Revue littéraire - Les Romans de J.-H. Rosny

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Revue littéraire - Les Romans de J.-H. Rosny
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 935-946).
REVUE LITTÉRAIRE

LES ROMANS DE J.-H. ROSNY

Transportons-nous à quelques années en avant… Les tendances qui commencent à se faire jour en matière d’éducation ont définitivement triomphé. Les lettres ont été enfin bannies de l’enseignement. L’étude des langues mortes a été délaissée par une société qui n’a pas de temps à perdre. La Littérature classique a été répudiée par ceux-là mêmes qui avaient eu jadis pour mission d’y initier la jeunesse. L’Université a réalisé son désir d’être moderne. Elle s’est réformée suivant les vues des penseurs du Conseil municipal. Elle marche avec son temps. On a allégé le présent des lourdes entraves que lui mettaient les traditions du passé. Pour tout ce qui est de l’art ou de la littérature, les jeunes générations entrent dans un monde où leur regard n’est plus attristé par les vestiges de choses anciennes : tout y date d’hier. Ce n’est pas d’ailleurs que les temps soient venus de l’ignorance. Bien au contraire. Les hommes n’avaient jamais été si savans. Ils savent tout, depuis le collège. Les programmes sont plus chargés qu’à l’époque où on craignait déjà de les voir craquer sous la charge. On y a inscrit toutes les sciences, car il n’est pas de science inutile. Chaque année ils s’enflent au prorata des découvertes nouvelles. Le cerveau de tout citoyen français est pareil à une encyclopédie : c’est un répertoire de formules, un magasin de notions positives. L’humanité a franchi une importante étape. Elle entre toutes voiles déployées dans l’ère positiviste et utilitaire, franchement démocratique et résolument scientifique… Dans une société ainsi constituée sur ses véritables bases. Continuera-t-on à faire des livres ? Cela est à craindre, car la perfection est un idéal vers lequel les pauvres hommes peuvent bien tendre de tout leur effort, ils n’y atteindront jamais. La vanité littéraire a encore devant elle un bel avenir. Que seront les livres qu’on écrira dans ce temps voisin du nôtre ? Supposons des écrivains doués de belles facultés, capables d’observation, pourvus d’imagination, laborieux, respectueux de leur plume, hantés de rêves généreux. Admettons qu’ils composent des romans. Que seront ces romans ? La question n’est pas oiseuse. Et pour la résoudre nous ne sommes pas réduits à nous contenter d’hypothèses. Nous avons un moyen aisé d’y répondre avec quelque précision. C’est de consulter les romans de M. J.-H. Rosny.

Il y a un peu moins de dix ans que M. Hosny publiait son premier livre : Nell Horn. Rappelez-vous quels mouvemens d’idées, quels courans de sensibilité, quelles influences ont fait à la littérature de ces dix années son atmosphère. Le naturalisme était sur son déclin. Il périssait par l’excès même de son étroitesse et de sa vulgarité. On se reprenait de goût pour les problèmes de l’âme, et c’est par sa complexité que l’âme moderne attirait en les inquiétant les analystes les plus subtils. On scrutait avec un mélange de hardiesse et de raffinement l’éternel problème, éternellement décevant, de l’amour. Venu de tous les points du monde de la réalité et de celui du rêve, un vent de tristesse avait desséché les cœurs. On était sans élan pour l’action, ayant perdu tous les appuis de la foi. On s’essayait à tout comprendre par désespoir de ne plus croire à rien. On s’amusait au jeu des idées, au spectacle infiniment nuancé de leurs contradictions. Mais scepticisme et dilettantisme ne sont que les formes de la lassitude, passagères comme elle. Rajeuni, renouvelé en se trempant aux vieilles sources de l’évangélisme, l’esprit contemporain se pénètre encore une fois de tendresse, de charité, de pitié… M. Rosny est resté en dehors de toutes ces influences ; elles ont été pour lui comme si elles n’étaient pas ; elles n’ont mis sur son œuvre aucune trace. Il est aussi loin des psychologues que des dilettantes, et des néo-chrétiens que des esthètes. Tout ce qui préoccupe, tout ce qui charme, tout ce qui torture nos âmes de lettrés est pour lui non avenu. L’atmosphère où nous vivons n’est pas la sienne. La nature et l’éducation l’ont rendu comme imperméable aux infiltrations de notre sensibilité. Inversement, quand on vient de lire ses livres, on a la sensation, et, pour tout dire, la courbature d’un voyage fait en pays étranger. Les types qu’on y rencontre, les questions qu’on y voit soulever, les façons de penser et de sentir, le langage nous y déconcerte. On a l’impression très aiguë, et qui ne laisse pas ‘d’être douloureuse, de la distance qui peut séparer les hommes d’un même temps. On est venu à un même moment du développement intellectuel, on habite la même ville, et on est si loin !

M. Rosny, quoiqu’il ait déjà beaucoup écrit, est peu connu, et ses livres, tout pleins qu’ils soient de talent, ont peu de lecteurs. Quelques fervens de son œuvre estiment que cette demi-indifférence du public est une des grandes injustices de l’époque moderne et accusent notre frivolité. Il n’est que juste de reconnaître que M. Rosny n’a fait aucune concession au succès facile : il ne s’est abaissé à employer aucun des moyens assurés qu’ont certains auteurs de ce temps pour faire vendre leurs livres. Et puisque la probité est redevenue un mérite qu’il faut signaler quand on le rencontre dans le monde des lettres, nous louerons M. Rosny de sa probité. De même il a dédaigné de tirer parti des derniers perfectionnemens de l’art de la réclame. Il ne se raconte pas dans les journaux. Il ne nous régale pas d’indiscrétions sur sa personnalité. Tout juste sait-on que cette personnalité est double. J.-H. Rosny est un seul auteur en deux personnes ; ses livres sont le produit de la collaboration de deux frères arrivés à un tel degré de pénétration intellectuelle, qu’un sujet étant donné et les idées étant arrêtées en commun, ils peuvent se mettre au travail : chacun de son côté écrit la même page. Auprès de cette fraternité celle des Goncourt était, comme on voit, une fraternité de frères ennemis. Cette réserve est trop respectable pour que j’essaie de percer l’espèce de mystère dont s’enveloppe M. Rosny. Je me contenterai de chercher dans ses livres ce qu’ils nous révèlent sur sa formation intellectuelle. Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est que l’auteur de ces livres a, je ne veux nullement dire le tour d’esprit scientifique, mais le goût de la science. Presque tous les personnages qu’il met en scène sont, sinon des savans, des demis ou des quarts de savans. Celui-ci est physicien, celle-là étudiante en médecine, d ? autres vaguement chimistes. Ils ont écrit, qui un travail considérable sur L’élimination du type Noiihman dans la famille aryenne, qui une Histoire des migrations modernes. S’ils ne rêvent pas de quelque Métaphysique des bêtes, c’est qu’ils sont absorbés par un projet de Législation transformiste. Chacun suivant ses aptitudes et suivant ses goûts, ils ont essayé de s’approprier quelques bribes de l’universel savoir. L’un d’eux, mieux doué ou plus téméraire, tente de s’assimiler à la fois tout le savoir moderne. C’est le jeune télégraphiste Marc Fane. Il n’a encore reçu qu’une éducation professionnelle, quand il conçoit le projet de faire le bonheur de l’humanité. Persuadé que tout se tient dans l’histoire des idées et que pour faire accomplir à l’humanité le plus mince progrès il est nécessaire de connaître tous le& besoins du monde moderne, il entreprend de compléter ses études. Il se trace à lui-même un programme auprès duquel celui de PicdelaMiran-dole n’était qu’un jeu d’enfant. Toutes les sciences y sont représentées et chacune a sa ration de temps. « La ration de telles branches n’alla qu’à cinq minutes par semaine : dessin, astronomie, musique. Graduellement cela s’élargissait jusqu’aux dix heures de la politique, aux vingt heures de la sociologie. » Comme il est naturel, les sciences qui attirent de préférence Marc Fane, ce sont les moins avancées, les moins faites, celles qui ont le moins la certitude de la science et qui en ont davantage l’appareil. Marc Fane acquiert ainsi tous les élémens du savoir, sans guide, sans critique, sans ordre, pêle-mêle, avec précipitation et opiniâtreté. Il s’applique consciencieusement les bienfaits de ce système où la méthode est remplacée par la bonne volonté. Auboutd’un certain temps il en arrive à un état d’esprit qu’il n’est pas inclinèrent de noter. Certains jours, « il mâchait d’instinct une petite balle élastique pleine. Des ordres de pensées s’attachaient au mâchement de cette balle et qui partaient de l’élasticité. L’élasticité, en effet, le préoccupait beaucoup, tellement liée à la vie, à la chair humaine, à la lutte de l’organique et de l’inorganique, bientôt le ramenait au gouffre de l’ontologie… Le télégraphiste eut des curiosités intimes de sa personne, le désir exact de se classer, non plus simplement comme puissance, mais comme forme exacte, idiocrasies, caractéristiques. Aspiration d’abord confuse, il la satisfiten étudiant en détail la structure physique : orographie du crâne, cubages, chiromancie, assoiffé d’analogies avec tels grands hommes. Son angle facial atteignait-il celui de Guvier ? le poids de son cerveau celui de Cromwell ? » Tels sont les effets du surmenage.

Je n’ai garde de confondre M. Rosny avec ses personnages et de croire qu’il leur fabrique une biographie avec des fragmens de la sienne. Je remarque seulement que toutes les sciences inscrites au programme de Marc Fane ont laissé d’elles-mêmes quelque souvenir dans les romans de M. Rosny. L’astronomie y tient une grande place. Constellations, planètes, étoiles y sont nommées par leur nom. Un rêveur songe-t-il aux caprices de la femme qu’il aime ? il n’oublie pas de nous dire que Rigel etProcyon glissent au firmament, la Vierge près de la Chevelure de Bérénice, et que les arctiques tournent autour de l’axe du monde. La géologie, la paléontologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la zoologie et quelques sciences annexes, sont pour M. Rosny le répertoire ordinaire de ses comparaisons. Ces comparaisons sont pour nous si imprévues et elles jaillissent si naturellement sous la plume de l’écrivain que nous sommes par là renseignés sur ses préoccupations habituelles. Veut-il nous parler d’une chambre où un homme qui va mourir se souvient d’avoir médité ? cette chambre lui donne l’impression d’être « contemporaine des origines, sœur des grottes où l’on trouve des squelettes d’animaux préhistoriques, comme ici des squelettes de méditations ». Rencontre-t-il un rebouteux par les champs, une soudaine association d’idées évoque devant lui « les siècles très anciens, le chaos géologique où les plésiosaures et les iguanodons se mêlent à des haches taillées, à l’homme des cavernes et des palafittes. » Familier des temps préhistoriques, M. Rosny se fait sanseffort le contemporain de l’homme des cavernes. Tandis que notre regard s’enierme timidement dans un coin de société ou dans un coin d’âme, pour lui il évolue à l’aise dans une période de temps qui remonte à plus de vingt mille ans en arrière et qui dans l’avenir n’a pas de limites. Médiocrement intéressé par les individus, il s’attache avec passion aux questions d’espèce et de race. Un mari regarde dormir une femme aimée. Que pensez-vous qu’il fasse ? Il lui mesure le crâne. La physiologie et ses théories les plus récentes sont mises à contribution. Voici le petit discours que s’adresse un moribond, parlant à sa personne : « Déjà tes cellules sont prises d’assaut, déjà fourmillent les parasites victorieux, déjà tout est renversé au profit des myriades d’infiniment petits. L’hypothèque est prise. Chaque goutte de sang acquitte le tribut aux vainqueurs atomiques. » Les personnes qui ont le goût plus que l’habitude de la science ont une tendance à en prendre les formules pour des explications, et se complaisent au mystérieux de sa terminologie. Voici la loi de la « réaction égale à l’action », le droit du « soi parce que c’est soi », la philosophie de l’erreur, le jeu des probabilités, la règle de la moindre chance. Elles se réjouissent à constater telles analogies lointaines qui échappent au regard des ignorans. Un morceau de pain n’est pour nous qu’un morceau de pain. Regardez-y de plus près. Vous apercevrez : « des pertuis de petites fossettes ovalaires, des abîmes irréguliers, un tunnel, une caverne en dôme, aux murailles d’ivoire, où parfois se profile une stalactite capillaire. C’est tout le travail d’un monde, un système de cavités opéré par l’expansion vigoureuse du gaz intérieur, alors que la pâte était molle encore, une origine analogue à celle de notre croûte terrestre en somme. » Que de choses dans une bouchée de pain ! Il n’y en a pas moins dans une tasse de café. « Penché sur sa tasse, il examine la giration des globules, leur ramassement en nébuleuses et les accélérations de vitesse des aérolithes accourant vers les centres. » C’est le triomphe de la leçon de choses.

C’est du même point de vue que M. Rosny envisage les questions sociales : droit naturel, division du travail, répartition des richesses, héritage, famille, malthusisme, population, dépopulation et repopulation. La science enfin lui présente la question de l’adultère sous un aspect qui, pour n’être pas l’aspect sentimental et passionnel où se confinent d’ordinaire les romanciers, n’en a que plus de chances d’être le véritable aspect. Ce que nous appelons adultère, amour coupable ou tout simplement amour, ce n’est en fin de compte que « l’indomptable instinct qui veut un renouvellement de la sélection. » Partant de ce principe, un mari en train de tromper sa femme se posera ainsi le problème de son innocence ou de sa culpabilité : « Où est le crime de chercher ce que la nature a si âprement voulu, d’obéir à l’irrésistible, magnifique et féconde polygamie ? » Et tourmenté malgré tout du vieux préjugé qui fait que l’époux infidèle n’aime pas à être payé de réciprocité, il examinera sa femme avec l’inquiétude de découvrir chez elle, « le sens net, le sens violent de la polyandrie. » J’avoue que cela est un peu déplaisant et que ces mots sonnent mal à notre oreille. Mais c’est que nous n’avons ni l’habitude ni le goût de la vérité.

Ce culte de la science est chez M. Rosny essentiel et fondamental. C’est à quoi toutes ses théories se rattachent ou se subordonnent ; c’est par là qu’il est arrivé à la littérature et de là que procède son esthétique. Ce qu’il se propose en effet c’est de trouver « dans le domaine général du progrès humain, dans les acquêts de la science et de la philosophie des élémens de beauté plus complexes, plus en rapport avec les développemens d’une haute civilisation. » Il croit « que les grandes découvertes de notre fin de siècle sont susceptibles au plus haut degré d’être transmuées en matériaux littéraires. » Dégager de l’œuvre scientifique de ce siècle les élémens de littérature qu’elle contient, telle est la tâche qu’il s’est assignée et à laquelle il essaie de plier la forme du roman.

Comme ses théories littéraires, ses théories morales sont aussi bien à base de science. Cette base solide est ce qui manque à la morale chrétienne : aussi faut-il se détourner résolument d’un idéal qui a fait son temps. Il ne faut plus faire résider la vertu dans l’humilité. L’idéal nouveau doit procéder d’une notion plus complexe de la vie et de l’évolution. L’évangélisme doit être remplacé par une forme plus rationnelle de l’altruisme. Dans cette morale complète, le bien doit être un moyen pour développer plus pleinement les êtres supérieurs. Les idées d’intelligence, de force, de lutte y entrent dans l’idée même de bonté. A la conception abstraite d’un bien absolu succède celle d’un bien organique, expérimental, en voie de formation. Telle est la « morale d’espèce » qu’essaie de créer la philosophie contemporaine. Cette morale indépendante des dogmes, élaborée hors des sanctuaires, a pourtant son enthousiasme sacré : « Avec ses mysticismes, ses beaux et subtils moyens, ses récompenses, son harmonie supérieure, la bonté tentera les forts esprits de notre époque et s’imposera aux médiocres. Impérieuse, elle ne sortira pas d’une épouvante hiératique ni d’un nihilisme de vaincus, elle ne prêchera pas l’anéantissement des bons au profit des méchans, elle n’admettra pas plus ici-bas que là-haut la victoire des mauvais ; elle sera stoïque pour la joie hautaine du stoïcisme, modeste pour les souples puissances de la modestie, mais toujours active, créatrice, dominatrice, heureuse… » Sans rien devoir à aucune religion, elle sera en elle-même une religion. Seulement, au lieu de situer son paradis dans un au-delà, dans quelque région supra-terrestre, en dehors de la vie, elle le placera dans la progressive amélioration de cette vie. Au culte d’un Dieu elle substituera le culte de la Bonne Humanité.

Il y a dans tout cela bien du fatras. Je n’ai pas à faire le jour dans ces ténèbres. Et j’ai d’autant moins à discuter ces idées, qu’elles n’appartiennent pas à M. Rosny. Il les a récoltées au cours de ses lectures. Au surplus, en art, les théories n’importent qu’autant qu’elles sont le support des œuvres. De même en passant par les âmes les doctrines se teintent de nuances différentes. La science elle-même se plie aux interprétations les plus opposées ; suivant le penchant de notre nature et l’inclination de notre esprit, nous en tirons une leçon d’orgueil ou de modestie, un conseil d’optimisme ou l’arrêt du désespoir ; et suivant les ressources de notre imagination elle est pour nous le sujet le plus aride ou une matière d’une éblouissante magnificence. Avec la sèche doctrine d’Épicure, Lucrèce écrit un poème d’enthousiasme, de colère et de pitié. Quels que soient les moyens qu’un auteur a mis en œuvre, il en faut toujours revenir à chercher quels sentimens il a su traduire et quelles parties il a su découvrir dans le mouvant tableau de la vie.

Peindre les mœurs, étudier les milieux, mettre sous les yeux du lecteur des tableaux copiés d’aussi près qu’il est possible sur la réalité, c’est ce qu’a fait M. Rosny, non sans succès, dans la première série de ses romans. Nell Horn est une étude de la vie à Londres. Les aventures de l’héroïne Nelly, la fille du détective Horn, servent surtout de prétexte à l’auteur pour grouper ses croquis de mœurs londoniennes. Tour à tour nous assistons aux réunions de l’Armée du Salut, nous entendons des prédications presque éloquentes, nous apercevons des dessous lamentables. Nous pénétrons dans l’intérieur tumultueux des Horn : c’est un tapage fait des brutalités du père affreusement ivrogne, du délire hystérique de la mère, des gémissemens de Nelly, des cris effarés des enfans. Puis c’est le long séjour à l’hôpital, les nuits d’angoisse passées aux prises avec la mort, la guérison, la lente convalescence. C’est la vie de l’atelier, la vie des rues, la vie du home. Et c’est enfin la descente à travers les cercles de la misère anglaise. — Dans ce décor errent de pâles figures, des êtres de passivité, flottant au gré de toutes les influences extérieures. Entre Juste et Nelly, presque malgré eux et par l’effet d’on ne sait quelle force inévitable, se déroule le drame de l’abandon, avec ses phases et ses conséquences toujours pareilles. Juste s’est bien promis qu’il ne ferait pas de Nelly sa maîtresse, qu’il n’encourrait ni cette responsabilité ni ce remords. Donc il devient l’amant de Nelly, il la rend mère, il quitte la mère et l’enfant, comme on les quitte quand on est d’ailleurs sans perversité, la mort dans l’âme. Nelly avait fait le rêve d’être fidèle à un seul amour. Elle est foncièrement honnête, elle est courageuse et laborieuse, elle voudrait vivre misérable et digne d’estime. De tous les côtés lui viennent les mêmes conseils qui dissolvent son énergie, mettent à bout ses scrupules et ses résistances. Être jolie, faite pour l’amour, et se retrancher derrière une austérité farouche dont on est la première victime, quelle duperie ! On a beau s’être bouché les oreilles, il faut bien finir par entendre la voix de la raison. Ces choses mélancoliques sont contées avec une sorte d’émotion contenue et de tristesse voilée. Un peu de la tendresse de l’auteur de Jack a pénétré le disciple de M. Zola.

Avec le Bilatéral nous revenons de Londres à Paris, dans le Paris des faubourgs, des quartiers excentriques et des boulevards extérieurs, du Lion de Belfort à la salle Graffard et de Montrouge à Montmartre. Le monde où l’on nous introduit est ce milieu populaire que hante le même désir d’une grande refonte sociale. Utopistes, rêveurs de félicité universelle et immédiate, prometteurs d’édens pour tous, détenteurs de panacées ou d’explosifs, partisans de la propagande par la parole ou par le fait, ceux qui poussent à la révolte et ceux qui conseillent le calme, les révolutionnaires et les évolutionnistes, politiciens d’extrême gauche, socialistes, anarchistes, les miséreux, les haineux, les fanatiques, tout ce personnel défile devant nous, troupe obscure et menaçante. Les théories s’entrechoquent dans l’intimité des arrière-boutiques ; elles se déroulent fumeuses dans l’atmosphère enfumée des salles de réunion. L’auteur a le don de manier les masses. Il les anime ces masses populaires en quelques scènes d’un puissant relief ; il nous les montre violentes, terribles, soit qu’il s’agisse d’ « exécuter » un faux frère ou de tenir la police en échec dans l’échauffourée du Père-Lachaise. Réformateurs ou simples émeutiers, ce qui caractérise tous ces pauvres raisonneurs, c’est qu’ils n’aperçoivent de chaque question qu’un côté. Le personnage qu’on appelle le Bilatéral aperçoit les deux côtés des questions. Son surnom lui vient de là. Et c’est ce qui fait qu’on le tient pour suspect.

Même atmosphère dans Marc Fane, mêmes discussions, mêmes scènes qui se répètent d’un livre à l’autre. Seulement, tandis que tout à l’heure l’intérêt était dispersé, réparti également sur une foule de comparses, il est ici concentré sur quelques figures de premier plan. On nous dévoile les rivalités des chefs. On nous fait assister, dans une monographie, aux débuts, aux études, aux épreuves, aux alternatives de grandeur et de décadence de l’orateur du parti praticabiliste. On nous dit les rêves, les erreurs, les croyances de Marc Fane : « Marc croyait que le collectivisme révolutionnaire reculerait vers sa position perspective à l’arrière-plan jusqu’à l’heure très distante où l’homogénéisation d’État des intérêts matériels ne se dresserait pas en obstacle à l’originalité, à l’hétérogénéité des êtres, indispensable à une haute civilisation. » Il croyait cela, Marc Fane ! Apparemment c’est qu’il y comprenait quelque chose.

Tous ces livres sont d’un bon élève de l’école naturaliste. On en dirait autant de l’Immolation, étude de paysans qui fait songer à telles des plus brutales entre les nouvelles de Maupassant ; du Termite, étude de mœurs littéraires, le plus franchement détestable, je pense, des livres de l’auteur, tout à la fois prétentieux et lourd, encombré de théories que les personnages sont impuissans à exprimer, et qui nous mène, à travers un fouillis de dissertations furibondes, à cette conclusion médiocre : « Nous sommes tous de petits poissons, de très petits poissons… » Et Vamireh, roman préhistorique, en dépit du titre et du sous-titre, n’est pas autre chose qu’un roman composé suivant la formule et par les procédés ordinaires de l’école du document. C’est la même fureur de description. C’est la même manière de mettre en œuvre les notes recueillies à travers les manuels et les ouvrages spéciaux. Peu importe qu’il s’agisse ici d’un « milieu » d’il y a vingt mille ans, des Pzânns, des Dolichocéphales d’Europe, des Brachycéphales d’Asie, des mangeurs de vers et des Tardigrades. Ce n’est qu’une autre pâte coulée dans des « gaufriers » toujours les mêmes. La discipline naturaliste a lourdement pesé sur M. Rosny. Elle s’était imposée à lui de toute nécessité lors de ses débuts : car dépourvu d’une suffisante éducation littéraire, et l’horizon se bornant pour lui à la production contemporaine, il était forcé d’écrire suivant les méthodes qu’il voyait employer autour de lui sans soupçonner qu’il pût y en avoir d’autres. Pour la même raison il a eu par la suite beaucoup de peine à s’en dégager, et en dépit d’une éclatante rupture il ne s’en est jamais affranchi complètement. Jusque dans ses derniers livres on retrouve la même manière de présenter les personnages, de décrire, de « faire le morceau ». Les écrivains naturalistes sont restés ses maîtres à écrire.

Néanmoins les romans de la dernière série, Daniel Valgraive, l’Impérieuse Bonté, l’Indomptée, le Renouveau, l’Autre femme, sont d’une espèce assez différente. Ils sont à la fois plus à notre portée et d’une portée plus générale, d’un intérêt plus humain, d’une forme plus accessible, d’une allure moins rébarbative et, comme dirait l’auteur, moins horripilante. L’exécution a beau y être encore de la plus fâcheuse insuffisance, on y aperçoit cependant se dessiner l’idéal moral du romancier. Il a sa grandeur et je ne sais quelle poésie dans l’austérité. Daniel Valgraive apprend qu’il est condamné par les médecins, qu’il lui reste une année à vivre. Ce court espace de temps, il va, sans vain apitoiement sur lui-même, sans attendrissement, sans défaillance, le consacrer à réaliser le plus de bien qu’il lui est possible. Il veut assurer le bonheur des siens, avoir en partant cette amère consolation de songer qu’ils seront heureux sans lui, presque contre lui. Il met auprès de sa femme un sien ami, Hugues, afin qu’il s’en fasse aimer et que cet amour nouveau étouffe, en se développant, celui qu’elle a eu jadis pour son mari. Il voit peu à peu, au prix de quelles tortures de jalousie ! son plan réussir. Il lui reste à dompter dans son cœur souffrant les dernières révoltes, jusqu’au jour où il peut, maître de lui et sans tremblement dans la voix, se désister en faveur d’un autre de ce qui lui est plus cher que la vie. « Je te donne, Hugues, ma femme et mon enfant, afin que tu sois leur abri dans ce monde, afin que ton amour préserve l’une de la misère des chutes et l’autre de la destinée des orphelins. » Cette ferveur de vertu stoïcienne, cette ombre de la mort planant sur toute l’histoire, la fermeté de dessin, la sobriété de détails dont M. Rosny s’est trouvé pour une fois capable, contribuent à donner à ce livre une place à part dans l’œuvre du romancier et à en faire véritablement un beau livre. Ailleurs on arrive bien à deviner quelles sont les idées qu’a voulu exprimer M. Rosny : c’est que la bonté doit être faite d’intelligence et d’énergie, c’est que la vertu ne doit jamais se décourager, c’est que la vie réserve à ceux qui n’en ont pas désespéré des revanches imprévues. Ces idées ne sont ni vulgaires, ni banales. Le malheur est qu’il les faille deviner. Nous touchons ici à ce qui, dans le cas de M. Rosny, est tout à fait grave et sur quoi il n’est pas possible de passer aisément condamnation : c’est la complète absence du sentiment de la forme et c’est l’espèce de monstruosité du style.

Que la forme ait sa valeur propre, que la beauté soit un élément irréductible, que l’art ait en lui-même sa raison d’être, qu’il contienne en soi quelque chose de durable, qui triomphe de tous les changemens et suivit à toutes les ruines, il ne s’en doute même pas. « Aucun sujet, dit-il, aucune méthode, aucune langue ne résisteront à l’épreuve du temps. Chateaubriand, Balzac, Hugo et nous tous qui écrivons aujourd’hui serons un jour des Barbares… Nous n’avons pas encore abdiqué le vain orgueil de faire l’admiration de tous les siècles, de bâtir indestructiblement. C’est cet orgueil-là qui fait repousser le novateur… C’est lui sous mille formes, au nom de mille sentimens plus sacrés les uns que les autres, lui qui déterre Homère, Racine et Shakspeare… ».« Et il est hors de doute qu’en littérature la loi s’impose d’un perpétuel renouvellement. Mais personne ne parle de recommencer Homère et Shakspeare. On dit seulement qu’ils ne cesseront pas d’être admirés tant que l’esprit humain n’aura pas perdu ses titres. Ce défaut de sens esthétique se fait cruellement sentir dans la façon dont M. Rosny compose ses romans. Ce sont des merveilles de décousu. Tout y va à la débandade. Le sujet ou l’un des sujets n’apparaît que pour être aussitôt abandonné. Nous sommes à peine engagés sur une piste, nous reconnaissons que c’est une fausse piste. Les épisodes se succèdent au petit bonheur, sans lien, sans raison, sans utilité appréciable, et développés au rebours de leur importance. Ni ordre, ni proportions, ni choix, ni goût. L’insistance chaque fois qu’il eût fallu ne pas appuyer. Une profusion de détails. Un luxe de digressions. Un amoncellement de matériaux à peine dégrossis. Des romans qui recommencent à chaque page, en sorte qu’on craint qu’ils ne finissent jamais et que les plus courts semblent interminables. Une gaucherie de Primitifs, qui n’est nullement, comme chez tels de nos contemporains, le dernier mot de l’artifice et de la rouerie, mais véritablement un mélange de la naïveté et de la maladresse.

Chaque fois qu’on reproche à un écrivain de mal écrire, il ne manque pas de répondre qu’il a le droit de se créer sa langue et que des sensations nouvelles exigent un mode de traduction nouveau. L’argument est trop commode pour que M. Rosny ne l’emploie pas, lui centième. « A de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions nouvelles de la forme… Termes de science ou d’architecture, physique ou peinture, qu’importe ? C’est le même procédé à travers les siècles : enrichir l’art de tout ce que produit le temps, élargir les élémens de beauté en les cherchant dans tous les domaines de l’activité humaine… Où ça la clarté française ? Rabelais, si obscur et si diffus, si savantasse, et qu’aujourd’hui tous les cuistres adorent ? Racine, où chaque phrase est un modèle de contorsions et d’images extraordinaires ?… » Admettons donc le principe, et ayons l’air d’en comprendre le développement. Tenons Rabelais et Racine pour des génies de même ordre, et dont l’exemple peut être invoqué pour une même démonstration. Passons à M. Rosny ses termes scientifiques. Laissons-le parler d’idiosyncrasie et d’entéléchie, de palingénésie, d’adynamie et d’osmose, puisque aussi bien il éprouve à user de ces vocables un visible contentement et que leurs syllabes lui procurent d’intenses jouissances. Il sera convenu seulement que pour lire ses romans on devra tenir à portée de la main le Dictionnaire universel des sciences. C’est le moins qu’on paie son plaisir d’un peu de peine. Passons-lui l’emploi de termes rares : pertinace, abstème, coupetées… Acceptons telles façons de parler que lui ont enseignées les Goncourt : « Tout l’occulte des nocturnités lui travailla l’unie et s’intimisa dans sa souffrance… Toutes ces raisons après avoir paru se classer, fuyaient dans sa mentalité… Il éteignit les fanaux de la ratiocination. » Ne nous demandons même pas ce qu’il faut entendre par « l’extravase documentaliste. » Feignons d’être sensibles au charme secret de l’adjectif « soiral ». Admirons comme il convient ces images extraordinaires dont Racine lui-même ne s’était pas avisé : « Sa tête de Shoshone, son œil d’éclaireur, sa lèvre autocratique avaient sous la parole de Fougeraye la détente des ravins torrides quand revient l’automne… Ils furent pénétrés de la ténèbre comme d’une parabole à la fois stellaire et microbienne. » Prenons pour une gentillesse et non pour un coq-à-l’ane cette remarque : « Quand elle se levait d’une chaise, la grâce se levait avec elle. » Pourquoi faut-il que nous nous heurtions parmi les néologismes de M. Rosny à des mots tels que « ressurgissement », qui, quoi qu’il en dise, n’existent pas et pour cette seule raison qu’ils ne peuvent pas exister ? Pourquoi emploie-t-il les mots à contresens ou prend-il les uns pour les autres, et dit-il, par exemple : « son aventure peut s’abréger, » quand il veut dire : se résumer ? Pourquoi voit-on fleurir dans son style ce qui, en dépit de tous les noms pompeux et de toutes les appellations emphatiques, n’est que la vulgaire incorrection ? M. Rosny écrit couramment : Ils dissolvèrent, ils poignèrent, ils bruissèrent. On peut dire de même, pour peu qu’on en ait la fantaisie : « je me cassis le bras » ou « je me prendais la tête entre les mains. » Les étrangers qui savent de français ce qu’on en apprend en vingt-cinq leçons n’y manquent pas. Seulement ils ne prétendent pas par là enrichir la langue. Ils l’écorchent, tout bonnement. M. Rosny, familier avec les sciences, sait mieux que nous qu’une langue est un organisme dont on ne dérange pas impunément les lois. S’il viole ces lois, c’est donc qu’il ne les connaît pas. Cela nous met en garde. Cela nous rend moins indulgens à tant de bizarreries auxquelles nous étions prêts à nous résigner. Décidément, si ce style est incohérent, s’il est rocailleux, hérissé, embroussaillé, ce ne sont pas là autant de mérites. Ces défauts tiennent sans doute au tour d’esprit de M. Rosny. Mais ils viennent aussi de ce qu’il a négligé de s’initier à la tradition de notre littérature. Ses écrits font songer à la conversation d’un homme à la parole lente et pénible dont la pensée, mal débrouillée, se traduit en une langue à la fois incertaine et violente. Les ténèbres d’une pensée confuse y sont épaissies par l’impropriété de l’expression.

Je me hâte de remarquer que ces défauts se font plus rares dans les derniers livres de M. Rosny. À mesure qu’il prend une conscience plus nette de son idéal, il trouve pour le traduire une forme plus appropriée. Je répète, — pour le cas où je ne l’aurais pas assez dit et afin qu’on ne se méprenne pas au sens de cet article — que je tiens son talent en haute estime. Je ne lui fais pas l’injure de le comparer avec tels romanciers mieux achalandés pour qui le succès est la récompense de la médiocrité et d’une adresse complaisante. J’insiste sur ses mérites : la sincérité, la bonne foi, l’enthousiasme de la conviction, la noblesse et la richesse des idées, le souci de la moralité une sorte de vigueur et de puissance trouble. Ses qualités lui appartiennent bien, tandis que sans doute il n’a pas dépendu de lui d’avoir une autre formation intellectuelle. Il se peut qu’il arrive à dégager sa pensée des entraves qui l’embarrassent encore et à écrire des livres que rien ne nous empêchera d’admirer pleinement. Mais même telle qu’elle est aujourd’hui, son œuvre a sa raison d’être et sa signification. Elle serait encore un ornement pour une époque où sombrerait ce qui fut jadis la haute culture intellectuelle. Le poème d’Abbon surgit comme un essai d’art brutal dans un siècle barbare. C’est cela même que nous avons suivi avec une curiosité sympathique dans les romans de M. Rosny : c’est l’avenir du roman dans une barbarie éclairée où l’art et la littérature auront battu en retraite devant la sociologie triomphante.


RENE DOUMIC.