonce, de la terre amie du laboureur... » Et, en regardant les moissons magnifiques : « C’est à Virgile que je pense, miroir et pure image, dans son génie, d’une beauté parfaite à cette heure. Les flaventia culla Galesi, dans ses campagnes toscanes, n’avaient pas plus de grandeur que ces champs mûrs. Aucune vallée n’est plus ombreuse que cette vallée de prairies dormantes... » Cette rêverie où l’Antiquité se réunit aux siècles ultérieurs et à notre siècle pour composer l’idée de la campagne, et l’embellir en lui laissant sa vérité, a un merveilleux charme de repos. La même idée de la campagne, que nous présentent M. de Pesquidoux et M. de Bordeu, écrivains par ailleurs très différents, est la plus séduisante, par son étrangeté, par ses grâces tranquilles, pour les citadins qui sont las d’une mobilité incessante, analogue à une espèce d’absurdité, las de voir toutes choses promptement démodées et l’oubli maître de leurs jours, de leurs minutes. Nous partirions pour la campagne, tous, et il faudrait désormais redouter l’abandon des villes au profit des champs, si M. de Pesquidoux, après avoir ému notre velléité, n’avait soin de retenir un peu notre élan. Car il nous avertit de ne pas nous improviser campagnards.

M. de Pesquidoux écrit, en effet : « Il n’est point de métier qui demande plus d’acquisitions expérimentales... » Eh ! nous travaillerons... « un plus constant apprentissage...» Eh ! nous prendrons la leçon des vieux et, peut-être chenus, serons dociles au bonhomme qui enseigne si joliment à un bambin le labourage... « en un mot plus d’atavisme. » Hélas ! le bonheur des laboureurs nous est donc refusé !...

Plus d’atavisme ? Oui. Vous iriez au marché vendre des bœufs ou en acheter : vous ne sauriez pas comment on parle aux chalands, comment en déjoue leurs roueries ; vous seriez refaits. Aux prés, aux champs, vous n’auriez pas le coup d’œil ; vous n’auriez pas « l’intuition de la terre ; » vous n’auriez pas les qualités qu’a de naissance l’homme qui hérite un long souvenir de la terre. Une science et qui est devenue un instinct : « ça vous est défendu ! » disent les paysans. Conséquemment, M. de Pesquidoux ne s’adresse pas tant à vous, gens de la ville et que la ville a depuis des générations pris et accaparés, mais à une jeunesse que la ville a récemment débauchée. Il lui raconte par exemple, l’histoire d’un paysan, surnommé l’Arroumic ou la fourmil, vrai paysan, qui se tire d’affaire et, au bout du compte, arrive à posséder son bien : « Je dédie ces lignes à tous les déracinés qui battent les grandes villes. » Ces déracinés que la terre a perdus, — et elle en perd ! — lui seraient infiniment précieux, parce qu’il est Impossible de les remplacer ; ils sont de l’hérédité indispensable et qui va se gaspiller, s’anéantir avec eux. Veuillent-ils s’en apercevoir ! Pour qu’ils reviennent à la terre, M. de Pesquidoux les supplie de songer qu’elle est aimable.

Il s’adresse à eux et ne les endoctrinerait pas en leur disant ce qui n’est pas l’exacte vérité. Si l’on avait besoin d’un contrôle de ses récits, le voilà

Du reste, il ne dit pas que tout soit délicieux à la campagne ; et sa peinture de la vie rurale n’est pas faite avec un parti pris d’optimisme. Secondement, s’il a montré cette continuité de la vie rurale qui rend plusieurs de ses tableaux virgiliens, il ne dissimule pas les conditions nouvelles du labeur agricole, les difficultés d’aujourd’hui. Le petit garçon que son grand-père vient de mettre à la charrue aura des ennuis de toute sorte. Le travail sera plus compliqué. Il faudra recourir à des machines que nos pères ne connaissaient pas : il le faudra, puisque les ouvriers des champs seront moins nombreux. Il y aura beaucoup de questions à résoudre, questions de salaires, problèmes sociaux et avilis de politique. L’esprit n’est plus ce qu’il était, à la campagne. Autrefois, une métairie avait son chef : « Le plus souvent, l’aïeul ; grand vieillard rasé, qui ne travaillait plus, que l’on voyait sortir le soir pour visiter le bien, à pas lents, appuyé sur un haut bâton, et qui jugeait du travail fait. Avis et observations, ce qui tombait de sa bouche était écouté : des champs à la table, il trônait. La vieille main, qui tremblait pour avoir trop labouré, mais qui savait ce que la sueur pèse en regard de l’or, distribuait à chacun son dû. Les fils et leurs femmes, les filles et leurs maris, les enfants de tous les couples et parfois un cousin veuf emplissaient la maison. Quand ce monde partait pour le travail, on sentait que la terre ne saurait résister à l’effort de tant de bras. Labeur joyeux autant que fructueux, car il était accepté, voulu, choisi ; car, fait toujours à l’heure, n’excédant pas les forces de l’homme, restant à l’ordinaire au-dessous d’elles, il laissait des loisirs, une liberté qu’on ne connaît plus. L’homme alors était bien le maître de sa terre, en usant à ce titre avec elle, non son mercenaire ou sa bête de somme. Et un air d’aisance était répandu sur tout : sur l’être agile et sur la glèbe assoupie... » Cette vie patriarcale, hier encore, faisait la richesse et la joie des paysans. Maintenant, la vie patriarcale semble finie. Une vie commence, toute différente et dont les débuts sont désagréables au point que de vieux paysans, déroulés et tristes, hochent la tête et disent : « C’est peut-être que les jours ne se lèvent pas de même ; ou c’est peut-être que les hommes ne peuvent plus rester ensemble ! » Or, répond M. de Pesquidoux, les jours se lèvent comme autrefois ; mais il est vrai que « les hommes ne s’entendent plus. » Il examine la discorde et il en montre les résultats. La famille rurale se désorganise ; et le travail, si bien réglé naguère, se détraque.

C’est une calamité. En présence des calamités, l’on ne doit pas s’abandonner au désespoir. Il ne servirait à rien de regretter la vie patriarcale : mieux vaut tâcher de la restaurer, dans la mesure où l’admettent les temps nouveaux, qui se croient plus nouveaux qu’ils ne le sont et qui surtout sont déraisonnables. En outre, il convient d’accueillir les faits et de s’en arranger : les faits sont plus forts que vous. C’est un fait, que le travail de la terre emploie aujourd’hui des machines et des produits, dont l’usage réclame une technique et une science nouvelles : créez des écoles ; ne laissez pas l’agriculture française livrée à la routine et incapable de lutter contre l’effort étranger. C’est un fait, que la famille rurale, devenue moins nombreuse, déliée par les zizanies, dégagée de la discipline ancienne qui la rendait un peu analogue à une belle ruche, ne suffit plus à cultiver un bien de quelque étendue. Bref, on recourt aux ouvriers agricoles. Ceux-ci, très demandés, sont rares. Payez-les sans parcimonie : vous ne les auriez plus. Même exactement payés, ces ouvriers ne remplaceront pas les membres de l’ancienne famille, si vous ne trouvez pas un moyen de les intéresser à l’œuvre commune : M. de Pesquidoux recommande une participation de tous aux bénéfices, participation qu’il s’agit d’établir sur des principes de justice, de prudence et de bonté.

M. de Pesquidoux, qui regrette la vie patriarcale des paysans, la bonne entente et le gentil accord des propriétaires et des métayers, les mœurs et les coutumes d’autrefois, profitables à tout le monde, n’est pas réactionnaire au sens fâcheux que donnent à ce mot les personnes de l’autre bord. Il a vu, à la campagne, plus de merveilles à conserver que d’innovations à tenter, sans doute. Mais il n’est pas l’ennemi des réformes utiles ou généreuses. L’un de ses chapitres le prouve : « J’ai vu, un de ces soirs, rentrer un vieux paysan de mes environs. Très grand et osseux, de poil blanc, fatigué par les ans et la tâche, et le poids de lourds outils de terrassiers croisés sur son épaule, il allait le long d’un champ hersé de la veille, se découpant sur le couchant embrasé encore, il allait à grandes enjambées un peu fléchies, qui lui donnaient un pas oblique. Il me salua de loin. Je lui criai bonsoir. Et, tandis qu’il gravissait le raidillon de sa maison, je songeais à la dure existence dont il n’est jamais sorti. Depuis plus d’un demi-siècle, il travaille enfant, jeune homme, homme fait, vieillard. S’il a toujours gagné son pain, il n’a jamais gagné rien de plus. Parfois l’avenir l’inquiète. Le dimanche surtout, le jour du repos, où il a le loisir de penser. Assis devant la porte, seul au monde, il regarde, il scrute à l’avance le fond de la vie qu’il lui reste à passer. Alors, disent ses voisins, il boit, il se grise un peu, non jusqu’à chanceler, car l’ivresse est ici une honte, mais assez pour perdre la notion exacte des choses, pour oublier un moment ce qu’il est. Et, quand le crépuscule tombe et que le silence règne, on l’entend chantonner doucement. » Pauvre et charmant bonhomme !... M. de Pesquidoux veut qu’on ajoute au salaire, qui rémunère strictement le labeur de la journée, un denier de supplément, qui assure, non l’opulence, au moins la tranquillité d’un pauvre et charmant bonhomme.

Les chapitres de M. de Pesquidoux ne sont pas rangés comme ceux d’un traité en règle ; et il ne donne qu’un recueil d’études ou d’essais. Je n’en cite qu’un petit nombre et ne puis résumer ces volumes, Sur la glèbe ou Chez nous. Il esquisse un paysage, il raconte une anecdote, il donne un conseil, il enseigne l’art de chasser la bécasse ou de pécher la lamproie, il enseigne l’art de préparer les bonnes conserves de lamproie, il est gourmand, il est gai, il est sérieux, il a une bonhomie ravissante et le goût d’une poésie simple et grande. -

Les livres de M. Charles de Bordeu, qui voisinent très bien avec ceux de M. de Pesquidoux, sont pourtant d’une autre sorte. M. de Bordeu est plus homme de lettres que M. de Pesquidoux : je ne lui en fais point une injure. Il a publié plusieurs romans avant de donner la Terre de Béarn, son meilleur ouvrage, ses véritables Géorgiques. Du reste, ses romans se développent tous dans le pays de Béarn, dont il décrit les sites et les coutumes avec autant d’amitié que de talent. Et, au cours de ses romans, il ne manquait nulle occasion de vanter la vie rurale. Lisez, au début de Jean Pec, son premier roman, ce passage : « Il y a, dans l’air des campagnes, dans la grandeur de la vie rustique, dans ses paisibles spectacles et son activité régulière, une pacifiante vertu... » Le roman de Maïa, qui réunit légende et réalité, commence au milieu d’une cour de ferme que l’auteur a vue et qu’il a su peindre de manière à vous la rendre un lieu privilégié : une cour de ferme où l’on ne distingue pas seigneurs et paysans, la simplicité de l’existence et la bonté, la juste fierté aussi, ayant rapproché de longue date et lié entre eux ces hommes divers. Le héros de la Plus humble vie est fils d’un porcher de village et un gamin qui a l’enfance de tous les autres : « Ainsi commença son existence. Elle devait durer à peu près semblable jusqu’à la fin, sans grandes joies ni grandes souffrances, sans aventures, diversifiée seulement par les changements que le temps amène, terne, mais paisible et satisfaite, solennisée par tout ce que la vie épanche de limpide dans les vases d’argile et d’auguste dans les humbles âmes, puis vaguement attristée au soir, comme une chaumière où entre l’ombre. » Les existences que les romans de M. Charles de Bordeu racontent se déroulent dans l’intimité de la campagne et, pour ainsi dire, à son imitation, calmes longtemps et heureusement monotones, jusqu’à un orage qui passe ou quelquefois les dévaste. Elles sont, comme les champs, soumises à des tribulations, surmontant le péril ou subissant la violence et les ravages de la destinée.

Entre le dernier roman de M. de Bordeu et la Terre de Béarn, il y a, je crois, un espace de quelque dix années : années de la guerre, puis années de recueillement, de mélancolie et d’amertume. Plusieurs chapitres de la Terre de Béarn paraissent dater de ces années-là où sans doute l’auteur écrivait peu. La composition du livre et sa philosophie lentement élaborée sont le résultat de l’expérience acquise, de la méditation, d’une rêverie en quête de sagesse.

Et voici le prélude : « J’habite le village d’Abos, dans la plaine du Gave. Mon village a pour voisins, autour de sa campagne, au levant, Tarsacq, dont la vue s’allonge entre les feuillées des salignes et le hallier du coteau, prés de l’eau du moulin… Parbayse au midi, dans une vallée pastorale, hameau de vignerons enclins au braconnage… Pardies au couchant ; ses maisons blanches s’adossent à des futaies dont la courbe, ainsi qu’une autre colline abaissée, suit la ligne des collines et de l’horizon… Enfin, au nord, Besingrand, qui n’est qu’une famille, au bord de la rivière, de quelques agriculteurs et pécheurs… » La plaine est riche, ample et variée ; les collines qui l’entourent ont bon aspect devant les Pyrénées. Un bel horizon, le plaisir des yeux ; la douceur de l’air… « Voilà le cloître de mon esprit et l’horizon de ma vie. Ce village aux sentiers de retour où j’ai ma maison à côté de l’église, arche de son village au milieu des terres, cette maison trois fois séculaire où dix générations ont passé, arche de ma jeune famille, les quelques arpents de champs qui l’environnent, dont je mange le pain et bois le vin, sont mon champ d’action circonscrit, mais paisible, l’asile de mes habitudes héréditaires, la ruche et le domaine de mes pensées. » Vous lisez cela, qui, en somme, ne vous a rien appris de tout neuf : l’intention de l’auteur n’était pas de vous donner son adresse dans le département des Basses-Pyrénées. Mais le ton de l’auteur vous invite à quelque recueillement. Vous songez alors que l’homme a deux ennemis principaux, le temps et l’espace. L’ingéniosité de sagesse consiste probablement à réduire ces deux ennemis. Une retraite, aux bornes de laquelle vous limitez l’univers suffisant, vous met à l’abri de l’espace ; une habitude qui vient de loin, qui durera bien après vous et qui, durant votre vie, ne fait que continuer, vous met à l’abri du temps. Songez-y, pour n’être pas tristes et fols.

M. Charles de Bordeu conte deux histoires de son pays, l’une des Eaux transparentes, et l’autre des Eaux tragiques, deux histoires où poésie et vérité se réunissent. « Quel ruisseau n’a roulé son Ophélie ?... » Une Ophélie était, au village d’Abos... M. Charles de Bordeu, pour célébrer la lumière, l’amabilité des journées, le charme des soirs limpides, peint quelques tableaux de l’été. Midi, les coqs chantent, les clochers tintent : « Chaque clocher me semble un grand pâtre qui groupe le troupeau luisant des toits autour de son église... La cloche frappe les heures solennelles de l’existence, son matin, la jeunesse et la joie, l’été resplendissant et déjà grave, et le soir, pro- fond et fatigué. « Le jardin de Jean, qui a, dans le village d’Abos, un petit bien, qui a le pain, le vin, dans sa maisonnette ornée d’une treille : « Un figuier ombrage le banc domestique. Le puits est à côté, dont la mousse verdit les parois et d’où les seaux montent une eau douce pendant l’hiver et très fraîche en été. Un noyer répand sur le jardin quelque peu d’ombre ; il le faudrait émonder, mais on ne le fait point, car les noix en sont grosses comme des abricots. Il y a d’autres fruits dans ce jardin, assez de vignes pour remplir deux ou trois barils d’un vin léger, les légumes communs, avec du thym et du romarin près de ruches au toit de chaume pointu ; il y a des fleurs de chaque saison, violettes de février, anémones de mars, des passeroses, des lis de juillet, et des chrysanthèmes pour parer les tombes. » Les nuits d’été, pleines d’étoiles : « Qui es in cœlis... Je vais répétant, ce soir, les mots divins. Je les répète sans presque y songer, tant ils sont ma pensée confiante, si confiante qu’un enfant qui s’endort à côté des siens n’est pas plus tranquille que je le suis. Les astres ne me sont pas plus certains, ils ne brillent pas d’un éclat plus réel que la prière de Dieu sur mon âme. Chacune des paroles qui la composent, rayonne en s’y égrenant avec douceur. Chacune y descend et s’en élève, rejoint ses sœurs et monte avec elles. Je crois les suivre des yeux dans leur essor parmi les Pléiades, comme un rosaire d’étoiles. » C’est ainsi que M. Charles de Bordeu, au village d’Abos, regarde et rêve pour lui et pour vous. Ses Géorgiques ne sont pas un traité dogmatique, mais une amicale invitation, l’offre gentille d’un exemple.

Il vous dit : c’est ainsi ; et vous engage, sans vous le dire, à comparer ce qui est ainsi et ce qui vous a peut-être flatté de plus grand espoir et vous a déçu. Et vous ? sensible à cette poésie toute de vérité, vous entendez que vous n’êtes pas si raisonnable. Vous redoutez l’ennui de quiétude ? c’est le fait de votre dissipation.

Aux tableaux de l’été succèdent ceux de l’automne et de l’hiver ; et vous apercevez comme les différentes saisons vous mènent de l’exubérance à quelques pensées plus retirées : c’est l’année, image de la vie. La répétition de l’année vous accoutume au cours inévitable de la vie, jusqu’au moment de la suprême abnégation.

Les dernières pages de la Terre de Béarn ont une étrange beauté, familière et pourtant surprenante, un accent de certitude acquise peu à peu, anciennement acquise et, à la réflexion, plus forte, une juste mélancolie, une confiante gravité. Il semble qu’il y ait eu, autour de la certitude que je disais, des écroulements : le refuge en est d’autant plus aimé, plus précieux... « Le soleil descend, le jardin se dore. Les cris de nos enfants y retentissent. Et la paix du soir se solennise d’on ne sait quoi d’éternel. La terre aussi prend la couleur du crépuscule. Elle est sur les pierres et les visages. Un jour de plus, un soir qui s’éteint. Le ciel du couchant, quand il s’étoile, que figure-t-il et dit-il à l’âme ?... Le repos des tombes ? l’aube d’un berceau ?... » Tombes et berceaux, les soirs et les aubes, continuité : tout est là

Cet épilogue vous attriste ? Retournez un peu plus avant ; et, parmi les tableaux de l’hiver, vous aurez la consolation de trouver la vraie recette de la bécasse rôtie, préparée sans faute : « Pour manger une bécasse parfaite, il est véritable qu’il en faut deux ; l’une est pour le hachis... » Ces apôtres de la vie rurale sont des gourmands admirables, qui ne gaspillent pas leur philosophie en billevesées.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Sur la glèbe, par M. Joseph de Pesquidoux (Plon) ; du même auteur, chez le même éditeur, Chez nous, « travaux et jeux rustiques. » Terre de Béarn, par M. Charles de Bordeu (Plon) ; du même auteur, Jean Pec, Maïa, le Destin d’aimer, Pages de la vie (Plon), le Chevalier d’Ostabat, la Plus humble vie (Fasquelle).