Revue littéraire - Les angoisses d’un combattant

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André Beaunier
Revue littéraire - Les angoisses d’un combattant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 697-708).
REVUE LITTERAIRE

LES ANGOISSES D’UN COMBATTANT[1]

M. Drieu La Rochelle avait vingt ans à la veille de la guerre. Il a combattu. Il a été blessé d’abord à Charleroi, blessé une deuxième fois, l’automne de la même année, en Champagne. Il a pris part à l’expédition des Dardanelles, d’où il revint malade. Il partit cependant pour Verdun, avec le vingtième corps : une troisième blessure le mit hors de combat. Si je donne ces indications de qualité militaire au sujet de l’écrivain dont seuls m’importent les écrits, c’est afin de noter sans retard qu’il s’agit d’un véritable combattant, qui certes n’a point boudé à la guerre et qui a le droit de déclarer : « Nous avons fait de l’histoire ; c’est autre chose que de la lire ! » Ce véritable combattant vient de publier, sous ce titre, Mesure de la France, un des livres les plus ardents, mais aussi les plus douloureux, plein de rancune et de révolte, qu’on ait lus depuis longtemps. Non pas une jérémiade : je n’en parlerais pas ; ni l’un de ces pamphlets de représailles pacifistes sous lesquelles se dissimule la propagande révolutionnaire. Ce n’est pas ça ; mais, après la victoire, la cruelle déception.

Comme il semble qu’un tel sentiment, d’une étrange amertume, soit aujourd’hui celui d’un grand nombre de Français, peut-être convient-il de l’examiner dans une œuvre qui a, pour l’ennoblir, son origine, — l’œuvre d’un combattant, disons, d’un vainqueur ; — sa bonne foi, — quand ce vainqueur avoue à regret tant de chagrin ; — sa beauté, — si le chagrin de ce vainqueur aboutit à un grand poème désespéré. Nous avons entre les mains un témoignage d’une incontestable valeur, et qui nous met en présence d’un fait : le déplaisir laissé par la victoire. Il sera légitime aussi de discuter ce déplaisir et d’en apprécier les arguments.

M. Drieu La Rochelle a publié, pendant la guerre et au lendemain de la guerre, deux recueils de poèmes, Interrogation et Fond de Cantine. Il leur donne ce nom de poèmes. Ce sont des poèmes en prose : il en dispose les phrases ou les bouts de phrases comme des versets de longueur inégale. Poèmes cependant, sinon par le rythme non plus que par la rime, du moins par le style, assez tendu, rigoureux, concis, tout en formules travaillées, recherchées, obtenues. Ce n’est pas une façon d’écrire, à mon avis, la plus recommandable : pourquoi ôter à la prose une aisance, une souplesse et une variété qui la rendent l’expression naturelle, exacte et sûre, de la pensée, si en échange vous ne la menez pas à la pleine musique de la poésie ? Mais l’instrument vaut ce qu’en fait l’ouvrier. M. Drieu La Rochelle tire, de son vers extrêmement libre ou de sa prose un peu contrainte, des effets remarquables. Il y a, dans son langage, une savante rudesse, une spontanéité que la volonté gouverne ; et l’on sent l’artifice : mais, sous l’artifice, on devine l’émoi sincère et la ferveur.

Un sursaut d’énergie ; et l’énergie maîtrise le sursaut. Voici, au commencement d’Interrogation, le prélude mental de la guerre. Deux idées se joignent : le rêve et l’action. Pour le jeune homme qui part, c’est la première fois que se présente l’occasion d’agir, ce qui s’appelle agir, conformément à un grand rêve. Alors, la synthèse ne sera pas accomplie en esprit seulement. Le jeune homme songe, et ses paroles sont des actes qui se préparent : « La totale puissance des hommes, il me la faut. Je ne puis me situer parmi les faibles ; je dois mesurer ma force. Si je renonce, mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai tué. La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut que je sente sa résistance, il faut qu’elle heurte mes os... Je veux la comprendre avec mon corps. » Le jeune homme a crié : « Vive la France ! » et crie maintenant : « Vive la guerre ! » il accepte et il glorifie les conditions que le monde impose à un moment nouveau de l’existence. Et il arrive « dans le pays où s’est exilée la jeunesse des hommes pour méditer une douleur neuve et le sens de son effort inconnu. » Il plaint « les habitants de l’arrière, frappés de la mort, coupés de ce temps, précipités au néant. » Il entre, lui, « dans les ordres. » Les ordres ? infanterie, artillerie, génie, aviation. La vie est là ; elle a toute son intensité, confinée au poste d’écoute, comme le zèle monastique dans la cellule.

On aperçoit, dès ce préambule, la réunion, — mais parfaite, heureuse, vivante, — d’une fougue juvénile et d’une idéologie méditée. Ce fut, aux premiers temps de la guerre, la chance de toute une génération vigoureuse et pensive. Comment s’est maintenue, au cours de la guerre, l’entente, pour ainsi dire, du corps et de l’esprit : voilà l’histoire intime de la guerre. Et après la guerre ? voilà de l’histoire encore et le problème de l’heure présente.

Les soldats de toutes nations, venus de partout, amis et ennemis, ont formé un étrange pays, séparé des nations : le pays des combattants. Autour d’eux, il n’y avait plus rien. Ils étaient le pays de la vie, où s’exaltait la vie jusqu’à son paroxysme, la mort. Il a fallu aimer la vie et son paroxysme, la mort : terrible amour et qui prend cet accent pathétique : « O mes frères, ô mes tendresses ! vous êtes couchés dans la terre que je connais. Je l’ai piochée, contre elle j’ai dormi ; de son pli je me suis élancé au jour de l’assaut et je l’ai pénétrée de mon sang. Oui, un peu de mon sang est déjà mêlé avec le vôtre, dans la terre éventrée que le temps refermera sur nos obscures semences. Un peu de mon sang : gage que vous tenez de moi ; mais nous savons que je reviendrai bientôt et nous serons ensemble... » Il est dans un lit d’hôpital : eux, sous la terre. Il reviendra : « Je creuserai ma mine jusqu’à vous et je me coucherai entre vous, au jour qui m’est marqué. Vous n’êtes plus de ce monde ; je ne suis plus de ce monde... » La grande rêverie, funèbre et ardente, continue et se termine ainsi : « Le don sans retour, sans le retrait avaricieux d’une arrière-pensée. Dans cette Champagne, province de la mort, comme nous étions bons et véridiques ! Pas de résignation, mais une acceptation qui s’avance fièrement. Nous acceptions la vie, de toute notre chair et de toute notre pensée... » Or, la vie, n’est-ce point ici la mort ? Mais oui ; et, l’une et l’autre, confondues comme ceci : « Quelle profonde communion de toutes les parties de notre être, dans cette obéissance à la vie et à la mort, dernier commandement de la vie !... » Ces mots, qui ne font ni un vers ni seulement une phrase, et qui ne sont qu’une plainte évasive, « douceurs brisées... » tremblent à la fin du poème ; et c’est tout.

Le livre déroule une ample et succincte méditation de la guerre, — succincte de mots, elliptique même, ample dépensée, — un peu lente, avec majesté, monotone aussi, où apparaissent pourtant les différents thèmes de la guerre ; les sensations deviennent des idées... Un choc : n’était-ce pas la mort, qu’avait devant lui le soldat ? Il l’a heurtée, dans le moment que triomphait sa force. La vie et la mort ont coïncidé. La vie et la mort ne sont pas une antinomie... La guerre a pris et rassemblé tous les hommes, penseurs et ouvriers, hommes de la tête et hommes de la main : « Ayant laissé derrière nous les villes aux subtils partages, nous avons mis au monde une égalité, tous les hommes ensemble cheminant vers l’ennemi. Depuis combien de siècles ne nous étions-nous pas rencontrés ?... » Il n’y a plus à distinguer les hommes de la tête et les hommes de la main, puisque voici réconciliés le rêve et l’action, ou accordés le corps et l’âme. Désormais, « l’esprit n’est point seul. Le corps est restauré dans la puissance et la majesté. Maintenant, il est honteux d’être faible et de ne pouvoir offrir à l’ennemi une digne proie... Peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans ces derniers temps, va-t-elle demander la jouvence au bain de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de sport et de guerre... » Jouvence, jeunesse obtenue, authentique jeunesse et que la mort n’atteint pas ! il ne survivra que jeunesse, en dépit de cette apparence de toute une jeunesse tuée. La cathédrale de Reims a l’air de s’écrouler sous les obus ? « Attendons joyeusement ceux d’entre nous qui se lèveront avec l’offrande dans leurs prunelles de dessins étonnants... Nous édifierons les monuments de notre paix aussi grande que notre guerre... France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et ton cerveau ! » Parmi les idées de la guerre, une autre idée s’agite confusément pour naître, l’idée de la paix, fille de la guerre, et que l’on veut à son image, grande comme elle.

La fin du livre est d’une extrême véhémence. Les soldats ont pris conscience de leur force bien dépensée : « Nous avons su nous battre. Mais gare au retour ! Que l’esprit vivement éveillé de la guerre soit respecté, ou nous serons sévères. Comme après un cauchemar, l’armée de la paix ne se rendormira pas sur l’autre oreille... » L’idée de la paix a été premièrement défaite, et puis refaite, par la méditation de la guerre. Les combattants ont appris à dire, et ont acquis le droit de dire : nous, jeunes hommes ! Ils sont en possession d’une grandeur que n’ont pas connue ceux qui ont vécu avant eux. Ils parleront : « et les vieillards n’ont qu’à se taire, qui ne surent pas nous dérober cette grandeur et nous précéder dans l’action. Nous parlerons, forts de mille et mille actes énergiques... Entre autres choses, nous avons fait la Marne et Verdun ; nos pères firent Sedan, puis y pensèrent sans en parler... Et nous saurons faire une paix comme nous avons mené la guerre. » Ainsi proclame sa volonté, son mépris, son orgueil une jeunesse exaltée.

Une jeunesse qui, n’ayant pas eu peur de la mort, ne va pas trembler devant les vieillards, mortels et qu’elle juge moribonds ! Elle les entend dire que la guerre fut un malheur ; elle refuse, pour la guerre, le nom de calamité : « La guerre a introduit dans notre vie une solennité que nous n’espérions plus des événements humains... Nous ne pouvons pas renier notre guerre ; par elle, la vie nous parut plus adorable et nos ferveurs furent renouvelées. » Pourtant, ce livre s’appelle Interrogation : un doute s’est insinué, sans qu’on l’aperçût d’abord, dans le magnifique entrain des âmes. Et le voici : « Je ne vois pas la paix. Que sera le monde sans le mal ? J’ai peur de votre paix. Je ne vois pas. J’ai peur... Je n’ai point confiance dans l’homme : il ne vaut rien sans sa souffrance. » L’interrogation, c’est la paix, qu’on a rêvée aussi grande que la guerre, et qu’on redoute. Dans la guerre, « la vie s’est surpassée : » ne va-t-elle pas péricliter ou s’avilir dans la paix ?

La paix une fois signée, M. Drieu La Rochelle a publié son deuxième recueil, Fond de cantine ; et ce sont des poèmes un peu analogues aux précédents, quelques-uns plus rythmés et qui martèlent plus fortement la même idée : « Nous avons abattu la maison de vieillesse... Nos joies et nos douleurs sont de puissantes sommes. Nous n’aurons pas connu le bonheur monotone. Je t’ai donné, Patrie, la dîme de ma vie !... Hommes de ce temps, après vous cette joie ne sera plus connue des hommes, notre joie !... » Plusieurs poèmes du deuxième recueil sont relatifs aux soldats étrangers venus secourir la France, jeunes hommes d’Angleterre ou d’Amérique : « O France chargée d’hommes, harassée par le fer, tu ne sus enfanter tous ces garçons qui campent et célèbrent en tes soirs l’amour d’autres patries. » Cette remarque, indiquée là en passant, nous la retrouverons, autrement développée, nourrie d’autres méditations, dans cette Mesure de la France, où elle devient reproche, anathème, — on le verra, — et l’une des explications de la paix indigne de la guerre.

Avant de conclure, comme il le fit en ce dernier ouvrage, l’auteur s’interroge. Il parait procéder ainsi. La guerre, il l’a vue ; et, dans ses deux livres de poèmes, il en a donné la somme intelligible et importante. Mais il l’a vue avec ses yeux et il l’a vue selon son âme. Quelle est son âme ? En ce contact du spectateur et de l’objet, qu’a-t-il apporté, qui dût modifier la vue de l’objet, son estimation ? Pour le savoir, il tente son examen de conscience, en quelque sorte, ou présente, — c’est le titre du volume, — son Etat civil. Eh ! bien, il est un Français de ce temps, de race et de famille française ; il avait vingt ans à la guerre : il a les sentiments, normaux, légitimes et impérieux, d’un combattant, d’un vainqueur qui s’apprête à demander sans gêne ou timidité ce qu’on a fait de sa victoire.

État civil est un livre pathétique et charmant. L’auteur y cherche sa pensée originelle ; et il faut qu’il la cherche dans ce désastre ou ces décombres que sont, en souvenir, nos premiers ans. Cette clairière où se trouve installé un petit enfant, de grands espaces ténébreux l’entourent : on ne sait pas au juste où se termine la clarté ; on ne sait pas non plus démêler ce qui est la part de l’oubli, ce qui était la part d’une étourderie que l’on appelle aussi inconscience.

La plus ancienne vision n’est-elle pas d’un jardin qui descendait en escalier sous des arbres, et qui semblait tout plein de périls ? « Mais voici l’ombre favorable du vieux jardinier appuyé sur un râteau... » Et l’ombre de l’enfant s’approche de l’ombre du bonhomme : une ombre parle à une ombre... L’escalier est taillé dans la terre. Chacune des marches, bordée d’un rondin de bois, est large et forme une petite terrasse. Ces rondins, au bord des marches, ne devaient pas être en bois, non, mais en ciment : le contact en était dur et froid... Ce qui nous reste, en fait de souvenir, c’est le hasard qui l’a choisi : et le hasard ne choisit pas le plus précieux, ni le plus important... Il faut passer bien des années, pour arriver à un âge où l’on voie des éléments de réalité se ranger selon l’ordre de l’intelligence et de la vérité que l’intelligence possède.

Un jour, le petit enfant que voilà sut lire et, dans l’univers plus étendu, immense trésor où puisent la curiosité, l’admiration, la tendresse, élire ses héros. Le principal fut Napoléon : « En le voyant au pont d’Arcole, invulnérable, brandissant un drapeau déchiqueté comme la chair des hommes autour de lui, j’apprenais ce mépris, cette monstrueuse ignorance du danger, qui est si forte plus tard contre les plus convaincantes réalités... » Napoléon galope à travers les Alpes ; il déchaîne des ouragans de cuirassiers. Les régiments le remercient de vouloir qu’ils meurent pour lui. A Ratisbonne, il écrase une balle et montre qu’il est intangible. Et puis le monde s’attroupe contre lui : la neige, les cosaques, les Anglais organisent les embûches où il succombera... « Combien de fois ai-je sangloté sur la sombre lithographie de Raffet, sur le dernier carré de la Garde ! Dans les larmes, mon enfance se trempait pour Verdun... « Le petit enfant ne sait pas qui était Napoléon ; il se figure que Napoléon avait épousé la France. Du reste, il a connu Napoléon avant la France. Et vous lui auriez demandé : « Qu’est-ce que le monde ? » Il vous aurait répondu : « C’est un champ de bataille où, à vingt ans, à la tête de mes marsouins, je chargerai les Anglais pour venger Napoléon ! » Ce petit enfant lut bientôt Marbot, Coignet, Bourgogne et, sans l’avoir voulu, se forma une âme d’héroïsme.

N’est-ce pas vrai ? Oui ! et d’une vérité qui dépasse l’anecdote individuelle de ce garçon. Les jeunes Français qu’a réclamés la guerre en 1914 avaient dans le sang, — nous disons, dans le sang, faute de savoir comment désigner la nature, le caractère et l’essence intime d’un être composé de corps et d’âme, — avaient en eux une ardeur séculaire et qu’il est permis d’appeler napoléonienne, car elle s’était le plus récemment échauffée à l’épopée impériale. L’auteur d’État civil a beau s’écrier : « Soleil d’aujourd’hui, je ne connais que toi ! » il sait que le même soleil se lève sur la continuité de tous les jours et que sa durée unit au présent le passé : il n’est aucun jour qui ne suive la série des jours ; et aucune âme n’est soudaine.

Or, ce même enfant qui, tout petit, se promettait de venger Napoléon sur les champs de bataille, grandit et s’aperçoit qu’il est pourtant le « petit-fils d’une défaite. » Il apprend qu’il y eut naguère, entre l’épopée impériale et lui, Sedan. Et il écrit : « France, mon adolescence t’a aimée douloureusement. Mes parents, vous n’avez pas su vous taire. Une ombre malfaisante couvrait le pays où j’étais né. Toute parole tombait lourdement sur mon cœur. Ils n’ont pas su se taire : il se répandait autour de moi des mots qui contaminent... On m’avait appris à reconnaître tout signe de faiblesse. Les êtres faibles font de la faiblesse une idole ; ils y rapportent tout... Je connaissais toutes les défaites de la France et j’étais sensible à toutes... » Il connaissait Crécy, Poitiers, Azincourt, mieux que nos victoires. Et c’est vrai que, dans les années qui ont séparé les deux guerres, on vit se produire chez nous une idée, un peu mystique, et morbide surtout, de la France vaincue, éternelle blessée, dont le martyre se prolongerait tout au long de l’histoire : idée fausse et mensonge, suite de la défaite, dialectique autour de la défaite, afin de transformer la honte en fierté malheureuse. Cette idée fausse a pu satisfaire ceux qui l’avaient, d’ailleurs, fabriquée pour les besoins de la cause, les véritables vaincus de l’autre guerre : elle a offensé une génération de jeunes gens qui, n’ayant aucune responsabilité dans la défaite, en ont énergiquement refusé l’avilissante religion.

C’est une belle chose, ce refus. Il caractérise la génération qui a fait la guerre et qui, dans le secret d’une conscience collective, refusait la défaite avant d’avoir remporté la victoire.

M. Drieu La Rochelle dit nettement qu’il s’adresse aux hommes de vingt à quarante ans. Ce sont les combattants. Et il repousse, comme s’il n’avait rien à leur dire, les « vieillards : » il n’avait à leur adresser qu’un reproche ; tandis qu’avec les jeunes gens il partage l’orgueil d’avoir éconduit une idéologie désastreuse. Tout cela est marqué dans ses livres, et durement. L’on peut ajouter à ce témoignage d’un sentiment très vif, et qui sépare deux générations, ce passage (que j’ai cité le mois dernier) d’un livre de M. Alexandre Arnoux : l’apologue d’un fils de roi, les épaules chargées du cadavre de son père ; il est sur le point de succomber sous le fardeau du passé mort, lourd fardeau ! mais il le secoue avant de courir à ses plus heureuses destinées. La génération de la victoire se plaint, avec amertume et rancune, d’avoir été menée à la bataille aux accents d’une chanson désolante ; elle se vante de chanter sur un autre ton.

Voilà ce qu’il faut qu’on ait lu dans les trois premiers ouvrages de M. Drieu La Rochelle avant d’aborder Mesure de la France, qui est un livre de colère.

Eh ! quoi, les « petits-fils de la défaite, » à présent les vainqueurs, ne sont-ils pas contents de la victoire ? Ils ne le sont pas ! C’est un fait, qui surprend peut-être, qui fâchera plus d’un « vieillard : » c’est un fait.

Vieillard ou non, vous ne lirez pas sans chagrin des lignes telles que celles-ci : « Qu’importe cette victoire du monde en 1918, cette victoire qui a failli, cette victoire qu’on a abandonnée avec honte comme une défaite, cette victoire du nombre sur le nombre, de tant d’empires sur un empire, cette victoire anonyme ? On a renvoyé les Français à la charrue jouer les Cincinnatus. » Il faut, pour qu’elles n’excitent pas la réaction d’une autre colère, égale à celle qui les anime, que ces lignes soient d’un combattant, d’un vainqueur et du combattant victorieux qui tout à l’heure opposait au Sedan des vieillards la Marne et le Verdun des jeunes. Il dénigre une victoire, mais la sienne : écoutons-le.

La terrible phrase est riche de mots et d’idées, ou de faits qui sont devenus des idées.. L’on y sent aussi la surprise déconcertée d’un élan qui n’est point allé jusqu’au but qu’il entrevoyait, d’un élan qui fut arrêté. Ces Français, qu’on a renvoyés à la charrue ne croyaient ni la guerre achevée ni la victoire pleinement gagnée. Ici se pose, — et l’auteur n’y fait que cette allusion, mais brutale, — une question qu’il ne m’appartient pas d’examiner ; car je me borne à l’analyse des sentiments que la littérature interprète : convenait-il de mener la guerre au delà du point où elle eut son terme ? C’est affaire de stratégie et de politique. Mais, quant aux sentiments, rappelons-nous la volonté du combattant : la paix digne d’une si grande guerre ! Le combattant n’estime pas la paix que l’on a consentie analogue à son vœu.

Pourquoi cette paix, inégale aux exploits qui l’ont précédée ? M. Drieu La Rochelle n’incrimine pas les signataires de la paix et n’entre pas dans une polémique où je n’aurais qu’à l’abandonner. Il attribue la paix imparfaite à un malheur qu’il signale sans réticence : nous n’avons pas remporté la victoire tout seuls ; nous avons eu besoin d’alliés. Attendez-vous à de violents propos : « C’est ainsi que, malgré la part capitale que nous avons prise dans cette guerre par la tête et par le poing, nous ne pouvons dire que c’est nous qui avons vaincu l’Allemagne. Dès lors, ne pouvant jeter cette affirmation qui seule aurait compté dans la balance du jugement du monde, nous retombons à une mesure fort médiocre. Nous nous perdons dans la foule des vainqueurs de l’Allemagne et la victoire saisie par vingt bras échappe facilement à une emprise aussi maladroite. Déçus par cet événement où nous avions mis tout nous-mêmes et d’où nous espérions, en le menant à bien, tirer des compensations, des récompenses infinies, en ouvrant les yeux maintenant sur l’état du monde, nous devons nous attendre à une déception plus large encore. » Et pourquoi n’avons-nous pas remporté la victoire tout seuls ? Parce que nous n’étions pas assez nombreux : c’est que les Français, depuis un demi-siècle, ne font point assez d’enfants. Voilà « le crime de la France, » crime qu’elle a commis contre elle-même.

M. Drieu La Rochelle insiste ; et, sur ce point, il a raison. Sur d’autres points encore, il a raison. Mais il en abuse, quand il aboutit à un affreux pessimisme.

Son pessimisme s’étend loin dans l’avenir. Ne l’invitez pas, d’ailleurs, à se tenir dans le champ moins vaste et plus tangible de la réalité proche et environnante ; il vous répond : « Nous ne pouvons nous contenter de l’immédiat ! » Il a raison, s’il entend que la chaîne des événements se déroule avec rigueur, en ce monde, et qu’il faut avoir prévu les épisodes qu’ensuite on appelle trop facilement les hasards. Il a tort, s’il se lance à une investigation de prophète triste.

Et c’est ce qu’il fait. Il devine avec chagrin ; s’il ne devine pas, il se désespère de n’entrevoir que ténèbres, et inquiétantes.

Le monde moderne, dit-il, est éperdu ; l’on n’y voit pas « une lueur spirituelle. » Qu’y voyez-vous ? Des ruines, et de toute sorte : ruines morales et intellectuelles ; les âmes ne sont pas moins dévastées qu’une bourgade en décombres du Nord de la France. » Il est temps de fonder une nouvelle église... » Et il ajoute : « Le temps presse ! » A-t-il bien achevé son enquête ? croit-il écroulées toutes les églises ? Dans le désarroi où le laisse un examen qu’il a mené trop vite et sans méthode, il se demande si la lumière ne viendrait pas de l’Orient slave. Il se l’est demandé : il s’est enfin répondu non ; la Slavie, en définitive, ne lui paraît pas mériter plus de confiance que la Germanie de Tacite. Alors ? Il montre l’Europe occidentale serrée, comme entre deux menaces, entre l’Europe orientale et l’Amérique, deux formidables portions de l’univers. Il montre les siècles à venir incertains entre la vie pastorale et le machinisme. Or, quel est donc le programme de la France ?

Il écrit, parlant de ses camarades, parlant de lui et des hommes de son âge : « Une patrie a fléchi entre leurs bras. Voilà tout ce qui nous reste. Ravagés par des destructions plus fatales qu’une guerre de notre temps, sans dieux ni maîtres, ceux-là étant morts, ceux-ci n’étant pas encore nés, nous n’avons que notre jeunesse. A quoi d’autre pouvons-nous croire ? Mais comme nous y croyons !... » Il y a là un accent de douleur, et d’orgueil douloureux, qui trouble et qui émeut, n’est-ce pas ?

Quel découragement, et après tant de courage !

Il m’est impossible de résumer tous les arguments de M. Drieu La Rochelle et d’y répondre. Ses arguments, du reste, sont, — même appuyés sur des faits qu’il y aurait à discuter, — de qualité sentimentale ; et, s’ils aboutissent au pessimisme que j’ai signalé, ils en dérivent aussi.

Le pessimisme de M. Drieu La Rochelle a de l’analogie, et je ne dis pas qu’il soit exactement le même, a de l’analogie pourtant avec celui des jeunes hommes qui, au lendemain des grandes guerres de l’Empire, s’attristaient et inventaient le « mal du siècle, » une mélancolie certes sans lâcheté, plutôt le déplaisir de l’énergie incertaine de son emploi. Rappelez-vous les pages célèbres de la Confession d’un enfant du siècle et de Servitude et grandeur militaires : sous la Restauration, disent Musset et Vigny, la France avait remis son épée au fourreau ; toute une jeunesse, en qui frémissait encore l’ardeur des combats, ne sut que faire de son entrain. Les camarades de M. Drieu La Rochelle se plaignent de n’avoir plus qu’à jouer les Cincinnatus. Un extraordinaire sursaut de l’énergie ne s’apaise pas au commandement. Mais, de la génération de Vigny et de Musset à celle de nos jeunes contemporains, on voit aussi la différence. Elle tient à l’époque et tient à eux ; elle est toute à l’honneur de nos contemporains, tels que les signale M. Drieu La Rochelle et pour qui le salut de la France est le souci principal : universelle incertitude, la question posée au sujet de toutes les idées, la question catégoriquement résolue au sujet du patriotisme.

Il est un point sur lequel on voudrait convaincre d’erreur M. Drieu La Rochelle, un point d’une extrême importance à cause d’un grand nombre d’idées qui partent de là, divergentes et bientôt aventureuses.

Il a, dès son premier livre, marqué avec beaucoup de force, et d’une manière très frappante, comme la guerre, du jour au lendemain, séparait la France en deux : car il y eut les combattants et, d’un mot, tout le reste. Venus des différentes classes de la société française, les combattants furent tout aussitôt une caste. Privilégiée ? L’on sait la liste de ses privilèges : tout le péril, la fatigue et la mort. Seule à la peine, cette caste, et seule efficace.

M. Drieu La Rochelle a indiqué les caractères de ces deux générations : l’une qui a combattu et gagné la guerre ; et la génération précédente qui n’avait pas même préparé la guerre et qui n’avait pas préparé à l’idée ni aux travaux de la guerre ses fils trop peu nombreux. Une jeunesse a tout fait, a inventé de tout faire : elle a improvisé son génie, elle a bien accompli sa tâche soudaine.

Ces remarques sont justes ; et, plus encore qu’elles ne sont justes, elles sont légitimes. Voire, on se plaît à s’incliner devant cette fierté magnifiquement revêche.

Et pourtant !.... Quoi qu’il en soit des torts d’une génération française et quoi que puissent reprocher les combattants à leurs pères, n’allez pas, en conséquence de la rancune que voilà, interrompre la continuité française et croire que ces prodigieux improvisateurs, les combattants de la Grande Guerre, n’ont pas eu dans le passé français leurs préludes, les origines de leur vertu et la leçon de leur pensée. M. Drieu La Rochelle, dans son Etat civil, n’a-t-il pas lui-même noté l’influence qu’il a heureusement subie de l’épopée impériale, lui « petit fils de la défaite, » à qui les vainqueurs d’autrefois ont enseigné le désir et la volonté de la victoire ? Il accuse, et n’a pas tort, ses aînés d’avoir cédé à la hantise de la défaite jusqu’à bâtir sur le dépit de la défaite une idéologie de triste résignation. Il a raison ; et ce n’est donc pas une leçon de défaite acceptée que donne le passé de la France. La nouvelle génération des vainqueurs continue la France victorieuse.

La nouvelle victoire aussi entre dans une longue histoire, amplement séculaire. Ne la détachez pas des siècles où elle est un épisode. Ne la dénigrez pas : elle est immense. Et elle est française, en dépit de l’aide que nous avons reçue de nos alliés. Pareillement, et en dépit de ses dimensions formidables, cette guerre que notre victoire a terminée est un épisode, le plus grand peut-être, mais un épisode, dans l’histoire de l’énergie française. Elle a réclamé une force qui n’était pas neuve, des âmes que les siècles avaient formées.

L’avenir ? Pour le prévoir, ne perdez pas de vue la continuité française : et préservez-la. Il est dangereux et illusoire de se lancer à l’investigation des lendemains sans les considérer comme des lendemains, comme la suite et la conséquence des jours qui en contiennent les prémisses.

Enfin, l’idée de la continuité, que l’énorme guerre semble rompre, et qu’elle ne rompt pas, est la vérité qu’il faut craindre de méconnaître ; elle est, à bien l’examiner, la sauvegarde et le salut, sans quoi nous irions à l’extravagance, à une terrible bohème de l’esprit. Cela, en toutes choses, politiques, sociales et, puisque c’est ici mon propos, littéraires.

L’admirable jeunesse de la guerre a le sentiment, je le dis encore, très légitime de son originalité :j’en dirais bien davantage. Sans doute, aucune jeunesse littéraire ne s’est-elle manifestée, au cours de notre littérature, ayant fait ce que celle-ci a fait, sachant ce qu’elle sait, voulant ce qu’elle veut. Fut-on jamais à telle école ? eut-on jamais tant à dire ? Plus elle est sûre de son originalité incontestable, et moins elle a besoin de l’afficher, en quelque sorte. Elle l’affiche, parfois, d’une regrettable manière, en supposant qu’il faut à ses idées la singularité du style et de nouveaux modes d’expression. Sans la prier d’être docile au précepte d’André Chénier, de faire, sur des pensers nouveaux, des vers antiques,— où il y a certainement du paradoxe et la recherche d’un effet précieux,— supplions-la de continuer une littérature séculaire : de la continuer ; ce n’est pas du tout la ressasser. Notre littérature est la plus abondante et la plus variée qu’il y ait au monde, et la plus libre. Elle n’a asservi personne. Mais elle dure depuis longtemps ; elle a ses coutumes, belles et charmantes ; elle a son usage qu’on ne doit pas bouleverser. L’on ne doit pas non plus se figurer qu’on l’invente : elle existe. On la comparerait sans faute à une merveilleuse conversation de lettrés parfaits, où il ne convient pas d’intervenir sans précaution, d’une façon brutale ou arrogante.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Mesure de la France, par M. Drieu La Rochelle (Grasset). Du même auteur, Interrogation, Fond de Cantine, État-Civil (éditions de la Nouvelle Revue française.)