Revue littéraire - Les Romans de miss Rhoda Broughton

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Revue littéraire - Les Romans de miss Rhoda Broughton
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 456-467).
REVUE LITTERAIRE

LES ROMANS DE MISS RHODA BROUGHTON.

Adieu les amoureux! — Fraîche comme une rose. — Joanna. — Le Roman de Gilliane Traduction de Mme C. du Parquet; Paris,1880-1881. Calmann Lévy.

« Qui l’a faite? Quiconque il soit, en ce a été prudent que il n’y a point mis son nom. » Je parle de l’anonyme qui traduisit pour la première fois en notre langue, — à ce qu’il croyait, — un roman de miss Rhoda Broughton, il y a de cela tantôt six ou sept ans. L’auteur anglais, assurément, méritait mieux. Non qu’elle ait égalé, parmi ses illustres devancières, l’auteur de Jane Eyre ou l’auteur d’Adam Bede; on peut même assurer, et sans aucun espoir d’être démenti par l’avenir, qu’elle ne les égalera pas. Mais à quelque distance d’Adam Bede et de Jane Eyre, qui pourraient bien être les chefs-d’œuvre du roman anglais contemporain, il y a place, heureusement, pour des œuvres fort honorables encore. C’est de quoi le lecteur conviendra, nous l’espérons, s’il veut bien lire même Nancy dans la traduction anonyme, et surtout Adieu les amoureux! — Fraîche comme une rose, — et Joanna, dans l’agréable traduction de Mme C. du Parquet. Outre quelques-uns des mérites ordinaires à la plupart de ces romans de mœurs dont l’Angleterre est la patrie d’élection, il y reconnaîtra des qualités originales et qui n’appartiennent bien qu’à miss Rhoda Broughton. Deux ou trois de ces récits sortent certainement de la moyenne et valent la peine d’être distingués dans le torrent de ces romans pieux, ou plus exactement piétistes, dont les filles de clergymen inondent périodiquement le pays du Common Prayer Book, ce qui leur est une manière, — lucrative à la fois en ce monde et profitable dans l’autre, — d’abaisser l’orgueil de leur cœur charnel, de terrasser le démon et de glorifier Dieu. Ce sont, je crois, quelques-unes de leurs expressions favorites.

Les mérites ordinaires d’un bon roman anglais, on les connaît, et le compte en est réglé depuis longtemps.

Les romans anglais sont honnêtes, d’abord, et sans vouloir ici faire aucune confusion de la morale et de l’art, j’ose avancer ce paradoxe que, dans le temps où nous sommes, c’est peut-être quelque chose, pas grand’chose, mais pourtant quelque chose. La lecture des romans anglais, en général, repose, apaise, console, et même quelquefois fortifie. On dit, à la vérité, que les romans de miss Rhoda Broughton auraient fait un peu scandale et tranché sur l’uniformité des productions édifiantes par l’audace des situations et la liberté du langage. Mais j’ai quelque peine à le croire. Car il faudrait alors que la lecture des Soirées de Médan m’eût étrangement corrompu le goût et perverti le sens moral. L’une des héroïnes de miss Rhoda Broughton, quelque part, en frappant du pied, traite le mot « convenable, » de petit, de lâche, et de servile. Elle a tort, j’y consens, mais puisqu’elle est en colère! Une autre, dans un autre roman, émet cet aphorisme que « le mariage décidément est une chose haïssable. » Il est évident qu’elle se trompe. Mais puisqu’elle n’en finit pas moins par être heureuse en ménage, et même, au dénoûment, puisqu’on la voit descendre « la pente de la vie, l’œil fixé sur ce Dieu redouté, mais bon, que l’on discerne à travers le voile de ses œuvres magnifiques! » est-ce là de quoi choquer, ou seulement effaroucher, le plus austère puritanisme? mais non pas même quand ailleurs on aurait habillé plaisamment quelque homme d’église et traité le recteur de Plass-Berwynn d’imbécile, sans plus de façons? A moins qu’il ne fût réglé, comme le prétendait un jour Macaulay, que la morale anglaise, tous les six ou sept ans, doit devenir féroce, et la vertu britannique éprouver le besoin de se rassurer sur elle-même en opposant sa raideur à la facilité de nos mœurs continentales? Il résultera donc de là que les romans de miss Rhoda Broughton ne sont pas un prêche perpétuel, comme ceux de miss Yonge, par exemple, ni même, si vous le voulez, ce qu’on appelle une morale en action. Au surplus, soyez certains qu’ils contiennent tout autant de sermons qu’un lecteur français en puisse raisonnablement supporter. Il y a de bien jolis détails dans Joanna, et cependant, déjà, la matière d’édification y tient une si large place, — comme si l’auteur eût jugé qu’il était temps enfin pour elle de cesser de scandaliser ses respectables compatriotes, — qu’il est à craindre que tout le monde, en France, n’ait pas la patience d’aller jusqu’au bout du récit.

Un autre mérite, et bien souvent loué, des romans anglais, c’est la fidélité scrupuleuse et aussi l’habileté rare avec laquelle ils rendent l’aspect extérieur des choses. On serait tenté de dire que ce don n’est pas moins particulier, moins spécial, moins unique dans la littérature contemporaine aux romanciers anglais que jadis aux petits maîtres hollandais dans l’histoire de la peinture. C’est l’art de se laisser faire et de transporter directement sur la toile ou de fixer par des mots l’impression des choses telle qu’on la reçoit, presque involontairement. Pour le bien sentir, ce sont des exemples insignifians par la nature même des objets représentés qu’il convient de choisir: « Joanna a besoin de pleurer, et elle se sent soulagée par les larmes qui coulent en grosses gouttes sur ses garnitures de crêpe et qui s’arrêtent tout à coup quand elle s’aperçoit qu’un gras et bel enfant frisé, assis en face d’elle, la regarde obstinément et effrontément, comme s’il se demandait s’il est permis à une grande personne de pleurer. » Voici un bout de conversation que je détache de ce même roman de Joanna — pour compenser ce que j’en ai dit tout à l’heure :

« — On se passe difficilement de la société des militaires quand on y a toujours été habituée, dit pompeusement Mrs Moberley. Ces enfans appartiennent à l’armée, leur père était officier!

« — Dites qu’il était le chirurgien du régiment, s’écrie l’honnête Diana.

« — Je ne nie pas qu’il fût docteur, mais cela n’empêche pas d’être militaire.

« — Personne ne fait grand cas des docteurs, rétorque Diana. Qui de nous voudrait danser avec le docteur Slop?

« — Vous savez aussi bien que moi qu’ils ont rang d’officier, s’écrie avec chaleur Mrs Moberley, et leur uniforme est beaucoup plus beau.

« — Ce n’est pas la même chose, répète obstinément Diana, et toutes les fois que je vous entendrai dire que papa était officier, j’expliquerai tout de suite qu’il n’était que chirurgien militaire. »

Ce n’est rien, et ce dernier trait sans doute est moins encore : « Cependant les taquineries cessent, les deux enfans se retirent dans l’embrasure d’une fenêtre, où ils font si peu de bruit que Joanna, qui va s’assurer de la cause qui les tient si tranquilles, les trouve occupés sérieusement à essayer qui gardera le plus longtemps un centime sur son nez. » Mais c’est justement parce que ce n’est rien que c’est quelque chose, — justement parce que ces détails en eux-mêmes sont de nul prix, justement parce qu’il n’y a pas dans ces quelques lignes un seul mot qui peigne, je veux dire qui vienne pour l’effet, — justement parce que cela n’a de mérite enfin que d’avoir été vu, senti, aimé, compris et rendu.

Et de là nous pourrions déduire une comparaison, qui serait peut-être instructive, entre le réalisme des romans anglais et le naturalisme de nos romans français. C’est dommage que les romans de miss Rhoda Broughton ne nous en offrent pas l’occasion naturelle. Mais, quelles que soient leurs qualités, ils n’ont vraiment pas assez d’étoffe : ils ne sont pas, si je puis ainsi dire, d’une substance assez forte. Il ne suffit pas, en effet, que des romans soient faciles, agréables, émouvans même à lire, pour porter le poids de ces sortes de discussions; il faut encore qu’ils donnent à penser; et le plus ardent admirateur des romans de miss Rhoda Broughton n’oserait leur accorder cette louange. Ce sont les romans du grand écrivain qui vient de mourir, George Eliot, et de préférence même, — je crois pouvoir le dire, — à ceux de Dickens ou de Thackeray, qu’il faudrait prendre. Alors on verrait clairement ce qu’il y a de différence entre nos réalistes français, qui copient de parti-pris et comme seul digne d’être copié, ce qui est rare, curieux, singulier à noter, et les réalistes anglais, qui ne s’attachent qu’à ce qu’ils voient à travers l’émotion de leurs souvenirs intimes : voilà pour la forme; — ce qu’il y a de différence entre l’intérêt superficiel que les romanciers français prennent à leurs personnages et la communauté de vie morale que les romanciers anglais entretiennent avec les leurs; voilà pour le fond. « Il n’y a pas de nouveauté qui puisse valoir cette douce monotonie où chaque chose est connue et aimée parce qu’on la connaît, » dit quelque part l’auteur du Moulin de Dorlcote; et l’auteur d’Adam Bede: « Oui! Dieu merci, l’amour humain est comme les puissantes rivières qui fécondent la terre : il n’attend pas que la beauté vienne à lui, mais il s’élance et la porte avec lui. » Tout le réalisme anglais, tout le naturalisme hollandais peut-être, est comme enfermé dans la circonvolution de ces deux formules. Mais convenez qu’il n’y a rien de moins familier à nos romanciers français que l’un ou l’autre de ces deux axiomes.

Ces différences tiennent à plusieurs causes, très complexes, que ce n’est pas ici le temps de débrouiller, mais dont voici, sauf erreur, l’une des principales, et qui peut en même temps être comptée parmi les traits caractéristiques du roman anglais. Ce sont des romans psychologiques. On n’entend pas toujours bien le sens de ce mot. Aussi dit-on volontiers que les romans anglais manquent d’action. Il se pourrait qu’on fût injuste. C’est parce que nos romans français, en général, commencent au point précis où finissent les romans anglais. Même quand ce sont des romans dignes d’être appelés psychologiques, — et non pas des poèmes en prose, ou des plaidoyers, ou des romans d’aventures, — on peut observer que nos romanciers prennent ordinairement des caractères tout formés, qu’ils jettent dans le train de la vie du monde, et dont ils étudient les modifications successives au contact des événemens et des hommes. En Angleterre, ce qu’il semble que l’on étudie beaucoup plus volontiers, c’est comment les caractères se forment et par quelle suite insensible de transitions l’enfant devient un homme et la jeune fille une femme. C’est peut-être une des raisons pourquoi enfans et jeunes filles jouent un rôle si considérable dans un si grand nombre de romans anglais. Faites la part des exceptions ; il ne s’agit que d’indiquer une direction générale.

Prenez maintenant Nancy, qui n’est pourtant pas, il s’en faut de beaucoup, le meilleur entre les cinq ou six romans de miss Rhoda Broughton. Rien de plus simple, ou même de plus banal, que le sujet. Il peut tenir en quatre mots : une toute jeune fille épouse un homme de vingt-cinq ou trente ans plus âgé qu’elle : c’est tout. Que croyez-vous qu’un romancier français tirât de la donnée, réduite à ces seuls termes? ou, car je poserai peut-être mieux la question d’une autre manière, de quel point pensez-vous qu’il partît? Selon toute vraisemblance, et presque toujours, car la situation n’est pas neuve, du moment précis, où, toute illusion étant détruite, l’un ou l’autre des deux époux n’aperçoit plus d’une union disproportionnée que les inconvéniens et les charges. Là-dessus, relisez Indiana. Mais l’auteur anglais, au rebours. C’est d’avant le mariage qu’elle part. Et comme après tout elle ne saurait s’empêcher d’être de son pays, c’est-à-dire de tourner un peu son récit à la morale, elle dessine et présente ses caractères par les côtés qu’il faut pour que rien ne s’oppose irrémédiablement au bonheur de cette jeune femme et de ce vieux mari. Le mariage a lieu : Nancy Grey devient lady Tempest; un nom bien mal choisi, pour le dire en passant, et qui jure étrangement avec le caractère vrai de la personne. Cependant il n’est guère naturel que cette enfant s’éprenne vivement de ce vieillard. Tout le roman est donc consacré, sans qu’il s’y mêle que fort peu de drame, à l’étude subtile du curieux travail d’une âme honnête sur soi-même pour accorder son bonheur avec son devoir, et quand ce point d’équilibre psychologique est une fois atteint, le roman est terminé. La conclusion, c’est qu’il se pourrait bien qu’en dépit de tant de chefs-d’œuvre du roman français, le théâtre fût pourtant chez nous, depuis Corneille, l’art national par excellence. En Angleterre, et depuis Robinson Crusoé, depuis Paméla surtout, c’est le roman. Il n’y a d’action pour nous que si nous voyons, même dans le roman, poindre et grandir le drame. Mais le drame intérieur cependant? la lutte de soi-même contre soi-même? ce combat qu’il faut soutenir pour devenir enfin le maître de ses désirs ? pourquoi ne l’appellerons-nous pas drame, aussi bien, et pourquoi ne sera-ce pas action? Ce drame intérieur, c’est celui que les romanciers anglais excellent à représenter, inhabiles au contraire, maladroits presque tous, et je dirai même radicalement impuissans à construire, à ménager, à dénouer le drame extérieur. Voyez plutôt le décousu de tels romans de Thackeray, de l’Histoire de Pendennis ou de la Foire aux vanités, et voyez encore par quels incidens de mélodrame vulgaire Dickens a gâté quelques-uns de ses chefs-d’œuvre, la Petite Dorrit, par exemple, ou Dombey et Fils, pour ne citer que ceux qui me reviennent en mémoire.

L’originalité des romans ou, pour mieux dire, de quelques-uns des romans de miss Rhoda Broughton, c’est qu’ils contiennent ce drame et par conséquent provoquent un peu de cet intérêt de curiosité qui nous a tout l’air d’être ce que le lecteur français exige d’abord du romancier. De ce point de vue, tels romans de miss Rhoda Broughton, Adieu les amoureux! par exemple, ou encore Fraîche comme une rose, que pour notre part nous préférons à tous les autres, malgré quelques longueurs, semblent écrits pour le public français. Ce ne sont plus de ces récits où l’on voyait défiler toutes les classes de la société tour à tour, et qui promenaient le lecteur de l’hôpital et de la prison pour dettes aux salons de la banque et de l’aristocratie, trop heureux quand on ne lui faisait pas faire à la suite de la famille Pendennis ou de la tribu des Dorrit un voyage de plusieurs chapitres sur le continent. Mais, au contraire, par le petit nombre des personnages en jeu, par la concentration de l’intérêt, par le sacrifice du détail à quelques scènes capitales, par la rapidité de l’action enfin, et par son unité, ce sont des romans comme on les aime en France, moins réels, mais non pas moins vrais peut-être; d’une observation moins particulière et moins britannique, pour ainsi dire, mais non pas pour cela moins juste; moins curieux sans doute aux yeux de la critique, parce qu’ils sont moins originaux, mais plus intéressans pour le grand public des lecteurs, parce qu’ils sont plus courts et surtout plus émouvans. Joanna, nous l’avons dit, est plus anglais. On regrettera vivement que la dernière partie n’y réponde pas aux deux premières. La peinture de la Villa Portland, des dames Moberley, de cet intérieur de province où le sort ennemi jette la pauvre Joanna, miss Rhoda Broughton n’a pas tracé de plus joli tableau, dont les tons soient plus justes et l’effet plus heureux. Mais elle m’a gâté son héroïne en la transformant je ne sais en quel « ange gardien » de l’homme qu’elle aime, qu’un obstacle insurmontable l’a empêchée d’épouser, qui s’est marié depuis, et qu’elle continue trop naïvement de vouloir guider vers « la splendeur éclatante. » Au moins si Anthony Wolferstan, — c’est le nom du bien-aimé, — n’était pas colonel des grenadiers de la garde ! Il n’y a pas d’ailleurs de défaut plus ordinaire aux romans de femme, et c’est presque un signe auquel ils se reconnaissent. Les débuts presque toujours en sont singulièrement heureux, de vraies trouvailles bien souvent, une manière hardie, large, et neuve de poser le sujet, puis tout à coup vous perdez terre, l’imagination reprend ses droits, et les figures, comme on dit, tournent au type. C’est fini. Nous voilà lancés dans les espaces, dans le bleu sombre comme dans Joanna, dans le noir, comme dans Adieu les amoureux! quelquefois aussi, mais plus rarement, dans le rose. Charmant défaut, dans la conversation, — mais particulièrement désagréable, et grave, dans le roman. On dit alors, depuis Horace, que les caractères ne se tiennent pas, — non servantur ad imum, — vieille remarque, vieille citation, vieille vérité. Je ne répondrais pas qu’il ne fût assez facile, trop facile de signaler le même défaut dans Adieu les amoureux ! à savoir, la même soudaine déviation dans le dessin des caractères. Mais, après tout, puisqu’il échappe à la lecture et qu’on ne l’aperçoit qu’à la réflexion, passons, et disons que le roman est des plus courts, des plus vifs, des plus serrés que nous connaissions parmi les romans anglais.

Une jeune fille, miss Lénore Herrick, orpheline dès l’enfance, impérieuse, fantasque, audacieuse, s’éprend, non pas d’un jeune homme, — les jeunes hommes sont d’ordinaire mal partagés, mal traités, assez insignifians, quand ils ne sont pas ridicules, de pauvres sires, dans les romans de miss Rhoda Broughton, — mais d’un homme dont le caractère, façonné par une expérience déjà longue, est aussi volontaire, dominateur et absolu que le sien. Elle l’amène pourtant, de coquetteries en coquetteries, et malgré qu’il en ait, à l’amour. De la rencontre, ou plutôt du choc de ces deux caractères, l’un et l’autre dominés par une passion profonde, mais incapables également de se plier aux exigences l’un de l’autre, jaillissent naturellement des défiances, des soupçons, des colères, des outrages. Vous diriez de ces deux amoureux qu’ils se haïssent encore plus qu’ils ne s’aiment, qu’ils éprouvent plus d’humiliation d’aimer que de plaisir d’être aimés, et que leur orgueil à tous deux résiste contre cette fatale abdication de la personne et cette dépossession du moi par où cependant il faut bien que tout amour humain se termine. On retrouve des traits de cette curieuse manière d’aimer dans Joanna, mais surtout dans le Roman de Gilliane. C’est comme une marque où l’on reconnaît les romans de miss Rhoda Broughton. A la vérité, c’est devenu, dans le Roman de Gilliane, et même un peu déjà dans Joanna, ce qu’on appelle procédé, mais à l’origine, et dans Adieu les amoureux! c’était trouvaille et c’était invention. J’achève en quatre lignes une sèche analyse du roman : car je ne voudrais détourner personne du plaisir de le lire. Les coquetteries de Lénore irritent son fiancé jusqu’à l’offense. Ils rompent et se séparent pour ne plus se rencontrer qu’une fois, par hasard, au cours d’un voyage en Suisse, et se dire l’éternel adieu, Lénore avant de mourir et l’amant avant de devenir l’heureux époux d’une petite cousine, moins séduisante, mais moins coquette et plus soumise, probablement, que sa fiancée d’autrefois. La morale, je pense, est assez claire; un prédicateur ne la déduirait pas mieux : jeunes filles, ne soyez point trop coquettes, et vous souvenez que la parfaite épouse anglaise doit obéir à son mari.

S’il ne s’agit, quand on ouvre un roman pour le lire, que de perdre une heure ou deux assez agréablement, il est bien possible que l’on voie dans Adieu les amoureux! le meilleur des romans qu’ait donnés jusqu’ici miss Rhoda Broughton. Mais si c’est l’auteur à qui l’on s’intéresse et dont on cherche à voir les qualités sous le jour le plus favorable, il faut passer par-dessus la singularité du titre, un peu prétentieuse, et lire : Fraîche comme une rose. C’est aussi le roman d’une jeune fille et l’histoire d’un mariage manqué, je veux dire qui manque deux fois, mais qui finit par se conclure. J’aime mieux es dénoûment. Se marier, c’est moins poétique, moins romanesque, moins romantique assurément que de mourir phtisique dans « la haute et froide vallée de l’Engadine, » mais là où l’observation ne fait que se jouer, pour ainsi dire, à fleur de peau, là où l’on glisse, comme dans les romans de miss Rhoda Broughton, sans jamais appuyer bien profondément, là enfin où l’on conte une histoire plutôt que l’on ne construit une œuvre, je n’aime pas qu’au moment où je commençais de prendre un vif intérêt à leur sort, on vienne ainsi méchamment me tuer mes personnages. J’ai donc été très aise de voir Esther Craven épouser Saint-John Gerard.

Elle est d’ailleurs très finement contée, cette histoire, et délicatement esquissé, ce caractère de jeune fille. Coquette elle aussi, comme Lénore Herrick, mais coquette naïve, et presque sans le savoir, non plus par besoin de dominer, mais au contraire par besoin d’être aimée, de se sentir entourée d’affections attentives, d’une protection toujours présente, et d’un amour toujours vigilant. Orpheline, vivant avec son frère dans une modeste ferme du pays de Galles, Esther Craven est adorée de Robert Brandon, qu’elle n’aime pas, mais à qui cependant elle s’engage, parce qu’il l’aime, parce qu’il est bon, parce qu’il est importun surtout, le pauvre et honnête Bob, et quoiqu’il ait des « souliers bien mal faits. » Un jour, d’anciens amis de son père, qui par hasard se sont souvenus d’elle, invitent la jeune fille à venir passer quelque temps auprès d’eux à la campagne. Sir Thomas et lady Gerard ont une pupille, miss Constance Blessington, et un fils qu’on appelle Saint-John! Un bien joli nom! ne peut s’empêcher de penser Esther, un nom bien plus joli que Bob. Et la voilà toute prête à se faire aimer de Saint-John, d’autant plus que, dans ce vieux château, sir Thomas est toujours en colère, lady Gerard toujours somnolente, miss Blessington imperturbablement correcte et glaciale. Elle réussit. Son malheur veut seulement qu’en s’engageant à Saint-John, elle n’ait oublié que de parler de Bob, et le jour où Saint-John, averti par la très froide, mais très jalouse miss Blessington, l’interroge à ce sujet, il s’ensuit une rupture et le naufrage des espérances d’Esther.

Ce qui est original ici, c’est le détail, que malheureusement nous sommes obligé de supprimer, c’est surtout la prise douloureuse que ces aventures quotidiennes, banales, vulgaires exercent pourtant sur l’imagination du lecteur. Cela tient à ce que l’auteur, non sans art, a placé toutes ses héroïnes dans cet âge intermédiaire, encore si voisin de l’enfance, où la jeunesse reçoit la première et dure leçon de l’expérience et de la vie réelle. Toutes ou presque toutes, Esther Craven ou Lénore Herrick, le coup qui les frappe les étonne pour ainsi dire plus encore qu’il ne les blesse. Elles ont peine à croire que le malheur ne soit pas un rêve. Et leur consternation est celle d’un enfant qui, pour la première fois, mis en présence de la mort, comprend qu’il n’y a rien d’éternel et qu’il vient de disparaître quelqu’un du cercle de ses habitudes et de ses affections. Elles sont donc capables de se faire elles-mêmes du mal ! on n’aura donc plus pour leurs fautes cette inépuisable indulgence qu’elles avaient rencontrée jusqu’ici partout autour d’elles! on les jugera donc désormais sur leurs actes et non plus sur leurs intentions ! C’est ainsi qu’il se mêle à la douleur d’Esther Craven je ne sais quel sentiment d’étonnement en même temps que d’effroi de l’avenir, et ce sont toutes ces nuances de la douleur, habilement assorties, qui donnent au caractère son originalité pathétique.

C’est au lendemain même de la rupture qu’une dépêche rappelle brusquement Esther auprès de son frère qui se meurt. Elle part, mais divers incidens la retardent, et tout est fini quand elle arrive. Obligée de recevoir l’hospitalité chez la mère de Bob, dont l’intérieur méthodiste est agréablement peint, quoique un peu en caricature, elle cherche un moyen de gagner sa vie et devient dame de compagnie chez une lady Blessington, tante précisément de la rivale qu’elle a connue chez les Gérard. Il paraît que Saint-John maintenant doit épouser miss Blessington. Il se montre cependant, et l’ancien amour aussitôt renaît entre Esther et lui. C’est vainement qu’ils essaient d’y résister et même qu’ils se séparent une seconde fois; une grave maladie d’Esther précipite le dénoûment. Saint-John revient pour la troisième fois, et c’est miss Blessington, comme jadis Robert Brandon, que l’on sacrifie à l’éternel égoïsme de l’amour.

Le Roman de Gilliane est bien inférieur à ceux dont nous venons de parler. Il nous fournit toutefois l’occasion d’achever de caractériser l’auteur en disant deux mots du genre auquel elle s’est visiblement consacrée. Ce que miss Rhoda Broughton semble étudier presque uniquement, en effet, dans ses romans, et ce que l’on pourrait appeler son domaine psychologique réservé, c’est la coquetterie. Toutes ces jeunes filles sont coquettes, mais chacune d’elles à sa façon. Esther Craven, c’est la coquetterie qui s’ignore; Lénore Herrick, c’est la coquetterie qui provoque les hommages et qui se plaît à user de son pouvoir; Joanna, c’est la coquetterie qui veut gouverner vers le bien et diriger vers l’idéal l’homme de son choix; Gilliane, enfin, dans ce dernier roman, c’est la coquetterie la plus naturelle et la plus permise, qui veut triompher des préventions et complaire aux yeux d’un juge défiant. On a fait cette remarque plus d’une fois, que les romanciers anglais ne ressemblaient pas mal à des mineurs toujours à la recherche de quelque filon productif. « Ils n’obéissent pas à une vocation, ils sont en quête d’une manière et d’un succès[1]… Et quand ils ont trouvé cette manière ils s’y tiennent, car, puisqu’il ne s’agit que de réussir, de quoi se soucieraient-ils encore quand ils ont une fois réussi? L’auteur d’Adieu les amoureux et de Fraîche comme une rose moralise agréablement sur les dangers d’être coquette. Notez d’ailleurs qu’il y a manière et manière Le mot quelquefois sert assez improprement à désigner ce que l’on appellerait mieux l’originalité, la personnalité d’un grand artiste et cette part de soi-même qu’il ne peut s’empêcher de mettre dans ses œuvres. Il sert plus souvent et plus justement à désigner un ensemble de procédés raisonnés, acquis et voulus que l’on applique sans beaucoup de travail et comme mécaniquement à la reproduction non pas tout a fait des mêmes sujets, mais, pour parler le langage qui convient ici, a la fabrication de produits similaires. C’est un peu le cas de miss Rhoda Broughton.

Ajoutons quelques mots. On aura sans doute remarqué combien étroite a la base et combien fragile est l’intrigue de tous ces romans. Ils sont construits sur une pointe d’aiguille. Je ne veux pas précisément dire par la qu’ils soient vides d’événemens, mais bien que le choix que l’enchaînement, que le rapport de ces événemens est singulièrement arbitraire. Presque dans tous ces romans, il suffirait d’un geste, il suffirait d’un mot pour que l’intrigue s’achevât et que l’aventure fût dénouée Pourquoi personne ne prononce-t-il ce mot, ou ne fait-il ce geste? On ne saurait vraiment le dire, si ce n’est parce qu’il faut que le roman bon gré, mal gré, s’étende au-delà des modestes proportions d’une nouvelle et remplisse, de quelque façon que ce soit, un nombre de pages déterminé. Voici par exemple Esther Craven: elle aime Saint-John, elle en est aimée : vingt fois l’occasion s’est offerte, et toute naturelle, de rompre avec Robert Brandon et de dégager la promesse qu’elle lui a faite, — promesse vague, arrachée plutôt à son impatience qu’à sa compassion même et nullement à son amour, — pourquoi ne l’a-t-elle pas saisie? Je serais embarrassé de le dire, et miss Rhoda Broughton aussi. Voici Joanna, dont le mariage ne manque avec sir Anthony Wolferstan que parce qu’elle apprend un jour, tout à fait inopinément, qu’il y a je ne sais quelle tache sur le nom de son père, une tache dont elle se reprocherait de déshonorer l’écusson des Wolferstan? Il faut donc qu’elle ait attendu jusqu’à dix-huit ou vingt ans pour savoir ce qu’était son père, et cela, demeurant sous le toit de sa propre tante la meilleure, la plus indiscrète et la plus bavarde des femmes. Et c’est de la mère de Wolferstan elle-même qu’elle apprendra cette nouvelle. Et Wolferstan lui-même l’apprendra pour la première fois. Tout cela est trop artificiel, trop léger de construction, ce sont là de ces incidens que l’on combine à volonté, mais qui ne sont ni la représentation de la vie même dans sa réalité, ni la déduction logique des caractères tels qu’ils nous sont donnés.

Aussi n’est-il pas étonnant qu’il y ait bien des longueurs dans les romans de miss Rhola Broughton. Et j’appelle ici longueurs, — car il n’est presque pas un mot de la langue littéraire qu’il ne faille aujourd’hui définir avant de l’employer, — les descriptions, peintures, épisodes enfin de toute sorte qui ne servent à rien, absolument à rien, qu’a grossir un volume toujours, et décourager l’attention du lecteur. J’ai cité la description de l’intérieur des Moberley dans Joanna, de l’intérieur encore des Brandon dans Fraîche comme une rose. Elles sont bien faites, amusantes, et vraisemblablement fidèles, comme ces portraits dont nous n’hésitons pas à garantir la ressemblance, quoique nous n’ayons pourtant jamais rencontré l’original. Mais elles sont parfaitement inutiles puisqu’elles ne nous font avancer d’un pas ni dans la connaissance du caractère intime des personnages, ni dans la connaissance même d’un milieu dont on ne leur fait pas subir l’influence. Je pourrais multiplier les exemples : il suffira d’un seul. Esther Craven, cherchant une place de dame de compagnie, fait insérer une annonce dans un journal, et voilà miss Rhoda Broughton qui part de sa meilleure plume: « Et maintenant, cet avertissement parcourt en long ou en large le monde civilisé, pénètre dans les cafés, dans les hôtels, dans les maisons particulières, confondu avec ces paragraphes nombreux comme les sables de la mer, qui... » Vous comprenez bien qu’il n’y a pas de raison pour que l’on s’arrête, une fois lancé dans cette voie. C’est un développement de collège, une matière à mettre en vers latins. Si quelqu’un dépose une dépêche au bureau du télégraphe, je puis partir au même style : « Et maintenant cette dépêche parcourt en long et en large… » ou si j’embarque mes personnages sur un paquebot : « Et maintenant, livré aux hasards de la mer, etc.. » Le procédé est renouvelé de Dickens, il est vrai, mais pour l’employer, ce n’est pas trop d’être Dickens lui-même. Et quand ces sortes de descriptions n’importent pas au récit, pour avoir le droit de les risquer, il faut, comme Dickens lui-même, avoir cette vision poétique et cet art d’animer l’insensible qui caractérise en effet à un si haut degré l’auteur de Martin Chuzzlewitt et de David Copperfield.

Enfin et quoique ce soit toujours une témérité grande que de vouloir juger de la manière d’écrire et du style d’un écrivain dont nous n’avons pas parlé la langue dès l’enfance, puisque l’on dit que le style de miss Rhoda Broughton n’a pas, en Angleterre, le suffrage des connaisseurs, je crois volontiers ce qu’on en dit. Et même à travers une traduction le lecteur s’apercevra, je n’en doute pas, à chaque page de Fraîche comme une rose et d’Adieu les amoureux ! d’un singulier mélange de prétention et de vulgarité. Non qu’il n’y ait des pages charmantes, quelques descriptions d’une fraîcheur tout anglaise, et quelques bouts de dialogue d’un accent vif, net et juste. Mais il est trop évident que miss Rhoda Broughton se travaille à dire de bons mots et qu’elle n’y réussit pas toujours. Écrire que le « salon du matin, à Felton, est ainsi nommé parce qu’on s’y tient le soir, » cela passerait en France pour une plaisanterie de petit journal, et je ne pense pas que ce soit beaucoup meilleur, ni d’un goût beaucoup plus fin en Angleterre. Ou bien encore, dire que « le train rapide qui emporte Esther vers une nouvelle existence est saupoudré comme certains gâteaux, » j’ai peine à me figurer que ce soit en aucune langue une façon bien simple ou bien piquante de signifier qu’il neige. Il me paraît, d’ailleurs, à ces signes, qu’on en est en Angleterre où nous en sommes nous-mêmes. Nous aussi nous, écrivons de ce style à la fois précieux et brutal, entortillant de périphrases les choses les plus simples, comme de mauvais imitateurs de Marivaux, et de ci, de là, laissant s’échapper quelque mot vulgaire, emprunté de l’argot de la rue ou de l’atelier, qui fait bien le plus étrange effet. Mais le sujet est de ceux qui demanderaient un volume.

Contentons-nous donc de dire, qu’en dépit de toutes ces critiques les romans de miss Rhoda Broughton sont certainement à lire. Adieu les amoureux! et Fraîche comme une rose, incontestablement, sont des œuvres fort honorables. Irons-nous d’ailleurs jusqu’à soutenir, pour expliquer l’estime assez modérée qu’il semble que l’on en fasse en Angleterre, ce paradoxe, après tout fort soutenable, que les compatriotes d’un écrivain vivant n’en sont pas toujours les meilleurs juges, ni surtout les juges sans appel? Il faudrait pour cela qu’indépendamment des qualités de forme qu’on leur dispute, ces romans eussent une profondeur d’originalité qu’ils n’ont véritablement pas. Ce sont d’agréables récits, et voilà tout. Il est d’ailleurs un moyen de concilier les éloges dont les romans de miss Broughton nous paraissent dignes et les critiques dont ils ont été l’objet en Angleterre : c’est de faire la part très large au bon goût, au tact, et à l’habileté de sa traductrice. Et, de fait, rien ne sera plus juste.


F. BRUNETIERE

  1. Ed. Scherer, Études critiques sur la littérature contemporaine.