Revue littéraire - Les Tribulations du réalisme

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Revue littéraire - Les Tribulations du réalisme
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

LES TRIBULATIONS DU RÉALISME[1]

Il y a, pour caractériser une époque, l’idée que se font les écrivains de leurs devoirs envers la réalité.

Comment la traitent-ils ? Avec une attention scrupuleuse ou avec désinvolture ? Avec tendresse ? Lui demandent-ils leurs sentimens et leurs idées ? Ou lui imposent-ils leurs imaginations, gaillardement ? Trouvent-ils, à s’éloigner d’elle, leur poétique plaisir ? Ou sont-ils attachés à elle, dévots et curieux ?

Or, on a maintes fois annoncé la mort du réalisme, ces derniers temps. Il faudrait se consoler : le réalisme (le bon vieux réalisme qui florissait il y a, mettons, un quart de siècle) et le goût de l’exacte réalité, voilà deux choses. Mais le réalisme n’est pas mort : et M. Paul Margueritte vient de publier les Fabrecé.

D’autres écrivains ont modifié la formule ancienne. Examinons leurs tentatives, afin de savoir où nous en sommes, de nos relations avec la réalité. Ce n’est évidemment pas sur les quelques volumes de cette rentrée un peu nonchalante que je vais établir le diagnostic de la littérature actuelle ; mais, en marge de ces volumes, notons un petit nombre de faits déjà significatifs.

Le roman de M. Paul Margueritte impose le respect ; il est grave. L’auteur a décidément refusé tous les agrémens qui sont l’attrait, le délice de la littérature. Il y a, dans cette abnégation, de la fierté, de la grandeur ; et je ne suis pas l’ami de ces ornemens empruntés par lesquels on aguiche un lecteur frivole. M. Paul Margueritte appartient à sa pensée et, tout le reste, il le dédaigne. C’est bien. Pourtant, je ne cesserai pas de rappeler à nos plus dignes écrivains que l’objet de l’art est, premièrement, de nous divertir et de nous enchanter.

Si ce n’est qu’un aéroplane traverse les dernières pages, son roman, M. Paul Margueritte l’aurait écrit, sans déconcerter ses contemporains, il y a vingt ans.

« Le contremaître Gribal, dit Sang-de-Bœuf, traversait l’atelier. — M’sieu Florent, coula-t-il à mi-voix… »

Ne relisons-nous pas un ancien roman réaliste ?…

Le style est celui de l’école : celui d’Emile Zola, mais décent, et beaucoup moins robuste et, par endroits, fantasque sous l’influence des Goncourt. Un style extrêmement descriptif et qui, pendant qu’il y est, décrit sans nulle opportunité. Un style qui ne veut pas employer les mots les plus simples et, d’un garçon qui a le front haut, dit que son visage « offrait un front démesuré de rêveur. » Offrait, sans doute, est là pour faire image : ce front, le visage a l’air de l’offrir aux passans. Mais il offre aussi des lèvres fines et « un menton court. » Et alors, l’image était en pure perte.

Le style de l’école, dans le pittoresque ?… « Le voisin de Florent, un noiraud velu, se fessait le dos de la main : présage symbolique de la scène familiale. Florent le toisa de si près que l’autre plongeait, sournois. »

Le style de l’école, dans la mollesse et l’abandon ?… « Autoritaire et tendu, il était faible au fond et dissimulait, les passions qui le dévoraient. .. » Trait d’énergie, d’ailleurs. « Il les maintenait (ses passions) dans les grandes lignes qu’exige le respect de soi et, malgré son âpreté positive, plein de noblesse et d’honneur, au sens usuel de ces mots. »

Le style de l’école, dans la négligence ?… « A quoi servirait-il que Henri recouvrît un jour sa liberté ? »

Il est difficile de résumer ce roman, qui ne dut pas être commode à composer. Les personnages sont fort nombreux ; et ils ont, deux à deux, leurs aventures : deux à deux, pour le moins. Il y a le père Fabrecé, « membre de l’Institut et du Sénat, » grand industriel, maître d’une « entreprise colossale » et père de huit enfans : ne parlons pas d’un neuvième, mort avant que nous ne fussions présentés à la famille Fabrecé. Il y a Mme Fabrecé : il y a sa mère. Mme Siglet du Salt. Huit enfans ! Eh bien, l’aîné, Jean-Marc, amène dans le roman le souvenir de sa première femme, la seconde, les deux enfans qu’il tient de la première et ceux que la seconde lui donna, puis une Suzette Hycler, des Bouffes. Autre fils : Antoine. Il est amoureux de Miche, sa sœur de lait ; et nous connaissons par lui sa nourrice et le mari de cette bonne femme. Autre fils : Olivier, militaire, qui s’intéresse à toute une famille Sarnel et, principalement, à une demoiselle Sarnel, charmante, mais infirme. Autre fils : Florent, un peu coureur et qui, en ribote, bat les femmes ; du reste, il s’amendera et, en aéroplane, trouvera son chemin de Damas. Autre fils : Jacques, le colonial. Il nous conduira chez une aventurière, Mme Belloni, et il repoussera les avances de Liane, belle-sœur de son frère aîné, mais il épousera Mlle Rovire, qu’il a rencontrée à Vichy. Trois demoiselles Fabrecé. L’une, Sophie, est une vieille fille qui, un instant, ne saura pas si la tendresse de Virquot l’ingénieur ne l’a aucunement touchée. Autre demoiselle Fabrecé : Isabelle, qui a épousé Cyrille Jacquemer, un aveugle. Troisième demoiselle Fabrecé : — et, celle-là, nous lui devrons mille complications de toutes sortes ; — Simone, dont le mari, comte Serge Polotzeff, est un sadique, un fou bientôt, un assassin, puis un mort. Simone, qui a deux enfans, aime le docteur Le Jas, qui est marié, qui a des amis, les Luce (de Bruxelles) et l’abbé Stéphane Arnaud. Cet abbé, en chemin de fer, se coupe une artère. Le Jas est là : il s’étonne des « voies obscures du hasard, » et, cependant, lie l’artère.

M. Paul Margueritte, ayant ainsi multiplié le personnel de son roman, ne frissonna-t-il pas d’épouvante ? Il se ressaisit ; et il ajouta quelques employés de l’usine, la duègne de Mme Belloni, le directeur de la maison de fous où l’on met l’infâme Polotzeff, la femme de ce directeur, etc. Frissonna-t-il encore ? Il munit de surnoms la plupart de ses héros : Jean-Marc s’appelle aussi le Gouverneur ; Isabelle, Zabelle ou Za ; Sophie, la Surintendante ; Olivier, le Chevalier sans peur et sans reproche ; Jacques, le Consul ou le Chinois, etc.

Pour conduire cette multitude, il fallait un conteur habile ; M. Paul Margueritte en est un. Mais, pour qu’avec tant d’épisodes le roman prit l’unité qu’on aime dans une œuvre d’art, il aurait fallu que les divers épisodes dépendissent les uns des autres. Or, l’idyllique amour d’Antoine et de Miche est, tout seul, un roman ; de même, les péripéties du ménage Jean-Marc ; de même, la tendresse apitoyée d’Olivier pour Mlle Sarnel ; de même, l’édifiante conversion de Florent ; de même, le martyre conjugal de Simone, etc. Il est vrai que la liaison momentanée de Jacques et de Mme Belloni a, quelque temps, son influence sur la destinée de Simone, Mme Belloni étant (par bonheur) la sœur de Serge le sadique. Mais enfin, chacune des anecdotes se développe sans l’intervention des autres. Et ce roman réaliste, conçu, — ne le voit-on pas ? — à la manière des romans d’Emile Zola (si curieux de faire entrer dans son volume une ample dynastie bourgeoise), ce roman réaliste ressemble à ces romans dits « à tiroirs » dont la Zaïde de Mme de La Fayette est, je crois, le dernier modèle. Puis, Mme de La Fayette abandonna ce genre démodé ; elle écrivit La Princesse de Clèves, roman simple de lignes, d’un intérêt si concentré : elle inventait le roman moderne.

Le roman de M. Paul Margueritte a l’inconvénient des romans à tiroirs. La lecture en est discontinue. Vous vous attachez à l’histoire des aimables Jacquemer : soudain, voici l’histoire du pauvre Le Jas ; et vous lui accordez votre sympathie. Mais n’oubliez pas l’histoire de Florent ; et Florent vous impatiente. Vous lui pardonnez son intrusion ? Survient l’histoire de Miche et d’Antoine ; survient l’histoire de Simone ; survient une perpétuelle diversion. Vous êtes éperdu, parmi tant de touchantes personnes qui sollicitent votre amitié. Vous n’avez point un assez grand cœur pour tant de monde ; ah ! quel cœur réclame de nous un nombreux roman réaliste !…

C’est ainsi dans la réalité ?… Oui : chacun des êtres qui font une collectivité est un petit univers digne de nos regards et de nos prédilections ; et nous passons auprès de la vie étourdiment, faute de savoir où nous arrêter.

Mais l’artiste n’a-t-il pas à guider notre choix ?… Alors, qu’il choisisse ! L’art n’est-il pas la volonté de l’ordre, imposée au multiple hasard de la réalité ?

Or, le réaliste, lui, refuse de choisir, afin de ne pas modifier le spectacle que lui offre la vie. Singulière prétention, et qui va tout net à l’encontre des principes de l’art ! Impossible prétention et qui aboutit à de faux semblans. Et l’on choisit, en ayant l’air de subir les exigences du dehors ; et l’on ordonne avec beaucoup de soin les apparences du désordre.

La littérature réaliste (comme aussi la peinture réaliste) est partie de ce sentiment : la haine du « sujet. » Elle n’a pas vu, dans la réalité, se combiner de ces tableaux où le motif principal est au milieu, environné des élémens du paysage. Elle a honni cet arrangement ; et elle a fabriqué d’autres arrangemens, un peu moins naïfs, beaucoup moins naturels, où le hasard est choyé comme ailleurs le sujet.

Le hasard qui règne dans les romans réalistes n’est pas moins artificiel que l’ordre ; et, les personnages nombreux qu’il y a dans les Fabrecé, M. Paul Margueritte les a triés bel et bien : ces sont les échantillons les plus divers de l’homme d’aujourd’hui. Il les a triés ; il les a même inventés. L’invention se perd dans la foule- ; mais nous l’apercevons de place en place : bientôt, nous ne cessons plus de la voir. Je ne sais pas de fiction qui, mieux que ce roman réaliste, ne donne au moins l’illusion de la réalité.

L’œuvre, — qui, à certains égards, est un recueil ou un amalgame de nouvelles, — a pourtant son unité.

Eh ! oui. Que la tendance à l’unité soit ou la profonde harmonie des choses ou l’infirmité de notre nature, on n’y échappe pas. Mais l’unité de ce roman n’est pas dans les anecdotes ; elle ne provient pas de la suprématie de telle anecdote ni de tel personnage… Ou, plutôt, si : d’un personnage. On ne le voit pas ; et il agit perpétuellement. C’est : la famille.

Ici encore, M. Paul Margueritte a suivi la vieille esthétique du genre. La famille est, dans les Fabrecé, tout de même que, dans Germinal, la machine dont la « respiration grosse et longue » emplit toute l’atmosphère du Voreux. A chaque instant, la famille apparaît, et non sous les espèces des parens, — on ne voit, guère le père Fabrecé, que retiennent à Paris le Sénat et l’Institut, — mais à l’état d’une entité, d’une hantise. La machine de Germinal, une fois décrite, n’est-elle pas également devenue un symbole ?

Jean-Marc s’amuserait : la famille le lui défend. Et Antoine, amoureux et doux, épouserait sa sœur de lait : la famille l’en empêche. Olivier prendrait pour femme la jeune infirme dont l’âme exquise le tente : mais la famille lui interdit un mariage stérile. Et Simone irait au charmant docteur Le Jas : mais la dignité de la famille l’oblige à rester l’esclave d’un fou. Ainsi des autres. Chaque fois qu’un de ces pauvres êtres céderait à sa velléité de bonheur, la famille, l’idée de la famille intervient, dure et impérieuse. La machine, dans Germinal, est une formidable mangeuse d’existences ; la famille, dans les Fabrecé, est une perpétuelle destructrice de joie.

Seulement, pour Emile Zola, cette machine fait de la poésie ; sa respiration grosse et longue est le refrain du farouche poème. M. Paul Margueritte n’est pas un lyrique. Plus timide que son maître, il n’a point tiré de son thème ces effets-là. Il n’a point évité que la famille, avec ses continuels retours, ne semblât un peu taquine et tatillonne, au lieu d’être auguste et redoutable.

Cependant, je ne trouve pas, chez les Fabrecé, les sentimens qui sont l’âme habituelle de la famille : cette tendresse religieuse, pénétrante, accablante peut-être, qui met en servitude les esprits et les cœurs, cette tendresse qui est une sainte et méticuleuse, tyrannie. Ce qui la constitue, leur famille, c’est la « colossale » entreprise du père Fabrecé, continuée par ses fils. L’âme de cette famille, c’est la volonté ambitieuse du père, transmise à ses descendans ; et enfin, l’âme de cette famille, c’est l’usine où l’on fabrique du papier, — c’est la machine.

M. Paul Margueritte l’a-t-il voulu ? Je crois que oui. L’auteur de Ma grande est habile à peindre la tendresse. Mais il a combiné ainsi la famille des Fabrecé pour rendre plus concluante sa démonstration.

Car il tendait à une démonstration. Et c’est ici qu’il se distingue d’Emile Zola, mais du Zola de Germinal, non du dernier Zola, de celui de Fécondité, Travail et Vérité. Maintenant encore, nous suivons l’ancien réalisme.

Quelle est la thèse de M. Paul Margueritte ?

S’il avait poussé plus ardemment cette idée de la famille qui écrase les individus, il aboutissait à l’anarchie. Ce n’était pas son projet. Et il a fait à sa philosophie l’honnête sacrifice de cette fureur qui eût animé le roman. Est-il donc, avec d’autres, un disciple de Le Play ? Bref, et en termes vulgaires, a-t-il écrit les Fabrecé pour ou contre la famille ?

Sa thèse, il a dû, pour plus de sûreté, l’indiquer lui-même, ici ou là.

Or, il écrit : « Une grande famille ressemble à un couvent. » C’est une remarque, ce n’est pas un jugement ; et, pour induire de là un jugement, il faudrait savoir l’opinion de M. Paul Margueritte sur les couvens : elle ne nous est pas donnée.

Lorsque Antoine voudrait épouser Miche, le père Fabrecé lui objecte : « La loi de vie et de perfectionnement, d’ascension si tu veux, nous domine… Tu n’es pas un individu isolé ; participant aux avantages collectifs, tu as des obligations altruistes, et de même que tu te dois à ta patrie, tu te dois comme nous tous à ta famille. » Antoine propose de vivre à l’écart, avec son amour, loin de la famille. Le père Fabrecé : « Tu aurais transgressé ta fonction de Fabrecé ; tu fais partie d’un ensemble de nécessités, de convenances, de forces unies, que nul d’entre nous n’a le droit d’entamer ni d’affaiblir. » Éloge de la famille ; son affirmation la plus éloquente. Mais voilà, sans doute, l’opinion de Fabrecé ; est-ce, en outre, celle de l’auteur ?

La famille étant réunie, Fabrecé contemple « à travers le présent et l’avenir la continuation de sa race : toute cette lignée dont les forces vives contribuaient à l’œuvre d’énergie vitale… cette lignée en qui se manifestaient, malgré des défauts et des faiblesses inévitables…, les qualités saines et robustes, le clair bon sens et la droiture de la meilleure bourgeoisie de France. » Ici, je crois qu’on nous invite à ressentir cette impression, toute à l’honneur de la famille.

Mais, plus tard, quand Simone est extrêmement malheureuse, à cause de son détestable mari, la vision de la famille n’est plus la même. Simone songe « à la rigueur de cette conception familiale qui fortifie les heureux et les soumis, renie les disparates et les révoltés ; » cet altruisme familial est « favorable à la collectivité, mais cruel à l’individu : » Jean-Marc, le Chinois. Sophie, Olivier, Simone, autant d’êtres voués, et durement, « au destin des Fabrecé plus grands, plus forts et plus prospères. » Cette fois, nous adressons à la famille de vifs reproches.

Voilà du pour ; et voilà du contre. M. Paul Margueritte s’est-il abstenu de conclure ?

S’il s’en était abstenu, ce serait par un scrupule de réaliste qui veut laisser la réalité toute seule. (Ancienne prétention des réalistes, et qui n’a jamais réussi. Madame Bovary commence, involontairement, par ces mots : « Nous étions à l’étude quand le proviseur entra… ») Il y a, de la part de M. Paul Margueritte, un peu de cette coquetterie, certainement. Mais, étant un moraliste, s’il laisse la réalité toute seule, c’est pour la laisser parler toute seule. N’a-t-on pas aperçu comment sont les personnages et le récit combinés en vue de la démonstration. En passant, notons l’artifice ; et que devient le réalisme, s’il est tendancieux ? que vaut le témoignage de la réalité, s’il n’est pas libre ?…

Que dit, en fin de compte, la réalité, complice de l’auteur ? Antoine est allé vivre avec sa sœur de lait. Il ne l’a pas épousée, mais il a fait d’elle sa « compagne : » il a un enfant. Un incendie consume l’usine des Fabrecé ; Mme Fabrecé meurt d’un tel émoi. Autant dire que la famille Fabrecé est détruite, cette famille qui était une raison sociale. Une raison sociale se refait. La famille Fabrecé va se refaire. Mais alors, elle admettra le ménage Antoine : Antoine épousera Miche et légitimera son enfant. Cet enfant sera le légitime cousin des enfans Jacquemer. Et « c’est en eux, si petits… que se reconstituait, en cette minute profonde, l’avenir de la grande famille, le destin abattu, mais vaillant des Fabrecé. »

La morale du roman, la voilà. Entre temps, M. Paul Margueritte s’est plaint de ce que la loi n’admit pas le divorce au cas où l’un des conjoints serait fou : la démence de Polotzeff empêchait Simone de se libérer en faveur de Le Jas. Bref, M. Paul Marguerite n’est pas l’ennemi de la famille. Il en a montré la valeur. Il en a montré les inconvéniens. Je crois qu’il la voudrait anéantir (comme, par l’incendie, l’usine Fabrecé) et reconstruire plus largement, sur le patron d’un idéal plus commode, plus accueillant, plus moderne.

Et il commet, à mon avis, l’erreur de tous les théoriciens qui se figurent que la réalité est soumise au législateur et au moraliste, comme (par exemple) au romancier. Née lentement et s’étant constituée selon ses lois profondes, la famille est un organisme. On la détruirait plus facilement qu’on ne la modifierait.

M. Paul Margueritte commet aussi l’erreur la plus périlleuse des novateurs de ce temps-ci : l’erreur matérialiste. Sa famille Fabrecé est une entreprise qui vaut par la prospérité croissante. Et le principe au nom duquel il présente ses réclamations, le principe de ses critiques et de ses vœux, c’est le bonheur. Mais le bonheur n’est pas le principe de la famille ; on ne peut pas fonder la famille sur le bonheur, la famille ni autre chose, ni rien.

Revenons à la littérature. Ce roman réaliste se termine en symbole ; ce roman réaliste est, dans le détail, composé en vue de sa conclusion. Ainsi le réalisme en est compromis ; le réalisme en est insignifiant.

Or, l’auteur, pour être réaliste, a veillé à ce que les aventures de ses héros fussent des aventures très ordinaires, banales comme la vérité, des aventures de tous les jours. Il n’a pas voulu nous distraire.

Et l’auteur, pour être moraliste, a négligé ces petites remarques, d’un pittoresque saisissant, qui nous amusent et nous émeuvent en nous donnant la sensation de l’authentique vérité : nous contemplons, en quelque sorte, une réalité neuve, qui nous étonne et que pourtant nous reconnaissons. M. Paul Margueritte n’avait rien à tirer de là.

Et il nous offre une série d’images d’Épinal, — Emile Zola les aurait-il aimées ? Edmond de Goncourt les préférait de Tokio, — une série d’images d’Épinal, édifiantes et assez vaguement subversives.

Telle était, il y a vingt ans, l’attitude des romanciers à l’égard de la réalité. Quelle est, à présent, leur attitude ?

Celle de quelques-uns, la voici.

M. Raymond Clauzel a écrit l’Extase. Plutôt, il en a écrit la première moitié ; la seconde, à peine l’a-t-il indiquée sommairement : peut-être a-t-il manqué de loisir ou de zèle. Mais il y a, dans la première moitié de l’Extase, des pages délicieuses. Je laisse de côté la philosophie du roman : elle n’a pas d’importance, elle n’est pas neuve et je ne l’aime pas. Ce que j’aime, c’est le paysage. L’auteur l’a traité, dirais-je, à l’aquarelle. Et, pour les yeux, quelle fraîcheur !

Les réalistes peignaient à l’huile et, comme ils disaient, en pleine pâte. Quelle pâte, épaisse et lourde !

M. Clauzel décrit à merveille les jardins. Il sait le nom des plantes ; voire, il abuse un peu de sa jolie science. Mais enfin le jardin de la Thébaïde est charmant, avec ses chèvrefeuilles, ses bignones aux trompes orangées, ses jasmins courant sur la balustrade d’un balcon, ses roses « grises sous la lumière moirée du soir. » D’une fenêtre de la Thébaïde, on voit : « une roseraie odorante, ébouriffée, dont les feuilles et les corolles sont teintes de nuit ; » et puis, des pentes rudes hérissées de vignobles ; enfin, le faite de la montagne, très net sur le ciel et que « la lune approchante inonde d’un azur faible et doux. » De place en place, sur le coteau, des maisons « révèlent leur présence par leurs carreaux roux de lumière. »

Dans ce paysage, M. Clauzel a placé un drame d’âmes. Et, les âmes, il les a traitées comme le paysage. Il les a peintes avec une gracieuse légèreté. Seulement ce sont des âmes, quelques-unes, terribles. Ainsi, Mme d’Amancey, dont la dureté nous effraye, nous éloigne et qui, autrement peinte, ressemblerait au vieux comte de Chateaubriand des Mémoires d’Outre-Tombe. L’art de M. Clauzel convient beaucoup mieux à des âmes plus douces, à des âmes de jeunes filles, — et fussent-elles un peu folles, — à des âmes que l’extrême raffinement laisse ingénues, et encore à l’âme de ce calme mari, arboriculteur passionné, qui règne dans son verger, non dans son ménage.

L’aquarelle a des ressources précieuses, mais limitées. C’est dommage qu’ayant choisi cette matière, M. Clauzel n’ait pas renoncé, parfois, à des violences et à des complications qui demandaient un autre métier.

Après cet aquarelliste, voici un impressionniste : M. René Perrout. « Ce petit livre n’est pas un roman, » dit-il dans la préface de Marius Pilgrin. Qu’est-ce donc ? Il a mis, en sous-titre : « Idées de province. »

M. René Perrout mérite le nom d’impressionniste : son amour de la vérité l’empêche de la composer. Il lui serait pénible de l’arranger, autrement qu’il la connaît, au gré d’une fiction. Et il y a cependant, à la fin du livre, l’esquisse d’une fiction ; mais l’intérêt du livre n’est pas là.

L’intérêt du livre, c’est l’évidente réalité d’une petite ville provinciale (Epinal), décrite ? non, mais évoquée vingt fois, et vingt fois diversement, et aussi de telle sorte qu’après avoir vu les vingt images, « notre mémoire en garde une seule, qui est toutes les autres, qui est toute cette petite ville, avec son aspect durable, avec ses volontés secrètes et chaleureuses, avec ses habitudes consacrées, avec son rêve qui résume son histoire.

L’auteur a « de l’amitié pour ceux qui racontent avec sincérité les choses qu’ils ont vues. » Bref, il s’agit d’un travail d’après nature ; mais, par « nature, » il faut ici entendre, non seulement le dehors des choses, leur nature intime, la vérité constante que révèlent les fugitives apparences.

Or, on n’a vu qu’un certain nombre (fût-ce un grand nombre) des aspects que présente la réalité. Un tel impressionniste procédera un peu comme La Tour en ses « préparations : » il notera, dans une série d’études, plusieurs physionomies ; mais il aura choisi les plus significatives. Sa manière est l’analyse, bien qu’à vrai dire chacune de ses notations soit déjà une synthèse.

Il n’est pas un portraitiste selon le grand Holbein, qui assemble toute une âme et toute une destinée dans l’unité composée d’un portrait. Il réunit ses « préparations, » mais il ne fait pas le tableau.

Des rues d’Epinal, des faubourgs, des gens, des causeries… Tout cela, indiqué en termes vifs, parfaitement nets.

Quand M. René Perrout peint l’un de ses quadri, les autres ne l’occupent guère. On dirait qu’il ne sait pas lequel il mettra ensuite. Celui-ci est plus grand et plus poussé ; mais celui-là ne sera qu’une esquisse. Il s’attarde à la fine besogne de peindre un ménage d’ouvriers, les chandeliers, les bols de faïence, l’édredon rouge couvert d’un ouvrage au crochet et la pendule, fonte d’art, qui représente « Bonaparte au Saint-Bernard, le cheval cabré, le manteau envolé. » Puis il copie un autre modèle.

Son livre, lent et persuasif, compose en nous le sentiment de la vie provinciale. « Monsieur Pilgrin, vous n’avez pas compris la vie de province. Vous n’avez pas regardé, vous n’avez pas su voir les rues de votre petite ville… » Et puis : « C’est le silence de la province… » Le livre donne à tous ces mots une touchante signification.

Il y a de petites villes qui n’ont pas d’autre ambition que d’imiter Paris. Ces pecques provinciales ne sont que de mauvais singes. Certaines villes, plus éloignées de la tentation, ou plus naturellement fières, ne cèdent pas à ce désir. Elles sont résolument elles-mêmes. Elles sont la province et, dans la province, des villes avec leur précieuse particularité.

Louons les écrivains qui nous révèlent la pittoresque abondance de la vie française, qui nous aident à aimer une France plus grande et plus nombreuse, plus diversement amusante et magnifique. La province fidèle a gardé beaucoup de l’ancienne vie française, qui était plus variée, originale que la nôtre, plus riche en belles singularités.

Pour compléter cette petite galerie de peintres actuels, voici M. Franz Toussaint, — un pointilliste, — et sa Gina Laura, que je comparerais, pour la vanter, aux tableaux de M. Signac.

Il me semble que j’admire cette Gina Laura ; mais je suis sûr de n’en pas tout aimer. Ce roman laisse une pénible inquiétude : mais tant d’autres ne laissent absolument rien ! Il y a, dans Gina Laura : une perpétuelle incohérence ; une terrible abondance verbale ; une familiarité souvent vulgaire ; une façon hardie et brutale de vous traiter, qui vous désoblige ; une horrible exhibition du procédé qu’on emploie ; un fâcheux abus de la trouvaille qu’on a faite ; le goût d’étonner ; une impertinence cavalière et toute dépourvue de grâce ; peu de soin.

Et il y a, dans Gina Laura, auprès du pire, le meilleur : un prodigieux éclat de la couleur, une fantaisie adroite et quelquefois ravissante ; une sensibilité bien turbulente, mais très fine ; un bel entrain, du charme ; une nouveauté franche et spontanée, dont l’auteur mésuse à l’occasion, mais dont il use, aux bonnes pages, comme d’un véritable prestige.

Il ne faut pas chercher la nouveauté : elle n’est pas le principal. Mais, quand on la trouve, elle a son agrément. M. Franz Toussaint l’avait, je crois, de nature. Au lieu de nous la montrer avec joie, pourquoi l’a-t-il affichée avec cette exaltation tumultueuse ?

C’est d’abord un extraordinaire bavardage de méridional qu’entraîne son bagout. Il est fatigant. Puis on remarque, dans ce bavardage, des merveilles mêlées à des niaiseries ; des phrases où les mots s’embrouillent si drôlement que jamais on n’avait vu tel assemblage d’oripeaux ; des phrases qui secouent des pierreries multicolores ; des phrases qui sont des traînées de lumière. Cela papillote, cela brille, cela vous éblouit : et l’éblouissement n’est pas qu’un plaisir.

Je voudrais citer une page : aucune n’est parfaite ; et c’est dommage. Aucune ne peut être détachée de l’ensemble ; et c’est un bon signe.

Il faut aller d’un bout à l’autre du volume. Il faut prendre son parti de la lassitude qu’on est sur le point d’éprouver, quand arrivent de surprenantes aubaines de divertissement.

D’ailleurs, on est emporté par le mouvement, non du récit (lequel ne va pas vite), mais par celui de l’innombrable et, souvent, inutile détail. C’est un mouvement de foule ; et de foule encombrée, qui n’avance guère et qui ne cesse d’être agitée.

De cet encombrement se dégage on ne sait comment, — et, peut-être, comme d’une symphonie bruyante, excessive, un doux air de flûte, — l’histoire d’une petite fille attendrissante, Gina Laura, qui devint une fille ; Gina Laura, la danseuse, embellie d’une sorte d’innocence ; Gina Laura que protège, pare et consacre comme un insigne de piété le double souvenir de sa mère (« Et toi, Fanny, par delà les coteaux… ») et de son père, un vieux dit Papa Praline, joueur de harpe et colporteur de la musiquette qui fait, dans les villages, rêver les pauvres gens.

Sur la petite Gina Laura pèse une fatalité. Elle se démène ; et l’immobile fatalité la tuera.

L’histoire abominable et jolie de Gina Laura, M. Franz Toussaint l’a contée avec délicatesse. Il a mis autour d’elle toute la turpitude bariolée de la fête foraine et de la vie galante : elle émerge de là comme, de la fange, une fleur.

Cette petite héroïne tarée ; d’une aventure infâme a quelque chose de virginal. Et, cette petite âme, le romancier l’a peinte (comme l’aima le seul qui l’ait aimée vraiment) en un instant et sans presque la toucher. Quelle dextérité, dans cet art qui peint follement des affiches voyantes et discrètement une petite âme !…

Je ne puis parler de ce livre avec assurance. Sa nouveauté me déconcerte. Je ne sais pas ce qu’il deviendra. Je ne sais pas comment il vieillira. Il faudra le revoir plus tard ; et nous saurons si les couleurs en étaient bonnes.

Pour remplacer l’ancien réalisme, voilà plusieurs tentatives, des essais brillans, des études : non le type d’un roman nouveau. Que font ces novateurs, de l’anecdote ? On dirait qu’ils n’ont pas besoin d’elle et qu’ils la conservent, timidement, par habitude ? L’anecdote est là comme un reste ; elle est très peu de chose : elle se perd dans les fragmens de la réalité.

Ces romans nouveaux ne sont pas des romans. Peu importe. Mais que sont-ils ? Les ruines charmantes d’un monument suranné. Le monument qu’on bâtira, qui le devine ?…


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les Fabrecé, roman, par M. Paul Margueritte ; — L’Extase, roman, par M. Raymond Clauzel ; — Marins Pilgrin, « idées de province, » par M. René Perrout : — Gina Laura, roman, par M. Franz Toussaint.